La vie mouvementée d'un grand équipement :
Le barrage de Perregaux

extraits du numéro 45, 2ème trimestre 2010, de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
L'article comprend 5 illustrations non reproduites ici
www.cdha.fr
sur site le 1-12-2010

53 Ko
retour
 
Il existe le PDF (0,520 Mb) de ce texte, avec toutes les illustrations : cliquez sur l'image : barrage perregaux

La vie mouvementée d'un grand équipement :
Le barrage de Perregaux

Construction d'un premier barrage

Barrage de l'oued Fergoug avant sa rupture.
Barrage de l'oued Fergoug avant sa rupture.

Dès 1863, le centre de colonisation de Perrégaux fut créé ; le village doit son nom au célèbre général, héros de la conquête, mort à la suite d'une blessure au siège de Constantine.

Les colons, qui n'étaient qu'une trentaine à l'époque, avaient tout de suite compris que, dans une région où pendant l'été sévissait une grande sécheresse, l'eau ferait toujours défaut. La meilleure solution pour résoudre ce problème c'était de construire un barrage dans la plaine de l'Habra.

Ils demandèrent alors aux autorités l'autorisation de construire une digue à leurs frais. La retenue d'eau ainsi réalisée, barrage primitif sans doute, devait permettre d'arroser leurs terres en toutes saisons. Après constitution d'un solide dossier, les colons, se rendirent en délégation auprès des autorités de tutelle. Ils voulaient obtenir l'autorisation d'engager les travaux. Mais malgré de forts appuis politiques la délégation reçut une fin de non-recevoir. On leur fit dire que l'administration centrale avait un projet plus grandiose : construire un vaste barrage-réservoir sur l'Oued Fergoug.

C'est alors qu'on vit apparaître Dupré de Saint Maur, un riche colon de la région, Président de la Chambre d'Agriculture d'Oran et Président du Conseil Général d'Oran. Comme il connaissait les tergiversations de l'administration centrale, celui qu'on appelait le " colon d'Arbal " prit les choses en mains.

Pour parvenir à ses fins, le 24 juin 1864, à la tête d'une dizaine de personnalités, il lança un appel dans la presse pour reconstituer " l'Association oranaise ", un organisme qui était devenu moribond, afin d'acquérir toutes les terres de la région de l'Habra mises en vente par l'État en 1864.

Le " colon d'Arbal " décida de son propre chef la construction d'un barrage au nord-ouest de l'agglomération afin de dompter les eaux torrentielles des oueds et surtout irriguer les terres fertiles de la plaine de l'Habra.

C'est alors que le Colonel Deligny, qui commandait militairement la province, s'opposa violemment à Dupré de Saint Maur. Il était irrité par l'irruption de cet homme qui se souciait fort peu des personnes en place et encore moins de l'armée. Il ordonna aussitôt une perquisition dans les locaux de l'Écho d'Oran et opéra la saisie de la lettre-circulaire que Dupré de Saint Maur se proposait d'adresser à tous les colons de l'Oranie Mais ce dernier, qui disposait de solides appuis politiques à Oran, ouvrit immédiatement une souscription dans les colonnes de " l'Écho d'Oran ". Il voulait atteindre le montant du cautionnement demandé et participer à l'adjudication. Les capitaux nécessaires furent réunis en un temps record et ce fut la Société Jules Cahen, dirigée par François Debrousse, un ami de Dupré de Saint Maur qui fut déclarée adjudicataire des 24.000 hectares de la Société de l'Habra. Le but avait été atteint grâce à la pugnacité du colon d'Arbal, qui avait déjoué les plans des adversaires du projet ; les terres échappaient à la tutelle de l'Etat tentaculaire et il attaqua les travaux grâce à ses généreux donateurs.
Mais ceux-ci avaient été ajournés à cause de l'insurrection de 1864, qui fit partir quelques colons et en empêcha d'autres de s'installer dans la plaine. On ne les commença qu'en 1865. Les pionniers espéraient beaucoup qu'ils aboutiraient et que leurs terres seraient irriguées très vite mais hélas, ils ne purent en profiter que bien plus tard, car les travaux furent freinés par divers incidents.

En effet, l'ouvrage, qui fut appelé par la suite " barrage Saint Maur ", ne fut terminé qu'en 1872. Très simple dans sa conception il se présentait sous la forme d'un immense mur d'une longueur de 316 mètres flanqué en rive droite d'un mur de 30 mètres faisant un angle de 120° avec l'ouvrage central, tandis que sur la rive gauche, on avait créé un déversoir de 125 mètres de long faisant un angle de 35° avec le prolongement de l'axe du barrage. Ce déversoir était formé de deux murs verticaux réunis par un glacis en pente. Sa crête se trouvait à 1,60 mètres en contrebas de la plateforme du barrage. Le déversoir était un élément essentiel pour un barrage de ce type. En effet, il permettait d'écouler le trop-plein des eaux lorsque le réservoir avait atteint le niveau critique.

Hélas ! Manque de chance, cette année-là des pluies d'une ampleur exceptionnelle saluèrent sa mise en service et provoquèrent la rupture du mur engendrant une brèche de 55 mètres de longueur sur une hauteur de 12 mètres.

Cela commençait mal mais, contrairement aux habitudes, les pouvoirs publics intervinrent très rapidement et le barrage fut tout de suite remis en service. Il se présentait maintenant sous la forme d'un simple mur rectiligne qui s'étendait d'un bout à l'autre de la plaine de l'Habra mais dont le déversoir avait été renforcé.

Désormais, le barrage de l'Oued Fergoun allait métamorphoser la région apportant la fertilité dans une plaine brûlée par le soleil. Dès l'année 1875 le bassin connut un essor économique exceptionnel.

Les grandes crues de 1881

Hélas, encore une fois, le 18 décembre 1881, à la suite de fortes pluies, le barrage fut à nouveau rompu sur 125 mètres. Cet accident fut sans doute imputable à des fondations de très mauvaise qualité ou à une maçonnerie de faible résistance. L'eau qui se déversa dans la plaine entraîna de nouvelles et importantes inondations. Le flot dévastateur détruisit de nombreuses maisons et une partie de l'église. Les voies ferrées furent coupées et les ponts enlevés. On dénombra 250 morts.

Les secours accordés rapidement par la métropole permirent de remettre l'ouvrage en service dès 1883, mais avec une importante modification du profil. Il atteignait maintenant une longueur de 428 mètres y compris le déversoir de 128 mètres. L'eau arrêtée par le barrage forma un immense lac et elle s'écoulait vers un bief inférieur par d'immenses vannes qu'un seul homme pouvait actionner grâce à un ingénieux mécanisme. Sur une colline surplombant le plan d'eau, l'ingénieur concepteur de l'ouvrage avait fait construire une tour dans laquelle il avait placé deux énormes robinets qui réglaient les vannes. Ils permettaient en cas de besoin d'évacuer les eaux en peu de temps pour alléger la pression du liquide. Ce bâtiment, qui surplombait le barrage, était en fait un véritable château d'eau où le liquide était aspiré par une pompe à bras actionnée par un seul homme. La pression maintenue dans le château d'eau permettait à l'employé chargé de la surveillance d'ouvrir ou de fermer les vannes en quelques minutes sans effort démesuré. C'était là un système inventif dont l'ingénieur Barrelier, constructeur de l'ouvrage, était très fier.

Ainsi, grâce à cette oeuvre imposante, l'agglomération put se développer et s'embellir. Car malgré tous ces malheurs il faisait bon vivre dans cette charmante bourgade.

En 1890 la population atteignait 8560 habitants parmi lesquels on comptait 1558 Français, 3136 étrangers pour la
plupart des Espagnols et 3866 Indigènes. Dans la plaine généreusement irriguée par les eaux du barrage, on cultivait le blé, l'orge, l'avoine, le maïs et les fèves tandis que les plantations d'oliviers se multipliaient et que l'élevage de boeufs et de moutons prospérait.

Novembre 1927 nouvelle rupture du barrage

Cliquer sur l'image pour agrandir
Locomotive renversée par les eaux
Locomotive renversée par les eaux
Cliquer sur l'image pour agrandir
Barrage actuel?
Barrage actuel?

À l'automne de l'année 1927, il avait plu sur tout l'Oranais sans interruption et l'Oued Fergoun était sorti de son lit. Les Perrégaulois du haut de la passerelle du chemin de fer scrutaient avec anxiété la montée des eaux, car la catastrophe de 1881 était restée inscrite dans toutes les mémoires.

Ils se rendaient sur le pont, qui se trouvait à l'orée de l'agglomération. De cette élévation, d'où l'on surplombe la voie qui relie Alger à Oran, ils assistaient impuissants et avec grande anxiété à l'inexorable montée des eaux.

Au barrage, constatant l'élévation du niveau, conséquence de ces pluies incessantes, l'ingénieur responsable décida alors d'ouvrir les vannes d'évacuation. Mais cette opération ne suffit pas à diminuer la pression qui s'exerçait sur l'ouvrage. En 24 heures, le niveau s'était élevé de 30 mètres.

Ayant été alerté par l'ingénieur, le maire, Pascal Serres, très inquiet mit en garde ses administrés car il convenait de se montrer vigilants. Les Perrégaulois avaient déjà donné. Les villageois dormaient tout habillés, prêts à se rendre sur une colline très proche pour se mettre à l'abri de la montée des eaux.

Au matin du samedi 26 novembre, un sinistre craquement avertit l'ingénieur de service au barrage. Il se passait quelque chose d'anormal. Puis le barrage se mit à vibrer et soudain il s'effondra par son milieu. L'ouvrage était rompu et une vague gigantesque descendit à l'assaut de la plaine du Habra. Par téléphone, l'ingénieur avait pu avertir le maire qui donna aussitôt l'alarme. Le curé de l'église Saint Martin fit sonner le tocsin, tandis que le chef de gare actionnait les sirènes du dépôt des chemins de fer.

Une population affolée

Affolée, la population se réfugia sur les hauteurs ou dans les étages supérieurs des maisons. Trois quarts d'heure après l'annonce de la rupture du barrage, une vague immense déferla sur l'agglomération. Elle entraîna tout sur son passage. Le pont du chemin de fer fut emporté, et les locomotives du dépôt furent balayées et charriées jusqu'au milieu du village. Dans la plaine, les routes furent submergées, les vergers arrachés et les récoltes anéanties. Les eaux boueuses qui atteignaient deux mètres de hauteur envahirent la plaine.

Quand le flot se retira, les Perrégaulois découvrirent un spectacle de désolation. Le flot avait dégradé toutes les routes et détruit les ponts. Dans le village, une cinquantaine de maisons s'étaient effondrées et les agriculteurs avaient vu toutes les récoltes détruites. Le flot s'était étalé sur 20 kilomètres, heureusement que la vague en s'étendant dans la vaste plaine avait perdu de sa puissance.

Rapidement les secours s'organisèrent. Le 19° Génie arriva rapidement d'Alger, tandis que les légionnaires de Sidi-Bel-Abbès s'étaient rendus sur les lieux immédiatement. Travaillant d'arrache pieds, ils remirent très vite en état la voie du chemin de fer pour assurer les approvisionnements. Dès le 31 décembre, grâce aux fameux ponts Pigeaud qu'on avait fait venir de Métropole, le train pouvait circuler tandis que les liaisons télégraphiques qui avaient été coupées sur plusieurs kilomètres étaient rétablies.

Mais il pleuvait encore sans discontinuer et le 31 décembre les digues de l'ancien barrage Saint Maur, le premier construit, situé en amont, cédèrent à leur tour sous la pression des eaux. Les pauvres habitants de Perrégaux, à peine remis de leurs émotions, virent cette nouvelle vague les submerger. Courageux, malgré ce mauvais coup du sort, pataugeant dans le cloaque, ils se remirent à nettoyer à grands coups de balais les maisons et les rues de l'agglomération. À bord d'une large barque maniée par des rameurs du Génie, le Gouverneur Général Pierre Bordes accourut pour constater les dégâts. Il visita longuement les lieux du sinistre et distribua des paroles de réconfort. Courageusement les Perrégaulois ne ménageaient pas leur peine, car il y avait de la boue partout, des montagnes de vase gluante dans les rez-de-chaussée des maisons, sur les trottoirs, sur les routes et dans la campagne environnante. L'eau avait envahi les fermes et les pauvres agriculteurs de la plaine, montés sur les toits de leurs maisons, avaient vu avec effroi leurs terres envahies par les eaux et leurs arbres déracinés sous la violence du flot. Ces hommes, qui avaient défriché ces sols sous un soleil de plomb, arraché les palmiers nains pendant qu'ils subissaient l'assaut des moustiques, insectes propagateurs du paludisme, de la malaria et autres fièvres, tout en devant monter une garde vigilante, car dans la région les maraudeurs et autres bandits de grands chemins rodaient autour des fermes, étaient complètement anéantis.

Dans toute l'Algérie un vaste mouvement de solidarité se développa en faveur des sinistrés. Vous pouvez d'ailleurs consulter au C.D.H.A. les séries de cartes postales émises au profit des pauvres Perrégaulois. Pendant des décennies la trace de l'inondation restera visible sur les murs du village.

Mohammedia aujourd'hui

Après l'indépendance, la majorité des habitants européens est partie. Seul un petit nombre resta après l'exode pour assurer certaines activités, comme l'atelier des chemins de fer, les écoles, l'église ; mais dix ans après il ne restait plus que dix pieds-noirs au village.

Ce départ entraîna des conséquences désastreuses sur le plan économique. Au bout de trente années, faute de compétences dans l'agriculture, et surtout à cause de l'envasement du barrage, il n'y avait plus d'eau non seulement pour l'irrigation mais également pour l'eau potable.

Une agriculture sans eau ne peut exister et aujourd'hui la plaine d'El Habra ne peut plus suffire à nourrir les populations de la région et la sécheresse estivale entraîne des conséquences irrémédiables sur les cultures. Les usines de conditionnement d'agrumes ont fermé leurs portes entraînant un chômage catastrophique. De plus, l'explosion démographique a porté la population à 136.000 habitants. Le chômage allié au manque de débouchés ne laisse plus aux habitants que le choix d'émigrer dans les villes avoisinantes ou vers L'étranger, l'Europe et la France notamment. L'activité culturelle est devenue totalement inexistante.

Gérard Seguy

Sources :
Le remarquable site internet de l'Amicale des Perrégaulois. L'illustration N° 4423 du 10 déc. 1927 : Les eaux déchaînées en Oranie.
Biographie de Dupré de Saint Maur, par Roland Villot. L'Algérianiste N° 83 de Septembre 1998: L'inondation de Perrégaux, Témoignage de André Kappes.