CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DE LA VILLE
plan du tombeau
de la Chrétienne
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Situé sur une colline de 260 mètres
de hauteur, au point le plus étroit de la chaîne du Sahel,
le Tombeau de la Chrétienne, semblable de loin à une ruche
d'abeilles, se découvre de divers côtés : de toute
la partie occidentale de la Mitidja ; des montagnes qui bordent cette
plaine au sud, dans la direction de Médéa ; de la mer, tout
le long du golfe qui se creuse entre le Chenoua et la Bouzaréa.
11 s'élève dans un lieu abrupt, aride, dont la sauvage tristesse
accroît l'impression de majesté sévère que
donne la vue de celte vaste ruine.
C'est un cylindre énorme, assis sur une base carrée et coiffé
d'un cône à gradins. Son diamètre à la base
est de 64 mètres; sa hauteur actuelle de près de 33 mètres
: elle devait être autrefois de quarante mètres environ.
La construction est en belles pierres de taille, de grandes dimensions,
disposées en assises très régulières et jadis
réunies par des crampons de scellement en plomb. La partie cylindrique
est ornée de soixante colonnes, qui paraissent appliquées
contre la paroi, mais font corps avec elle; quelques-uns des chapiteaux
à volutes qui les surmontaient se voient aux abords de la maisonnette
du garde. Ces colonnes supportaient une corniche d'un profil assez simple.
Aux quatre points cardinaux, se dressaient de fausses portes, panneaux
en forme de trapèze, dont les moulures saillantes imitent par leur
disposition une grande croix enfermée dans un cadre. Au-dessous
de la fausse porte de l'est, on remarque un avant-corps rectangulaire,
dont le bas seul, sorte de dallage en pierres, est aujourd'hui conservé.
Ce monument a été pendant longtemps une énigme :
l'entrée en était inconnue et mille légendes couraient
sur les dépôts mystérieux qu'il cachait, disait-on,
sous sa masse imposante. Les Arabes l'appelaient Kbour-Roumia, expres
sion que les Espagnols ont traduite par Fuesa de la Cristiana et les Français
par Tombeau de la Chrétienne: la croix ornementale de la fausse
porte du nord, bien conservée et restée visible en tout
temps, avait donné naissance à ces dénominations.
Au seizième siècle, des Espagnols voulaient en savoir plus
long et soutenaient que c'était la sépulture de la Cava,
cette fille d'une merveilleuse beauté que le roi des Wisigoths
avait séduite, et dont le père, le comte Julien, avait,
pour se venger, livré l'Espagne aux musulmans. D'autres parlaient
de trésors immenses, gardés jalousement par la fée
Halloula. Bien rarement d'heureux mortels en avaient eu leur part. Un
berger du voisinage, racontait-on, avait remarqué qu'une de ses
vaches disparaissait toutes les nuits; cependant, le lendemain matin,
il la retrouvait au milieu de son troupeau. Un soir, il l'épia,
la suivit et la vit s'enfoncer par une ouverture qui se referma aussitôt.
Le jour suivant, mieux avisé, il s'accrocha à la queue de
sa bête, au moment où elle allait disparaltre et put ainsi
entrer avec elle. Il sortit à l'aube dans le même équipage,
mais avec tant d'or qu'il devint un des plus riches seigneurs du
pays. Inutile d'ajouter qu'il renouvela souvent cette promenade nocturne.
- Un Arabe de la Mitidja, tombé entre les mains des chrétiens,
était devenu l'esclave d'un vieux savant espagnol, fort expert
en sorcellerie. Un jour, celui-ci lui rendit sa liberté, sous la
condition qu'aussitôt revenu chez lui, il irait au tombeau, y allumerait
un feu et, tourné vers l'Orient, y brûlerait un papier magique
qu'il lui remit. L'Arabe obéit; à peine le papier avait-il
été consumé qu'il vit la muraille s'entr'ouvrir et
livrer passage à une immense nuée de pièces d'or
qui s'envolèrent dans la direction de l'Espagne, où elles
allèrent, sans aucun doute, rejoindre le sorcier.
Pour s'emparer des trésors sur lesquels couraient des récits
si merveilleux, les maîtres de la régence d'Alger usèrent
de procédés qu'ils croyaient plus pratiques. Au seizième
siècle, le pacha Sala Iieïs donna ordre de canonner le tombeau,
mais ses boulets, qui firent une large brèche au-dessus de la fausse
porte de l'est, ne mirent pas à découvert le caveau où
étaient entassées, disait-on, toutes ces richesses. Il employa
alors de nombreux esclaves chrétiens à faire une ouverture
dans la muraille, sans mieux
réussir. La légende raconte que ses ouvriers furent mis
en fuite par des légions de gros frelons noirs. C'étaient
peut-être tout simplement des moustiques, insectes qui pullulaient
dans la région avant le dessèchement du lac Halloula. Au
siècle dernier, un dey, associé à des Marocains fouilleurs,
ne fut pas plus heureux. Faute de mieux, les indigènes s'emparèrent
des tenons de plomb qui reliaient les pierres du revêtement, afin
d'en faire des halles : opération qui fut plus fatale au monument
que les tremblements de terre, les racines pénétrant partout
et le bombardement de Sala Reïs; car, pour mettre la main sur le
précieux métal, ils écornèrent, déchaussèrent
et culbutèrent les blocs.
Enfin, en 1865-1866, des fouilles régulières furent faites
par Berbrugger et Mac-Carthy, aux frais de Napoléon III. Ils déblayèrent
le quart environ du pourtour, au nord-est, et firent de nombreux sondages
pour trouver une .cavité intérieure, qui ne fut signalée
qu'au bout de quatre mois ; on perça alors un tunnel sous la fausse
porte du sud, pour rejoindre cet espace vide dont on venait de constater
l'existence, et l'on arriva dans une vaste galerie, admirablement conservée.
De là, on parvint d'une part à l'entrée, de l'autre
aux caveaux.
L'entrée se trouve dans le soubassement, au- dessous de la fausse
porte de l'est, et en arrière de cet avant-corps dont nous avons
parlé. Basse et étroite, elle était fermée
par trois pierres de taille semblables, posées en long l'une sur
l'autre, dont les lits étaient placés à la même
hauteur que ceux des assises voisines et qui ne se distinguaient des autres
pierres que par la disposition de leurs joints : ceux-ci, au lieu d'alterner
d'assise en assise, étaient exactement superposés, ne formant
à droite et à gauche qu'une seule ligne droite, de telle
sorte qu'après avoir enlevé les trois pierres, on se trouvait
en face d'une ouverture parfaitement rectangulaire. Elle est actuellement
fermée par une grille, et c'est par là qu'on pénètre
dans le tombeau.
L'entrée franchie, on arrivait en face d'une dalle-porte, retenue
dans des rainures sur les côtés et en haut. On pouvait la
soulever à l'aide d'un levier et la faire disparaître tout
entière dans la rainure du haut, profonde de 1.150, en la maintenant
par des quilles placées contre les montants, à droite et
à gauche. Berbrugger bet Mac-Carthy ont trouvé cette porte
brisée, comme toutes celles dont nous parlerons ensuite.
Après un petit couloir très bas, où il faut se courber
pour avancer, se dressait une seconde dalle-porte, qui précédait
un caveau voûté, long de 5m30, large de 2m50, haut de 3m50.
Sur la paroi de droite, y sont sculptés, d'une manière assez
rudimentaire, un lion et une lionne, se faisant face au-dessus d'un nouveau
couloir. Celui-ci, aussi bas que le précédent, est fermé
de même par une dalle-porte. Au bout de deux pas, le plafond se
relève et l'on arrive à un escalier de sept marches, dont
la présence s'explique par ce fait que la petite entrée
ouverte dans le soubassement, les deux couloirs et le caveau des lions
étaient placés à un niveau inférieur à
celui de la masse du monument : disposition que l'on a jugé inutile
de maintenir ensuite. La galerie qui vient après cet escalier mesure
près de 150 mètres de développement : on y circule
partout très librement, car elle a 2m50 de hauteur sur 2m à
1m50 de large. Elle était jadis éclairée par des
lampes placées de 3 mètres en 3 mètres dans de petites
niches, où l'on remarque encore des traces de fumée.
Elle fait presque tout le tour du monument, mais, arrivée à
proximité de son point de départ, elle décrit un
coude assez brusque vers le centre et aboutit à un troisième
couloir surbaissé, qu'une dalle-porte fermait. Au delà,
se trouve un caveau voûté d'assez petites dimensions (4 mètres
de long, 1rn50 de large), dont l'axe est perpendiculaire au couloir qui
y conduit. Quelques petites perles en pierre rare et des morceaux de bijoux
en pMe de verre y ont été recueillis. Un nouveau couloir
semblable au précédent, fermé lui aussi par une dalle,
nous mène au dernier caveau, qui est placé exactement au
centre du monument et mesure 4 mètres de long sur 3 mètres
de large. Dans cette chambre, tes parois du fond, de droite et de gauche
sont percées de petites niches. On n'y a absolument rien trouvé.
Galerie, caveaux et couloirs sont pavés de larges dalles et construits
en belles pierres de semblables à celles du revêtement et
provenant comme elles de diverses carrières du voisinage, surtout
de celles d'Aïn-Riran, situées à un kilomètre
et demi du tombeau. Quant au noyau même de l'édifice, qui,
sauf les parties intérieures que nous venons de décrire,
est entièrement plein, c'est un amoncellement de moellons et de
grossiers blocs de tuf, assez irrégulièrement disposés
et mal reliés par un mortier de terre rouge ou jaune.
Que ce monument grandiose ait été un tombeau, un mausolée,
c'est ce qui n'est pas douteux. Sa forme, ses dispositions intérieures
l'indiquent suffisamment. 11 a été copié, avec quelques
modifications, sur un autre monument, appelé le Médracen,
qui subsiste encore aujourd'hui dans la province de Constantine (au nord-est
de Batna), au milieu d'un vaste cimetière dont il n'est que la
principale tombe. Si l'on supprime par la pensée leur revêtement
architectural, le Médracen et le tombeau de la Chrétienne
sont, en réalité, d'énormes tas de pierres recouvrant
des morts, semblables à des sépultures indigènes
que l'on retrouve à peu près partout dans le Maroc, en Algérie
et au nord du Sahara. D'ailleurs, un géographe latin du premier
siècle après J.-C., Pomponius Méta, décrivant
la côte africaine de la Méditerranée, indique, entre
Cresarea (Cherchel) et Icosium (Alger), l'édifice qui nous occupe
et le qualifie de " tombeau commun de la famille royale " (monumentum
commune regi gentis).
Il est difficile cependant de dire avec certitude quelle était
la destination de ses différentes parties. Nous allons cependant
présenter quelques remarques à ce sujet. Mais faisons observer
tout d'abord que l'on peut être amené à des conclusions
inexactes, en partant de l'idée préconçue que ce
mausolée est une imitation des pyramides d'Égypte. On a
rappelé, il est vrai, que la femme de Juba, Cléopâtre
Séléné, était une Égyptienne. Il serait
plus juste de dire : une Grecque née en Égypte, appartenant
à une famille royale qui avait des moeurs grecques ( Il
ne faut pas oublier non plus qu'elle fut emmenée en Italie dès
sa première enfance.). Il est donc peu vraisemblable
qu'elle ait importé en Maurétanie et imposé à
Juba les aménagements particuliers aux vastes constructions funéraires,
élevées par les plus anciens souverains de l'Égypte.
Non, le tombeau de la Chrétienne est un monument indigène,
transformé cependant par des rites funéraires, des croyances,
des dispositions architecturales apportés du dehors.
L'avant-corps, placé au-dessous de la fausse porte de l'est et
devant la véritable entrée, était-il une sorte de
plate-forme pour brûler les morts ? ou bien une chapelle où
l'on célébrait des cérémonies funèbres
? Il faut avouer que nous n'en savons rien.
La porte se trouve dans le soubassement, elle est fort petite, aucune
moulure ne la distingue; elle était fermée par des blocs
de pierre exactement semblables aux blocs voisins, sauf un détail
qu'il fallait connaître pour le remarquer. Ajoutons qu'en temps
ordinaire elle était probablement recouverte, soit par l'avant-corps,
qui se serait, dans ce cas, étendu jusqu'au mausolée, soit
par une couche de terre, comme le reste du soubassement. Pourquoi cette
entrée honteuse, qui contraste d'une manière si complète
avec les quatre majestueuses fausses portes du pourtour ? La première
pensée qui vienne à l'esprit, c'est qu'on a voulu que l'entrée
du tombeau restât secrète, afin d'éviter les profanations.
Il est certain que les Turcs et les Français, quand ils ont voulu
pénétrer à l'intérieur, ne se sont pas doutés
que cette porte existât : en 1866, la galerie souterraine a été
découverte avant elle.
Mais l'auteur du monument a-t-il pu espérer qu'on perdrait aussi
complètement le souvenir d'une entrée que tant de gens avaient
vu faire, qui était destinée à se rouvrir souvent
pour des cérémonies célébrées en ce
lieu et attestées, comme nous le verrons, par l'existence de la
galerie ? Il semble difficile de le croire. Et puis, si l'on avait voulu
qu'elle demeurât secrète, on ne l'aurait vraisemblablement
pas disposée ainsi, exactement orientée, de telle sorte
que les gens au courant des rites du pays pussent la retrouver très
facilement, guidés d'ailleurs par la fausse porte de l'est, sous
laquelle elle est placée, et par l'avant-corps, dans l'axe duquel
elle se trouve. Contre des tentatives de voleurs, agissant nécessairement
à la hâte et craignant d'être surpris, les dépôts
précieux enfermés dans le mausolée étaient
suffisamment défendus par les blocs massifs de la porte extérieure,
par les cinq dalles-portes de l'intérieur, dont le maniement exigeait
un travail assez long, sans doute aussi par les gardiens qui veillaient
auprès du monument. Ces remarques faites, il faut, pour s'expliquer
la disposition si particulière de l'entrée, se souvenir
de ce qu'est le tombeau que nous visitons. Ce n'est pas un mausolée
grec ou romain, une maison de morts, élevée dans le voisinage
des vivants en vertu de cette association intime établie par les
croyances de l'antiquité classique entre ceux qui ne sont plus
et ceux qui restent. C'est, nous venons de le dire, une de ces sépultures
que les indigènes de l'Afrique du Nord plaçaient dans des
endroits déserts, un de ces amas de pierres jetés sur des
cadavres, pour indiquer leur lieu de repos, pour montrer, par des proportions
plus ou moins vastes, quelle avait été leur condition terrestre,
et aussi pour les isoler complètement du monde, pour les protéger
des injures du temps, des animaux carnassiers et des hommes. Dans cette
conception, toute porte, toute ouverture sur l'extérieur est inutile.
Cependant, le tombeau de la Chrétienne ayant été
bâti du vivant de celui qui le destinait non seulement à
lui-même, mais encore à ses descendants, il a fallu établir
une communication entre le dehors et le caveau funéraire, afin
de permettre le passage des morts. On a donc fait une entrée. On
l'a faite invisible, non pas pour dépister des voleurs, mais pour
resterfidèle, peut-être instinctivement, aux croyances, aux
usages des ancêtres.
La grande galerie intérieure offre un contraste frappant avec cette
entrée. Dans le type primitif de la sépulture indigène,
le mort est simplement enfermé dans une sorte de case en pierre,
que le monument recouvre de sa masse. Dans le Médracon, préparé
à l'avance comme le mausolée qui nous occupe, un couloir
droit relie la porte, invisible aussi, au caveau central : ce couloir
était un aménagement intérieur nécessaire,
que les constructeurs n'ont pas pu éluder ; mais ils l'ont fait
le plus court possible. Ici, au contraire, apparaît une idée
nouvelle sur les honneurs dus aux morts, idée que l'on devine déjà
du dehors quand on aperçoit ce monument, placé de manière
à être vu de si loin, quand on se trouve en face de ces quatre
grandes fausses portes, décors appliqués à contre-sens
sur un tas de pierres, mais donnant l'impression d'une demeure qui peut
s'ouvrir. Les défunts ne sont plus entièrement retranchés
du monde des vivants et abandonnés par eux dans leur solitude ;
ils s'imposent à leur attention ; ils se plaisent à leurs
hommages, qu'ils reçoivent au coeur même de leur tombeau.
Il est en effet probable que la grande galerie a été faite
pour permettre le développement de processions, célébrées
lors des funérailles et sans doute aussi lors des fêtes anniversaires.
En s'avançant lentement par le long couloir, majestueux dans son
uniformité, aux murailles nues, éclairées faiblement
par la lueur des lampes, les visiteurs se pénétraient de
sentiments de tristesse et de respect pour les morts, jadis si puissants,
vers lesquels ils dirigeaient leurs pas.
Le premier caveau du milieu, qu'un couloir traverse de part en part, en
ne laissant à droite et à gauche que deux réduits
assez étroits, paraît avoir été un simple vestibule.
L'autre caveau a été trouvé complètement vide.
A-t-il autrefois servi de chambre funéraire? Par sa place au milieu
du tombeau et même par ses dimensions exiguës, il rappelle
la petite case qui, dans les plus anciennes sépultures africaines,
enfermait le squelette. Le vaste développement de la galerie, son
rétrécissement central, avec les deux dalles-portes, indiquant
qu'à cet endroit commence une partie moins accessible, plus sainte
de l'hypogée, le vestibule enfin forment un ensemble de dispositions
qui ne s'expliqueraient guère, si la chambre à laquelle
tout aboutit n'avait pas contenu les restes des morts déposés
dans le mausolée. Mais alors on doit admettre que ces restes ont
été brûlés. Dans ce caveau de dimensions restreintes,
il n'y aurait eu de place que pour trois sarcophages tout au plus, qui
l'auraient encombré. Or le monument a été construit,
comme nous l'apprend Méta, pour toute une famille royale. Le couloir
menant au caveau central se rétrécit à l'entrée
et à la fin, au point de ne mesurer que 1m25 de haut et 011,83,
0m84 et 1m de large. L'introduction de sarcophages dans ce lieu aurait
donc présenté de très grandes difficultés.
Leur disparition complète serait aussi bien malaisée à
expliquer : il faudrait croire qu'ils ont été d'une matière
assez précieuse pour tenter les chercheurs de trésors. Il
n'est d'ailleurs nullement invraisemblable que les corps aient été
réduits en cendres et enfermés dans des urnes. Même
avant la conquête romaine, la pratique de l'incinération,
étrangère aux plus anciens habitants du pays, s'était
introduite en Maurétanie, comme le prouvent des urnes découvertes
à Cherchel et contenant les restes de serviteurs des rois Juba
et Ptolémée. Les trois niches creusées dans les parois
sont bien petites pour avoir abrité ces vases et paraissent avoir
plutôt servi à placer des lampes. Peut-être les urnes
dont il s'agit étaient-elles déposées sur des meubles
en bois rare, que le temps aura détruits, ou sur des supports en
métal précieux, que les voleurs auront emportés en
même temps qu'elles.
Cependant des doutes ont été exprimés sur la destination
de cette chambre centrale. Ne serait-ce pas, s'est-on demandé,
une simple chapelle ? Le caveau funéraire ne serait-il pas ailleurs,
encore inviolé, dans les flancs du monument ? Ne serait-il pas
caché au-dessous même de la chambre ? Dans ce dernier cas,
on y serait descendu par un puits, dont l'ouverture aurait été
secrète et comblée après chaque ensevelissement.
- Sans doute, l'hypothèse d'un caveau intérieur secret est
un peu moins invraisemblable que celle d'une porte extérieure secrète.
Il aurait pu être construit par quelques hommes dont la discrétion
aurait été certaine, ou qu'on aurait fait disparaître,
l'oeuvre terminée. Lors des funérailles, la cérémonie
publique aurait pris fin dans la chambre du milieu; les restes des morts
y auraient été laissés, puis, le cortège s'étant
retiré, ils auraient été introduits dans leur demeure
éternelle par quelques personnes sûres. Tout cela est bien
romanesque, mais non pas incroyable.
Ce ne sont pas les seules observations que l'on puisse présenter
en faveur de cette opinion. Des gens, qui ont pénétré
par la porte unique de l'est, ont violé le tombeau. Dans les dalles-
portes, qu'ils ne se sont pas même donné la peine de soulever,
tant leur hâte était grande, ils ont pratiqué des
brèches juste assez larges pour pouvoir les traverser, en s'effaçant,
afin de parvenir jusqu'au caveau central. Des excavations en forme de
boyaux de mine ont été faites dans le but évident
de trouver des trésors, supposés cachés sous la masse
du monument. L'une d'elles, longue de sept mètres, part du fond
du caveau des lions et se dirige vers le milieu. L'autre, creusée
dans la partie occidentale, a son point de départ dans la galerie,
dont elle se détache à angle droit, et elle atteint près
de seize mètres de longueur. Conduites à travers le noyau
du monument, dont les matériaux sont reliés par un mauvais
mortier, percées sur un espace très étroit, où
il fallait souvent remuer de gros blocs, ces fouilles, abandonnées
après un long labeur, ont dû être très difficiles
et très dangereuses. Elles datent, sans aucun doute, d'une époque
postérieure, à la destruction de toutes les dalles-portes,
car, avant de faire des travaux si pénibles, il était tout
naturel d'aller d'abord chercher les trésors présumés,
en suivant la galerie et en franchissant les portes qui se présentaient
d'elles-mêmes. On peut même se demander si les fouilleurs
qui ont pratiqué ces boyaux de mine n'ont pas été
les mêmes hommes que les destructeurs des dalles-portes, ou si,
du moins, ils n'ont pas su le résultat négatif de l'entreprise
de ceux-ci; car, autrement, en trouvant les dalles brisées, ils
se seraient dit sans doute que le tombeau avait été pillé
avant eux et qu'ils n'avaient plus rien à en attendre. Cela semblerait
donc indiquer que les gens qui ont brisé les dalles pour pénétrer
dans le caveau central l'ont trouvé vide, et qu'à la suite
de cette visite, eux-mêmes et leurs successeurs ont estimé
qu'il n'avait jamais rien contenu. Voilà, pourrait-on croire tout
d'abord, une présomption en faveur de l'opinion de ceux qui pensent
que ce caveau n'était pas la chambre funéraire.
Mais c'est une présomption bien faible, qui ne nous paraît
pas de nature à détruire l'opinion contraire. Il n'est pas
nécessaire, en effet, de supposer que les destructeurs des dalles
aient été les premiers profanateurs du tombeau. A une époque
antérieure, peut-être avec l'assentiment ou même sur
l'ordre de ceux qui étaient les maîtres du pays,Romains,VandaleS
ou Maures, on a pu entrer dans le caveau central, en travaillant méthodiquement,
en soulevant les dalles-portes avec des barres et en les maintenant sur
des quilles; on a pu alors tout emporter, soit par cupidité, soit
pour quelque autre motif resté inconnu ; enfin, en partant, on
a pu remettre les dalles à leur place, opération assez simple,
puisqu'il suffisait de retirer les quilles. Plus tard, seraient venus
des barbares qui auraient brisé les dalles, et seraient parvenus
à la chambre du milieu qu'ils auraient trouvée vide; cependant,
sur la foi de telle ou telle légende, ils se seraient entêtés
à découvrir des trésors dans le mausolée,
et, les cherchant ailleurs que dans cette chambre, ils auraient percé
ces deux excavations.
Dans la galerie et les couloirs, on a recueilli divers objets laissés
par ceux qui y ont pénétré autrefois. Les seuls qui
puissent être datés avec certitude sont des monnaies des
quatrième- sixième siècles et des débris de
plats décorés de symboles chrétiens. On a trouvé
aussi quelques poteries de fabrication indigène, ressemblant à
la vaisselle kabyle actuelle, mais d'aspect plus ancien : elles jonchaient
le sol dans le caveau des lions et à l'entrée de la grande
galerie, espaces qui paraissent avoir été habités
pendant un certain temps, comme en témoignent des trous creusés
dans les parois pour porter des soupentes. Aucun objet arabe n'a été
rencontré. Les tentatives dont nous venons de parler remonteraient
donc à une époque assez reculée, que l'on pourrait,
si l'on voulait proposer une date très approximative, croire plus
ancienne que le onzième ou le douzième: siècle de
notre ère. L'intérieur serait ensuite devenu inaccessible
: on comprend que les abords de l'entrée, petite comme elle est
et située en contre-bas du sol, se soient rapidement comblés.
Quand ce monument royal a-t-il été construit et par qui
? Il est en tout cas antérieur à la réduction de
la Maurétanie en province romaine, c'est-à-dire à
l'année 40 après J.-C. Il ne l'est sans doute pas de beaucoup,
car il appartient à un temps où l'influence romaine était
déjà prépondérante dans le pays : au dire
de Berbrugger, ce sont surtout des lettres de l'alphabet latin qui ont
été gravées sur les pierres de taille, pour servir
de marques de repère aux maçons chargés de la mise
en place des matériaux. Or, dans la dernière période
de l'indépendance du pays, plusieurs rois maures eurent pour capitale
la ville voisine d'Iol ou Césarée.
Ce furent Bocchus, Juba II et son fils Ptolémée. Entre eux,
notre choix se porte de préférence sur Juba, cet illustre
vassal de Rome, ce souverain épris de luxe et passionné
pour les arts, qui fit d'Iol, à peu près inconnue au temps
de Bocchus, une ville somptueuse. Un tombeau aussi grandiose convenait
bien à un tel prince ; c'était à lui qu'il appartenait
d'imiter et de surpasser cet autre mausolée royal que nous appelons
le Médracen et qui était sans doute le lieu de repos de
son grand ancêtre Masinissa.
Le tombeau de la Chrétienne a été en effet copié
sur le Médracen. La forme générale est la même
: à l'extérieur, c'est le même tambour gigantesque,
orné de soixante colonnes d'ordre grec et surmonté d'un
cône à gradins ; à l'intérieur, c'est le même
amas confus de pierres. Mais Juba a voulu faire mieux que son aïeul.
Le Médracen, trop bas par rapport à son diamètre,
paraît écrasé ; le mausolée de Juba, dont le
diamètre est à peu près le mêMe, le dépasse
d'une vingtaine de mètres Qe Médracen n'a que 18m50 de haut);
la partie cylindrique, bien plus élevée se dresse sur une
large base carrée, qui n'existe pas dans le modèle.
L'ornementation extérieure, avec ses chapiteaux à volutes,
avec ses fausses portes moulurées, est moins froide et plus gracieuse
. La place de l'entrée qui , au Médracen, se trouve dans
le cône à gradins, a été modifiée ;
à l'intérieur, la grande galerie circulaire, le vestibule
des lions et celui qui précède la chambre funéraire
sont des innovations.
L'emplacement choisi par Juba offrait les matériaux nécessaires
à la construction d'un édifice aussi important. Ajoutons
que du haut de la colline où il l'avait élevé, ce
mausolée semblait régner sur toute la contrée (1Si
on ne craint pas une escalade un peu ardue, on fera bien de monter au
sommet de la ruine : on découvre de là, une vue immense.).
On ne t'apercevait cependant pas de Césarée : peut-être
Juba avait-il voulu, comme Berbrugger l'a dit, s'épargner la vue
importune de son tombeau. Il y enferma sans doute les restes de sa femme
Cléopàtre Séléné, qui mourut aux environs
de l'ère chrétienne, et, un quart de siècle plus
tard, il alla la rejoindre. Leur fils unique Ptolémée, qui
fut, on le sait, le dernier roi de Maurétanie, périt à
Rome, mais sa dépouille fut peut-être rapportée auprès
de celle de ses parents. Ainsi Juba, Cléopâtre et peut-être
Ptolémée paraissent avoir été les seuls hôtes
de ce monument. Si les trois niches de la chambre du milieu ne paraissaient
pas trop étroites pour avoir pu recevoir des urnes funéraires,
on aurait le droit de croire que les cendres de ces trois personnages
illustres y furent déposées.
Le tombeau de Juba, malgré l'aspect imposant que présente
sa ruine, est, au point de vue artistique, une uvre assez médiocre.
La beauté d'un amas de pierres ou de terre, d'une pyramide d'Égypte,
réside dans la puissance de la masse et dans la simplicité
des lignes, celle. d'un édifice grec dans les proportions harmonieuses
des parties, dont chacune paraît nécessaire au tout. Ici,
cette 'enveloppe qui n'est qu'un simple décor, tous ces détails
de la partie inférieure qui amusent l'oeil, cette superposition
de gradins dont les lignes brisées hachent en quelque sorte l'impression
d'ensemble, diminuent peut-être l'effet qu'aurait produit un énorme
amoncellement de pierres brutes, s'élevant sur une croupe nue et
déserte. Les proportions du décor ne sont pas très
heureuses. Malgré l'addition d'un socle, la partie conique écrase
le bas de l'édifice. Les demi-colonnes ne soutiennent qu'une saillie
inutile; les portes n'ouvrent aucun accès: ce sont des colifichets
élégants.
Ce mausolée est cependant intéressant par les contradictions
qu'il présente. Nous les avons déjà indiquées,
mais il sera utile de les résumer ici. Placé, comme les
sépultures primitives des Africains, dans un lieu solitaire et
sauvage, il se montre cependant de très loin, de la nier comme
de la plaine. Construction de type indigène, il est couvert d'une
chemise grecque. Tas de pierres destiné à marquer la place
du mort et à l'isoler du monde des vivants, il s'orne de portes,
purement décoratives il est vrai, mais rappelant celles par lesquelles
les demeures des défunts sont mises, chez les Grecs et les Romains,
en communication avec ceux qui continuent à jouir de la lumière
du jour. Le caveau central, qui n'est qu'un agrandissement de la boîte
de pierre dans laquelle le mort était enfoui à l'abri des
regards indiscrets, est précédé de vestibules et
d'une longue galerie, destinés à ceux qui viendront visiter
ses hôtes et leur rendre hommage. La pratique nationale de l'inhumation
a sans doute été remplacée par l'incinération.
Au fond, Juba était resté un Africain, mais ce roi, porteur
d'un nom romain, pupille d'Auguste, écrivain grec, fut bien plus
pénétré que son aïeul Masinissa d'idées,
de goûts étrangers à son peuple. Le tombeau de la
Chrétienne, comparé au Médracen, le prouve : à
cet égard, c'est un document historique important.
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