Les
trésors du CDHA Etude
sur l'organisation, la construction et la défense des villages de Colonisation.
1889. Par Georges Sénéchal,
Officier d'Infanterie de Marine, Chef de Bataillon au igème Régiment
d'Infanterie territoriale. Le premier
travail que j'avais entrepris sur l'organisation des villages défensifs
de colonisation, travail qui a eu l'honneur d'être récompensé
à l'Exposition Internationale d'Amsterdam, avait été fait
spécialement pour l'Algérie ; bien que les principes qu'il émettait
fussent susceptibles de généralisation à l'usage de tous
les pays où les colons ont à lutter contre les indigènes,
les pillards ou les brigands. En approuvant alors l'ensemble de la conception,
le Ministère de la Guerre avait signalé des lacunes et soulevé
quelques objections. Je me suis attaché, dans une nouvelle étude,
à perfectionner les points qui avaient suscité la critique, ainsi
qu'à répondre aux objections fondées. Mon second travail
adressé à l'Exposition Internationale d'Anvers par la Société
des Etudes Coloniales et maritimes, fût récompensé d'un diplôme
de médaille d'argent. J'ai continué mes études,
et très préoccupé de l'idée prédominante du
petit nombre de défenseurs dont on dispose généralement pour
couvrir une surface assez étendue, j'ai cherché à remédier
à cet inconvénient dans la mesure du possible. A l'Exposition
internationale des Sciences et Arts Industriels de Paris en 1886, j'ai présenté
de nouveau le résultat de mes études et j'ai obtenu une médaille
de vermeil décernée par le Jury que présidait Monsieur l'Amiral
Thomasset. Mes études comportaient des constructions en maçonneries,
qui nécessitaient l'emploi de la pierre, ce qui s'explique puisque primitivement
je n'avais pensé qu'à l'Algérie or bien dans cette riche
contrée, que sur tout le continent Africain, l'application du système
était facile. En revanche il était complètement
en défaut dans les contrées où la pierre est rare et où
en fait de matériaux on ne rencontre guère que du bois. Je n'ai nullement
la prétention de présenter un travail parfait, ni une règle
absolue, mais seulement de tracer quelques grandes lignes, de mettre en avant
quelques principes dont la mise en pratique, modifiée suivant les circonstances
et combinée grâce à l'initiative personnelle, me paraît
on ne peut plus justifiée. Un gouvernement jaloux de se créer
un empire colonial devrait en vulgariser la connaissance ne serait-ce que par
sollicitude pour ceux de nos compatriotes qui, hardis pionniers de la civilisation,
vont porter le nom de la France au risque de leur vie, dans les contrées
les plus éloignées et les moins connues. " De même
qu'en fortification, tout en reconnaissant la nécessité de supprimer
les secteurs sans feu, on n'a pu encore y arriver complètement, malgré
l'application du système polygonal, de même qu'aujourd'hui on a été
amené à remplacer le blindage d'acier des forts par la construction
de masses couvrantes en béton, sans être sûr du résultat
; il en est de même dans le système que je propose, où il
y a encore des côtés faibles et où il y en aura toujours ;
mais j'estime toutefois que par son application, il diminuerait singulièrement
les risques de pillage et d'incendie auxquels sont journellement exposés
tous les colons qui ne cherchent leur bien-être que dans l'exploitation
paisible de la terre ne devant tout qu'à leur travail et sans lesquels
il n'y a pas d'empire colonial possible et surtout durable . Au moment
où, de tous côtés en Europe, les puissances semblent s'occuper
plus que jamais de l'extension de leur empire colonial, au moment où, pour
ainsi dire, on monte à l'assaut du continent africain, la question de la
construction, de l'organisation et de la défense des villages de colonisation
est d'une opportunité indéniable. Elle s'impose d'ailleurs
aussi bien au Tonkin qu'au Congo et au Soudan, aux colonies proprement dites qu'aux
pays de protectorat, voire même à Madagascar où il n'y a pas
si longtemps que le vice-consul anglais à Majunga, appelait les chercheurs
d'or du Cap et du Transwaal à venir par la force, s'emparer des placers
exploités par les français à Mératanana. La question
a sa raison d'être partout où la civilisation veut pénétrer
et faire sentir son influence bienfaisante et civilisatrice. C'est la protection
et la sécurité pour le travailleur honnête : elles lui sont
légitimement dues. Les Anglais, partout où ils ont passés,
n'ont su, comme système de colonisation, qu'organiser le massacre et la
ruine, l'extermination, la spoliation et l'exploitation sans vergogne de la race
indigène semblant résumer pour ces cyniques tout le génie
de la colonisation, toutes les règles de conduite. Les Indes et
l'Amérique du Nord en constituent les deux plus frappants exemples, que
les Allemands imitent comme ils l'ont montré à Samoa et sur la côte
occidentale de l'Afrique. Si cette manière d'agir n'engendre que
le dégoût et ne soulève que la haine et le mépris,
il ne faut pas non plus tomber dans l'excès inverse et s'imaginer que les
populations, qu'en réalité on vient de déposséder
d'un territoire qui leur appartient, verront toujours d'un bon oeil, au moins
dans le commencement, le développement des colonies, l'accroissement des
villages, envahissant de jour en jour leur territoire. Elles ne peuvent comprendre
de prime saut ce que nous appelons les bienfaits de la civilisation.
D'autre part, toutes les peuplades primitives, à la vue de nos travaux,
et des produits ou des résultats obtenus par notre industrie, ne peuvent
se défendre d'un sentiment d'envie. Il faut donc continuellement se tenir
en garde contre les violences et les dépréciations que peuvent vouloir
exercer de temps à autres ces peuples enfants qui ne connaissent d'autres
lois que la satisfaction de leurs désirs ou de leurs appétits. Nous
autres peuples, soit disant civilisés, nous subissons trop facilement les
influences de la cupidité non satisfaite et de l'ambition inassouvie, pour
ne pas comprendre toute la vigueur et la force impérieuse de ces sentiments
chez les populations inférieures. Les colons qui s'aventurent donc dans
les régions peu ou point explorées ou pacifiées sont absolument
dans la situation de sentinelles avancées qui doivent continuellement se
tenir sur la défensive. Leur en faciliter les moyens constitue un devoir
pour tous les gouvernements à l'ombre du pavillon sous lesquels ils s'abritent.
En Afrique surtout, la majeure partie, pour ne pas dire la presque totalité
de la population est musulmane ; or le fanatisme musulman, les principes mêmes
du Koran se dresseront toujours entre notre civilisation et les disciples de Mahomet.
Nos platoniques moyens de persuasion viendront toujours se briser contre le brigandage
qui, pour nos adversaires, devient une oeuvre méritoire du moment qu'il
s'exerce aux dépens des Roumis ou des Giaours à quelque nationalité
qu'ils appartiennent. Même après la conquête, cette situation
n'est pas changée, car les populations de l'Islamisme ne cédant,
ne s'inclinant que devant la force, elles attendent, espèrent sans cesse
et guettent le moment où devenues les plus fortes, à leur tour,
elles pourront chasser de leur territoire, ces parasites et ces chiens, qui pour
elles ne seront jamais que des usurpateurs dont Allah un jour saura bien les débarrasser.
Il en est de même des sectateurs de Confucius et de Brahma, comme de
ceux de Mahomet. En Cochinchine, au Cambodge, au Tonkin, comme en Algérie
ou au Sénégal, les faits prouvent ce que j'avance ; car depuis 1830
nous avons eu pour ainsi dire chaque année des mouvements insurrectionnels
à réprimer, ou de véritables révoltes à combattre.
Les avis sont des plus partagés quand il s'agit de rechercher les
causes de ces soulèvements. Personnellement, j'estime qu'il y a là
surtout, d'une part une question de fanatisme religieux que nous sceptiques, nous
avons peine à admettre, d'autre part un manque absolu de direction constante
dans nos visées administratives. Dans tous les cas, quelle qu'en
soit la cause, l'effet n'en subsiste pas moins, c'est une raison suffisante pour
qu'on ne néglige rien pour s'en préserver. Les tendances à
l'insurrection sont perpétuelles, on ne saurait trop par suite se tenir
sur ses gardes. Les colons qui péniblement
sont les premiers pionniers qui consacrent une conquête, la font fructifier
et la rendent utile, sont les principaux auxiliaires des gouvernements, qui en
dehors même de la question d'humanité, leur doivent aide et protection
; c'est donc d'abord leur sécurité qu'il importe d'assurer.
Toutes les hautes personnalités qui se sont succédées
à la tête de nos possessions ont toujours été imbues
de cette idée, dont elles reconnaissaient l'importance primordiale.
En Algérie, Monsieur le Maréchal Bugeaud, le premier, s'est
occupé de préserver les paisibles travailleurs contre les incursions
des tribus insoumises. Depuis, bien des notabilités compétentes
ont également consacré leurs études à cette question
et, malgré les divergences des idées dans les détails, il
est resté un fait indiscutable établi et reconnu par tous : c'est
la nécessité absolue de mettre les villages à l'abri d'un
coup de main en donnant à la défense des moyens d'action puisés
dans son sein même sans attente immédiate de secours extérieurs,
et en lui fournissant des abris, des ouvrages, en terme technique des réduits
qui puissent leur permettre de prolonger la résistance dans l'attente de
secours qui, sans ces précautions, ne réussiraient qu'à arriver
toujours trop tard . Divers systèmes ont été successivement
proposés, aucun n'a été complètement adopté,
ni sérieusement mis en pratique, sauf celui du Maréchal Bugeaud
et celui du Colonel Fourchaut. Pourquoi ? Il serait difficile de répondre
catégoriquement car tous les systèmes offrent à côté
de leurs inconvénients d'indiscutables avantages. " Il serait
bien difficile de déterminer, de façon absolument exacte, l'emplacement
particulier des villages de colonisation ; cependant vu leur situation spéciale
de sentinelles avancées, on peut dire qu'un des soins qui leur incombent
est la garde des routes naturelles ou artificielles donnant accès dans
les régions pacifiées d'une colonie ou conduisant à la mer.
Dans la plupart des cas, ils se trouvent donc sur des routes qu'ils sont
appelés à commander et à défendre. La topographie
des lieux devra sans doute modifier la forme qu'ils pourront affecter ; mais on
peut cependant déterminer, d'avance, certaines règles d'ordre général,
dont il sera toujours prudent et souvent nécessaire de ne jamais s'écarter.
C'est ainsi qu'on peut toujours dire et donner comme règle immuable
que l'emplacement des réduits défensifs devra être disposé
en file, à portée de fusil des points culminants environnants qui
pourraient les commander, et d'autre part que les grandes rues et artères
déterminées par les trajectoires, zones de protection des différents
ouvrages, devront, une fois arrêtées par la nécessité
de la défense, rester immuables, sans qu'un bon plaisir non justifié,
puisse venir en modifier le tracé ou en couper le jet, pour la plus complète
satisfaction de caprices ou d'intérêts personnels. Il semble
puéril d'insister sur ce point, et cependant il n'est arrivé que
trop souvent que les intérêts publics aient ainsi été
sacrifiés au caprice d'un individu plus ou moins intrigant ou puissant.
Pour la construction des villages de colonisation et surtout pour celle des
moyens de défense à mettre à leur disposition, il doit encore
être tenu compte du genre d'ennemis que les colons auront à combattre
; de leurs caractères particuliers, de leurs moyens d'action, de leur manière
d'attaquer. Il tombe en effet sous le sens qu'on ne se défend pas contre
des sauvages de la même façon que contre des gens civilisés.
On ne repousse pas des Anamites et des Chinois comme des Yoloffs ; des Prussiens
comme des Arabes et des Hovas. Ces considérations ont une importance
extrême pour l'économie des constructions et l'ensemble d'un système,
il est donc urgent de s'y arrêter. 1° En général
les populations contre lesquelles on a à se défendre ne disposent
d'aucune artillerie, les ouvrages défensifs par suite, n'ont besoin d'aucun
revêtement considérable et les masses couvrantes peuvent simplement
se réduire à des murs d'habitation particulière.
2°Les indigènes attaquent en bandes qui cherchent surtout à
détruire et piller ; ils sont incapables de soutenir un siège en
règle, et devant le plus petit ouvrage sérieusement défendu
ils reculent, d'abord à cause de la lenteur des travaux d'approche et du
danger qu'il y a à aborder de front les ouvrages, et ensuite à cause
du minime butin qui resterait en leur pouvoir après un siège.
3° Les indigènes attaquent toujours par surprise, ils cherchent
à dissimuler leur approche le plus longtemps possible, fondent ensuite
sur l'ennemi comme une avalanche, pillent d'abord et allument l'incendie pour
couvrir leur retraite. L'impromptu, la rapidité, l'élan
de leur attaque en constituent la force, il faut donc être continuellement
sur ses gardes, pouvoir tout de suite se mettre en défense, et autant que
possible éviter le choc de cet élan fougueux, qui n'a que ce côté
de redoutable. 4° Le pillage est le grand but ; il est donc important qu'après
le retrait des défenseurs dans les réduits, le séjour des
assaillants dans le village devienne le plus difficile possible, d'une part pour
qu'ils n'aient pas toute la latitude pour faire le mal, d'autre part pour qu'il
leur soit impossible de concentrer aisément leurs forces sur un point sans
être inquiétés, soit sur les flancs soit sur les derrières.
C'est justement là une des objections que je signalais précédemment
contre le système de l'unique réduit central du Colonel Fourchault.
En résumé le système peut se décrire ainsi :
A l'enceinte continue qui gêne la circulation, entrave le développement
du village, etc... : substitution d'une enceinte fiction faite par des grandes
rues enfilées par des feux, des ouvrages remplaçant le blockhaus.
Cette enceinte ne devient réelle qu'au moment de la lutte et les feux croisés
donnent un effet utile considérable. Enfin les ouvrages donnent
un mutuel appui qui augmentent leur force. Comme on le reproche au plan
Fourchault, le village ne se trouve pas abandonné à la merci des
assaillants. Pour y entrer, ou en sortir, il faut passer sous les feux croisés
des ouvrages extérieurs. Enfin le réduit central est nécessaire,
parce que, suivant que les efforts des assaillants se porteraient de préférence
sur un point ou un ouvrage, il peut, soit par son action directe, soit par une
sortie, opérer une puissante diversion et dégager ainsi le point
menacé. L'ensemble de tout le projet, aussi bien dans son tracé
que dans ses détails de construction, son armement et sa mise en défense,
tout imparfait qu'il soit encore, semble quant à présent être
encore le meilleur moyen de mettre en pratique au profit des colons dans la colonie
proprement dite, comme dans le pays de protectorat, par exemple au Tonkin, à
Madagascar, au Congo, au Gabon, l'antique adage : " Si
vis pacem, para bellum " . Le 15 Avril 1889. par
Jean-Marc Gely |