CHAPITRE II
VISITE DES RUINES
Les ruines de Tipasa comptent parmi les moins
mal conservées de l'Algérie. Sauf sur l'emplacement du village
moderne et sur quelques espaces livrés à la culture, la
direction des rues et le plan des constructions peuvent encore se reconnaître.
Cependant, par suite des apports d'un ruisseau qui a plusieurs fois changé
de lit, tout le quartier central, où se trouvent les thermes et
Pamphithéétre, est aujourd'hui remblayé de plusieurs
mètres; d'autre part, la mer, qui est en continuel progrès
de ce côté, a, en Minant le littoral rocheux, fait écrouler
une parfie des édifices qui la bordaient. On doit ajouter que Tipasa
a, comme les ruines de Rusguni situées au cap Matifou, servi
de carrière sous la domination turque pour les bâtisses qui
se faisaient à Alger ou aux alentours.
LES THERMES, - L'AMPHITHÉÂTRE
Le principal édifice de Tipasa à l'époque romaine
était un établissement de bains publics. Il se trouvait
au coeur mème de la ville (no 1 sur la carte). La disposition des
salles, le mode de construction en moellons et en briques rappellent assez
les grands thermes de Césarée probablement contemporains
(fin du second ou début du troisième siècle). Malheureusement
plusieurs pièces ont été récemment transformées
en caves, et le reste est très enterré, si bien que ces
thermes ne présentent pas grand intérét. Au sud,
du côté du village, on voit d'énormes pans de murs
délimitant une vaste salle, jadis voûtée, qui devait
avoir au moins quinze mètres de hauteur.
En quittant cette ruine et en se dirigeant vers l'ouest, on traverse le
parc de M. Trémaux, libéralement ouvert aux visiteurs, et
on arrive à l'amphithéâtre, encore plus mal conservé
que celui de Cherchel (no 2). Le grand axe mesure environ cent mètres
de longueur.
LE CHÂTEAU D'EAU, - L'AQUEDUC
Un monument curieux se trouve à deux cents mètres environ
de là, du côté du couchant. C'est une grande fontaine,
presque un château d'eau, en forme d'hémicycle (n° 3).
L'eau y était amenée par une ramification de l'aqueduc dont
nous parlerons tout à l'heure. Elle se répandait d'abord,
le long de la muraille drt fond, sur une sorte de plate-forme cimentée,
haute d'environ deux mètres, animée par des statues, dont
on a retrouvé quelques fragments, et bordée d'un portique
de colonnes en marbre bleu. Puis, à travers divers conduits, elle
coulait dans des bassins que limitaient en avant des dalles dressées
et des piliers, s'élevant à hauteur d'appui. C'était
là qu'on venait la puiser, c'était là peut- être
aussi que l'on faisait boire les chevaux. Par derrière aboutissait
l'aqueduc qui alimentait Tipasa. Il avait son point de départ à
neuf kilomètres au sud-ouest, près du confluent de trois
rivières qui se réunissent pour former l'oued Nador. Son
parcours généralement souterrain, se reconnaît fort
bien en divers endroits de la campagne; d'ailleurs la conduite actuelle
est en partie l'ancienne conduite romaine. Il entrait dans la ville en
traversant la partie inférieure de la tour d'angle du sud-ouest
qui, pour cette raison, a été cimentée, et, à
quelques mètres de la fontaine, il se bifurquait. D'un côté,
une conduite se rendait à cette fontaine, en passant sur une suite
de piles encore en place; de l'autre, un canal vertical allait déboucher
dans la voûte d'un caveau, aux fortes parois, renforcées
par des banquettes intérieures (no 4). Cette pièce, encore
bien conservée, était la chambre de distribution de l'eau
qui alimentait la ville : des conduites la portaient de là dans
les différents quartiers,
LE MAUSOLÉE PYRAMIDAL, - L'ÉGLISE
BYZANTINE
A l'est, à une trentaine de pas, se trouve un petit mausolée
carré, dont des pilastres cannelés ornent les angles (n.
5). Les murs intérieurs sont percés de niches, dans lesquelles
étaient autrefois placées les urnes qui contenaient les
cendres des morts. Ce mausolée était surmonté d'une
pyramide massive à base octogonale, qui gît à côté,
presque intacte. Le monument complet avait une dizaine de mètres
de hauteur. On sait que c'était chez les Romains une règle
très stricte de ne pas souffrir de tombeaux à rifitériettr
de leurs villes. Il faut donc admettre qnn le Mausolée dont nous
parlons est antérieur à l'agrandissement de Tipasa : il
date du temps où elle ne couvrait encore que la colline centrale,
probablement du premier siècle deo notre ère.
Dirigeons-nous maintenant vers la route départementale qui passe
à quelques mètres au sud. En chemin, nous rencontrons un
grand mur qui se détache pittoresquement sur le ciel (n° 6).
Percé d'une large baie que fermait jadis une grille, il faisait
partie d'un édifice public de vastes dirriensierts, dont le plan
n'est plus reconnaissable, Escaladons sans scrupule un mur de clôture;
traversons la rente et allons jeter un coup d'oeil sur les restes d'une
petite église chrétienne, datant probablement de l'époque
byzantine (no 7). Elle était, selon l'usage, de forme rectangulaire
et avait son entrée à l'ouest. On distingue encore quelques
bases des deux colonnades qui séparaient la nef des bas-côtés
; deux fûts ont été redressés et quelques chapiteaux
gisent à côté : ils sont ornés de grosses volutes
et ressemblent assez aux chapiteaux de certaines de nos plus anciennes
églises romanes. Au fond de la nef, à l'est, une pièce,
en forme de demi-cercle, et ne communiquant avec l'église que par
une ouverture assez étroite, est aujourd'hui envahie par des acanthes
: c'était l'abside où se tenait le clergé pendant
les offices.
LE THÉÂTRE
Après avoir franchi de nouveau la route, on peut aller au théâtre,
qui est en fort mauvais état (no 8). Il ne reste que quelques pierres
de la scène. Quant à la partie réservée aux
spectateurs, elle est couverte de broussailles; les gradins, encore presque
intacts il y a cinquante ans, ont servi à la construction de l'hôpital
du village de Marengo. La salle était assez petite : elle pouvait
contenir tout au plus deux mille spectateurs.
LA PORTE DE CÉSARÉE, - LE REMPART
A quelques mètres de là, à l'intersection de la route
de Cherchel et du sentier qui passe devant la fontaine, se voient les
débris d'une grosse tour ronde, qui avait trente mètres
de circonférence (no 9). De l'autre côté de la route,
on remarque la base d'une autre tour symétrique et de même
grosseur. Là se trouvait une des portes de la ville antique. La
voie romaine conduisant à Césarée passait entre les
deux tours, qui faisaient partie de l'enceinte. Cette enceinte, dont on
pourra suivre une section en remontant dans la direction de la mer, vers
la grande église (no 10), est facilement reconnaissable tout autour
de Tipasa.
Construit en moellons noyés dans un ciment très dur, le
rempart mesure 1m60 de largeur, et sa hauteur - il n'en reste aujourd'hui
que le bas - devait être de sept à neuf mètres. Il
était sans doute couronné par un chemin de ronde, bordé
de créneaux. Des bastions rectangulaires se dressaient à
des distances variables, voisins les uns des autres sur les points les
plus exposés, plus espacés ailleurs. Ils avaient de 5m50
à sept mètres de front et l'on peut calculer qu'ils étaient
élevés d'environ quinze mètres. On accédait
aux parties supérieures par des escaliers appliqués contre
les bastions et le long du mur d'enceinte. Les deux extrémités
du rempart, les angles qu'il formait en divers endroits, les abords des
portes étaient défendus par des tours rondes, semblables
à celles que nous venons de rencontrer. Les portes paraissent avoir
été peu nombreuses; on n'en peut compter actuellement que
trois : à l'ouest, celle de Césarée; au sud, celle
par laquelle sortait la route se dirigeant vers Hammam Righa; enfin, à
l'est, celle qui livrait passage aux deux routes d'Icosium (Alger) et
de Mouzaïaville. Ce rempart, qui brava Firmus, fut élevé
vraisemblablement au second siècle, vers la même époque
que celui de Césarée, bàti de la même manière.
Quant à sa destruction, elle n'a pas été seulement
l'oeuvre du temps. A divers endroits, il est visible que l'on a entaillé
des deux côtés le mur près de sa base, puis qu'à
l'aide de puissants leviers, on l'a culbuté en avant. Il faut probablement
reconnaître là l'oeuvre des Vandales : leur roi Genséric
fit démanteler les murailles de presque toutes les villes d'Afrique,
pour empêcher ses sujets de se révolter et les Romains de
trouver des places fortifiées dans le cas où ils viendraient
lui faire la guerre.
LA GRANDE ÉGLISE
Le sommet de la colline de l'ouest est occupé par un intéressant
ensemble de ruines (no 10). Là se trouvait la principale église
ou basilique chrétienne de Tipasa, construite, autant qu'il semble,
au quatrième siècle. La colline en a gardé le nom
: les Arabes l'appellent en effet Ras el Knissa, qui veut dire le cap
de l'église. Des fouilles, malheureusement inachevées, y
ont été faites récemment et permettent de reconnaître
le plan général, que nous donnons ici ; les murs ne s'élèvent
pourtant pas beaucoup au-dessus du niveau du sol.
- L'édifice mesurait 52 mètres de long sur 45 de large.
Comme de coutume, son entrée s'ouvrait à l'ouest : elle
était toute voisine du rempart, que renforçait près
de là un bastion rectangulaire, et qui, un peu plus au nord, se
terminait par une tour ronde.
L'intérieur de l'église était divisé en sept
nefs séparées par des piliers carrés : ils sont presque
tous détruits, sauf trois d'entre eux, que surmontent encore deux
arcades. Suivant un usage très fréquent dans les basiliques
d'Afrique, comme dans celles d'Orient, la nef centrale, large de I 3m50,
est entièrement décorée d'une mosaïque, qui
couvre prés de sept cents mètres carrés de superficie;
les motifs représentés sont des ornements qui se répètent
à l'infini : lignes de petits triangles enfermés entre des
filets, carrés remplis par des tresses. Cette mosaïque semble
avoir été faite à la hale et avec peu de soin : aussi
est-elle fort endommagée. L'autel devait etre placé vers
le fond de la nef centrale ; on n'en a retrouvé aucun vestige,
ce qui ne doit pas étonner, car il était sans doute en bois,
comme la plupart des autels chrétiens d'Afrique : il aura été
détruit par le temps ou par quelque incendie. En arrière,
s'ouvrait l'abside, dont la paroi, en demi-cercle, s'est presque tout
entière écroulée dans la mer. L'entrée, qui
a été plus tard rétrécie par un mur transversal,
était primitivement flanquée de deux grandes colonnes :
la base de celle de gauche est encore en place. Les autres nefs, dont
le sol est recouvert d'une couche de béton, sont étroites
: elles mesurent 3,.75 à quatre mètres de largeur. Les rangées
de piliers et d'arceaux, de hauteurs décroissantes dans la direction
des murs latéraux, soutenaient des toits inclinés, en charpente
et en tuiles. Quant à la nef du milieu, les deux rangées
qui la limitaient étaient surmontées de murs, percés
de larges fenêtres et supportant les extrémités des
poutres d'un toit en dos d'aile (Comparer,
pour ces dispositions, la vignette donnée plus loin, qui représente
l'intérieur restauré de la basilique de sainte Salsa.).
Mais cet espace central était trop large, et ce fut peut-être
autant pour diminuer la portée de la toiture que pour embellir
l'église qu'on le divisa plus tard en trois galeries séparées
par de hautes colonnades : la basilique eut dès lors neuf nefs.
Les colonnes, en pierre ou en granit, avec des chapiteaux à volutes
ou à feuilles d'acanthe, furent en partie empruntées à
des monuments d'époque antérieure et on les posa simplement
sur la mosaïque.
Plan de la grande basilique de Tipasa
|
Au nord de cette église, s'élevaient
des bâtiments qui en dépendaient, mais les progrès
de la mer, rongeant le roc, les ont fait en partie disparaître.
On remarque d'abord une petite chapelle, A, avec une seule nef et une
abside à l'ouest : une mosaïque, assez mal conservée
et aujourd'hui recouverte de terre, y représente des agneaux paissant
parmi des asphodèles : symbole des chrétiens vivant en paix
sous la loi du Christ, qui s'était comparé lui-même
à un bon pasteur. Puis vient le baptistère, B. C'est une
salle carrée, pavée aussi d'une mosaïque consistant
en ornements divers; au centre se trouvent les fonts, bassin rond de 3m40
de diamètre avec trois degrés à l'intérieur.
On sait que, dans les premiers temps du christianisme, on ne se contentait
pas de répandre de l'eau sur le front des néophytes : dépouillés
de tous leurs vêtements, ils devaient entrer dans la piscine, où
ils se tenaient debout. L'évêque prenait un peu d'eau et
la leur versait sur la tête, un prêtre leur faisait au front
une onction avec de l'huile sainte ; ensuite, ils sortaient des fonts
et revêtaient des habits blancs. Ces cérémonies s'accomplissaient
la veille de Pâques ou de la Pentecôte.
- Dans notre piscine, on voit le trou par lequel l'eau s'écoulait
vers la mer, mais il n'y a aucune trace de conduit servant à l'introduire
: il est vraisemblable qu'elle était amenée au sommet de
la salle par un ou plusieurs tuyaux et se répandait en pluie dans
le bassin.
On entrait dans le baptistère par un vestibule, C, dont le pavement
de mosaïque porte une inscription en vers : elle recommande à
ceux qui veulent acquérir la vraie science de la vie de venir se
laver ici dans l'eau du baptême, don céleste. Ce vestibule
donnait sur une sorte de couloir, D, qu'une abside, presque entièrement
détruite, fermait au nord. C'était peut-être là
que les néophytes se dépouillaient de leurs vêtements.
Une mosaïque, d'un assez joli travail, y représente des oiseaux,
coq, canard, perdrix, flamant, entourés de branches, de poires,
d'oranges et de grenades. Des salles E et F, il ne subsiste presque rien.
Quant aux chambres G, II, I, communiquant entre elles, elles pouvaient
être chauffées ; leur dallage, formé de grandes tuiles
carrées, était supporté par de nombreuses petites
piles en briques et, dans les sous-sols ainsi formés, la vapeur
d'eau se répandait ( Sur ce mode
de chauffage, voir plus haut, p. 45-46. ). Au fond de la chambre
I, il y avait une baignoire qui servait sans doute aux néophytes,
car ils devaient présenter au baptême un corps pur de toute
souillure. C'était peut-être dans les espaces J, K, L, bas
et voûtés, qu'on préparait la vapeur d'eau nécessaire
au chauffage des salles précédentes. Enfin, il y avait dans
le voisinage deux citernes, M et N; la margelle de celle-ci a la forme
d'une base de colonne évidée.
LE CIMETIÈRE CHRÉTIEN DE L'OUEST
En franchissant le rempart, nous nous trouverons aussitôt au milieu
d'un cimetière.
Après l'agrandissement de la ville, les sépultures païennes
furent en général disposées de chaque côté
des routes qui sortaient de Tipasa, comme c'était l'usage chez
les Romains. On n'en a pas encore découvert beaucoup, car les terrains
qu'elles occupaient sont aujourd'hui très remblayés et en
partie couverts de cultures (Au delà
de l'ancienne porte de Césarée, sur la droite de la route
départementale et de chaque côté d'un ruisseau, on
remarque les restes de plusieurs colombaires.). Ces- tombes
par leurs formes et leur mobilier funéraire sont semblables à
celles de Cherchel, dont nous avons dit quelques mots.
Quant aux sépultures chrétiennes, elles se trouvent presque
toutes dans deux vastes cimetières, à l'ouest et à
l'est de Tipasa, en dehors du rempart, sur des collines qui dominent la
mer et d'où la vue embrasse de charmants paysages. Vieilles d'environ
quinze siècles, meurtries par le temps et les hommes, foulées
par les troupeaux, encadrées de sauvages broussailles, ces milliers
de tombes laissent à l'esprit une impression profonde. Elles sont
en général disposées de telle manière que
la tête du mort se trouve à l'ouest, regardant le soleil
levant, et, comme les tombes chrétiennes de Cherchel, elles ne
contiennent jamais aucun mobilier.
Beaucoup d'entre elles ont été creusées dans le roc.
Les plus simples sont des fosses, de forme rectangulaire, ou arrondies
du côté de la tête: elles présentent souvent
une feuillure, pour recevoir la dalle qui les couvrait. Les caveaux sont
nombreux aussi. On y pénètre soit par une petite ouverture
horizontale, placée à fleur de terre, soit par une porte
verticale; ces entrées étaient jadis défendues par
des dalles. A l'intérieur, un ou plusieurs morts ont été
déposés sur le sol même (probablement dans un cercueil
de bois qui a disparu), ou bien dans des fosses. Tout près du rempart,
on peut, si l'on a le pied sur, aller visiter plusieurs de ces grottes
funéraires, voisines les unes des autres : elles sont placées
le long d'un étroit sentier qui domine la mer d'une cinquantaine
de mètres (no 11). A l'intérieur de la plus grande, de larges
niches en forme d'arcades, disposées à droite, à
gauche et au fond, surmontent des fosses creusées dans des banquettes
qui ont été ménagées dans le roc à
cet effet. Trois autres tombes y ont été faites plus tard
: l'une d'elles a été pratiquée dans le sol, immédiatement
derrière la porte ; les deux autres sont en partie maçonnées,
en partie creusées sous la banquette du fond. Ce caveau était
décoré de peintures qui, par malheur, sont détruites
à peu près complètement. Au plafond, on distingue
des restes de tiges vertes; dans le fond de la niche de droite, deux personnages
vêtus de manteaux rouges et une bête dont l'espèce
n'est pas reconnaissable; au-dessus de la porte, un animal qui se dirige
à droite en galopant. Ces peintures rappellent celles dont les
chrétiens de Rome aimaient à orner, dans les catacombes,
les tombes de leurs morts.
Les cuves rectangulaires, en pierre calcaire, simplement déposées
à la surface du sol et jadis protégées par un couvercle,
qui a généralement disparu, sont bien plus nombreuses encore
que les tombes percées dans le roc. Quelques-unes d'entre elles
sont doubles et pouvaient recevoir deux corps. Des cuves semblables avaient
été couvertes par un massif demi-cylindrique en maçonnerie,
- c'est une forme de tombe que les Phéniciens semblent avoir importée
en Afrique, où elle s'est maintenue jusqu'à une très
basse époque ; - le devant de ce caisson était parfois orné
d'un revêtement en mosaïque, portant le nom du mort.
On rencontre moins fréquemment des mausolées, monuments
plus coûteux, qui convenaient aux riches. D'ordinaire carrés
ou rectangulaires et de dimensions très variables (2m50 à
13 mètres de côté), ils étaient surmontés
d'une voûte en berceau ou d'une toiture de tuiles, et contenaient
plusieurs cercueils en pierre, semblables à ceux dont nous venons
de parler, plus rarement quelque sarcophage en marbre, orné de
bas-reliefs. Certains de ces mausolées offraient des dispositions
particulières. L'un d'eux, situé dans le cimetière
occidental, à une soixantaine de mètres du rempart, a été
fouillé récemment par M. l'abbé Grandidier, curé
de Tipasa (no 12). De forme ronde, il mesure dix-huit mètres de
diamètre. Des colonnes engagées dans la maçonnerie
en ornaient le pourtour extérieur. L'entrée regardait la
mer. Au dedans, il présentait quatorze grandes niches à
arcades, occupant tout le pourtour du monument, et dont chacune abritait
un cercueil. Plus tard, la partie centrale fut envahie par d'autres tombes
semblables.
L'ÉGLISE DE L'ÉVÊQUE ALEXANDRE
L'édifice le plus important de ce cimetière a été
découvert en 1892 par l'abbé Saint-Gérand. Il se
trouve à environ cent cinquante pas de ce mausolée (no 13).
C'est une construction en. moellons, d'une forme assez irrégulière,
qui a été déterminée par l'existence de salles
voisines, d'époque antérieure. Le plan présente à
peu près l'aspect d'un trapèze, dont le plus grand côté
mesure vingt-trois mètres. Cette chapelle, dans laquelle on entrait
par de petites portes ouvertes sur les flancs , est divisée, dans
le sens de la longueur, en trois nefs, séparées par deux
rangées de piliers. A l'est, au fond de la nef centrale, qui est
entièrement pavée en mosaïque, se trouve une sorte
d'estrade à laquelle on accède par deux petits escaliers
latéraux. Elle est constituée par neuf tombeaux en pierre,
alignés, et elle supportait un autel, aujourd'hui détruit.
Qu'étaient ces tombeaux? L'inscription commémorative, tracée
sur la mosaïque de la nef, au bas de l'estrade ( Elle
est actuellement recouverte de terre, comme l'épitaphe d'Alexandre,
dont il sera question tout à l'heure), va nous le dire.
Elle est en vers (avec de maladroites imitations de Virgile), amphigourique
et très prétentieuse :
""
Ce brillant édifice que l'on admire, ces toits aux faîtes
éclatants, ce saint autel que vous voyez ici ne sont pas l'oeuvre
des grands de la terre, mais celle de l'évêque Alexandre,
dont ce travail glorieux fera vivre le nom triomphant à travers
les siècles. La renommée fait connaître à tous
son noble ouvrage. C'est qu'il a placé dans cette belle demeure
les justes du temps passé, qu'un long oubli avait soustraits aux
regards. Maintenant, ils brillent au grand jour, reposant sous un bel
autel, et ils se réjouissent de voir fleurir leurs couronnes unies.
Voilà ce qu'a conçu, ce qu'a a exécuté leur
noble gardien. De tous côtés, pressée du désir
de voir, la foule des chrétiens accourt; heureux de toucher de
leurs pieds les seuils sacrés, et chantant des cantiques, ils viennent
tendre leurs. mains pour recevoir la communion.
Ces tombeaux sont donc ceux des " justes du temps passé ",
probablement des premiers évêques de Tipasa, dont les corps
furent réunis par leur successeur Alexandre, et en l'honneur desquels
il fit construire l'église que nous visitons, vers la fin du quatrième
siècle.
Une abside se voit à l'autre extrémité de la nef
centrale, au couchant. Mais la disposition des pierres prouve qu'elle
n'existait pas dans le plan primitif de la chapelle. En avant, la mosaïque
présente sept rangées de poissons, puis l'épitaphe
d'Alexandre, enseveli à cet endroit. Dans le même style ampoulé
que l'inscription voisine, elle vante les vertus de ce saint évêque,
fidèle toute sa vie à l'égliSe catholique, observateur
de la chasteté, ami des pauvres, adonné tout entier aux
oeuvres de charité, et dont les enseignements ont su rendre florissante
l'innombrable population de Tipasa. " Son àme est dans
le séjour de délices, son corps repose ici en paix, attendant
la résurrection des morts, afin d'être associé aux
saints dans la possession du royaume céleste. "
C'était pour les premiers chrétiens un grand privilège
d'être enterrés auprès des saints, des personnages
vénérés : on croyait que, par la vertu de ce voisinage,
leurs corps ressusciteraient plus vite au jour du jugement dernier. Aussi
la petite église contient-elle de nombreuses tombes : la nef de
droite en est encombrée ; d'autres ont été placées
entre les piliers, et, selon une coutume que l'on retrouve souvent en
Afrique, leur couvercle a reçu un placage en mosaïque, avec
le nom et l'éloge du mort. A un vieillard, on décerne cette
belle louange : " Même après sa mort, il vit par ses
bienfaits ; on dit d'une jeune femme, Astania, qu'elle était "
très illustre par ses grands ancêtres ".
LA COLLINE CENTRALE
Quittons cet intéressant cimetière de la colline de l'ouest
et revenons à l'intérieur de la ville, en suivant la côte.
Nous arriverons ainsi à la colline centrale, aujourd'hui couronnée
par un phare. C'était en ce lieu, nous l'avons dit, que Tipasa
se trouvait resserrée aux premiers temps de son existence. Les
maisons, disposées le long de rues droites et bien dallées,
y sont plus nombreuses que partout ailleurs. On y reconnaît aussi
des puits et, de grandes citernes bien conservées. Un écrivain
ancien (celui qui écrivit la vie de sainte Salsa, dont nous parlerons
tout à l'heure) nous apprend que sur cette colline, dont il donne
une description très exacte, s'élevaient aussi un grand
nombre de sanctuaires païens et que, pour cette raison, on l'appelait
le quartier des temples. La végétation y est si touffue
qu'on ne saurait reconnaître la place de ces édifices ; d'ailleurs,
ils ont pu être emportés par les flots ou recouverts par
des constructions postérieures. On a cependant trouvé, au
point désigné sur la carte par le n° 14, des fragments
d'architecture, colonnes, bases, corniches, fausse porte, d'un bon travail
et qui ont dû appartenir à quelque temple important, construit
peut-être au premier siècle de notre ère.
LA PARTIE ORIENTALE DE LA VILLE
En redescendant par le chemin du phare, nous gagnons le port actuel. Près
de là, on remarque un curieux monument (no 15), aujourd'hui baigné
par la mer qui, comme on le sait, a fait d'assez grands progrès
sur ce rivage. De forme rectangulaire, haut d'environ 3m50, creux à
l'intérieur, il n'a pas été construit en matériaux
apportés à cet endroit, mais on l'a ménagé
dans le roc, dont, tout autour, le niveau a été très
abaissé et aplani, par suite de l'exploitation de carrières.
Ce monument avait un couvercle en pierres de taille qui s'est en partie
conservé ; l'action des vagues a miné sa base, si bien qu'il
est aujourd'hui très incliné. C'était peut-être
un mausolée, antérieur à l'agrandissement de la ville,
comme celui que nous avons rencontré à côté
de la fontaine ( Voir plus haut, p.
106.). - Poursuivons notre route le long de la mer, dans la
direction de l'est. En chemin, nous rencontrerons un petit cimetière
romain, remontant aussi aux premiers temps de l'empire, et qui, englobé
plus tard dans la nouvelle enceinte, fut recouvert par des habitations
(no 16). Un certain nombre de tombes ont été fouillées;
elles présentaient le mobilier funéraire usuel. Ce sont
soit des fosses où étaient couchés des squelettes,
soit des trous qui contenaient des urnes enfermant des cendres humaines.
LA BASILIQUE DE SAINTE SALSA
Basilique de Sainte salsa à Tipasa
|
On franchit ensuite le rempart et on entre dans le grand cimetière
chrétien de l'est. Il est inutile d'en décrire les sépultures,
qui ressemblent à celles que nous avons vues de l'autre côté
de la ville. Mais on devra y visiter un édifice important par les
souvenirs historiques qui s'y rattachent : la basilique de sainte Salsa
(no 17).
Un savant jésuite a retrouvé, il y a quelques années,
dans deux manuscrits de la Bibliothèque Nationale, à Paris,
un écrit dû à un Tipasien qui vivait vers le début
du cinquième siècle de notre ère. Il y raconte la
mort glorieuse d'une sainte locale, Salsa, dont le nom se retrouve dans
des listes de martyrs africains. Bien que les parents de Salsa fussent
restés attachés aux pratiques du paganisme, elle avait reçu
le baptême et, quoiqu'elle fût àgée de quatorze
ans à peine, elle était animée d'une foi enthousiaste.
Il n'y avait encore qu'un petit nombre de chrétiens à Tipasa
; cependant les persécutions avaient cessé. Les cultes païens
n'étaient plus célébrés officiellement; sur
la colline des temples, les sanctuaires des dieux et des empereurs divinisés
tombaient en ruines. On n'y adorait plus qu'un dragon de bronze à
tète dorée. - Ces indications nous reportent vers l'époque
où régnait Constantin le Grand, au premier tiers du quatrième
siècle (aucune date précise n'est donnée par notre
auteur).
Un jour les parents de Salsa l'emmenèrent contre son gré
à une fête qui se célébrait sur la colline.
La jeune fille fut prise d'indignation en voyant les sacrifices, les réjouissances
impures, les danses,les contorsions fanatiques des idolâtres; mais
le sermon qu'elle leur fit excita leur risée. La fête terminée,
tous ces gens, ivres, s'endormirent; Salsa en profita aussitôt pour
saisir la tête du dragon et la précipiter dans la mer, sans
être vue de personne.
Peu de temps après, elle revint au sanctuaire, avec l'intention
de jeter cette fois dans les flots le corps même de l'idole. Elle
y réussit, mais la statue de bronze fit en tombant un tel fracas
que les gardiens accoururent. La populace s'empara de la jeune fille.
Lapidée, percée de coups d'épée, piétinée,
mise en pièces, elle fut enfin jetée à la mer, car
ses meurtriers voulaient qu'elle reslàt sans sépulture.
La mer reçut le corps comme dans un berceau ; elle ne l'accrocha
pas aux roches, elle ne l'ensevelit pas au milieu des algues profondes,
mais, le caressant doucement de ses vagues, elle le porta jusque dans
le port. Presque à ce moment, un certain Saturninus, venant de
Gaule, y jetait l'ancre par un temps calme. Mais voilà que soudain
une tempête violente s'élève et fait courir au vaisseau
les plus grands dangers. Dans son sommeil, Saturninus reçoit l'ordre
de recueillir le corps de la martyre, qui se trouve sous son navire :
sinon il périra. Une fois réveillé, il crut à
un songe menteur et ne tint aucun compte de cet avertissement. Le lendemain
et le jour suivant, la tempête redoubla : les gens de l'équipage
avaient perdu tout espoir de sauver le vaisseau et ne souhaitaient plus
que leur propre salut. Saturninus reçut un second avertissement,
puis un troisième. Il se décida enfin à obéir
et
plongea dans la mer. Aussitôt sa main, guidée par Dieu, toucha
la ceinture de la martyre : il prit dans ses bras le corps et reparut
à la surface, " rapportant d u sein des flots cette précieuse
perle du Christ." Dès que l'air revit le corps sacré,
la mer s'apaisa et les vents tombèrent. Saturninus et ses compagnons,
rendant grâces à Dieu, portèrent sur la côte
la dépouille de Salsa, qui fut ensevelie dans une humble chapelle,
au-dessus même du port.
L'auteur ajoute que le rebelle Firmus, n'étant pas parvenu, après
plusieurs jours d'efforts, à ouvrir une brèche dans les
remparts de Tipasa qu'il assiégeait, entra dans le sanctuaire de
sainte Salsa, situé en dehors des murs. Il implora la protection
de la martyre, mais ses prières furent repoussées, le pain
et le vin qu'il offrit à l'autel tombèrent à terre,
les cierges qu'il alluma s'éteignirent. Furieux, il frappa de sa
lance le tombeau de Salsa. Dans le vestibule même, il tomba de cheval
; ce jour-là et dans la nuit qui suivit, son armée fut vaincue
et mise en déroute : lui-même dut lever le siège et,
peu de temps après, il périt, victime de son impiété.
Quand les lois impériales eurent aboli le paganisme, le sanctuaire
du dragon, sur la colline des temples, fut occupé par les Juifs
qui en firent une synagogue. Mais bientôt l'Église prit possession
de ce lieu, sanctifié par la mort de Salsa, et elle y fit bâtir
une basilique, placée sous son vocable. - Cet édifice n'a
pas été retrouvé et il est possible qu'il se soit
écroulé dans la mer.
Comme nous l'avons fait remarquer à propos de sainte Martienne,
l'acte accompli par la jeune Salsa était contraire à la
discipline chrétienne. Elle n'en reçut pas moins le titre
de martyre, et les habitants de Tipasa la vénérèrent
comme la patronne de leur cité. Plusieurs générations
s'appliquèrent à agrandir, à embellir la basilique
qui fut construite au-dessus de sa tombe.
L'auteur du touchant récit qui vient d'être résumé
nous apprend qu'elle s'élevait au-dessus du port et hors de la
ville. L'indication est très exacte. C'est en effet à trois
cents mètres environ au delà du rempart que se dresse cette
ruine respectable. Nous en donnons ci-joint le plan.
L'édifice a été construit par-dessus un petit cimetière
païen, dont on a retrouvé. plusieurs tombes, enfouies dans
ses fondations. L'une d'elles pourtant, conservée religieusement,
a été longtemps comme le centre de cette basilique (A sur
notre plan). Elle consiste en un cercueil en pierre dont on a trouvé
le couvercle brisé et l'intérieur vide, car il avait été
violé ; en avant, était placé un bloc taillé
en forme de caisson demi-cylindrique, sur lequel se lit le nom de la morte
qui reposait dans ce cercueil. C'était une païenne, riche
et vénérable matrone de soixante- trois ans, appelée
Fabia Salsa : ses fils, filles et petits-enfants lui avaient élevé
ce monument en reconnaissance de l'éducation qu'ils avaient reçue
d'elle, et aussi, ajoutent-ils, de la fortune qu'elle leur avait laissée.
Fabia Salsa était certainement de la même famille que la
jeune sainte : l'apparition en ce lieu du nom de Salsa, si rare qu'on
ne t'a rencontré nulle part ailleurs, le prouve assez. Ainsi la
martyre fut ensevelie dans le lieu 41e sépulture des siens, qui
semblent avoir tenu un rang assez distingué à Tipasa. C'est
sans doute à cause de cette parenté que le monument de Fabia
Salsa, malgré son caractère païen, resta intact et
bien en évidence au milieu de la nef de la basilique.
Coupe de la façade
|
Le sanctuaire, bâti en belles pierres
de taille, était d'abord carré et ne mesurait que quinze
mètres de côté : c'est là probablement l'humble
chapelle dont parle l'écrivain. L'entrée principale, comme
dans les églises de la ville que nous avons décrites, regardait
l'occident. En outre, une petite porte s'ouvrait sur le côté
gauche. A l'intérieur, deux rangées de piliers, surmontés
d'arceaux, séparaient les deux bas-côtés de la nef
centrale, qui se prolongeait au fond par une abside, en forme d'hémicycle,
réservée au clergé. Sur les flancs des piliers les
plus rapprochés de l'abside, ont été pratiqués
à des hauteurs assez variables des trous carrés où
entraient jadis des barres, auxquelles on attachait sans doute des rideaux.
D'autres trous plus petits, percés plus bas dans les mêmes
piliers, peuvent faire croire à l'existence d'une grille entre
la nef et les bas-côtés.
Au cinquième siècle, toute cette nef, sauf l'espace occupé
par la tombe de Fabia Salsa, a été recouverte d'une mosaïque
aux brillantes couleurs, aux dessins variés, tresses, zigzags,
losanges, rangées d'écailles, etc. Elle est très
endommagée, ce qui tient à sa mauvaise fabrication et aussi
aux remaniements qu'a subis plus tard cette partie de l'église.
Après l'avoir découverte en 1891, on eut la précaution
de la recouvrir, mais, depuis, la terre qui la préservait a été
enlevée par les visiteurs et, si des mesures préservatrices
ne sont pas prises promptement, elle sera bientôt entièrement
perdue (Cette observation peut s'appliquer
aux mosaïques de l'église d'Alexandre et à celles du
baptistère.). Entre la tombe de Fabia Salsa et l'abside,
sur le côté gauche de la nef, un cadre a été
ménagé dans la mosaïque (B, sur le plan). On y lit
une inscription en mauvais vers, qui donne le nom de la martyre : u Ces
dons que vous voyez, au lieu où brille le saint autel, sont dus
aux soins, sont l'oeuvre de Potentius, qui se réjouit d'accomplir
la tache qui lui a été confiée. C'est ici que repose
la martyre Salsa, toujours plus douce que le nectar ( Il
y a là un jeu de mots, fort piteux, qu'il n'est pas possible de
traduire. Le nom de Salsa, qui veut dire salée, y est opposé
à la douceur du nectar. De semblables calembours ne sont pas rares
chez les plus graves écrivains ecclésiastiques, chez saint
Augustin par exemple.), qui a mérité d'habiter
toujours au ciel, en pleine béatitude. Heureuse d'accorder au pieux
Potentius une faveur qui puisse le récompenser de sa peine, elle
rendra " témoignage de son mérite dans le royaume des
cieux. " On connaît un évêque appelé Potentius
qui, vers 446, fut chargé par le pape Léon le Grand de faire
une enquête au sujet d'irrégularités commises, en
Maurétanie Césarienne, dans des élections épiscopales.
C'est peut-être le même
personnage qui est nommé ici. Le style de cette mosaïque permet
de la dater du milieu du cinquième siècle, et cette époque
paraît bien convenir aux travaux d'embellisement mentionnésdans
l'inscription. Venus d'Espagne en 429, les Vandales avaient ravagé
l'Afrique, et les édifices chrétiens avaient été
surtout atteints par les dévastations de ces hérétiques.
Mais, par un traité conclu en 442, leur roi Genséric rendit
à l'empereur les Maurétanies, qui eurent alors quelques
années de répit et purent réparer leurs ruines. Cette
tranquillité dura peu : en 455, Genséric s'empara de toute
l'Afrique romaine.
Ce fut, il y a quelque vraisemblance à l'admettre, pendant ce court
intervalle que Potentius fit exécuter dans le sanctuaire de sainte
Salsa les travaux dont il s'agit : il était peut-être évêque
de Tipasa.
Où se trouvaient, au quatrième et au cinquième siècles,
le tombeau de Salsa et l'autel, sans doute placé auprès
ou au-dessus de ce tombeau ? Il est difficile de le dire. On pourrait
se demander si le corps de la martyre, recueilli, par Saturninus et ses
compagnons, ne fut pas déposé dans le cercueil de Fabia
Salsa : ce serait la meilleure explication à donner de la vénération
profonde témoignée par les chrétiens de Tipasa à
cette sépulture païenne, ainsi que de la place occupée
par l'inscription commémorative, qui a été tracée
juste derrière elle. Cependant si Salsa avait été
ensevelie dans la tombe d'une de ses parentes et y avait reposé
encore au temps où vécut l'écrivain qui célébra
ses louanges, il y a tout lieu de croire que celui-ci l'aurait dit. Il
est plus probable que le tombeau de la sainte était dans l'abside,
dont l'intérieur est aujourd'hui détruit. Par-dessus, aurait
été placé un autel, sans doute en bois, abrité
peut- être par une sorte de dais, qu'auraient supporté quatre
colonnes de marbre dont on a retrouvé çà et là
des fragments.
Plus tard, l'église subit d'importantes modifications..Une partie
de la mosaïque et la tombe de Fabia Salsa (placée, comme on
le sait, vers le milieu de la nef) furent cachées sous un grand
socle en maçonnerie (lettre C du plan), construit à la hâte
et avec des matériaux disparates, mais revêtu extérieurement
de plaques de marbre dont. quelques-unes, celles des angles, étaient
ornées. de rameaux sculptés (La
plus grande partie de ce socle a dû être' détruite
pour examiner le tombeau de Fabia Salsa qu'il dissimulait.).
On entoura ce socle d'une grille, dont les piliers en pierre sont encore
visibles, et, par devant, on plaça une balustrade, en pierre aussi,
avec des dessins ajourés reproduisant divers ornements, entre autres
une croix sur laquelle est posée une colombe. Sur le socle même,
fut dressé un grand sarcophage en marbre, fabriqué au troisième
siècle. Il représente une aventure galante de la mythologie
grecque : la déesse Séléné (la Lune), descendue
du ciel sur son char pour venir rendre une visite nocturne au beau pâtre
Endymion, dont elle s'était éprise. Les chrétiens
pressés avaient mis la main sur ce sarcophage, sans s'inquiéter
de l'indécence du sujet ; ils n'avaient voulu y voir qu'une belle
oeuvre du temps passé, propre à orner leur église
: à cette époque de profonde décadence artistique,
on ne se sentait plus capable de faire aussi bien. La place d'honneur
que le sarcophage occupait au milieu du sanctuaire, la sauvagerie incroyable
avec laquelle il fut brisé plus tard, par les musulmans probablement,
et réduit en petits morceaux (On
en a retrouvé plus de trois cents qui sont loin de suffire à
le reconstituer tout, entier.), doivent faire croire qu'il
a enfermé des restes très vénérés,
sans aucun doute ceux de la sainte à laquelle l'église était
dédiée. Il y a donc eu, lors de la construction du socle,
une translation du corps de Salsa. Or les premiers chrétiens éprouvaient
une grande répugnance à déplacer les restes de leurs
martyrs; ils ne s'y décidaient que pour des motifs très
sérieux. On peut se demander si, lors de leur fuite en Espagne
sous le roi vandale Hunéric, les Tipasiens n'emportèrent
pas avec eux les ossements de leur patronne, dont la protection, en ce
temps d'épreuves, leur paraissait plus que jamais nécessaire..
Ils répandirent en tout cas son culte dans la Péninsule
hispanique, car on le célébrait encore à Tolède
au septième siècle, et les deux manuscrits qui nous ont
conservé le récit du martyre de Salsa ont été
écrits en Espagne. Mais, rentrés chez eux après la
persécution, ils rapportèrent peut-être ces reliques
et les déposèrent dans le sarcophage dont les débris
ont été recueillis.
En même temps qu'on construisait le socle, on agrandissait l'ancienne
église, qui eut désormais trente mètres de longueur.
Au-dessus des bas-côtés, on éleva des tribunes auxquelles
conduisirent deux petits escaliers, placés de chaque côté
de la porte d'entrée et en partie conservés. Ces galeries
supérieures furent bordées du côté de la nef
par des colonnes basses et massives, portant des chapiteaux grossiers,
à larges volutes. La nef, plus élevée que les tribunes,
était éclairée en haut par des fenêtres, munies
de chàssis en pierre. La hauteur de l'édifice devait dépasser
dix mètres. On peut, par les dessins que nous donnons ici (
D'après l'habile architecte algérien, M. Gavault, dont nous
regrettons la perte récente.), se rendre compte de l'aspect
que présentaient la façade et l'intérieur. Par devant,
se voient les restes d'un porche, dont le toit incliné s'appuyait
sur six piliers et que bordait une balustrade formée de dalles
ajourées. Deux portes (lettres D et E) s'ouvraient sur les côtés
latéraux de l'église. Celle du nord est encore bien conservée;
au-dessus d'elle, à droite et à gauche, ont été
ménagées de petites lucarnes qui éclairaient les
bas-côtés. - Tous ces travaux paraissent dater de la première
moitié du sixième siècle. Peut-être ont-ils
été faits sous le règne du souverain vandale Hildéric,
qui, adoptant une politique nouvelle, rendit la paix aux catholiques de
ses États, en 523. Le culte fut alors rétabli partout, les
basiliques tombées en ruines se relevèrent et d'autres furent
construites.
Nous avons dit, en décrivant la chapelle de l'évêque
Alexandre, que c'était un honneur d'être enseveli auprès
des martyrs. Aussi les tombes chrétiennes sont-elles nombreuses
dans la basilique de sainte Salsa. Elles abondent surtout dans le bas-côté
de gauche, mais on en rencontre à peu près partout, même
sous le porche. Deux d'entre elles étaient des amphores, dans lesquelles
reposaient des enfants (Sur ce genre
de sépulture, voir plus haut, p. 65); presque toutes
les autres, des auges rectangulaires en pierre. Celle qui a été
creusée à côté du socle, à droite (F),
a très probablement contenu les restes d'un personnage important.
Quelques- unes sont recouvertes d'un dallage en mosaïque où
se lit, au milieu d'un cadre richement orné, le nom du mort, d'ordinaire
accompagné de la mention : " Il s'est retiré en paix.
"
A une très basse époque, sans doute au temps de la domination
byzantine, on construisit, à l'intérieur de la nef et en
avant des piliers, une double colonnade très barbare et composée
des éléments les plus divers, pris un peu partout : fûts
de hauteurs inégales, en pierre calcaire, en marbre ou en granit,
chapiteaux aux moulures variées, bases élégantes
ou à peine dégrossies. En arrière de la porte d'entrée,
les colonnades furent remplacées par deux murs pleins (G, H).
Enfin, peu de temps sans doute avant la conquête définitive
du pays par les Arabes, et après que l'édifice eût
été en grande partie détruit par le feu, on entoura
à la hâte d'un mur très grossier la partie de la nef
où était conservé le tombeau de la sainte. Ce mur
a été bâti avec les débris mêmes de l'église.
Ce fut vraisemblablement le dernier témoignage de dévotion
des Tipasiens à l'égard de leur martyre. La destruction
complète du sanctuaire vint ensuite, et des indigènes établirent,
au milieu de la ruine, des gourbis dont on a constaté les restes.
A quelques pas au sud de la basilique, se trouve une petite construction
qui en était sans doute une dépendance. Elle n'a été
déblayée qu'en partie. On y reconnaît un couloir orné
de colonnes, flanqué, au nord, par une pièce en forme de
demi-cercle, - probablement une chapelle, et, au sud, par une grande salle
qu'on a trouvée remplie de tombes, mais qui servait peut-être
primitivement à un autre usage; tin étage s'élevait
jadis au-dessus.
LA CAMPAGNE
Au delà du rempart, au delà des cimetières, s'étendait
la campagne avec ses nombreuses fermes et villas. II y avait aux environs
de Tipasa plusieurs grandes propriétés. L'une d'elles, située
à un kilomètre au sud-est de la ville, appartenait aux Hortensii
: on y a retrouvé des salles pavées de riches mosaïques
et une curieuse fabrique de vin, avec des pressoirs et des cuves bien
conservés. A l'ouest, à une distance de trois kilomètres
et contre la mer, dans la propriété actuelle de Madame Demonchy,
se trouvait le domaine d'un certain Saedius Octavius Felix, qui fut duumvir
ou maire de lipasa : entre divers bâtiments, on distingue des bains
particuliers, pavés de mosaïques, et, récemment, un
beau sarcophage en marbre, orné de reliefs, a été
découvert en ce lieu (en voir la description au chapitre suivant).
Sur la route de Cherchel, à neuf kilomètres et demi de Tipasa,
se dresse la ruine imposante d'un château, rappelant les forteresses
féodales de France. La porte monumentale était flanquée
de deux grosses tours carrées, et la façade, longue de vingt-cinq
mètres, se terminait à droite et à gauche par deux
tours rondes. Cette puissante construction témoigne de la richesse
du propriétaire, dont le nom est gravé au-dessus de la porte
: c'était un certain M. Cincius Hilarianus, qui vivait au troisième
ou au quatrième siècle. Mais elle prouve aussi combien était
grande l'insécurité dans la campagne, presque aux portes
d'une capitale où résidait une nombreuse garnison. Jamais
le pouvoir impérial n'a su pacifier entièrement les Maurétanies,
et de graves révoltes, des invasions de pillards étaient
sans cesse à craindre. Contre ces menaces perpétuelles,
les villes construisaient de solides murailles, comme celles qui entouraient
Césarée et Tipasa; quant aux paysans, que le gouvernement
ne savait pas défendre, ils se groupaient autour des grands propriétaires,
dont les chàteaux-forts les abritaient en cas de danger, mais qui
naturellement se faisaient payer cher leur protection : la féodalité
se constituait ainsi en Afrique.
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