-------Le Cherchellois,
terre de vignes, voyait entreprendre les vendanges quelques jours après
le 15 août, de la mer à l'arrière-pays. L'heure H
n'était pas la même partout : cette heure que l'on n'anticipe
ni ne dépasse impunément car - tous les vignerons le savent
- on perd ou on gagne beaucoup selon qu'on procède à la
cueillette un peu plus tôt ou un peu plus tard.
-------Vers
le 20 août, le raisin mûrissait à Cherchell, Novi,
Fontaine-du-Génie, Gouraya, terres maritimes, tandis que Zurich
ou Oued-Bellah, par exemple, couvaient leurs grappes jusqu'aux premiers
jours de septembre.
-------La
plupart des agriculteurs uvraient en coopérative, pour des
raisons pratiques plus que par goût personnel. Le vigneron aime
à faire " son vin " et le cru à créer le
hante, même quand il ne l'avoue pas. On ne confessait pas davantage,
en Algérie, ce goût du risque, cette passion de l'initiative,
lents à s'éteindre chez les fils de pionniers. Les fermes
isolées et celles qui possédaient des terres étendues
avaient d'ordinaire leur propre cave ; elles assumaient, " de vigne
en grappe, de grappe en vin ", tous les travaux.
-------Fièvre
joyeuse des vendanges ! Sortie des corbeilles et des voitures. Pullulement
soudain des hommes et des enfants. Le pays, telle une pâte, fermentait.
Il fallait quitter le gourbi bien avant le lever du jour si l'on tenait
à être des premiers à l'embauche. Ceux du Chenoua
voyaient poindre l'aube tandis qu'ils descendaient vers la plaine, zigzaguant
comme des chèvres par les sentiers de la montagne. Ils n'avaient
pas besoin de repère, connaissant le moindre détour; et
pourtant ils regardaient l'étoile rouge d'un feu de bois allumé
au lieu de l'embauche : chaleur nécessaire pour ceux qui attendaient,
en ces heures presque toujours froides.
-------Affaire
d'hommes, la vendange. Les femmes y étaient rarement admises à
Miliana : pas plus les fillettes que les aïeules, rompues pourtant
aux durs travaux. Les jeunes garçons - quatorze, quinze ans - coupaient
les grappes, qui s'entassaient dans des corbeilles, et les hommes soulevaient
la charge, la plaçaient sur une épaule protégée
par un sac ou un coussin: ils allaient, les deux bras levés, jusqu'aux
voitures, où elle basculait.
-------On
employa longtemps des corbeilles de roseau, courantes alors en Algérie
; mais le jus, bien sûr, les imprégnait assez vite. Le métal
remplaça le roseau, jusqu'à l'ère banale mais pratique
et colorée du plastique.
Très tôt,
avant le lever du jour, les gens des douars descendaient des montagnes
par tous les sentiers qui vont aux parcelles. On entassait alors les
grappes dans des corbeilles de roseaux tressés, en se racontant
d'interminables histoires. |
-------Pas de chansons.
Les ouvriers s'interpellaient ou se racontaient des histoires. Leurs éternelles
" chikayas " n'étaient pas absentes des vendanges. L'injure
et le rire foisonnaient. Cela donnait une rumeur rauque, piquetée
de cris et d'appels, dans l'euphorie d'une cure uvale gargantuesque qui
vous refaisait une santé en quinze jours ou trois semaines.
La sieste pétrifiante
-------" Plus
de boutonneux après ce régal, notaient les infirmières
et pharmaciennes bénévoles que devenaient, dans le bled,
par la force des choses, les maîtresses de maison européennes.
Le raisin absorbé à haute dose récure aussi bien
le foie que l'appareil digestif. Miracle annuel ! "
-------Chacun
apportait de chez lui galette et figues, dans ces sacs en palmier nain
tressé qu'on nomme krachs; cela accompagnait
le raisin pendant les pauses; mais aucune horloge ne réglait la
cure uvale spontanée, aucune interdiction ne la limitait. La pause,
c'était surtout le repos : plus longue à midi qu'à
8 heures et à 16 heures. On s'asseyait, on bavardait, on s'allongeait.
Le soleil lui-même et la fatigue commandaient la sieste, au milieu
du jour.
-------Alors,
tout semblait pétrifié : les hommes, les enfants, les voitures,
les chevaux - au temps où le cheval jouait encore son rôle
dans les activités de la vigne et des champs. Le bruit ne reprenait
que peu à peu, comme en sourdine, pendant que chacun secouait son
sommeil. Puis, de nouveau, l'immense ruche bourdonnait sous le ciel brûlant;
et les passants faisaient halte au bord des - routes, profitant de "
la part à Dieu " qui leur était cordialement faite.
Ils se rafraîchissaient tout en observant, amusés, la fourmilière
des garçonnets coupant les grappes, les allées et venues
des hommes maintenant leur corbeille et le cheminement cahoté des
voitures en direction de la cave.
-------Les
longs bâtiments blanchis, abondamment lavés, polarisaient
dès ce moment, et pour plusieurs semaines encore, la vie de la
ferme. Les grappes chaviraient dans le conquet. Les machines allaient
se saisir d'elles, et cela sentait l'usine déjà, bien que
des hommes armés de
fourches aidassent au départ de la masse bousculée. Conquet,
fouloir, érafloir, premières cuves, pompes à moût...
Passage d'une cuve à l'autre. Une surveillance restreinte suffisait.
Hommes de confiance, connaissant bien les dangers de la fermentation.
Bientôt, la cave s'emplirait de grondements et de bouillonnements;
l'imprudent qui se pencherait sur l'une des cuves s'y abîmerait,
foudroyé.
-------Plus
d'un gardien aimait " sa cave " fier de savoir les secrets du
métier et d'exercer une surveillance. Heureux de la confiance qu'on
lui témoignait. Certains surent garder leurs maîtres, pendant
les années de guerre, comme ils avaient gardé les caves
ou les vignes en temps de paix.
-------Le
soir dispersait les ouvriers, sauf, quelquefois, des hommes qui habitaient
loin et qui aimaient mieux dormir sur place.
-------Les
krachs, vidés des galettes et des figues, recevaient une part de
raisin pour la famille. Quelques propriétaires fixaient cette part
à un ou deux kilos par jour. D'autres fermaient les yeux, préférant
un sac plus lourd aux réserves faites par un petit nombre : grappes
cachées dans des trous, au pied des ceps, et enlevées pendant
la nuit... quand cette méthode " écureuil " ne
laissait pas le malin pantois devant des rangées de pampres où
il ne se retrouvait plus...
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Une flûte enchantée
-------Les gardes
et les hommes qui ne rentraient pas chez eux prenaient ensemble le repas
du soir. Ils allumaient un feu. Une grande paix s'était faite.
On avait vu partir, non seulement " ceux de la vendange ", mais,
dans les fermes aux cultures multiples, les ouvriers qui labouraient la
terre pour le blé et l'équipe qui assurait l'arrosage des
orangers. Plus d'un agriculteur se préoccupait ainsi d'assurer
toute l'année du travail à sa main-d'uvre.
-------Le
feu rougeoyait près de la cave. Les voix avaient, comme les flammes,
des temps de moyenne intensité coupés d'éclats brusques
et de rires. Puis le chant nostalgique d'une flûte s'élevait;
il accrochait les coeurs dans cette solitude étonnante après
l'effervescence du jour. Tous se taisaient alors, immobiles, comme frappés
d'enchantement.
De père
en fils, et d'une communauté à l'autre, les rites des
vendanges se transmettent, et les ouvriers, dont des générations,
descendent à la même ferme,
dont ils finissent par prendre les récoltes à cur... |
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-------Ainsi se
déroulaient les vendanges, en temps de paix, dans le Cherchellois,
avec des variantes qui tenaient au caractère des propriétaires
et à celui des ouvriers. Tel vigneron employait des cadres européens;
tel autre les recrutait dans sa main-d'oeuvre arabe
ou berbère, formant ces hommes et leur donnant des responsabilités
de plus en plus étendues. Des usages locaux se créaient,
prenaient force de tradition : par exemple, la dernière voiture,
proclamant la fin des vendanges, et la distribution de cigarettes qui
suivait.
Les travaux duraient
jusqu'à la dernière grappe. Puis on payait les
ouvriers " le lendemain du dernier jour". Le dernier jour,
la dernière
charrette était triomphalement fleurie et promenée dans
le village. |
-------Une
gerbe énorme trônait au-dessus des ultimes corbeilles : panaches
de roseaux, de pampres et de scilles - ces " bâtons de saint
Joseph " aux fleurs blanches, petites et serrées, que les
premières pluies dressent, tout droits, près des fossés,
en septembre ou même dans les derniers jours d'août. Des palmes
agrémentaient parfois cette voiture triomphale.
" Le lendemain
du dernier jour "
-------Certaines
maîtresses de maison - unique élément féminin
des vendanges - venaient accueillir le bouquet roulant près de
la cave. Elles souriaient, joliment mises, et elles avaient soigné
tant de femmes, tant d'enfants, sans compter les ouvriers accidentés,
au cours d'une année laborieuse, que ces rudes hommes trouvaient
naturel de les voir là, entre le conquet bourré de grappes
et le char de corso fleuri.
-------Une
vendange s'achevait, une autre s'amorcerait bientôt par les premiers
des travaux multiples qui occupent tant de bras : sabrage des sarments,
à l'automne, et ramassage par les gosses ; taille à partir
de décembre; élagage des pousses au printemps; effeuillage
pour dégager les grappes ; attachage en gobelets ou sur fils de
fer; scarifiages pour maintenir la terre humide et enrayer la pousse de
l'herbe traitement contre l'oidium et le mildiou, ces fléaux qui
peuvent détruire une récolte en peu de temps.
-------Les
hommes recevaient des acomptes réguliers pendant les vendanges.
La paie générale avait lieu " le lendemain du dernier
jour ", dans le calme d'un répit commençant; et chacun
tenait à y venir en habits de fête.
Les caves n'emploieraient plus que quelques spécialistes. Le joyeux
lavage des bâches, à la rivière, ne serait qu'un bref
épisode. On fermait vraiment l'ère des vendanges en pliant
ces bâches qui avaient garni chaque voiture pour retenir le jus
des raisins écrasés.
-------Maintenant,
la main-d'uvre excédentaire devrait chercher un autre emploi.
-------J'y
pensais, à la fin d'une de ces vendanges cherchelloises. Chaque
forme d'activité algérienne me plaçait devant des
problèmes tandis que je parcourais le pays du nord au sud, de l'est
à l'ouest, allant de l'alfa au mouton, de la vigne au blé,
des terres prospères aux terres saturées de sel.
-------"
Je n'ai vu partir aucun ouvrier pendant ces vendanges, me dit le jeune
propriétaire chez qui je me trouvais alors. Je m'attendais à
des défections, cette année. Ils sont bien payés;
mais un voisin a décidé tout à coup de les payer
davantage. Tous le savaient, naturellement. Moi, bouche cousue, j'observais
les pointages. Pas un de moins. Au contraire, il en arrivait de nouveaux.
-------"
J'ai appelé, finalement, un de ceux en qui j'ai confiance, et je
lui ai dit Qu'est-ce qui se passe? Pourquoi n'allez-vous pas chez M. Un
tel... tu sais bien pourquoi?
-------"
Il a ri. " On n'est pas si bêtes ! "
-------"
L'explication m'a fait plaisir : " Ce que tu nous paies, c'est juste
on le sait. L'autre, qu'est-ce qu'il veut?... Qu'on aille chez lui pendant
trois semaines, parce qu'il donne plus? Bon. A la paie générale,
j'ai plus d'argent. Et puis après? Débrouille-toi, mange
si tu peux; on n'a plus besoin de toi ici. J'ai rien à dire. Mais
si je travaille chez toi, tu ne me laisses pas tomber. Tu nous fais arracher
le lentisque, creuser des fossés, faire des chemins... Ça
te coûte beaucoup d'argent; et quelquefois tu nous dis Écoute
; pars quelque temps. Regarde si tu trouves du travail ailleurs. Je ne
peux pas arracher tout le temps du lentisque. Reviens après, si
ça ne va pas. Tu penses qu'on a besoin de manger, nous, la femme
et les enfants. Alors, voilà. "
-------Ce
souvenir est l'un des meilleurs parmi ceux, pourtant si nombreux, que
m'ont laissés les vendanges du temps de paix, en Algérie...
Marguerite SY
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