Richard Maguet,
des tranchées à la Villa Abd-el-Tif
En 1932, Richard Maguet arrive à Alger,
comme pensionnaire de la Villa Abd el Tif.
Il a été retenu, avec son ami Damboise, sculpteur, parmi
les quatre postulants à cette bourse, créée en 1907,
qui offrait un séjour de deux ans, tous frais payés, dans
ce palais mauresque construit au début du dix-huitième siècle,
à des artistes, peintres et sculpteurs majoritairement métropolitains,
sélectionnés par un jury désigné par la Société
des Peintres Orientalistes.
Il ne s'agissait donc pas tant d'encourager un jeune talent que de récompenser
un artiste confirmé, en lui donnant la possibilité de se
développer mais également de renouveler son inspiration
au contact d'une nature et de populations différentes.
Richard Maguet satisfaisait pleinement à toutes ces exigences.
Et l'obtention de cette bourse pouvait miraculeusement le combler en lui
offrant, enfin, une sécurité matérielle qu'il n'avait
jamais connue. En effet sa vie, jusque-là, avait été
dure : né à Amiens en 1896 dans une modeste famille d'artisans,
il est très précocement attiré par le dessin. Son
père ne le contrecarre pas et accepte qu'il s'inscrive à
l'Ecole des Beaux- Arts. Richard aura tôt fait de séduire
son professeur, qui l'adressera peu
après à l'un de ses élèves, le peintre Berthold
Mahn. L'artiste a seize ans lorsqu'il arrive à Paris dans son atelier.
Il est désargenté et subsiste grâce aux maigres subsides
fournis par son père, agrémentés occasionnellement
par les " piges " que lui obtiennent ses compagnons. Il est
vraisemblable que cette expérience de la misère contribuera
à fortifier son caractère et à le conforter dans
une opinion qu'il défendra sans concession, sans forfanterie, jusqu'à
la fin de sa brève existence, la formulant alors sobrement : "
il faut refuser de se débrouiller, d'accepter les obligations auxquelles
se soumettent les artistes indignes de ce nom ". C'est dire à
quelle hauteur il plaçait les exigences de son art. Tout enthousiasmé
par cette liberté, par cette impression de progresser, voyait-il
les sombres nuages qui s'amoncelaient à l'horizon ? Je ne le sais,
mais il est vraisemblable que sa sensibilité perpétuellement
éveillée lui ait fait subodorer la tragédie dans
laquelle l'Europe allait sombrer : jugé trop jeune, en 1914, il
va être mobilisé en 1915 dans les fantassins et pour quatre
ans, jusqu'en 1919. Il connaîtra Verdun et son interminable bataille
de tranchées et sera décoré pour son action courageuse
au front. Il sera toujours peu disert sur cette guerre effroyable mais
je pense que l'on peut lui prêter, sans risque d'erreur, les vertus
attribuées unanimement à tous ces soldats admirables qui
avaient partagé son sort. Pour eux, comme pour Richard Maguet,
le sacrifice suprême était dans l'ordre des choses. Assez
curieusement pour lui, c'est seulement lors de la deuxième guerre
mondiale, quand il sera à nouveau mobilisé, à 44
ans, comme deuxième classe, affecté à des travaux
de manutention dégradants qu'il se laissera aller à se plaindre,
se plaindre de sa solitude, sans récriminer cependant : "
Pendant l'autre guerre, j'avais des copains qui voulaient bien de moi.
Ici rien ! Parfois je sens jusqu'à de l'hostilité... ".
Albert Camus qui a consacré un texte remarquable à Maguet
l'a noté : " Richard Maguet est entré dans la vie comme
soldat d'une guerre victorieuse. Il est mort victime isolée d'une
guerre perdue ". De ce cataclysme il rapportera de nombreux carnets
de croquis, véritables reportages saisis sur le vif dans les tranchées.
Ces scènes des travaux et des jours des poilus, sont rendues sans
la moindre passion ; elles sont au contraire d'un réalisme poignant.
Il est enfin libéré à 24 ans, plein d'ardeur mais
encore plus démuni, alors qu'il est marié puis très
rapidement père d'un enfant. Il va travailler avec acharnement
s'imposant une vie de reclus qui ne lui fermera cependant pas les portes
du succès. Certes il n'obtint à aucun moment, bien sûr,
la gloire bruyante que commençait à connaître l'Art
Moderne, mais il pouvait constater jour après jour une reconnaissance
de son talent, et ceci sans la devoir à une bassesse ! N'est ce
pas la source de la joie la plus pure ? Mais sans charrier des pépites
comme il le constatait amèrement : " la peinture ne suffit
pas pour vivre ". Malgré une production impressionnante, sa
situation matérielle demeurait en effet précaire. C'est
dire combien cette bourse Abd el Tif survenait opportunément.
Mais ce bonheur sera de courte durée. Un mois à peine après
leur installation sa femme mourait subitement et ce décès
le plongeait dans le désespoir. Il décidait alors, pour
retrouver son équilibre, d'effectuer un voyage au Maroc dont il
rapportera de nombreuses oeuvres, surtout des aquarelles, que de nombreux
critiques considéreront comme le meilleur de sa production nord-africaine,
essentiellement des paysages et des vues, notamment de Fez, intensément
senties.
Dès son retour il s'attela à la tâche.
Nous ne disposons d'aucun témoignage écrit sur les impressions
ressenties par ce picard devenu parisien convaincu devant ce monde un
peu dérangeant, mais la contemplation de ses toiles peut nous instruire.
Certes, il ne fallait pas attendre d'un artiste ayant patiemment. avec
acharnement, façonné son style dans le Nord de la France,
qu'il le bouleverse soudainement pour nous fournir l'oeuvre orientaliste
peut-être escomptée par certains : les Fromentin, Delacroix
et autres maîtres avaient largement satisfait à cette attente.
Les concessions à la couleur locale, à l'exotisme, sont
réduites au minimum. C'est seulement lorsque cet écran convenu
a été franchi, que l'on peut appréhender l'originalité
de sa perception.
Les femmes arabes, dont il réalisa de nombreux portraits, et qu'il
représenta encore plus souvent en groupes vivants, s'adonnant à
leurs taches coutumières, sont en effet plus profondément
typées : beaucoup de candeur, de pudeur et souvent de la résignation
aux moeurs rigides qu'elles devaient respecter.
Indigènes
dans l'atelier
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C'est surtout la grande toile des " Indigènes dans l'atelier
" qui nous paraît la plus aboutie, celle en tout cas la plus
propice à pousser notre analyse. Il s'agit d'une composition, peut-être
une des premières applications de l'orientation nouvelle prise
par ses ambitions comme en témoignent, dans sa correspondance,
ses allusions incessantes à des projets futurs : " de plus
en plus je suis attiré vers les compositions ". Deux jeunes
garçons, peut-être frères, occupent l'espace, ils
posent dans son atelier de la Villa. Le plus jeune, accroupi dans l'ombre
de la table sur laquelle s'appuie l'aîné, paraît écrasé,
comme enfermé dans une cage invisible au centre de laquelle on
distingue confusément son visage. Seule une partie de ses deux
mains, enlacées au creux de ses jambes croisées en tailleur
et un bout de mollet droit, sont vivement éclairés par une
éblouissante lumière déversée depuis l'angle
supérieur droit de la toile. Cette lumière inonde au contraire
abondamment le frère aîné. Celui-ci, déjà
favorisé par ce clair- obscur saisissant, est en outre campé
de façon avantageuse mais malcommode, en triple équilibre
instable aurait conclu Paul Valery : il occupe en effet toute la hauteur
de la toile et apparaît complètement déhanché.
Le torse nu parfaitement proportionné, à la musculature
naissante d'adolescent bien dessinée, basculé à l'extrême
sur sa gauche, requiert manifestement l'appui du coude gauche sur la table
ce qui provoque une élévation insolite de l'épaule
du même côté qui la remet à niveau : la tête
se trouve ainsi normalement posée et c'est en définitive
le buste seul qui exprime la torsion de l'ensemble, circonscrit par un
véritable parallélogramme des forces que complète
le bras droit totalement relâché, sa main comme abandonnée
dans la paume de la gauche. L'ovale du visage est parfaitement complété
par une calotte rouge sang étroitement vissée au crâne,
escamotant la chevelure. Un rien goguenard, ou tout bonnement inquisiteur,
il fixe tranquillement l'artiste de ses yeux noirs perçants au-dessus
d'une branche de jasmin pincée entre ses lèvres, placée
là comme une note poétique qui adoucit l'humeur. Le tout
paraît s'extraire d'un pantalon de coutil, bouffant anormalement
sur la droite en une hernie démesurée, haubanée d'une
unique bretelle. On sait intuitivement que cette difformité n'a
rien de naturel et qu'elle est voulue au contraire par l'artiste pour
accuser encore la contorsion : celui-ci est donc fidèle mais pas
photographe. Cette gibbosité (Gibbosité
= bosse du thorax) boucle harmonieusement la spirale avant
qu'elle ne se perde dans la rigidité verticale de la jambe droite
qui se dresse comme une colonne pour soutenir l'ensemble, soulageant la
gauche un peu fléchie vers l'avant.
Les couleurs sont majestueuses, franchement appliquées : "
Rien ne chatoie, rien ne chatouille Aucun jeu d'harmonies pour elles-mêmes
". Ce jugement sur le Maguet coloriste formulé bien plus tard
par son ami Portal s'applique parfaitement à cette toile singulière,
véritable morceau de bravoure de sa période algéroise.
Le rouge sang du fez et le bleu marine profond du coutil, qui se dégradent
en camaïeu vers la lumière, s'opposent dans les mêmes
valeurs. Cette toile a toujours mystérieusement séduit les
Pieds Noirs comme les amateurs ayant bien connu l'Algérie et cette
prédilection singulière, plus rarement manifestée
devant des oeuvres de qualité pourtant équivalente, m'a
toujours intrigué. Certes Maguet peignait " franchement, il
énonçait clairement " et ne " délivrait
pas de messages ", gardons-nous donc de lui en prêter. Mais
peut-être a-t-il été cette fois entraîné,
possédé et amené à transcrire une volonté,
émanant de ces yaouleds devenus à son insu, sous son pinceau,
des symboles, qui le dépassait.
Portrait de
Richard Maguet
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Nous sommes en 1933, deux ans auparavant c'était l'Exposition Coloniale,
cette apothéose de l'oeuvre française, en Algérie.
La défaite de 1940 va changer l'ambiance et le mot indigène
devenir une insulte. Et puis la suite que l'on connaît. Que sont
devenus ces deux adolescents ? L'aîné a-t-il obtenu une réponse
à ses interrogations ? Quel parti prendra-t-il à la Libération
? Richard Maguet devait, lui aussi, s'interroger quelques années
après son retour en France lorsqu'on lui proposait un nouveau séjour
à Alger : " Déjà je me plais à organiser
mon travail futur, je vois des (...) et surtout (...) des figures avec
des yaouleds... ". Nous sommes alors en 1939 et il n'effectuera jamais
ce voyage ni ne reverra ces yaouleds. Pas plus que nous, qui pourtant
connaîtrons la suite, il n'obtiendra sa réponse.
De retour à Paris en 1935 sa situation s'est améliorée.
Il dispose d'un atelier idéal dans lequel il peut aborder les grandes
compositions dont il rêvait. Portal précise : " C'est
qu'à la fin de sa vie il auréolait de mysticisme son amour
de l'univers sensible ". Cette influence n'est pas superficielle,
circonstancielle. Tout est sérieux, tout engage irréversiblement
chez cet homme. L'orientation nouvelle de son inspiration en témoigne
et se révèle dans une suite de compositions consacrées
aux Evangiles : ici encore pas d'allusions conventionnelles, de décorum
sulpicien, mais les évocations sereines d'un quotidien banal traversé
sans artifice par la foi des primitifs. Albert Camus le remarque avec
étonnement : " Lazare délivré des liens de la
mort se dresse sur la terre de tous les jours, au milieu de calmes compagnons,
abandonnés à la paix de l'heure : la Résurrection
n'est pas un miracle : elle est dans l'ordre naturel. Quelle plus grande
affirmation demander ? La vie recommence tous les jours ".
La série biblique ne sera pas terminée : quelques scènes
seulement seront représentées entièrement, dont "
La Fuite en Egypte ", reproduite ici. Non ! Le temps va lui manquer.
La guerre va interrompre l'entreprise. Soldat de deuxième classe,
entraîné dans la débâcle de 1940, Richard Maguet
sera " la victime isolée d'une guerre perdue ". Mitraillé
par l'aviation italienne au pont de Sully sur Loire, son corps ne sera
jamais retrouvé.
Le Centenaire de La Grande Guerre nous a semblé être l'occasion
d'évoquer la mémoire de Richard Maguet, un artiste d'une
exigence rare, décoré à Verdun. La période
algéroise de son oeuvre, reste abondante et pénétrante.
Charles Portier
http://www.richard-maguet.com/
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