L'impossible citoyenneté des Français musulmans d'Algérie ?
Dossier : nationalité et citoyenneté

extraits du numéro 61, 3è et 4è trimestres 2015, de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
www.cdha.fr

ici, en janvier 2016

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L'impossible citoyenneté des Français musulmans d'Algérie ?

Au moment de la conquête, les populations de la future Algérie étaient apatrides. Mais, pour ce qui concerne les Musulmans, cela ne les affectait en rien, puisque leur identité s'exprimait d'une part au travers de leur appartenance au monde musulman, à la communauté des croyants et, d'autre part, du fait de leur appartenance à la tribu ou à la cité. Les notions d'état ou encore celle de nation, leur étaient totalement étrangères. Les déclarer " nationaux français " n'avait, en ce temps-là, aucune signification pour elles.

Le problème, qui finalement ne fut jamais résolu, résidait donc non pas dans la nationalité mais bien dans la citoyenneté française qui peut se définir comme l'adhésion à l'ensemble des droits et des devoirs civils et politiques des Français envers la collectivité publique française.

L'accession à la pleine citoyenneté française n'a concerné que très peu de Français musulmans pour plusieurs raisons :

Pour accéder à la pleine citoyenneté française, les Français musulmans devaient s'engager individuellement à respecter le Code Civil et, de fait, renoncer à leurs coutumes incompatibles avec celui-ci au nombre de cinq principalement :
1-La polygamie.
2-Le Djebr, droit de contrainte matrimoniale permettant au père de marier son enfant sans son consentement, qui aboutit parfois au viol légal, toujours dramatique.
3-La répudiation, droit de rompre le mariage à la discrétion du mari.
4-La théorie de l'enfant endormi, qui per
met de reconnaître la légitimité de la filiation d'un enfant né plus de dix mois après la dissolution du mariage.
5-Le privilège successoral des mâles.

La religion musulmane régit conjointement la religion et le droit. Renoncer à ces coutumes équivaut à une apostasie, autant dire un rejet de sa communauté d'origine. Le prophète n'a-t-il pas dit qu'il n'existe que trois cas dans lesquels on puisse verser le sang d'un Musulman : le coupable de meurtre, l'adultère mariée et l'apostat qui abandonne la communauté musulmane. " S'ils tournent le dos, prenez-les et tuez- les où que vous les trouviez ". ( Coran, Sourate IV, verset 91 )

On pourrait penser que ces coutumes très anciennes auraient pu évoluer au contact des populations européennes qui s'installaient progressivement en Algérie. Mais il n'en a rien été. Bien au contraire, alors que certains pays musulmans s'occidentalisaient, comme la Turquie ou l'Égypte, en Algérie le législateur français, en voulant rédiger les coutumes indigènes, les a en fait fixées, dans un esprit de respect discutable de la convention de 1830, les empêchant d'évoluer.

Comme le fait remarquer Edmond Norès dans son livre " L'oeuvre de la France en Algérie ", paru en 1931, ce droit coranique, qui n'a pas évolué depuis dix siècles, la porte de l'Idjtihad étant fermée depuis le Xe siècle, est souvent incohérent ( il autorise des actes qu'il blâme par ailleurs ), incertain ( il n'y a pas d'autorité de la chose jugée ), et repose sur des opinions contradictoires formulées dans des recueils hermétiques par des docteurs de rites différents.

De son côté, René Maunier, professeur à la Faculté de Droit de Paris et auteur en 1932 du livre " Loi française et coutume indigène en Algérie ", pensait qu'il faudrait absolument oser réformer ces coutumes en se fondant sur la moralité et l'ordre public, sous peine d'installer durablement une sclérose redoutable.

L'importance de la tribu et du droit tribal constitue un autre aspect de la question, rarement mis en avant. Comme il a été dit, pas de nation, pas d'état en 1830, mais des tribus et quelques cités. La tribu rassemble les descendants d'un même ancêtre, et représente également une communauté de culte. L'autorité est dévolue aux vieux et non aux jeunes, aux hommes et non aux femmes, un peu comme dans la famille romaine, avec la toute puissance du Pater
Familias.

La justice musulmane est avant tout un arbitrage, à caractère religieux, entre les familles qui composent la tribu. Hors de la tribu, il n'y a pas de justice, et la justice des parents aboutit parfois aux vengeances privées. Le Cadi juge seul, sans délibération, sans appel.

Dans les cités, où les confréries religieuses sont très présentes, on respecte les Tolbas ( spécialistes du Coran ), les Ulémas ( docteurs de la loi coranique ), les Chorfas ( descendants du prophète ), personnages auxquels la population attribue parfois des pouvoirs magiques, et qui ne se privent pas de propos hostiles aux étrangers à la cité, et en particulier aux Européens infidèles, et parfois méprisés comme tels.

Ces quelques réflexions montrent l'immense décalage qui existait, d'une part entre les propositions généreuses de la France, plusieurs fois réitérées, de permettre l'accession à la pleine citoyenneté française par une démarche individuelle volontaire, et d'autre part la réalité du poids de la religion et de l'emprise de la collectivité tribale sur l'individu placé dans l'impossibilité d'exercer un choix personnel sans être rejeté par le groupe familial, la tribu, la cité, ou la communauté des croyants.

En fin de compte, la République, dans l'incapacité d'imposer ses lois civiles aux populations musulmanes a réalisé, tout à fait inutilement, quelque chose tout aussi impossible que la quadrature du cercle, en reconnaissant aux Français musulmans une citoyenneté dans le statut ", au prix très élevé de l'abandon des principes républicains d'égalité de tous devant la loi.

Jean Damidot