Cherchell sur la côte turquoise algéroise
Cherchel (avec un "l" au moins jusqu'en 1955)
Guide archélogique des environs d'Alger (Cherchel, Tipasa, tombeau de la Chrétienne)
par Stéphane Gsell - 1896

LIVRE 3 : TOMBEAU de la CHRÉTIENNE

Guides Bleus 1955 :« ville de 15.700 hab.,ch.-l.d'une commune mixte de 32.000 hab;,, dans un site pittoresque en bordure de la mer, au revers N. de pentes verdoyantes, contreforts du massif des Beni Menasser.- École municipale d'artisanat.». Suivent un historique, un plan, une visite..
sur site le 10-8-2009
84 Ko
retour
 

CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DE LA VILLE


plan du tombeau de la Chrétienne
plan du tombeau de la Chrétienne

Situé sur une colline de 260 mètres de hauteur, au point le plus étroit de la chaîne du Sahel, le Tombeau de la Chrétienne, semblable de loin à une ruche d'abeilles, se découvre de divers côtés : de toute la partie occidentale de la Mitidja ; des montagnes qui bordent cette plaine au sud, dans la direction de Médéa ; de la mer, tout le long du golfe qui se creuse entre le Chenoua et la Bouzaréa. 11 s'élève dans un lieu abrupt, aride, dont la sauvage tristesse accroît l'impression de majesté sévère que donne la vue de celte vaste ruine.

C'est un cylindre énorme, assis sur une base carrée et coiffé d'un cône à gradins. Son diamètre à la base est de 64 mètres; sa hauteur actuelle de près de 33 mètres : elle devait être autrefois de quarante mètres environ. La construction est en belles pierres de taille, de grandes dimensions, disposées en assises très régulières et jadis réunies par des crampons de scellement en plomb. La partie cylindrique est ornée de soixante colonnes, qui paraissent appliquées contre la paroi, mais font corps avec elle; quelques-uns des chapiteaux à volutes qui les surmontaient se voient aux abords de la maisonnette du garde. Ces colonnes supportaient une corniche d'un profil assez simple. Aux quatre points cardinaux, se dressaient de fausses portes, panneaux en forme de trapèze, dont les moulures saillantes imitent par leur disposition une grande croix enfermée dans un cadre. Au-dessous de la fausse porte de l'est, on remarque un avant-corps rectangulaire, dont le bas seul, sorte de dallage en pierres, est aujourd'hui conservé.

Ce monument a été pendant longtemps une énigme : l'entrée en était inconnue et mille légendes couraient sur les dépôts mystérieux qu'il cachait, disait-on, sous sa masse imposante. Les Arabes l'appelaient Kbour-Roumia, expres sion que les Espagnols ont traduite par Fuesa de la Cristiana et les Français par Tombeau de la Chrétienne: la croix ornementale de la fausse porte du nord, bien conservée et restée visible en tout temps, avait donné naissance à ces dénominations. Au seizième siècle, des Espagnols voulaient en savoir plus long et soutenaient que c'était la sépulture de la Cava, cette fille d'une merveilleuse beauté que le roi des Wisigoths avait séduite, et dont le père, le comte Julien, avait, pour se venger, livré l'Espagne aux musulmans. D'autres parlaient de trésors immenses, gardés jalousement par la fée Halloula. Bien rarement d'heureux mortels en avaient eu leur part. Un berger du voisinage, racontait-on, avait remarqué qu'une de ses vaches disparaissait toutes les nuits; cependant, le lendemain matin, il la retrouvait au milieu de son troupeau. Un soir, il l'épia, la suivit et la vit s'enfoncer par une ouverture qui se referma aussitôt. Le jour suivant, mieux avisé, il s'accrocha à la queue de sa bête, au moment où elle allait disparaltre et put ainsi entrer avec elle. Il sortit à l'aube dans le même équipage, mais avec tant d'or qu'il devint un des plus riches seigneurs du
pays. Inutile d'ajouter qu'il renouvela souvent cette promenade nocturne. - Un Arabe de la Mitidja, tombé entre les mains des chrétiens, était devenu l'esclave d'un vieux savant espagnol, fort expert en sorcellerie. Un jour, celui-ci lui rendit sa liberté, sous la condition qu'aussitôt revenu chez lui, il irait au tombeau, y allumerait un feu et, tourné vers l'Orient, y brûlerait un papier magique qu'il lui remit. L'Arabe obéit; à peine le papier avait-il été consumé qu'il vit la muraille s'entr'ouvrir et livrer passage à une immense nuée de pièces d'or qui s'envolèrent dans la direction de l'Espagne, où elles allèrent, sans aucun doute, rejoindre le sorcier.

Pour s'emparer des trésors sur lesquels couraient des récits si merveilleux, les maîtres de la régence d'Alger usèrent de procédés qu'ils croyaient plus pratiques. Au seizième siècle, le pacha Sala Iieïs donna ordre de canonner le tombeau, mais ses boulets, qui firent une large brèche au-dessus de la fausse porte de l'est, ne mirent pas à découvert le caveau où étaient entassées, disait-on, toutes ces richesses. Il employa alors de nombreux esclaves chrétiens à faire une ouverture dans la muraille, sans mieux
réussir. La légende raconte que ses ouvriers furent mis en fuite par des légions de gros frelons noirs. C'étaient peut-être tout simplement des moustiques, insectes qui pullulaient dans la région avant le dessèchement du lac Halloula. Au siècle dernier, un dey, associé à des Marocains fouilleurs, ne fut pas plus heureux. Faute de mieux, les indigènes s'emparèrent des tenons de plomb qui reliaient les pierres du revêtement, afin d'en faire des halles : opération qui fut plus fatale au monument que les tremblements de terre, les racines pénétrant partout et le bombardement de Sala Reïs; car, pour mettre la main sur le précieux métal, ils écornèrent, déchaussèrent et culbutèrent les blocs.

Enfin, en 1865-1866, des fouilles régulières furent faites par Berbrugger et Mac-Carthy, aux frais de Napoléon III. Ils déblayèrent le quart environ du pourtour, au nord-est, et firent de nombreux sondages pour trouver une .cavité intérieure, qui ne fut signalée qu'au bout de quatre mois ; on perça alors un tunnel sous la fausse porte du sud, pour rejoindre cet espace vide dont on venait de constater l'existence, et l'on arriva dans une vaste galerie, admirablement conservée. De là, on parvint d'une part à l'entrée, de l'autre aux caveaux.

L'entrée se trouve dans le soubassement, au- dessous de la fausse porte de l'est, et en arrière de cet avant-corps dont nous avons parlé. Basse et étroite, elle était fermée par trois pierres de taille semblables, posées en long l'une sur l'autre, dont les lits étaient placés à la même hauteur que ceux des assises voisines et qui ne se distinguaient des autres pierres que par la disposition de leurs joints : ceux-ci, au lieu d'alterner d'assise en assise, étaient exactement superposés, ne formant à droite et à gauche qu'une seule ligne droite, de telle sorte qu'après avoir enlevé les trois pierres, on se trouvait en face d'une ouverture parfaitement rectangulaire. Elle est actuellement fermée par une grille, et c'est par là qu'on pénètre dans le tombeau.

L'entrée franchie, on arrivait en face d'une dalle-porte, retenue dans des rainures sur les côtés et en haut. On pouvait la soulever à l'aide d'un levier et la faire disparaître tout entière dans la rainure du haut, profonde de 1.150, en la maintenant par des quilles placées contre les montants, à droite et à gauche. Berbrugger bet Mac-Carthy ont trouvé cette porte brisée, comme toutes celles dont nous parlerons ensuite.

Après un petit couloir très bas, où il faut se courber pour avancer, se dressait une seconde dalle-porte, qui précédait un caveau voûté, long de 5m30, large de 2m50, haut de 3m50. Sur la paroi de droite, y sont sculptés, d'une manière assez rudimentaire, un lion et une lionne, se faisant face au-dessus d'un nouveau couloir. Celui-ci, aussi bas que le précédent, est fermé de même par une dalle-porte. Au bout de deux pas, le plafond se relève et l'on arrive à un escalier de sept marches, dont la présence s'explique par ce fait que la petite entrée ouverte dans le soubassement, les deux couloirs et le caveau des lions étaient placés à un niveau inférieur à celui de la masse du monument : disposition que l'on a jugé inutile de maintenir ensuite. La galerie qui vient après cet escalier mesure près de 150 mètres de développement : on y circule partout très librement, car elle a 2m50 de hauteur sur 2m à 1m50 de large. Elle était jadis éclairée par des lampes placées de 3 mètres en 3 mètres dans de petites niches, où l'on remarque encore des traces de fumée.

Elle fait presque tout le tour du monument, mais, arrivée à proximité de son point de départ, elle décrit un coude assez brusque vers le centre et aboutit à un troisième couloir surbaissé, qu'une dalle-porte fermait. Au delà, se trouve un caveau voûté d'assez petites dimensions (4 mètres de long, 1rn50 de large), dont l'axe est perpendiculaire au couloir qui y conduit. Quelques petites perles en pierre rare et des morceaux de bijoux en pMe de verre y ont été recueillis. Un nouveau couloir semblable au précédent, fermé lui aussi par une dalle, nous mène au dernier caveau, qui est placé exactement au centre du monument et mesure 4 mètres de long sur 3 mètres de large. Dans cette chambre, tes parois du fond, de droite et de gauche sont percées de petites niches. On n'y a absolument rien trouvé.

Galerie, caveaux et couloirs sont pavés de larges dalles et construits en belles pierres de semblables à celles du revêtement et provenant comme elles de diverses carrières du voisinage, surtout de celles d'Aïn-Riran, situées à un kilomètre et demi du tombeau. Quant au noyau même de l'édifice, qui, sauf les parties intérieures que nous venons de décrire, est entièrement plein, c'est un amoncellement de moellons et de grossiers blocs de tuf, assez irrégulièrement disposés et mal reliés par un mortier de terre rouge ou jaune.

Que ce monument grandiose ait été un tombeau, un mausolée, c'est ce qui n'est pas douteux. Sa forme, ses dispositions intérieures l'indiquent suffisamment. 11 a été copié, avec quelques modifications, sur un autre monument, appelé le Médracen, qui subsiste encore aujourd'hui dans la province de Constantine (au nord-est de Batna), au milieu d'un vaste cimetière dont il n'est que la principale tombe. Si l'on supprime par la pensée leur revêtement architectural, le Médracen et le tombeau de la Chrétienne sont, en réalité, d'énormes tas de pierres recouvrant des morts, semblables à des sépultures indigènes que l'on retrouve à peu près partout dans le Maroc, en Algérie et au nord du Sahara. D'ailleurs, un géographe latin du premier siècle après J.-C., Pomponius Méta, décrivant la côte africaine de la Méditerranée, indique, entre Cresarea (Cherchel) et Icosium (Alger), l'édifice qui nous occupe et le qualifie de " tombeau commun de la famille royale " (monumentum commune regiœ gentis).

Il est difficile cependant de dire avec certitude quelle était la destination de ses différentes parties. Nous allons cependant présenter quelques remarques à ce sujet. Mais faisons observer tout d'abord que l'on peut être amené à des conclusions inexactes, en partant de l'idée préconçue que ce mausolée est une imitation des pyramides d'Égypte. On a rappelé, il est vrai, que la femme de Juba, Cléopâtre Séléné, était une Égyptienne. Il serait plus juste de dire : une Grecque née en Égypte, appartenant à une famille royale qui avait des moeurs grecques ( Il ne faut pas oublier non plus qu'elle fut emmenée en Italie dès sa première enfance.). Il est donc peu vraisemblable qu'elle ait importé en Maurétanie et imposé à Juba les aménagements particuliers aux vastes constructions funéraires, élevées par les plus anciens souverains de l'Égypte. Non, le tombeau de la Chrétienne est un monument indigène, transformé cependant par des rites funéraires, des croyances, des dispositions architecturales apportés du dehors.

L'avant-corps, placé au-dessous de la fausse porte de l'est et devant la véritable entrée, était-il une sorte de plate-forme pour brûler les morts ? ou bien une chapelle où l'on célébrait des cérémonies funèbres ? Il faut avouer que nous n'en savons rien.
La porte se trouve dans le soubassement, elle est fort petite, aucune moulure ne la distingue; elle était fermée par des blocs de pierre exactement semblables aux blocs voisins, sauf un détail qu'il fallait connaître pour le remarquer. Ajoutons qu'en temps ordinaire elle était probablement recouverte, soit par l'avant-corps, qui se serait, dans ce cas, étendu jusqu'au mausolée, soit par une couche de terre, comme le reste du soubassement. Pourquoi cette entrée honteuse, qui contraste d'une manière si complète avec les quatre majestueuses fausses portes du pourtour ? La première pensée qui vienne à l'esprit, c'est qu'on a voulu que l'entrée du tombeau restât secrète, afin d'éviter les profanations. Il est certain que les Turcs et les Français, quand ils ont voulu pénétrer à l'intérieur, ne se sont pas doutés que cette porte existât : en 1866, la galerie souterraine a été découverte avant elle.

Mais l'auteur du monument a-t-il pu espérer qu'on perdrait aussi complètement le souvenir d'une entrée que tant de gens avaient vu faire, qui était destinée à se rouvrir souvent pour des cérémonies célébrées en ce lieu et attestées, comme nous le verrons, par l'existence de la galerie ? Il semble difficile de le croire. Et puis, si l'on avait voulu qu'elle demeurât secrète, on ne l'aurait vraisemblablement pas disposée ainsi, exactement orientée, de telle sorte que les gens au courant des rites du pays pussent la retrouver très facilement, guidés d'ailleurs par la fausse porte de l'est, sous laquelle elle est placée, et par l'avant-corps, dans l'axe duquel elle se trouve. Contre des tentatives de voleurs, agissant nécessairement à la hâte et craignant d'être surpris, les dépôts précieux enfermés dans le mausolée étaient suffisamment défendus par les blocs massifs de la porte extérieure, par les cinq dalles-portes de l'intérieur, dont le maniement exigeait un travail assez long, sans doute aussi par les gardiens qui veillaient auprès du monument. Ces remarques faites, il faut, pour s'expliquer la disposition si particulière de l'entrée, se souvenir de ce qu'est le tombeau que nous visitons. Ce n'est pas un mausolée grec ou romain, une maison de morts, élevée dans le voisinage des vivants en vertu de cette association intime établie par les croyances de l'antiquité classique entre ceux qui ne sont plus et ceux qui restent. C'est, nous venons de le dire, une de ces sépultures que les indigènes de l'Afrique du Nord plaçaient dans des endroits déserts, un de ces amas de pierres jetés sur des cadavres, pour indiquer leur lieu de repos, pour montrer, par des proportions plus ou moins vastes, quelle avait été leur condition terrestre, et aussi pour les isoler complètement du monde, pour les protéger des injures du temps, des animaux carnassiers et des hommes. Dans cette conception, toute porte, toute ouverture sur l'extérieur est inutile. Cependant, le tombeau de la Chrétienne ayant été bâti du vivant de celui qui le destinait non seulement à lui-même, mais encore à ses descendants, il a fallu établir une communication entre le dehors et le caveau funéraire, afin de permettre le passage des morts. On a donc fait une entrée. On l'a faite invisible, non pas pour dépister des voleurs, mais pour resterfidèle, peut-être instinctivement, aux croyances, aux usages des ancêtres.

La grande galerie intérieure offre un contraste frappant avec cette entrée. Dans le type primitif de la sépulture indigène, le mort est simplement enfermé dans une sorte de case en pierre, que le monument recouvre de sa masse. Dans le Médracon, préparé à l'avance comme le mausolée qui nous occupe, un couloir droit relie la porte, invisible aussi, au caveau central : ce couloir était un aménagement intérieur nécessaire, que les constructeurs n'ont pas pu éluder ; mais ils l'ont fait le plus court possible. Ici, au contraire, apparaît une idée nouvelle sur les honneurs dus aux morts, idée que l'on devine déjà du dehors quand on aperçoit ce monument, placé de manière à être vu de si loin, quand on se trouve en face de ces quatre grandes fausses portes, décors appliqués à contre-sens sur un tas de pierres, mais donnant l'impression d'une demeure qui peut s'ouvrir. Les défunts ne sont plus entièrement retranchés du monde des vivants et abandonnés par eux dans leur solitude ; ils s'imposent à leur attention ; ils se plaisent à leurs hommages, qu'ils reçoivent au coeur même de leur tombeau. Il est en effet probable que la grande galerie a été faite pour permettre le développement de processions, célébrées lors des funérailles et sans doute aussi lors des fêtes anniversaires. En s'avançant lentement par le long couloir, majestueux dans son uniformité, aux murailles nues, éclairées faiblement par la lueur des lampes, les visiteurs se pénétraient de sentiments de tristesse et de respect pour les morts, jadis si puissants, vers lesquels ils dirigeaient leurs pas.

Le premier caveau du milieu, qu'un couloir traverse de part en part, en ne laissant à droite et à gauche que deux réduits assez étroits, paraît avoir été un simple vestibule. L'autre caveau a été trouvé complètement vide. A-t-il autrefois servi de chambre funéraire? Par sa place au milieu du tombeau et même par ses dimensions exiguës, il rappelle la petite case qui, dans les plus anciennes sépultures africaines, enfermait le squelette. Le vaste développement de la galerie, son rétrécissement central, avec les deux dalles-portes, indiquant qu'à cet endroit commence une partie moins accessible, plus sainte de l'hypogée, le vestibule enfin forment un ensemble de dispositions qui ne s'expliqueraient guère, si la chambre à laquelle tout aboutit n'avait pas contenu les restes des morts déposés dans le mausolée. Mais alors on doit admettre que ces restes ont été brûlés. Dans ce caveau de dimensions restreintes, il n'y aurait eu de place que pour trois sarcophages tout au plus, qui l'auraient encombré. Or le monument a été construit, comme nous l'apprend Méta, pour toute une famille royale. Le couloir menant au caveau central se rétrécit à l'entrée et à la fin, au point de ne mesurer que 1m25 de haut et 011,83, 0m84 et 1m de large. L'introduction de sarcophages dans ce lieu aurait donc présenté de très grandes difficultés. Leur disparition complète serait aussi bien malaisée à expliquer : il faudrait croire qu'ils ont été d'une matière assez précieuse pour tenter les chercheurs de trésors. Il n'est d'ailleurs nullement invraisemblable que les corps aient été réduits en cendres et enfermés dans des urnes. Même avant la conquête romaine, la pratique de l'incinération, étrangère aux plus anciens habitants du pays, s'était introduite en Maurétanie, comme le prouvent des urnes découvertes à Cherchel et contenant les restes de serviteurs des rois Juba et Ptolémée. Les trois niches creusées dans les parois sont bien petites pour avoir abrité ces vases et paraissent avoir plutôt servi à placer des lampes. Peut-être les urnes dont il s'agit étaient-elles déposées sur des meubles en bois rare, que le temps aura détruits, ou sur des supports en métal précieux, que les voleurs auront emportés en même temps qu'elles.

Cependant des doutes ont été exprimés sur la destination de cette chambre centrale. Ne serait-ce pas, s'est-on demandé, une simple chapelle ? Le caveau funéraire ne serait-il pas ailleurs, encore inviolé, dans les flancs du monument ? Ne serait-il pas caché au-dessous même de la chambre ? Dans ce dernier cas, on y serait descendu par un puits, dont l'ouverture aurait été secrète et comblée après chaque ensevelissement. - Sans doute, l'hypothèse d'un caveau intérieur secret est un peu moins invraisemblable que celle d'une porte extérieure secrète. Il aurait pu être construit par quelques hommes dont la discrétion aurait été certaine, ou qu'on aurait fait disparaître, l'oeuvre terminée. Lors des funérailles, la cérémonie publique aurait pris fin dans la chambre du milieu; les restes des morts y auraient été laissés, puis, le cortège s'étant retiré, ils auraient été introduits dans leur demeure éternelle par quelques personnes sûres. Tout cela est bien romanesque, mais non pas incroyable.

Ce ne sont pas les seules observations que l'on puisse présenter en faveur de cette opinion. Des gens, qui ont pénétré par la porte unique de l'est, ont violé le tombeau. Dans les dalles- portes, qu'ils ne se sont pas même donné la peine de soulever, tant leur hâte était grande, ils ont pratiqué des brèches juste assez larges pour pouvoir les traverser, en s'effaçant, afin de parvenir jusqu'au caveau central. Des excavations en forme de boyaux de mine ont été faites dans le but évident de trouver des trésors, supposés cachés sous la masse du monument. L'une d'elles, longue de sept mètres, part du fond du caveau des lions et se dirige vers le milieu. L'autre, creusée dans la partie occidentale, a son point de départ dans la galerie, dont elle se détache à angle droit, et elle atteint près de seize mètres de longueur. Conduites à travers le noyau du monument, dont les matériaux sont reliés par un mauvais mortier, percées sur un espace très étroit, où il fallait souvent remuer de gros blocs, ces fouilles, abandonnées après un long labeur, ont dû être très difficiles et très dangereuses. Elles datent, sans aucun doute, d'une époque postérieure, à la destruction de toutes les dalles-portes, car, avant de faire des travaux si pénibles, il était tout naturel d'aller d'abord chercher les trésors présumés, en suivant la galerie et en franchissant les portes qui se présentaient d'elles-mêmes. On peut même se demander si les fouilleurs qui ont pratiqué ces boyaux de mine n'ont pas été les mêmes hommes que les destructeurs des dalles-portes, ou si, du moins, ils n'ont pas su le résultat négatif de l'entreprise de ceux-ci; car, autrement, en trouvant les dalles brisées, ils se seraient dit sans doute que le tombeau avait été pillé avant eux et qu'ils n'avaient plus rien à en attendre. Cela semblerait donc indiquer que les gens qui ont brisé les dalles pour pénétrer dans le caveau central l'ont trouvé vide, et qu'à la suite de cette visite, eux-mêmes et leurs successeurs ont estimé qu'il n'avait jamais rien contenu. Voilà, pourrait-on croire tout d'abord, une présomption en faveur de l'opinion de ceux qui pensent que ce caveau n'était pas la chambre funéraire.

Mais c'est une présomption bien faible, qui ne nous paraît pas de nature à détruire l'opinion contraire. Il n'est pas nécessaire, en effet, de supposer que les destructeurs des dalles aient été les premiers profanateurs du tombeau. A une époque antérieure, peut-être avec l'assentiment ou même sur l'ordre de ceux qui étaient les maîtres du pays,Romains,VandaleS ou Maures, on a pu entrer dans le caveau central, en travaillant méthodiquement, en soulevant les dalles-portes avec des barres et en les maintenant sur des quilles; on a pu alors tout emporter, soit par cupidité, soit pour quelque autre motif resté inconnu ; enfin, en partant, on a pu remettre les dalles à leur place, opération assez simple, puisqu'il suffisait de retirer les quilles. Plus tard, seraient venus des barbares qui auraient brisé les dalles, et seraient parvenus à la chambre du milieu qu'ils auraient trouvée vide; cependant, sur la foi de telle ou telle légende, ils se seraient entêtés à découvrir des trésors dans le mausolée, et, les cherchant ailleurs que dans cette chambre, ils auraient percé ces deux excavations.

Dans la galerie et les couloirs, on a recueilli divers objets laissés par ceux qui y ont pénétré autrefois. Les seuls qui puissent être datés avec certitude sont des monnaies des quatrième- sixième siècles et des débris de plats décorés de symboles chrétiens. On a trouvé aussi quelques poteries de fabrication indigène, ressemblant à la vaisselle kabyle actuelle, mais d'aspect plus ancien : elles jonchaient le sol dans le caveau des lions et à l'entrée de la grande galerie, espaces qui paraissent avoir été habités pendant un certain temps, comme en témoignent des trous creusés dans les parois pour porter des soupentes. Aucun objet arabe n'a été rencontré. Les tentatives dont nous venons de parler remonteraient donc à une époque assez reculée, que l'on pourrait, si l'on voulait proposer une date très approximative, croire plus ancienne que le onzième ou le douzième: siècle de notre ère. L'intérieur serait ensuite devenu inaccessible : on comprend que les abords de l'entrée, petite comme elle est et située en contre-bas du sol, se soient rapidement comblés.

Quand ce monument royal a-t-il été construit et par qui ? Il est en tout cas antérieur à la réduction de la Maurétanie en province romaine, c'est-à-dire à l'année 40 après J.-C. Il ne l'est sans doute pas de beaucoup, car il appartient à un temps où l'influence romaine était déjà prépondérante dans le pays : au dire de Berbrugger, ce sont surtout des lettres de l'alphabet latin qui ont été gravées sur les pierres de taille, pour servir de marques de repère aux maçons chargés de la mise en place des matériaux. Or, dans la dernière période de l'indépendance du pays, plusieurs rois maures eurent pour capitale la ville voisine d'Iol ou Césarée.

Ce furent Bocchus, Juba II et son fils Ptolémée. Entre eux, notre choix se porte de préférence sur Juba, cet illustre vassal de Rome, ce souverain épris de luxe et passionné pour les arts, qui fit d'Iol, à peu près inconnue au temps de Bocchus, une ville somptueuse. Un tombeau aussi grandiose convenait bien à un tel prince ; c'était à lui qu'il appartenait d'imiter et de surpasser cet autre mausolée royal que nous appelons le Médracen et qui était sans doute le lieu de repos de son grand ancêtre Masinissa.
Le tombeau de la Chrétienne a été en effet copié sur le Médracen. La forme générale est la même : à l'extérieur, c'est le même tambour gigantesque, orné de soixante colonnes d'ordre grec et surmonté d'un cône à gradins ; à l'intérieur, c'est le même amas confus de pierres. Mais Juba a voulu faire mieux que son aïeul. Le Médracen, trop bas par rapport à son diamètre, paraît écrasé ; le mausolée de Juba, dont le diamètre est à peu près le mêMe, le dépasse d'une vingtaine de mètres Qe Médracen n'a que 18m50 de haut); la partie cylindrique, bien plus élevée se dresse sur une large base carrée, qui n'existe pas dans le modèle.

L'ornementation extérieure, avec ses chapiteaux à volutes, avec ses fausses portes moulurées, est moins froide et plus gracieuse . La place de l'entrée qui , au Médracen, se trouve dans le cône à gradins, a été modifiée ; à l'intérieur, la grande galerie circulaire, le vestibule des lions et celui qui précède la chambre funéraire sont des innovations.

L'emplacement choisi par Juba offrait les matériaux nécessaires à la construction d'un édifice aussi important. Ajoutons que du haut de la colline où il l'avait élevé, ce mausolée semblait régner sur toute la contrée (1Si on ne craint pas une escalade un peu ardue, on fera bien de monter au sommet de la ruine : on découvre de là, une vue immense.). On ne t'apercevait cependant pas de Césarée : peut-être Juba avait-il voulu, comme Berbrugger l'a dit, s'épargner la vue importune de son tombeau. Il y enferma sans doute les restes de sa femme Cléopàtre Séléné, qui mourut aux environs de l'ère chrétienne, et, un quart de siècle plus tard, il alla la rejoindre. Leur fils unique Ptolémée, qui fut, on le sait, le dernier roi de Maurétanie, périt à Rome, mais sa dépouille fut peut-être rapportée auprès de celle de ses parents. Ainsi Juba, Cléopâtre et peut-être Ptolémée paraissent avoir été les seuls hôtes de ce monument. Si les trois niches de la chambre du milieu ne paraissaient pas trop étroites pour avoir pu recevoir des urnes funéraires, on aurait le droit de croire que les cendres de ces trois personnages illustres y furent déposées.

Le tombeau de Juba, malgré l'aspect imposant que présente sa ruine, est, au point de vue artistique, une œuvre assez médiocre.

La beauté d'un amas de pierres ou de terre, d'une pyramide d'Égypte, réside dans la puissance de la masse et dans la simplicité des lignes, celle. d'un édifice grec dans les proportions harmonieuses des parties, dont chacune paraît nécessaire au tout. Ici, cette 'enveloppe qui n'est qu'un simple décor, tous ces détails de la partie inférieure qui amusent l'oeil, cette superposition de gradins dont les lignes brisées hachent en quelque sorte l'impression d'ensemble, diminuent peut-être l'effet qu'aurait produit un énorme amoncellement de pierres brutes, s'élevant sur une croupe nue et déserte. Les proportions du décor ne sont pas très heureuses. Malgré l'addition d'un socle, la partie conique écrase le bas de l'édifice. Les demi-colonnes ne soutiennent qu'une saillie inutile; les portes n'ouvrent aucun accès: ce sont des colifichets élégants.

Ce mausolée est cependant intéressant par les contradictions qu'il présente. Nous les avons déjà indiquées, mais il sera utile de les résumer ici. Placé, comme les sépultures primitives des Africains, dans un lieu solitaire et sauvage, il se montre cependant de très loin, de la nier comme de la plaine. Construction de type indigène, il est couvert d'une chemise grecque. Tas de pierres destiné à marquer la place du mort et à l'isoler du monde des vivants, il s'orne de portes, purement décoratives il est vrai, mais rappelant celles par lesquelles les demeures des défunts sont mises, chez les Grecs et les Romains, en communication avec ceux qui continuent à jouir de la lumière du jour. Le caveau central, qui n'est qu'un agrandissement de la boîte de pierre dans laquelle le mort était enfoui à l'abri des regards indiscrets, est précédé de vestibules et d'une longue galerie, destinés à ceux qui viendront visiter ses hôtes et leur rendre hommage. La pratique nationale de l'inhumation a sans doute été remplacée par l'incinération. Au fond, Juba était resté un Africain, mais ce roi, porteur d'un nom romain, pupille d'Auguste, écrivain grec, fut bien plus pénétré que son aïeul Masinissa d'idées, de goûts étrangers à son peuple. Le tombeau de la Chrétienne, comparé au Médracen, le prouve : à cet égard, c'est un document historique important.