La Cité de bois du Champ-de-Manuvres
Voici que bientôt
va disparaître un quartier pittoresque de notre belle ville d'Alger,
non pas quelque coin mystérieux de la Casbah, non pas quelque
vestige d'El-Djezaïr de 1830, mais un quartier, presque neuf où,
à l'abri de quatre murs de planches, sont venus se réfugier,
lors d'une catastrophe qui les priva de leur foyer, et que tout le monde
a encore présente à la mémoire, des familles ouvrières
du quartier de la Marine. (
Etait-ce suite à cette catastrophe?)Je
veux parler de la cité-champignon formée par les baraques
de bois de l'ancien champ de manuvres.
Je sais peu d'endroits, à Alger, qui soient moins algérois
avec autant d'originalité, que cette petite ville dans la grande;
et peu de gens, je pense, connaissent la vie de ces baraquements : vie
pleine d'imprévu, grouillante et colorée, qui se déroule,
toute entière, de l'aube jusqu'au soir, dans l'espace compris
entre les longues maisonnettes de bois, au grand jour, au grand soleil.
Les habitations sont si restreintes, l'exiguïté des pièces
est telle que des bataillons de gosses en débordent, jouant au
dehors jusqu'à la nuit, dépenaillés, des pieds
nus, gais et splendides de santé. Quand, vers quatre heures et
demie, les portes des écoles s'ouvrent, les aînés
vont rejoindre frères et surs plus jeunes et, courant,
criant, piaffant, ils se dispersent en nappe colorée, comme une
fourmilière malencontreusement ouverte ;et c'est aussitôt
la prise de possession d'un amas de pierres meulières et d'un
tas de sable qui se trouvent là, comme par hasard, pour leur
plus grande joie. D'autres, moins bruyants - déjà pénétrés
de patriotisme - défilent drapeau en tête.
Un matin, sous un gai soleil printanier, j'ai vu un de Ces bambins qui,
revêtu de sa seule chemise de nuit, les pieds perdus dans d'immenses
pantoufles, marchait - sérieux et convaincu - à la tête
d'une dizaine d'autres gamins, portant fièrement un espèce
de manche à balai terminé par deux chiffons : un blanc,
un rouge (je présume qu'ils n'avaient pas trouvé de chiffon
bleu). N'importe, la petite chemise flottant au vent et l'embryon d'oriflamme
aussi, tout comme un vrai drapeau.
D'autres, garçons ou filles, aimant les jeux plus prosaïques,
pataugent inlassablement dans des flaques d'eau qui se forment à
la moindre pluie et qui, du bleu, passent au rose puis au mauve, sous
les rayons de la lumière décroissante.
Dans cette cité-champignon débordante de vie, je crois
bien que oiseaux, chats et chiens sont, ensemble, aussi nombreux que
les enfants. Et ce n'est pas peu dire! J'ai vu là d'innombrables
variétés de chiens de rue et, joyeux, espiègles,
les plus gracieux minets du monde. Bien nourris, ils digèrent
longuement, béatement, au soleil, les pattes avancées
et les muscles détendus dans une position de bêtes heureuses.
Même les chats égarés y sont bien accueillis.
J'ai retrouvé là, un jour, gorgée de lait, mais
tout de même craintive, une jeune chatte qu'on m'avait donnée
et qui, avide d'inconnu, avait profité pour fuir des portes laissées
grandes ouvertes dans un moment d'inattention. Elle aurait pu tout aussi
bien se perdre dans le labyrinthe de rues encombrées et bruyantes;
mais un bon génie la guida vers un de ces baraquements où
elle fut retrouvée le soir venu. Elle avait été
traitée comme les chats de la maison et, de n'avoir plus ni faim
ni soif, sa joie de me revoir fut certainement amoindrie.
Bons pour les animaux, les habitants de la cité-champignon ont
poussé là à l'extrême l'amour du pot de fleur.
Pas un seuil qui ne s'orne de quelques plantes. Tout ce qui était
inutile et susceptible de pouvoir contenir de la terre a été
transformé en minuscule jardinet où trois ou quatre variétés
de plantes que rien ne destinait à vivre ensemble y poussent
en bonne intelligence : des plantes grasses voisinent avec de superbes
dahlias à l'ombre desquels blanchissent des salades. Dans la
même caisse, un soir de juin, un volubilis superbe montait à
l'assaut de fils tendus, tandis qu'à ses pieds foisonnait, touffu
et prosaïque, un carré de persil.
D'un baraquement à l'autre, un inextricable réseau de
fils de fer est tendu; chaque jour renouvelées, des lessives
entières y sèchent en se balançant; le vent, parfois,
en passant, enfle une petite robe d'enfant, la transformant aussitôt
en une poupée sans tête bourrée de son ; un chiffon
rouge déteint se soulève et retombe comme une flamme ;
toutes les couleurs de l'arc-en-ciel sont là, avec leurs dérivés,
agitées de frissons multiples et contraires, dans un désordre
charmant.
Si vous passez vers midi au milieu des baraquements, vos narines seront
agréablement chatouillées par l'odeur d'une friture, d'un
suave aïoli ou d'un plantureux couscous. Les ménagères,
pour la plupart aux formes opulentes, gênées dans l'exercice
de leur fonction par l'étroitesse des cuisines, ont pris le parti
de cuisiner dehors, d'où ces effluves de mets divers, italiens,
espagnols, arabes, dont l'ensemble donnent le parfum bien spécifique
de notre cuisine algérienne.
L'après-midi, les ménagères, assises sur le seuil
des maisons, papotent, bruyamment d'une porte à l'autre, d'un
baraquement à l'autre. Des cris, des phrases aigres, des bruits
de dispute, des rires fusent tour à tour, et c'est comme un vacarme
de volière...
Le soir, quand s'allument les lampes électriques au coin des
longues maisonnettes de bois, un " sole mio " nasillard ou
une traînante " Prière de la Tosca " sortent
de la caisse d'un phonographe aux sons pauvres et métalliques;
c'est l'instant aussi où le Champ-de-Manuvres, avec les
triangles des toits, les pans d'ombre et de clarté, l'alignement
des baraques tantôt perpendiculaires, tantôt parallèles,
ressemble à un tableau cubiste, à une prise de vue d'un
film de René Clair, ou à un problème de géométrie.
Un peu plus tard, la " marmaille " rentre; elle s'entasse
comme elle peut dans deux minuscules chambres qu'on dirait faites pour
des poupées, et bientôt c'est le silence, un silence profond
que ne trouble nul grincement de tram, nul appel d'auto.
A la faveur d'un... mauvais rêve, j'ai pu voir, un certain matin,
le Champ-de-Manuvres sous un aspect que je ne lui connaissait
pas. Il pouvait être cinq heures et demie. Je rêvais que
les baraquements étaient en feu ; angoissé, dans un demi-sommeil,
je me précipite à la fenêtre, j'écarte les
rideaux, et soudain, réveillé, soulagé, je n'eus
devant moi que la calme ordonnance des maisonnettes de bois avec leurs
toits gris comme glacés de rose par les premiers rayons du soleil
levant ; fenêtres et portes étaient closes ; mais les auvents
de chaque ouverture étaient, dans le petit matin, pur comme autant
de paupières matinales qui s'entr'ouvrent...