L'impossible citoyenneté
des Français musulmans d'Algérie ?
Au moment de la conquête, les populations
de la future Algérie étaient apatrides. Mais, pour ce qui
concerne les Musulmans, cela ne les affectait en rien, puisque leur identité
s'exprimait d'une part au travers de leur appartenance au monde musulman,
à la communauté des croyants et, d'autre part, du fait de
leur appartenance à la tribu ou à la cité. Les notions
d'état ou encore celle de nation, leur étaient totalement
étrangères. Les déclarer " nationaux français
" n'avait, en ce temps-là, aucune signification pour elles.
Le problème, qui finalement ne fut jamais résolu, résidait
donc non pas dans la nationalité mais bien dans la citoyenneté
française qui peut se définir comme l'adhésion à
l'ensemble des droits et des devoirs civils et politiques des Français
envers la collectivité publique française.
L'accession à la pleine citoyenneté française n'a
concerné que très peu de Français musulmans pour
plusieurs raisons :
Pour accéder à la pleine citoyenneté française,
les Français musulmans devaient s'engager individuellement à
respecter le Code Civil et, de fait, renoncer à leurs coutumes
incompatibles avec celui-ci au nombre de cinq principalement :
1-La polygamie.
2-Le Djebr, droit de contrainte matrimoniale permettant au père
de marier son enfant sans son consentement, qui aboutit parfois au viol
légal, toujours dramatique.
3-La répudiation, droit de rompre le mariage à la discrétion
du mari.
4-La théorie de l'enfant endormi, qui permet
de reconnaître la légitimité de la filiation d'un
enfant né plus de dix mois après la dissolution du mariage.
5-Le privilège successoral des mâles.
La religion musulmane régit conjointement la religion et le droit.
Renoncer à ces coutumes équivaut à une apostasie,
autant dire un rejet de sa communauté d'origine. Le prophète
n'a-t-il pas dit qu'il n'existe que trois cas dans lesquels on puisse
verser le sang d'un Musulman : le coupable de meurtre, l'adultère
mariée et l'apostat qui abandonne la communauté musulmane.
" S'ils tournent le dos, prenez-les et tuez- les où que vous
les trouviez ". ( Coran, Sourate IV, verset 91 )
On pourrait penser que ces coutumes très anciennes auraient
pu évoluer au contact des populations européennes qui
s'installaient progressivement en Algérie. Mais il n'en a rien
été. Bien au contraire, alors que certains pays musulmans
s'occidentalisaient, comme la Turquie ou l'Égypte, en Algérie
le législateur français, en voulant rédiger les coutumes
indigènes, les a en fait fixées, dans un esprit de respect
discutable de la convention de 1830, les empêchant d'évoluer.
Comme le fait remarquer Edmond Norès dans son livre " L'oeuvre
de la France en Algérie ", paru en 1931, ce droit coranique,
qui n'a pas évolué depuis dix siècles, la porte de
l'Idjtihad étant fermée depuis le Xe siècle, est
souvent incohérent ( il autorise des actes qu'il blâme par
ailleurs ), incertain ( il n'y a pas d'autorité de la chose jugée
), et repose sur des opinions contradictoires formulées dans des
recueils hermétiques par des docteurs de rites différents.
De son côté, René Maunier, professeur à la
Faculté de Droit de Paris et auteur en 1932 du livre " Loi
française et coutume indigène en Algérie ",
pensait qu'il faudrait absolument oser réformer ces coutumes en
se fondant sur la moralité et l'ordre public, sous peine d'installer
durablement une sclérose redoutable.
L'importance de la tribu et du droit tribal constitue un autre
aspect de la question, rarement mis en avant. Comme il a été
dit, pas de nation, pas d'état en 1830, mais des tribus et quelques
cités. La tribu rassemble les descendants d'un même ancêtre,
et représente également une communauté de culte.
L'autorité est dévolue aux vieux et non aux jeunes, aux
hommes et non aux femmes, un peu comme dans la famille romaine, avec la
toute puissance du Pater
Familias.
La justice musulmane est avant tout un arbitrage, à caractère
religieux, entre les familles qui composent la tribu. Hors de la tribu,
il n'y a pas de justice, et la justice des parents aboutit parfois aux
vengeances privées. Le Cadi juge seul, sans délibération,
sans appel.
Dans les cités, où les confréries religieuses sont
très présentes, on respecte les Tolbas ( spécialistes
du Coran ), les Ulémas ( docteurs de la loi coranique ), les Chorfas
( descendants du prophète ), personnages auxquels la population
attribue parfois des pouvoirs magiques, et qui ne se privent pas de propos
hostiles aux étrangers à la cité, et en particulier
aux Européens infidèles, et parfois méprisés
comme tels.
Ces quelques réflexions montrent l'immense décalage qui
existait, d'une part entre les propositions généreuses de
la France, plusieurs fois réitérées, de permettre
l'accession à la pleine citoyenneté française par
une démarche individuelle volontaire, et d'autre part la réalité
du poids de la religion et de l'emprise de la collectivité tribale
sur l'individu placé dans l'impossibilité d'exercer un choix
personnel sans être rejeté par le groupe familial, la tribu,
la cité, ou la communauté des croyants.
En fin de compte, la République, dans l'incapacité d'imposer
ses lois civiles aux populations musulmanes a réalisé, tout
à fait inutilement, quelque chose tout aussi impossible que la
quadrature du cercle, en reconnaissant aux Français musulmans une
citoyenneté dans le statut ", au prix très élevé
de l'abandon des principes républicains d'égalité
de tous devant la loi.
Jean Damidot
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