PRÉFACE
Ce petit livre n'a aucune prétention scientifique.
Répondant à un désir qui nous a été
plus d'une fois exprimé, il s'adresse aux touristes qui, passant
à Cherchel et à Tipasa, souhaiteront quelques renseignements
sur le passé de ces deux localités, ainsi que de brèves
explications sur leurs ruines et sur les uvres d'art que leur sol
a livrées. Un chapitre est consacré au Tombeau de la Chrétienne,
fréquemment visité par les voyageurs. Je me suis naturellement
beaucoup servi des ouvrages savants qui traitent de ces antiquités.
Ceux qui voudront les consulter en trouveront la liste à la fin
du volume, mais je dois indiquer ici, comme m'ayant été
particulièrement utiles, les divers mémoires que M. Vaille
a écrits sur Cherchel, la description du musée de cette
ville par M. Gauckler et l'Exploration du Tombeau de la Chrétienne
par Berbrugger. J'ai fréquemment reproduit des passages d'une étude
sur Tipasa, que j'ai publiée en 1894 dans les Mélanges de
l'École française de Rome.
GUIDE ARCHÉOLOGIQUE
DES ENVIRONS D'ALGER
(CHERCHEL, TIPASA, TOMBEAU DE LA CHRÉTIENNE)
LIVRE PREMIER
CHERCHEL
CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DE LA VILLE
A environ cent kilomètres à l'ouest d'Alger,
au delà de la masse énorme du Chenoua, qui, s'avançant
dans la mer, s'élève jusqu'à près de neuf
cents mètres, au delà des embouchures de deux petites rivières,
l'Oued-el-Hacheur et l'Oued-Bellah, s'étend le long du rivage un
plateau bas et large d'à peine un kilomètre. Au nord, ses
flancs sont rongés et déchirés par les flots; au
sud, il est dominé par un ruban de collines, hautes de deux cents
mètres, aux pentes assez rapides, et, plus loin, par les montagnes
confuses qu'occupe la tribu des Beni-Menasser. Cette bande de terre est
d'une grande fertilité et jouit d'un climat doux et salubre. La
roche calcaire, facile à tailler, qui forme le plateau, les forêts
qui couronnaient jadis les hauteurs voisines, fournissaient les matériaux
nécessaires à la construction de maisons et de vaisseaux
; la région environnante abonde en cuivre, en fer, en marbre et
en granit.
Les avantages de cette position furent remarqués par les Phéniciens,
qui fondèrent, sur toute la côte de l'Afrique septentrionale,
une suite de comptoirs de commerce, d'abris et de places de ravitaillement
le long de la route de l'Atlantique. Comme en bien d'autres lieux, ils
établirent leur port en arrière d'une petite île (aujourd'hui
l'îlot Joinville), très voisine de la terre : c'était
un brise-lames naturel et un refuge isolé en cas d'attaque des
indigènes. Leur petite colonie, qui est mentionnée au quatrième
siècle avant J.-C., s'appelait Iol : on ne sait guère autre
chose sur elle. - Après la chute de Carthage, elle tomba au pouvoir
des rois maures et, au temps de César, l'un d'eux, Bocchus, la
choisit pour capitale. Maître du pays qui correspond à nos
départements d'Oran, d'Alger et à une partie de celui de
Constantine, il s'y trouvait à peu près au centre de ses
Étals. Cependant Iol n'était encore qu'une bourgade, presque
ignorée du monde civilisé. A l'époque de l'empereur
Auguste, Juba II, qui y résida, en fit une grande ville.
Le père de ce prince était Juba Ier, roi de Numidie, qui,
ayant pris parti pour Pompée contre César, avait été
vaincu par ce dernier et s'était tué après sa défaite,
en 46 avant notre ère. Son fils, âgé de cinq à
six ans, fut emmené en Italie, où il figura au triomphe
du dictateur. Il grandit auprès d'Octave, qui l'éleva dans
le respect de Rome et le confia à des maîtres illustres :
ceux-ci lui donnèrent, selon la coutume du temps, une éducation
plus grecque encore que latine. Il prit, comme son protecteur, le nom
de Caius Julius, et il combattit avec lui contre Antoine et Cléopâtre.
Sa bonne conduite, sa soumission sincère furent récompensées
par la couronne de Numidie, qu'Octave lui donna en l'an 29 avant J.-C.
Après dix-sept ans d'un exil honorable, il fut ainsi rétabli
dans une partie des États de son père. Il n'y resta d'ailleurs
pas longtemps, car, en 25, il reçut en échange la Maurétanie,
c'est-à-dire le Maroc et les trois quarts de l'Algérie.
La mort du roi Bocchus, qui rie laissait pas d'héritier, avait
mis cette contrée à la disposition d'Octave, devenu Auguste;
mais celui-ci n'avait point voulu en faire une province, ne la jugeant
pas encore mûre pour une simple annexion. Juba fut donc chargé
d'assouplir ses nouveaux sujets, dont on connaissait la turbulence, et
de favoriser le développement des colonies de citoyens romains,
établies çà et là en Maurétanie pour
y répandre les murs latines. En même temps qu'un royaume,
il avait reçu de l'empereur une femme, Cléopâtre Séléné,
fille de la fameuse Cléopâtre et d'Antoine, emmenée
comme Juba en Italie après la mort tragique de ses parents et comme
lui recueillie par Auguste. Elle lui fut associée, sinon en fait,
du moins en droit, dans le gouvernement de la Maurétanie, et ainsi
ces deux enfants d'ennemis acharnés de Rome s'unirent pour devenir
ses vassaux dévoués.
Juba, qui régna un demi-siècle, ne réussit pas toujours
à maintenir dans le devoir les barbares dont il était le
souverain, et il lui arriva d'être obligé de demander contre
eux l'appui du gouverneur de la. province voisine d'Afrique. Quant à
lui, sa docilité envers Rome semble ne s'être jamais démentie.
Sur ses monnaies, c'était en latin que son nom et son titre de
roi étaient gravés, et il y faisait souvent représenter
des images à la gloire de l'État romain ou de la personne
de l'empereur; il célébrait un culte en l'honneur de la
divinité d'Auguste ; il se montrait fier des décorations
que le Sénat lui décernait pour des victoires plus ou moins
authentiques sur des nomades pillards.
A Rome, dans la maison d'Octave, il s'était pris de goût
pour les lettres, les arts et les sciences : sa jeunesse de prince exilé
n'avait pas trouvé de meilleur passe- temps. Plus tard, sentant
peut-être combien son rôle de roi était effacé,
il voulut se faire un grand nom comme homme de lettres. Il fut, dit Plutarque,
le meilleur des historiens couronnés. Historien, il le fut ; mais
il fut aussi géographe, naturaliste, grammairien, critique d'art
et même quelquefois poète. Sa curiosité gloutonne,
sa manie d'écrire se portèrent sur tout. Il fit des livres
sur l'histoire de Rome, depuis sa fondation jusqu'à la mort d'Auguste,
sur les institutions romaines, sur l'Arabie, sur les Assyriens, sur la
Libye, sur la peinture, sur le théâtre, sur des plantes médicinales;
cet Africain s'avisa même d'écrire un traité sur la
corruption du langage grec. Il avait lu Latins, Carthaginois, Grecs de
la Grèce et de l'Orient. Ne ressentait-il pas l'influence, n'était-il
pas l'héritier des civilisations les plus diverses: numide par
sa naissance, punique par la puissance d'attraction que Carthage avait
exercée pendant des siècles sur sa race, romain par ses
premières années passées dans la capitale du monde,
par les attaches d'intérêt et de reconnaissance qui le liaient
à Auguste, grec par son éducation, égyptien grécisé
par son mariage? Mais la Grèce surtout s'empara de son esprit.
C'était en grec qu'il écrivait, c'étaient des coutumes,
des mots grecs qu'il retrouvait au fond des coutumes et des mots romains,
c'était de légendes helléniques qu'il assaisonnait
l'histoire de son pays, la Libye. Les Athéniens l'en récompensèrent
en lui élevant une statue : honneur auquel il fut sans doute aussi
sensible qu'au bâton d'ivoire, à la chaise curule et à
la couronne d'or que le Sénat de Borne lui avait un jour envoyés.
Les auteurs grecs et latins qui vinrent après lui firent grand
cas des uvres de ce confrère de race illustre : Pline l'Ancien
y puisa une bonne part de ses connaissances en géographie, en zoologie,
en botanique; Plutarque, une foule de renseignements sur les antiquités
romaines; bien d'autres les pillèrent sans en rien dire. Ce n'était
pourtant pas par une critique bien sévère que Juba méritait
l'estime des érudits. Il recueillait sans défiance ce qu'il
lisait dans les livres anciens et ce que venaient lui raconter des gens
qui se jouaient peut-être un peu de sa crédulité;
comme le firent ces fripons grecs qui lui vendirent un jour, sous le nom
de manuscrits d'Aristote, des grimoires auxquels d'habiles manipulations
avaient donné un aspect vénérable. Ce fut Juba qui
se fit l'éditeur responsable de contes de bonne femme sur les éléphants,
- qu'il aurait pourtant été à même de bien
connaître, puisqu'ils abondaient dans son royaume, - sur leur esprit
de charité envers leurs semblables, sur leurs ruses de guerre,
sur leur religion pour le soleil et la lune, etc. Mais il était
toujours si bien informé de ce que les auteurs de tout pays avaient
dit avant lui !
Il était si complet sur tout sujet ! Pour les savants, surtout
pour les faux savants désireux de faire montre d'une érudition
facilement acquise, ses livres furent, pendant plusieurs siècles,
de véritables dictionnaires, une sorte de Grande Encyclopédie.
On poussa même la bienveillance envers lui jusqu'à le trouver
spirituel; et pourtant un de ses bons mots, parvenu jusqu'à nous,
ne nous donne guère le désir d'en connaître d'autres.
Un jour qu'il se promenait à cheval, sa bête éclaboussa
un passant, qui osa s'en prendre au cavalier : " Que me veux-tu,
lui répondit Juba, me prends-tu donc pour un centaure? "
- Une tête en marbre, qui est son portrait, a été
trouvée récemment à Cherchel et envoyée au
Louvre : on croit voir un bon vieux savant, à l'air sérieux,
calme, doux et quelque peu niais; cette image laisse deviner le zèle,
le soin minutieux que ce brave homme dut apporter à ses utiles
travaux de compilation; elle nous fait aussi comprendre que ses sujets
aient parfois cédé à la tentation de le traiter comme
un roi soliveau.
Un souverain aussi cultivé devait chercher à s'entourer
de gens de science et d'artistes. Il appela auprès de lui des acteurs
fameux et eut pour médecin le grec Euphorbe, frère d'un
praticien illustre qui avait guéri Auguste et inventé une
méthode d'hydrothérapie. Il aimait le faste et l'on vantait
ses tables en bois de citronnier, qui valaient bien plus que leur pesant
d'or. On ne s'étonne donc pas qu'il se soit piqué de transformer
sa capitale Iol en une ville gréco-romaine. Il la plaça
tout d'abord sous le patronage de l'empereur, en l'appelant Cesarea. Il
la peupla de statues; il y construisit de luxueux édifices, dont
quelques-uns sont représentés sur ses monnaies : les temples
d'Auguste, d'Isis, de la déesse Céleste. Nous verrons plus
tard que c'est peut-être de son règne qu'il faut faire dater
un monument imposant, dont les débris ont été découverts
contre l'Esplanade, et, à quelques lieues de Cherchel, nous retrouverons
le magnifique mausolée qu'il fit élever, pour lui et pour
sa famille. Il voulut aussi faire de Césarée un grand port
de commerce : sur des monnaies de cette époque, les armes de la
ville sont un dauphin et un navire ; des vaisseaux qui en partirent alors
s'avancèrent jusqu'à Madère et aux îles Canaries,
où furent fondées des teintureries de pourpre.
Juba mourut en 23 après J.-C. Quelques années auparavant
(peut-être en 21), il s'était associé son fils Ptolémée,
dont le nom rappelait les illustres rois égyptiens dans la famille
desquels Juba était entré par son mariage avec Cléopâtre
Séléné. Le nouveau souverain, jeune homme sans intelligence
ni énergie, abandonna le gouvernement à des favoris et mena
une vie de débauches : il ne l'interrompit guère que pour
aller seconder les armées romaines, aux prises avec une révolte
terrible, qui dura plusieurs années. Caligula, devenu empereur
à la mort de Tibère, se montra d'abord bien disposé
pour son royal cousin - ils descendaient tous deux d'Antoine le triumvir
; - il semble même lui avoir permis de frapper de la monnaie d'or,
droit que Juba n'avait jamais possédé. Il l'invita à
venir à Rome : c'était, il est vrai, moins par désir
de le voir que pour faire figurer dans son cortège un prince puissant.
Mais Ptolémée eut le mauvais goût de ne pas se tenir
au second plan ; un jour qu'il entrait au théâtre avec l'empereur,
son superbe manteau de pourpre attira tous les regards et excita des murmures
d'admiration. Caligula, furieux de jalousie, le fit jeter en prison, l'affama,
ne lui laissa à boire que l'eau des gouttières, et enfin
le mit à mort (40 ans après J.-C.)
Le temps semblait d'ailleurs venu d'annexer définitivement la Maurétanie.
Elle fut partagée en deux vastes districts, dont l'un correspondit
au Maroc, et l'autre, le plus étendu, aux départements d'Oran,
d'Alger et à une partie de celui de Constantine. Cette dernière
province prit le nom de Maurétanie Césarienne, parce qu'elle
reçut pour capitale Césarée. C'était là
que résidait le procurateur, représentant du prince, S'il
n'appartenait pas à la haute aristocratie, à la caste sénatoriale,
il était un des plus importants fonctionnaires de l'ordre des chevaliers,
seconde noblesse de l'empire, noblesse personnelle et non héréditaire
comme l'autre, Il réunissait en ses mains tous les pouvoirs : commandement
des nombreuses troupes campées dans la contrée, perception
des finances, direction des travaux publics, surveillance des communes,
administration des indigènes, juridictions civile et criminelle.
C'était à Césarée qu'il avait ses bureaux,
dans lesquels il employait un personnel nombreux; c'était là
qu'était établi l'escadron de cavalerie qui formait sa garde
particulière. Il avait en outre auprès de lui divers corps
de troupes, avec lesquels il surveillait le pays montagneux qui avoisinait
son lieu de résidence, et qu'il pouvait emmener en campagne immédiatement,
aussitôt que quelque grave péril était. signalé
sur un point quelconque de sa province, toujours menacée par des
bandes de pillards. Ces troupes consistaient surtout en cavalerie ; une
partie des soldats qui les formaient venaient, du moins à l'origine,
des pays du Danube et de la Syrie. Des bas-reliefs conservés au
musée nous montrent les images de quelques-uns d'entre eux, avec
leur armement : grande lance, cuirasse, bouclier allongé. - Derrière
le port marchand, fut creusé un bassin dans lequel s'abritait la
flotte militaire mise à la disposition du gouverneur contre les
pirates : c'était une division formée à l'aide de
navires et d'équipages des flottes d'Alexandrie et de Syrie.
Peu après l'annexion, l'empereur Claude fit de Césarée
une colonie : elle s'appela désormais Colonia Claudia Caesarea.
Comme les autres cités de même condition, elle eut son conseil
municipal, ou conseil des décurions, ses deux maires ou duumvirs,
ses deux édiles chargés de l'entretien des rues et de la
police. Restée capitale d'une vaste région qui, sous la
domination romaine, a joui d'une grande richesse agricole, ville de fonctionnaires,
de soldats, de marchands, d'industriels, d'artistes, elle s'agrandit et
s'embellit. Son enceinte, qui fut peut-être construite au second
siècle de notre ère, enferma un espace de deux kilomètres
et demi de long sur un kilomètre et demi de large, où se
pressa une population que l'on peut évaluer, d'une manière
bien approximative, il est vrai, à cent cinquante mille habitants.
Ce fut, semble-t-il, à la fin du deuxième siècle
et au commencement du troisième qu'elle parvint à la plus
brillante prospérité; alors régnait une dynastie
qui fit beaucoup pour le pays où était né son chef,
Septime Sévère : les nombreuses inscriptions que les gens
de Césarée gravèrent en l'honneur de ces princes
sont autant d'hommages de reconnaissance. En 218, ils virent un de leurs
compatriotes, Macrin, arriver à l'empire.
Les gouverneurs et la municipalité rivalisaient de zèle
pour faire du chef-lieu de la province une ville magnifique, surpassant
en éclat la capitale de l'illustre roi Juba. Une inscription du
début du troisième siècle, qui nous rapporte un petit
détail d'édilité, nous laisse entrevoir ces prétentions.
Elle nous raconte comment une rue était, par son aspect peu régulier,
une honte pour la cité : les conseillers municipaux y mirent bon
ordre; ils la firent paver " de manière qu'elle répondit
à la splendeur de leur " patrie. " En divers lieux, s'élevaient
de vastes bains publics, des temples, un théâtre, un cirque,
des arènes. Ces édifices étaient ornés d'une
profusion de marbres, dont les uns provenaient des carrières voisines,
exploitées dans le Chenoua, mais dont les autres étaient
apportés de loin, des environs de Philippeville et de Guelma, de
la province d'Otan, de la Tunisie, voire même de l'Italie, de l'Asie
mineure et de l'Égypte. Les particuliers imitaient ces exemples
et se faisaient construire de riches maisons de plaisance. Le travail
ne manquait pas aux mosaïstes, aux peintres décorateurs, aux
sculpteurs, fabricants de statues de divinités et de souverains,
de portraits, de tombeaux couverts de bas-reliefs, de sujets de genre
destinés à décorer des fontaines, des bains, des
cours : c'étaient, à vrai, dire, moins des artistes que
des praticiens, qui copiaient, le plus souvent d'une manière assez
servile, des cahiers de modèles; cependant ils se montraient quelquefois
assez fiers de leurs uvres pour les signer. Des industries diverses
occupaient un grand nombre de bras : une inscription nous fait connaître
une corporation de ciseleurs en argent; beaucoup de lampes en argile,
recueillies à Cherchel et dans toute la région environnante,
portent des réclames de potiers : " Achetez des lampes pour
un sou !
- ". Achetez des lampes, achetez des figurines
- " Achetez une bonne veilleuse ! D La fabrication de poésies
sur commande était aussi, semble-t-il, un métier assez lucratif,
à en juger par le grand nombre d'éloges funèbres
versifiés que des pierres tumulaires nous ont conservés.
Les gens de l'intérieur qui venaient visiter Césarée
se perdaient dans la foule des étrangers que les affaires, la curiosité,
la douceur du climat y attiraient. On a retrouvé la pierre tombale
d'un touriste espagnol qui y mourut, et voici ce que son épitaphe
lui faisait dire :
" La terre de Bétique m'a donné le jour. Désireux
de connaître le pays de la Libye, je suis venu à Césarée.
Ma destinée s'est accomplie et maintenant je repose sur un rivage
étranger. J'ai vécu cinquante ans. Tant qu'il m'a été
donné de vivre, j'ai vécu cher aux miens, pieux, habile
en toutes choses. Allez, ô vous qui fûtes les miens, retournez
sans moi vers ceux des miens qui sont restés en Espagne, et toi,
passant, dis-moi, je t'en prie : Que la terre te soit légère
et que tes os reposent mollement ! "
Cette grande ville ne présentait guère une physionomie africaine
: on se serait cru dans quelque cité de l'Italie du sud, toute
pénétrée des murs helléniques. Ses habitants
portaient surtout des noms. latins ou grecs; quant aux noms maures ou
puniques, sentant la barbarie native ou rappelant l'influence exercée
jadis par la civilisation carthaginoise, ils étaient très
peu nombreux.
Comme les hommes, les divinités de tous les pays s'y donnaient
rendez-vous. C'étaient d'abord les dieux indigènes, les
" dieux maures ", et surtout les anciens rois, auxquels, dans
cette contrée, on rendait un culte. C'était Baal, le grand
dieu punique, qui, sous le nom de Saturne, avait été naturalisé
latin et que l'on adorait dans toute l'Afrique du Nord. C'étaient
les dieux grecs et romains. Puis les divinités orientales : Mithra,
le dieu-soleil des Perses; Cybèle, la grande mère des dieux,
amenée jadis d'Asie mineure en Occident, avec ses prêtres
eunuques, parés comme des femmes; Isis et Sérapis venus
d'Égypte. C'étaient surtout les empereurs divinisés,
dont le culte était un témoignage perpétuel des bienfaits
de la paix romaine. Chaque année, des sacrifices somptueux leur
étaient offerts par des députés, venus de toutes
les parties de la Maurétanie, et une magnifique procession promenait,
à travers les rues de la capitale, leurs statues en or, entourées
d'enseignes et de bannières, accompagnées du gouverneur
et de prêtres vêtus de pourpre. Les juifs, nombreux à
Césarée, où le commerce les attirait, y avaient une
synagogue et un grand rabbin, l'archisynagogus.
Quant à la religion chrétienne, elle avait dû faire
d'assez bonne heure des prosélytes dans cette ville, ouverte à
toutes les influences du dehors et en relations continuelles avec l'Asie,
le golfe de Naples et Rome. Le premier évêque connu de Césarée
vivait au commencement du quatrième siècle, au temps de
l'empereur Constantin, mais il avait eu probablement plusieurs prédécesseurs,
dont les noms rie nous sont pas parvenus. Des épitaphes chrétiennes
portent le très ancien symbole de l'ancre, espoir de salut pour
les navigateurs que secouent les tempêtes de la vie : elles paraissent
dater du troisième siècle. Plus tard, s'élevèrent
plusieurs églises et chapelles chrétiennes : l'une d'elles
a été retrouvée récemment près de la
porte de Ténès. On a conservé les noms de quelques
martyrs qui souffrirent pour leur foi é Césarée.
L'un d'entre eux, le porte-enseigne Fabius, avait refusé, sous
l'empereur Dioclétien, de prendre la place qui lui était
assignée dans la procession en l'honneur des empereurs divinisés
: le gouverneur lui fit trancher la tête. D'autres victimes célèbres
dans l'Église, mais dont le martyre est d'une date incertaine,
furent la vierge Marcienne, Marcus Antonins Julius Severianus et sa femme
Aquila : c'étaient des personnages d'un rang élevé.
Nous les retrouverons quand nous décrirons les ruines de Cherchel.
Sous le Bas-Empire, à partir de la tin du troisième siècle,
les pouvoirs du gouverneur qui résidait à Césarée
furent amoindris : on lui retira d'abord ses attributions militaires,
puis on les lui rendit, mais bien diminuées, au profit du comte
d'Afrique, général en chef des forces romaines. D'autre
part, une nouvelle province, ayant pour capitale Sétif, était
constituée avec la partie orientale de la Maurétanie Césarienne.
La prospérité de l'Afrique déclinait, l'insécurité
devenait de plus en plus grande, sur mer comme sur terre, et gênait
le commerce et l'agriculture; les arts, l'industrie étaient en
pleine décadence; des querelles religieuses entre les catholiques
et des schismatiques, les donatistes, excitaient partout des troubles.
Vers 371, Césarée reçut un coup terrible. Firmus,
un petit roi maure ambitieux et en butte à l'hostilité d'un
puissant fonctionnaire, s'était révolté contre l'empereur
: son armée se composait de bandes de pillards, d'indigènes
qui voulaient s'affranchir de la domination de Rome et de ses impôts,
de donatistes que le gouvernement persécutait. Il la lança
sur les villes les plus riches de la côte maurétanienne.
Icosium (Alger) fut mise à sac, Césarée fut enlevée
et incendiée : seule, Tipasa, comme nous le verrons dans la suite,
sut repousser le rebelle. Quelques mois plus tard, le général
romain Théodose, venu à Césarée, la trouva
presque détruite : il y laissa deux légions pour en déblayer
les ruines, déjà couvertes de mousse, et pour la protéger
contre toute nouvelle attaque. Elle eut sans doute bien de la peine à
se relever, et nous savons par une lettre d'un contemporain, le préfet
de Rome Symmaque, qu'elle dut étaler toute sa misère aux
yeux des empereurs, pour obtenir, à force de supplications, que
le fisc n'achevât point uvre de Firmus. Elle n'en resta pas
moins la capitale de la province. En 418, saint Augustin y vint, et, dans
la principale église, il soutint contre l'évêque donatiste
Emeritus une controverse qui eut un grand retentissement et dont le texte
nous est resté. Vers ce temps, naissait à Césarée
Priscien, qui fut un des plus illustres professeurs de Constantinople
et dont les ouvrages grammaticaux eurent une immense popularité
dans les derniers temps de l'antiquité et au moyen àge
.Lors du passage des Vandales, venus d'Espagne, notre ville fut sans doute
de nouveau saccagée, et, moins de trente ans après, en 455,
ces barbares, détestés de tous, s'y établirent en
maître : toute l'Afrique septentrionale leur fut alors soumise.
Ils se montrèrent cependant incapables de protéger la Maurétanie
contre les dévastations des indigènes qui, à la fin
du cinquième siècle et au début du sixième,
faisaient ce que bon leur semblait dans toute la contrée comprise
entre l'Océan et Cherchel. On a découvert près de
Mouzaïaville, une inscription qui nous apprend que l'évêque
du lieu, exilé plusieurs fois par les Vandales à cause de
sa foi catholique, avait été enfin tué en 495, lors
d'une incursion des Maures.
Bélisaire, qui mit fin à ce qui restait de la domination
vandale en Afrique et y établit celle de l'empereur de Constantinople,
envoya en 534 un de ses lieutenants, Jean, pour reprendre Césarée.
Elle redevint le chef-lieu d'une province (qui n'existait guère
qu'en théorie) et le siège d'un commandement militaire.
Nous ne savons guère quel fut son sort au temps des Byzantins.
Les Maures la menacèrent à plusieurs reprises, en particulier
vers 580 : ils avaient alors pour roi un certain Gasmul, que le général
Gennadius vainquit et tua de sa propre main. Une cinquantaine de sous
d'or byzantins, trouvés sur la place de l'église, représentent
peut-être un trésor caché, à une heure de grand
péril, par quelque habitant, que la mort ou toute autre cause empêcha
d'aller le reprendre.
Les Arabes ruinèrent Césarée, qui eut aussi à
souffrir de plusieurs tremblements de terre. Nous apprenons cependant
par un auteur du dixième siècle, Ibn Haukal, que ce lieu
n'était pas alors tout à fait inhabité : on l'appelait
Cherchel, mot qui est sans doute une corruption du nom antique. "
Cherchel, dit-il, est une ville qui remonte à une haute antiquité;
elle est maintenant en ruines, mais son port subsiste. Des débris
d'anciens édifices s'y font remarquer, ainsi que quelques constructions
énormes et des idoles de pierre. " Cent ans plus tard,
le géographe El-Bekri dit que la ville est déserte et que
le port est comblé. Il y a là sans doute quelque exagération,
puisque, vers le milieu du douzième siècle, Edrisi vantait
ses vignes, ses figues, ses autres fruits et surtout ses coings, qui étaient,
prétend-il, d'une grosseur énorme et d'une qualité
très estimée. En 1300, Cherchel tomba au pouvoir d'Abou
Yacoub ben Abou Youcef, sultan de Fez et ennemi acharné des souverains
de Tlemcen, dont notre ville dépendait. Puis les rois de Tlemcen
et de Fez se la disputèrent et elle changea plusieurs fois de maîtres.
A la fin du quinzième siècle, douze cents familles de Maures
chassées d'Andalousie vinrent s'y établir. Ces fugitifs
étaient des gens laborieux, aussi habiles dans l'industrie que
dans la culture du sol. Pour ne pas être inquiétés
par les Espagnols, maîtres à cette époque d'Oran,
de Bougie et de l'îlot qui précédait le port d'Alger,
ils leur promirent un tribut annuel et s'engagèrent à ne
pas abriter les navires de leurs ennemis. Cherchel n'en devint pas moins
un nid de pirates : un certain Hassan le Noir, corsaire turc, s'y installa
et organisa la course. Mais il porta ombrage à son ancien compagnon,
Aroudj, le premier Barberousse. Celui-ci rêvait de se rendre maître
d'Alger, dont les habitants, sans défiance, l'avaient appelé
contre les Espagnols, puis d'en faire la capitale d'un état qui
s'étendrait sur tout le nord de l'Afrique. Mais il devina en Hassan
un futur compétiteur. Aussi, prenant à peine le temps de
s'arrêter dans Alger, il se rendit à Cherchel, demanda une
entrevue à Hassan, s'empara de lui, et lui fit trancher la tête
; après quoi, laissant en ce lieu une centaine d'hommes, il reprit
la route d'Alger, où il exécuta ses projets ambitieux. Dans
la suite, il maintint la garnison de Cherchel et y construisit une forteresse
commandant le port. L'inscription qui était placée au-dessus
de la porte d'entrée est encore conservée : " Au
nom " de Dieu clément et miséricordieux Que Dieu répande
ses bénédictions sur notre seigneur Mohammed et sur sa famille!
Ceci est le fort de Cherchel qu'a fait construire le caïd Mahmoud
ben Fàres ez-Zaki, pendant le gouvernement et par l'ordre de l'Émir
qui exécute les ordres de Dieu, qui combat dans la voie de Dieu,
Aroudj ben Yacoub, à la date de l'année 924 (1518 après
J.-C.). "
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|
Le frère d'Aroudj, Khair ed-Din , devenu nominalement
le lieutenant du sultan de Constantinople, fit cruellement réprimer
une révolte survenue à Cherchel. La ville, qui paya désormais
un tribut annuel de trois cents pièces d'or, fut confiée
à un gouverneur turc ayant pour mission de surveiller les Beni-Menasser
du pays voisin, montagnards turbulents et pillards, et de maintenir dans
le devoir les citadins, plus faciles à manier : il était
assisté d'un conseil de dix notables. Auprès ou plutôt
en face de ce maître officiel, la famille des Ghobrini exerçait
une puissante autorité morale. Un de ses ancêtres, parti
du Maroc, était venu, vers la fin du quinzième siècle,
s'établir à Cherchel. Son fils Sidi Braham fut un marabout
fameux. On racontait de lui divers miracles. Devenu dans sa jeunesse esclave
d'un Turc d'Alger qui l'avait mis à la charrue, il passait son
temps en oraisons, tandis que ses bêtes faisaient d'elles-mêmes
la besogne qu'il aurait dit diriger. Plus lard, rentré à
Cherchel, après être allé s'instruire au Caire, il
avait nourri ses ouvriers avec deux simples petits plats, remplis l'un
de pain, l'autre de miel, qu'une main invisible remplaçait dès
qu'ils étaient vides. Ses actes de sainteté lui avaient
valu une grande fortune, dont ses descendants héritèrent,
ainsi que de son influence religieuse. Les Cherchelois étaient
en effet de bons musulmans, comme en témoigne cette inscription,
gravée sur la chaire de la grande mosquée, aujourd'hui hôpital
militaire : " Au nom du Dieu clément et miséricordieux
!
" En des édifices dont Dieu a permis la construction, et où
il a voulu que son nom fut proclamé, on entend célébrer
ses louanges, le matin et le soir, par des hommes que les préoccupations
des affaires commerciales ne détournent pas du souvenir de Dieu,
de l'accomplissement de la prière, ni du don de l'aumône,
et qui redoutent le jour où les curs et les yeux seront l'objet
des plus scrupuleuses investigations. Que la louange de Dieu soit proclamée
! Que le Dieu très puissant soit loué dans sa gloire ! 0
mon Dieu, affermissez la science de votre loi et accordez votre pardon
aux croyants et aux croyantes!' - Ouvrage terminé en l'année
981 (1573 après J.-C.). " La piété des gens
de Cherchel ne se montrait cependant pas toujours assez généreuse,
du moins au gré de ceux qui vivaient de la religion. On a prêté
cette épigramme au fameux marabout Si Ahmed ben Yousef " Cherchel
n'est que honte, avarice et rebut de la société. Son visage
est une face de brebis; son coeur, un coeur de loup. Sois-y marin ou forgeron
; sinon, sors de ses murs ! "
C'était en effet par son port et par son industrie que prospérait
la petite ville. Les Maures d'Espagne y fabriquaient surtout de la vaisselle
en terre, des fers à cheval, des objets en acier, de la cordonnerie.
Le port expédiait de grandes quantités de figues sèches,
commerce dont Cervantès parle dans son Don Quichotte. Il en sortait
aussi des corsaires, ce qui attira à plusieurs reprises l'attention
des États chrétiens sur Cherchel. En 1531, Charles-Quint,
songeant à s'emparer d'Alger, voulut s'assurer un lieu de débarquement
à proximité : il fut décidé que Cherchel serait
prise par l'illustre amiral André Doria. Celui-ci partit de Gênes
avec vingt vaisseaux, débarqua quinze cents hommes auprès
de la ville, qu'il surprit, et délivra plusieurs centaines de captifs
chrétiens, occupés à la construction d'un môle.
Mais ses soldats s'étant répandus par les rues pour piller,
les Turcs, réfugiés dans le fort, reprirent courage, se
jetèrent sur eux, en massacrèrent un grand nombre et en
firent prisonniers six cents. Doria se rembarqua en toute hale et s'éloigna.
Sans cet échec,Charles-Quint aurait eu un point d'appui lorsqu'il
vint, quelques années plus tard, assiéger Alger, et son
expédition ne se serait peut-être pas terminée par
un désastre. Sous Louis XIV, en 1665, le duc de Beaufort parut
devant Cherchel, y coula deux navires de corsaires et en prit trois. Dix-sept
ans après, l'amiral Duquesne s'arrêta en face de ce port,
avant d'aller bombarder Alger, et ses boulets y firent de grands dégâts.
En 1830, la ville comptait environ deux mille cinq cents habitants. Affranchie
de la domination turque, elle fut pendant quelque temps gouvernée
par la famille des Ghobrini, qui s'efforça de vivre en bonne intelligence
avec les Français, maîtres d'Alger, et de repousser les tentatives
de pillage des Beni Menasser. Mais l'émir Abd el Kader étendit
en 1838 son autorité sur les Cherchelois, qui durent se soumettre
à lui, d'assez mauvais gré ; l'année suivante, il
vint faire sa prière dans la grande mosquée, et il favorisa
l'établissement de corsaires dans le port. Au mois de décembre
1839, en sortit une tartane portant vingt-quatre hommes d'équipage;
elle rencontra un navire de commerce français, immobilisé
par un calme plat, le captura et le ramena à Cherchel, où
la cargaison fut pillée.
Cet acte de brigandage ne resta pas longtemps impuni. Le maréchal
Valée partit de Blida, en mars 1840, et il marcha sur Cherchel
qu'il trouva déserte: les habitants avaient fui à son approche
et il n'y était resté qu'un aveugle et un bossu. Valée
y laissa le commandant Cavaignac, qui eut à subir diverses attaques
des indigènes et put les repousser. L'année suivante, son
successeur, le commandant Gauthrin, fut moins heureux: dans une sortie,
les ennemis l'attaquèrent et le massacrèrent avec son arrière-garde.
Enfin, en 1843, Bugeaud et Changarnier vainquirent les Beni Menasser,
et Cherchel, protégée d'ailleurs par une enceinte de plus
d'un kilomètre et demi de long, n'eut plus à les craindre.
Le 20 septembre 1840, un arrêté du gouverneur général
y avait créé une colonie de cent familles. Sept ans après,
la ville comptait une population d'un millier d'Européens, et des
villages, rattachés à elle, étaient créés
à Novi, à l'ouest, sur le littoral, et à Zurich,
au sud-est, sur l'Oued el Hachem. En 1854, elle était organisée
en commune. Un petit port avait été aménagé,
dans les années précédentes, entre la côte
et l'îlot.
Le seul fait notable de l'histoire locale depuis la conquête est
le soulèvement des Beni Menasser, au mois de juillet 1871. Les
rebelles bloquèrent alors Cherchel et attaquèrent les villages
voisins. Au bout de quinze jours, le danger se trouvait écarté
par la mort du chef de la révolte, Malek el Berkani, et, trois
semaines après, l'insurrection était complètement
domptée. En 1891, la ville de Cherchel avait 3,812 habitants ;
son territoire en comptait 8 786, à savoir 6 306 Indigènes
et 2 480 Européens, dont 1 679 Français.
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