------L'Atlas, cette immense chaîne
de montagnes qui va du Maroc jusqu'en Tunisie, a cette particularité
qu'il est, dans sa majeure partie, couvert de cèdres.
------Ainsi était le Liban, il y a
bien longtemps avant que les Pharaons et autres potentats n'utilisent
les cèdres pour construire leurs flottes ou palais car ce bois
est imputrescible. Les Pharaons faisaient venir ce bois par le port de
Keben, aujourd'hui Byblos et de ce fait appelaient leurs bateaux de haute
mer, les Kebenit.
------Au coeur de l'Atlas, donc, dominant
la plaine de la Mitidja, se trouve la station climatique de Chréa,
située exactement à 1550 mètres
d'altitude et à 18 kilomètres de Blida.
------Pour y parvenir, une route d'une centaine
de lacets en épingle à cheveux. Mais il y a aussi les "traverses",
ces sentiers qui, justement, coupent les lacets et abrègent le
parcours des randonneurs.
------"La Châtaigneraie"
est une première halte avec sa source glacée.
------Plus haut, à environ 13 kilomètres
de Blida, "Les Glacières", une masse de cèdres
élancés et plantés en pépinière. Pourquoi
ce nom ? Parce que des excavations parfaitement aménagées
étaient destinées à conserver la glace naturelle.
Il n'y avait guère entre les deux guerres de réfrigérateurs
et c'était à dos de mulet qu'on descendait la glace à
Blida pour la vendre.
------Nous ne sommes encore qu'à 1000
mètres d'altitude et le plus rude de la côte reste à
parcourir avant d'arriver à la station et au col de Chréa.
Cette grande place s'orne d'un immense cèdre. Tout autour, un espace
entouré d'un muret où les gens aiment s'asseoir et bavarder.
Vers la place centrale convergent plusieurs routes : d'abord celle qui
vient de Blida, celle qui va au Ski-Club, celle qui va au "chameau",
une autre qui va à Kerrach, enfin celle qui va à l'église
et à la pointe des Blagueurs.
------De part et d'autre de la place, l'Hôtel
des Cèdres et l'Hôtel Terminus. Un peu partout, disséminés
dans la verdure, des villas et des chalets en bois.
------Le décor est planté :
nous sommes à Chréa.
------L'air y est pur, la vue superbe s'étend
sur toute la plaine de la
Mitidja, depuis la Chenoua
et sa masse sombre au bord de la mer à l'Ouest jusqu'aux contreforts
du Sahel algérois et du
Cap Matifou, à l'est - environ 180°.
------De nuit, c'est féérique,
toutes les lumières des villages scintillent, on voit les phares
des voitures qui reviennent des villages côtiers vers Boufarik ou
Blida. Inoubliable !
Comment est né
Chréa ?
------Après
la guerre de 14-18, un blidéen Gabriel Gelly,
ayant été gravement gazé, se voit recommander la
montagne, l'air pur, en un mot, l'altitude. Ne pouvant aller vivre en
France, il a l'idée de planter sa tente à Chréa.
Ce, au sens propre du terme. Il vit sous une guitoune.
------De nombreux chasseurs viennent à
Chréa dont les alentours sont très giboyeux et Gabriel Gelly
a alors l'idée de tenir une sorte de cantine.
------Puis, quelques skieurs se risquent
à monter, sac et skis sur le dos, car la route carrossable s'arrête
aux Glacières, pour le plaisir de glissades bien modestes. Gabriel
Gelly, connu de tous sous le nom amical de Père Gelly fait construire
le premier hôtel restaurant, le seul à l'époque, l'Hôtel
des Cèdres.
------Dans le même temps, vers la fin
des années 20, on construit également le Ski-Club. Dans
les années 30, la station se couvre de villas et chalets : elle
est lancée. Hiver comme été, elle sera très
animée pendant les week-ends, les petites et grandes vacances.
------Un service d'autocars est mis en place.
Les "Autocars Blidéens" dont le directeur est Monsieur
Blanc, assurent la desserte de la station et la correspondance avec les
Chemins de Fer Algériens. Par le car montent, non seulement les
voyageurs, mais aussi tout le ravitaillement nécessaire à
la station et aux deux épiceries.
------Les
Berbères qui vivent dans les vallées viennent
également proposer fruits et légumes qu'ils cultivent.
Administration
------Le
village de Chréa n'est pas érigé en commune ; il
dépend de la Mairie de Blida dont le Maire est Monsieur Ricci (Minoterie
Ricci).
------Les terrains sur lesquels sont bâtis
villas et chalets ne sont pas vendus : ils appartiennent aux Eaux et Forêts
qui les louent par baux emphytéotiques (99 ans).
------Chréa, devant tout de même
être administré sur place, on crée une sorte de "Comité"
qui est en réalité une Mairie annexe.
------En font partie, entre autres : Monsieur
Molbert, Ingénieur en Chef de la ville d'Alger - Monsieur Janin,
Inspecteur des Eaux et Forêts - Monsieur Cannebotin, viticulteur
- Maître Millot, avocat - Monsieur Chapus - Monsieur Naud, viticulteur.
------On consulte très souvent Monsieur
Prioure, le garde forestier, personnage important de la station.
------Chréa possède une charmante
église. On y célèbre tous les offices ainsi que les
fêtes carillonées. Pour la messe de Noël, l'église
est décorée, une crêche y est installée et
c'est une grande joie d'aller à la Messe de Minuit sous la neige.
------Un bureau de poste, situé à
quelques mètres de la place centrale fonctionne toute l'année
comme dans tous les villages
Le Ski-Club
------L'enneigement
est souvent très abondant. La route coupée, il n'est pas
rare de voir des voitures arrêtées à 800 ou 900 m
d'altitude. Les gens continuent à pied, sac au dos et skis sur
l'épaule, à moins qu'ils ne louent un mulet et son conducteur
qui les amènera jusqu'au col.
------Les chutes de neige commencent en général
pour Noël et durent quelquefois jusqu'à Pâques. On a
vu, à Chréa, jusqu'à 2,50 de neige pendant la guerre.
Les populations des vallées, complètement isolées,
devant être ravitaillées par containers largués d'un
avion, ce, sur intervention expresse de Monsieur Cannebotin auprès
du Gouvernement Général.
------Le Ski-Club est très fréquenté.
Il sera présidé pendant de longues années par le
Docteur Granger, d'Alger.
Les pistes sont courtes, l'une d'entre elles est relativement raide, elle
a 450 mètres de long pour un dénivelé de 135 mètres
mais on s'en contente. On remonte à skis, en canard ! Un Suédois
Ragnvald Ormen et les membres du Ski-Club font édifier un tremplin
sur la piste la plus longue. Pas de grands risques ! Même si on
ne sait pas s'arrêter, ladite piste descend dans un vallon et remonte
de l'autre côté. Pour faire durer le plaisir, on la descend
en slalom.
------Tout est familial et bon enfant. On
se désaltère en bas des pistes en achetant des oranges à
des indigènes. Pas de restauration et au début, pas de remontée
mécanique.
------A la fin de la guerre, Paul Lehoux,
fils du coureur automobile René Lehoux, installe le premier tire-fesses.
On fait venir de France un moniteur, Robert Desigaux. La station devient
élégante, bien fréquentée et on est heureux
de s'y retrouver entre amis.
Aerium
------Dans
le même temps, on fait de la médecine sociale. On pense aux
enfants défavorisés de toutes origines, qui ont besoin de
changer d'air.
------On construit un très grand centre
des "Enfants à la Montagne".
Plus de 500 enfants peuvent, été comme hiver, occuper à
tour de rôle, chaque année, des locaux en dur, bénéficiant
de tout le confort et du dévouement d'un personnel hautement qualifié.
------La Direction est assurée par
les Dames de la Croix Rouge Française.
------La décision de départ
en colonie est prise conjointement par les enseignants, les médecins
et les assistantes sociales.
------Le tout est supervisé par le
Professeur Lombard, pédiatre réputé, qui habite également
Chréa avec sa famille pendant les vacances.
------Après Alger, El Affroun, Marengo,
plusieurs villages envoient les petits à la montagne.
Auberge de la Jeunesse
------Dédicace
: Décembre 1953. Meilleurs souvenirs à Monsieur Cannebotin,
en mémoire du temps où j'étais Gouverneur Général.
Sentiments amicaux, Signé G. LE BEAU
------Si
les "Enfants à la Montagne" ne sont pas oubliés,
personne n'a encore pensé aux adolescents.
------Lors d'une visite faite à Chréa,
en janvier 1938 par Monsieur Bourret, Préfet d'Alger, ces messieurs
du Comité attirent son attention sur le fait que de nombreux jeunes
ne peuvent séjourner dans la station en raison des prix pratiqués
par les hôteliers. Entre-temps, Monsieur Cannebotin avait parlé
d'un projet "d'Auberge de la Jeunesse"
au Gouverneur Général Le Beau. Le Préfet convoque
alors les représentants des associations suivantes : Mutilés
et Anciens Combattants, Auberges Françaises de jeunesse, Groupes
Laïques d'Alger, Camping Club, etc... L'architecte est
Monsieur Lathuillère et la réalisation de l'Auberge, menée
à bien par Monsieur Mascherpa, entrepreneur à Blida, coûtera
200.000 Frs
------Les travaux commencés en octobre
1938 ne seront achevés, à cause de la guerre, qu'en septembre
40: un logement pour un couple de gardiens-aubergistes, un grand réfectoire,
une cuisine moderne, un dortoir de filles à l'étage, un
dortoir de garçons au rez-de-chaussée, des sanitaires bien
sûr. Dans son discours d'inauguration et s'adressant au Gouverneur
Général Le Beau, Monsieur Cannebotin parle notamment d'ordre,
de tenue morale et de discipline.
------L'Auberge fonctionnera pendant la guerre
et jusqu'à ce qu'on a appelé "les évènements".
------On trouve sur le livre d'Or, la signature
et les réflexions louangeuses de nombreux jeunes dont celle du
fils de Ragnvar Ormen,Yvan Ormen.
Hôtellerie
------L'hôtellerie
est assez réduite. L'Hôtel des Cèdres, propriété
de Monsieur Gelly, est acheté en 1947 par André Cosso, assureur
à Alger qui possède depuis de nombreuses années,
un chalet à Chréa et est connu pour sa grande gentillesse
et son allant. Son associé est Albert Saurat, skieur chevronné.
------L'Hôtel des Cèdres est
assez vétuste quoique confortable. André Cosso le fait entièrement
rénover, modernisant salle de restaurant, cuisines, chambres et
salles de bains.
------L'Hôtel Terminus est plus modeste
mais également bien situé sur la place.
------Le plus récent est l'Hôtel
Lallemand, situé au-dessus des pistes. C'est un hôtel d'aspect
moderne, sans grand cachet contrairement à l'Hôtel des Cèdres
qui a gardé son charme montagnard. Citons également la pension
Bay.
Promenades
------Elles
sont nombreuses et variées. La plupart des sentiers courent sous
les cèdres. Au printemps, on est-émerveillé par de
véritables parterres de pensées mauves ou jaunes. On en
rapporte des brassées chez soi que l'on met dans des coupes. C'est
ravissant.
------En automne, ce sont les champignons
qui poussent au pied des cèdres. Là encore, la récolte
est fructueuse. Pour les conserver, après les avoir brossés,
on les coupe en tranches qu'on enfile soigneusement en longs chapelets
et qu'on fait sécher. Mis en boîtes étanches, c'est
ainsi que tout au long de l'année les plats cuisinés fleureront
bon les champignons de Chréa.
------Le "Chameau" est une promenade
facile : ainsi nommée parce qu'une branche de cèdre a pris
la forme du cou et de la tête d'un chameau.
------En poussant plus loin, on va jusqu'au
Pic Abd-El-Kader à 1640 mètres d'altitude et point culminant.
Là, se trouve un petit marabout décoré de guirlandes
votives et dans lequel, nous les "roumis", entrons en silence,
afin de respecter ce lieu de culte. En contre-bas du village, on peut
faire le tour de la Belle-Crête, mamelon parsemé de villas.
------Après
le Ski-Club, on va jusqu'au Col des Fougères, jusqu'à la
Cressonnière. On y trouve toute l'année un ruisseau couvert
de cresson sauvage. Là encore, la récolte permet de se régaler.
Pour les plus paresseux, il y a la promenade de la Croix et de la Pointe
des Blagueurs. Situées sur un promontoire près de l'Eglise,
dominant la route d'accès à Chréa, la vue sur la
Mitidja et la Méditerranée est superbe. On peut admirer
les couchers de soleil comme on n'en voit guère ailleurs. Avec
la réfraction, il prend de seconde en seconde, des formes de lanternes
chinoises. L'effet est stupéfiant.
Anecdotes
------André
Cosso, ayant acheté l'Hôtel des Cèdres et voulant
le rénover, veut également se débarrasser de nombreux
chats du Père Gelly (y avait-il du civet au menu pendant la guerre
?).
------Il les fait mettre dans des sacs et
de nuit, descendre vers les Glacières. On les lâche dans
la nature. Le lendemain matin, André retrouve les chats à
nouveaux installés dans l'hôtel. De nuit, ils avaient retrouvé
leur chemin et réintégré leur domicile. Pour s'en
débarrasser, la seule solution est de les donner un par un.
------Armand Busser, dit Mickey, entrepreneur
de peinture à Alger et quelques amis vont prendre leur petit déjeuner
à l'épicerie Pescopo: quelques tables, un rideau rouge derrière
le comptoir.
Après une assez longue attente et ne voyant toujours rien venir,Armand
passe derrière le rideau et voit Monsieur Pescopo en train de se
raser, trempant son blaireau dans la casserole d'eau chaude avec laquelle
il passe le café !
------En été, toute la jeunesse vit en short, mais
pendant la guerre un arrêté fixe la longueur des shorts :
pas plus de 10 centimètres au dessus des genoux. Le garde forestier,
Monsieur Prioure a toujours un centimètre dans sa poche et nous
menace souvent d'une contravention qu'il ne met jamais bien sûr
!
Oh ! Stupeur.
------Nous arrivons au Ski-Club et trouvons
les pistes entourées de piquets en bois et de fils de fer. Les
passages sont gardés par des employés qui demandent si nous
avons la carte du Ski-Club, sinon les pistes sont interdites. Il faut
dire que cela, aussi, se passe pendant la guerre et que pour des raisons
politiques, le Conseil d'Administration a décidé qu'il fallait
rester entre soi !!! Les bien-pensants - politiquement - voulant interdire
le ski aux autres. Cette mesure, d'ailleurs parfaitement illégale,
n'a pas duré huit jours.
------Il y a 5 ou 6 ans, alors que j'attends
mon époux au parking Grimaldi, à Nice, je bavarde avec le
gardien, un garçon d'une quarantaine d'années qui vient
incontestablement d'Afrique du Nord.
- D'où venez vous ?
-d'Algérie.,
- Oui, mais d'où ?
-Une petite ville.
-Laquelle ?
-Blida.
-Vous êtes de Blida, alors vous connaissez Chréa ?
- Oh ! Madame, Chréa c'est toute mon enfance ! Voyez, la villa
qui est en face de la borne kilométrique "Chréa 0,300
Kilomètres", eh bien, c'est chez moi !
Un instant de silence de ma part, puis
- Ma foi, je suis ravie de vous l'avoir offerte !
------Un autre instant de silence, le garçon
devient blême, puis il reprend :"- Mais Madame, il y avait
de l'autre côté du jardin, une réserve où l'on
mettait le bois, les outils, ma balançoire... Ma balançoire....
------Depuis, il est toujours là avec
Mustapha, nous parlons de Chréa. Que faire ?
Et maintenant !
------Qu'en
est-il maintenant après plus de 35 ans ! Le magnifique cèdre
de la place est mort et n'a pas été remplacé. Les
villas n'ont pas été entretenues par les nouveaux propriétaires
qui ne peuvent d'ailleurs plus guère les occuper.
------On ne peut plus monter à Chréa,
la mort guettant à chaque tournant de la route. La dernière
fois qu'André Cosso y est allé, il y a quelques années,
un car venait d'être attaqué en plein jour et les morts indigènes
gisaient un peu partout la gorge tranchée. Il n'y est plus retourné
bien sûr ! ------Pour nous tous, Chréa
a été et restera dans nos souvenirs le paradis "El
Djenaa". Nous avions vingt ans et la joie de vivre.
------Et comme disait notre ami Jean Brune
: "Nous nous sommes battus pour le droit
des hommes à ne pas être chassés de leur souvenir
d'enfance".
Nelly Monier-Cannebotin
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