Au départ, il y a le texte de la Capitulation accordée par
le général en chef de l'armée française à
son Altesse le Dey d'Alger le 5 juillet 1830 : " L'exercice de la
religion mahométane restera libre... ". Elle ne concernait
que la seule ville d'Alger et le temps de son occupation. Mais l'occupation
s'étendant peu à peu et la conquête se développant,
les autorités françaises donnèrent à ce texte
une portée générale. En respectant la religion des
populations indigènes, on respecta l'organisation sociale correspondante,
de telle sorte que, petit à petit, il devint nécessaire
de distinguer nationalité et citoyenneté. Jamais l'égalité
" national = citoyen " ne fut observée totalement durant
toute la période française.
Tous français depuis le 5 juillet 1830
Pour être plus précis on ne peut pas vraiment dire que, dès
le 5 juillet 1830, toutes les personnes domiciliées à cette
date, en dehors d'Alger, dans la Régence, devinrent automatiquement
des " nationaux " français. D'abord parce que la conquête
fut longue et puis parce que, petit à petit, des étrangers
" européens " immigrèrent dans le territoire rattaché
à la France par l'Ordonnance royale du 24 février 1834,
territoire qui prit le nom d'Algérie à partir du 31 octobre
1838. Objectivement, on dira que c'est à compter de 1834 que les
indigènes, musulmans et israélites, devinrent français.
Mais nationalité ne fait pas citoyenneté
Dans le souci de respecter leur statut personnel, ces nouveaux Français
demeurèrent soumis à leurs lois religieuses respectives,
loi coranique pour les Musulmans, loi mosaïque pour les Israélites
: ils ne jouissaient donc pas des mêmes droits civils que d'autres
Français qui, eux, restèrent soumis aux règles du
Code Civil ( droit de la famille, droit des successions...).
Mais, du fait de l'extrême disparité entre les statuts personnels
locaux et les règles du Code Civil, ils ne jouiront pas non plus
des mêmes droits politiques. Alors que les Français "
de souche " disposaient de droits politiques inconnus dans la Régence
( droits électoraux, libertés publiques, accès à
la justice, fonction publique, service militaire...), les indigènes
étaient soumis à un régime particulier qui s'appellera
plus tard " l'indigénat ". Progressivement, l'organisation
de l'Algérie se rapprochera du modèle métropolitain
et, dans le même esprit, la volonté des régimes politiques
successifs sera d'offrir petit à petit à tous ces Français
d'Algérie les mêmes droits et les mêmes devoirs, c'est-à-dire
d'en faire des citoyens équivalents. Cette évolution sera
chaotique et empreinte de beaucoup d'incompréhensions et de malentendus,
et n'aboutira qu'à un constat d'échec.
En 1865 est offert aux Musulmans et aux Israélites
un droit d'option pour une citoyenneté pleine et entière,
en remplacement du statut personnel
Au retour de son deuxième voyage en Algérie Napoléon
III promulgue un Sénatus-consulte ( 14 juillet 1865 ) qui, d'une
part, confirme que les indigènes musulmans et israélites
sont tous de nationalité française et, d'autre part, leur
offre la possibilité de bénéficier pleinement de
tous les droits politiques et civils français, mais à la
double condition d'en faire la demande et d'abandonner leurs statuts personnels
respectifs ( abandon de la loi coranique pour les Musulmans, abandon de
la loi mosaïque pour les Israélites ).
Ce texte semble avoir laissé les Musulmans tout à fait indifférents,
un peu moins les Israélites. La raison qu'on en donne en général
est qu'il n'est pas possible pour un Musulman d'abandonner la loi coranique,
dans la mesure où elle est partie intégrante de la religion
musulmane, sans être considéré comme apostat. Il n'y
eut donc, de la part des Musulmans, que peu de demandes d'accession à
la citoyenneté française, de l'ordre de trente à
trente-cinq par an sous le second Empire, pour une population totale de
2,1 millions de musulmans ( 16 pour 1 million ! ). Du côté
des Israélites, il y eut relativement un
peu plus de demandes, une trentaine par an pour une population totale
de 35.000 ( 8,5 pour mille ), ce qui est tout de même peu.
Le décret Crémieux N°136 du 24 octobre 1870 supprime
le statut personnel des Israélites français d'Algérie
et les soumet collectivement au statut personnel des citoyens français
Ce décret dispose d'un seul article :
" Les Israélites indigènes des départements
de l'Algérie sont déclarés citoyens français
; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel
seront, à compter de la promulgation du présent décret,
réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu'à
ce jour restant inviolables ".
En considérant que leur statut personnel constituait un frein à
leur émancipation, Adolphe Crémieux forçait d'une
certaine façon la main des Français israélites d'Algérie,
au nombre de 35.000 environ. Mais en définitive, la grande majorité
de la communauté israélite, suivant ainsi l'exemple métropolitain,
y trouva vite son avantage et l'accueillit favorablement, d'autant plus
que cette communauté sortait de 1.000 ans de dhimmitude depuis
l'invasion arabe !
En revanche, le décret Crémieux N° 137 du 24 octobre
1870 se borne à maintenir les modalités d'accession des
indigènes musulmans à la citoyenneté française
et à préciser les conditions de naturalisation des étrangers.
Ce décret dispose ( extraits ) :
Article ler. " La qualité de citoyen français,
réclamée en conformité des articles 1er et 3 du sénatus-consulte
du 14 juillet 1865, ne peut être obtenue qu'à l'âge
de vingt et un ans accomplis...
Article 2 ... L'indigène musulman qui veut être
admis à jouir des droits de citoyen français doit se présenter
en personne devant le chef du bureau arabe de la circonscription dans
laquelle il réside, à l'effet de formuler sa demande et
de déclarer qu'il entend être régi par les lois civiles
et politiques de la France.
Il est dressé procès-verbal de la demande et de la déclaration
".
Il faut ici faire une double observation :
- Si le législateur français persiste à faire de
l'abandon du statut personnel la condition de l'acquisition de la citoyenneté,
c'est en raison du caractère quasi sacré du Code civil qui,
selon les termes du doyen Jean Carbonnier, apparaît pendant tout
le XIXe siècle et une grande partie du XXe comme " la Constitution
des Français ".
D'autre part, comme en 1865, l'attitude de la communauté musulmane
présente des contradictions.
En 1870 les Musulmans sont très mécontents de ce que les
Juifs, du fait du décret Crémieux N° 136, aient accédé
collectivement à la pleine citoyenneté. Ils ne prennent
pas en compte dans leur ressentiment que, pour cela, les Juifs, ont été
obligés d'abandonner la loi mosaïque pour se soumettre à
la loi française. Dans le même temps, ils refusent toujours,
majoritairement, de recourir à la possibilité qui leur est
offerte d'acquérir la citoyenneté française, parce
qu'ils refusent d'abandonner la loi coranique !
En désirant bénéficier de la citoyenneté française,
mais sans obéir aux lois civiles et politiques de la France, la
communauté musulmane s'enferme dans une impasse, une incompréhension
totale qui sera une des causes, non de la révolte de Mokrani elle-même,
mais des dimensions démesurées qu'elle prendra en 1871,
avec appel au Djihad du cheik El Haddad.
La grande guerre crée un courant favorable à l'assimilation
Les indigènes musulmans, recrutés alors par engagement volontaire
et par tirage au sort, se sont vaillamment battus aux côtés
des autres Français juifs, chrétiens, athées pendant
la grande guerre 1914-1918, soumis eux à la conscription. Pour
cette raison, ils vont bénéficier d'un courant d'opinion
favorable à leur assimilation.
La loi du 4 février 1919 va prévoir une procédure
simplifiée d'accès à la citoyenneté de certaines
catégories de Musulmans ( militaires, anciens militaires, lettrés
en français, fonctionnaires, propriétaires...), mais toujours
à condition de renoncer au statut coranique. Cette loi, une fois
encore, n'entraînera que peu de résultats, avec en moyenne
une centaine de personnes concernées par an entre 1919 et 1936,
142 pour l'année 1936, 7.625 demandes au total jusqu'en 1939 (
pour une population qui est alors de plus de 6 millions d'indigènes
musulmans ).
Toutefois, le véritable intérêt de cette loi est ailleurs
puisque les indigènes musulmans, même ceux qui n'ont pas
opté pour la citoyenneté, vont pouvoir voter pour désigner
les membres des assemblées délibérantes de l'Algérie
au sein du collège électoral de statut local musulman (
deuxième collège ) : Délégations Financières,
Conseil Supérieur du Gouvernement, Conseils Généraux,
Conseils Municipaux...
Enfin, cette même loi prévoit que les indigènes musulmans
peuvent accéder, comme les autres citoyens, aux fonctions et emplois
civils, sauf certains emplois d'autorité limités en nombre.
Dans ces conditions, on peut le comprendre, pourquoi abandonner le statut
personnel coranique qui octroie au musulman mâle des prérogatives
ignorées du droit civil commun?
Vers les années 1935-1936, la majorité des Musulmans est
favorable à une mesure collective en leur faveur... mais à
condition de ne pas toucher à leur statut personnel
En 1936, sous le Front Populaire, est rédigé le projet Blum-Viollette
visant à ce que 20.000 à 25.000 Musulmans puissent devenir
citoyens français tout en gardant leur statut personnel lié
à la religion. Maurice Viollette, député radical
d'Eure et Loir, connaît bien la question depuis qu'il a été
Gouverneur Général de l'Algérie de 1925 à
1927. Ce projet est alors réclamé par la quasi-totalité
de l'opinion musulmane algérienne, mais, en revanche, se heurte
à l'hostilité de la totalité des 300 maires des communes
d'Algérie, et sera finalement écarté.
L'article 1er du projet Blum-Viollette prévoyait que "
Sont admis à l'exercice des droits politiques des citoyens français,
sans qu'il en résulte aucune modification de leur statut ou de
leurs droits civils, et ce à titre définitif.. les indigènes
algériens français des trois départements d'Algérie
remplissant les conditions énumérées aux paragraphes
suivants ", suit l'énumération de neuf conditions particulières
").
1940-1943 - Abrogation du décret Crémieux
sous Vichy. Pendant 3 ans, les Juifs perdent la citoyenneté française
La loi du 7 octobre 1940 abroge le décret Crémieux : "
Les Juifs indigènes des départements de l'Algérie
" conservent la nationalité française, mais retrouvent
le statut de " juifs indigènes ", sauf ceux qui "
ayant appartenu à une unité combattante pendant la guerre
de 1914-1918 ou de 1939-1940, auront obtenu la Légion d'Honneur
à titre militaire, la Médaille Militaire ou la Croix de
Guerre, conserveront le statut politique de citoyens français ".
Et pour mieux enfoncer le clou, ce décret est abrogé une
seconde fois par l'ordonnance du 18 mars 1943, à la demande du
général Giraud qui le juge " discriminatoire "
en ce " qu'il avait établi une différence entre indigènes
musulmans et israélites ".
Dès la première abrogation, c'est le " statut des Juifs
", du 3 octobre 1940, qui devient applicable, en Algérie comme
en métropole, et interdit aux Juifs français d'exercer un
certain nombre de professions : fonctionnaire, enseignant, journaliste,
dirigeant de certaines entreprises, etc.
Le 20 octobre 1943, le décret Crémieux est rétabli
par le Comité français de libération nationale (
CFLN ), et les Juifs d'Algérie redeviennent citoyens français.
Le général de Gaulle reprendra
les dispositions principales du projet Blum-Viollette, dans l'ordonnance
du 7 mars 1944
Dans son discours de Constantine, le 12 décembre 1943, de Gaulle
annonce en effet l'égalité pour tous les habitants de l'Algérie.
Trois mois plus tard, l'ordonnance du 7 mars 1944 dispose :
Article ler : " Les Français musulmans d'Algérie
jouissent de tous les droits et sont soumis à tous les devoirs
des Français non musulmans. Tous les emplois civils et militaires
leur sont accessibles.
Article 2 : La loi s'applique indistinctement aux Français
musulmans et aux Français non musulmans... Toutefois restent soumis
aux règles du droit musulman et des coutumes berbères en
matière de statut personnel, les Français musulmans qui
n'ont pas expressément déclaré leur volonté
d'être placés sous l'empire intégral de la loi française...
Article 5 : Tous les Français sont indistinctement
éligibles aux assemblées algériennes, quel que soit
le collège électoral auquel ils appartiennent... "
La citoyenneté française, avec maintien du statut personnel,
est ainsi donnée à 40.000 Français musulmans, cette
" citoyenneté dans le statut ", n'étant donnée
qu'aux hommes... : il s'agit cependant d'une citoyenneté réduite,
le collège musulman étant moins représenté
que le collège non musulman.
La loi du 7 mai 1946 donne à tous les Français la qualité
de citoyen
Article unique : " A partir du 1er juin 1946, tous
les ressortissants des territoires d'outre-mer ( Algérie comprise
) ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux
français de la métropole et des territoires d'Outre-Mer.
Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles
ils exerceront leurs droits de citoyens. " Cette loi reconnaîtra
notamment le droit de vote des femmes musulmanes, mais aucun texte d'application
ne viendra préciser la signification pratique de cette disposition.
Malgré tous ces textes, règne encore une confusion remarquable
Malgré l'ordonnance de 1944, puis la loi de 1946, la plus grande
confusion règne encore à cette époque ! On compte
alors 3 sortes de citoyens :
· Les citoyens de statut français : Français d'origine,
néofrançais naturalisés, Israélites bénéficiaires
du décret Crémieux, Musulmans d'Algérie ayant volontairement
accédé à la citoyenneté.
· Les citoyens de statut musulman, concernés par l'ordonnance
de 1944 ( seulement masculins ).
· Les citoyens de la loi de 1946, mais dont les droits politiques
ne seront jamais précisés.
Au terme de cette évolution, à
la suite de la Constitution de 1946, la Constitution de 1958 va consacrer
la reconnaissance de deux communautés en Algérie
L'article 82 de la Constitution de 1946 dispose en effet " Les citoyens
qui n'ont pas le statut civil français conservent leur statut personnel
tant qu'ils n'y ont pas renoncé. Ce statut ne peut en aucun cas
constituer un motif pour refuser ou
limiter les droits et libertés attachés à la qua
loi de citoyen français. "
Dans le même esprit, l'article 75 de la Constitution de 1958 dispose
que : les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil
de droit commun, seul visé à l'article 34, conservent leur
statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé ".
Sur le plan politique l'assimilation est donc totale : il n'y a plus qu'un
seul collège. Mais en même temps, la Constitution consacre
bien la coexistence de deux communautés :
· Celle des citoyens de statut civil de droit commun, soumis au
Code Civil.
· Celle des citoyens de statut civil de droit local, soumis à
la loi religieuse islamique.
L'échec des principes républicains
est consommé
Les parlementaires de la IVe République ont cru trouver une solution
au problème en permettant aux Musulmans d'accéder progressivement
aux droits politiques des citoyens soumis au Code Civil, tout en gardant
leur statut personnel religieux. Cela était impossible.
Cette affirmation de l'existence de deux communautés distinctes,
aux statuts personnels différents, dûment constatée
dans la Constitution, consacre l'abandon, et donc l'échec, du principe
de l'égalité de tous devant la loi, qui était pourtant
une conquête de 1789, inscrite dans la Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen ! Echec confirmé par la naissance d'une
République Algérienne arabe et musulmane, ... dans laquelle
il n'y a qu'une seule catégorie de citoyen.
Jean-Pierre Simon en collaboration avec
Jean-Christian Sema
Sources
Georges Bensadou, Nationalité française citoyenneté
et indigénat en Algérie de 1830 à 1962, novembre
1992, Cote CDHA 340 BEN.
Jean-Christian Sema, Citoyenneté et laïcité dans l'autre
France (Algérie 1830-1962) ; in Mélanges en l'honneur de
Camille Jauffret Spinosi, Décembre 2011, Cote CDHA 340 SER.
Louis Forest, La naturalisation des Juifs algériens et l'insurrection
de 1871, Paris 1897, www.Gallica.bnf.fr/
- Légifrance :
www.legifrance.gouv.fr/
- Jean Carbonnier, Ecrits, PUF, 2008.
- Patrick Weil, Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité
française depuis la révolution, Folio Histoire, 2005.
- 1936 - Article 1er du projet BlumViollette :
" Article ler. - Sont admis à l'exercice des droits politiques
des citoyens français, sans qu'il en résulte aucune modification
de leur statut ou de leurs droits
civils, et ce à titre définitif, sauf application de la
législation française sur la déchéance des
droits politiques, les indigènes algériens français
des trois départements d'Algérie remplissant les conditions
énumérées aux paragraphes suivants :
1°) les indigènes algériens français ayant quitté
l'armée avec le grade d'officier ;
2°) les indigènes algériens français sous-officiers
ayant quitté l'armée avec le grade de sergent- chef ou un
grade supérieur après y avoir servi pendant quinze ans et
en être sortis avec le certificat de bonne conduite ;
3°) les indigènes algériens français ayant accompli
leur service militaire et ayant obtenu tout ensemble la médaille
militaire et la croix de guerre ;
4°) les indigènes algériens français titulaires
de l'un des diplômes suivants : diplômes de l'enseignement
supérieur, baccalauréat de l'enseignement secondaire, brevet
supérieur, brevet élémentaire, diplôme de fin
d'études secondaires, diplôme des medersas, diplôme
d'enseignement professionnel, industriel, agricole ou commercial ainsi
que les fonctionnaires recrutés au concours ;
5°) les indigènes algériens français élus
aux chambres de commerce et d'agriculture ou désignés par
le conseil d'administration de la Région économique et par
les chambres d'agriculture d'Algérie, dans les conditions prévues
à l'article 2 ;
6°) les indigènes algériens français, délégués
financiers, conseillers généraux, conseillers municipaux
des communes de plein exercice et présidents de djemâa ayant
exercé leurs fonctions pendant la durée d'un mandat ;
7°) les indigènes algériens français bachaghas,
aghas, caïds ayant exercé leurs fonctions pendant au moins
trois ans ;
8°) les indigènes algériens français commandeurs
de l'ordre national de la Légion d'honneur ou nommés dans
cet ordre à titre militaire ;
9°) les ouvriers indigènes titulaires de la médaille
du travail et les secrétaires de syndicats ouvriers régulièrement
constitués après dix ans d'exercice de leur fonction ".
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