Richard Maguet,
des tranchées à la Villa Abd-el-Tif

extraits du numéro 57 , 2è trimestre 2014 , de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
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ici, en août 2014

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Richard Maguet,
des tranchées à la Villa Abd-el-Tif

En 1932, Richard Maguet arrive à Alger, comme pensionnaire de la Villa Abd el Tif.

Il a été retenu, avec son ami Damboise, sculpteur, parmi les quatre postulants à cette bourse, créée en 1907, qui offrait un séjour de deux ans, tous frais payés, dans ce palais mauresque construit au début du dix-huitième siècle, à des artistes, peintres et sculpteurs majoritairement métropolitains, sélectionnés par un jury désigné par la Société des Peintres Orientalistes.

Il ne s'agissait donc pas tant d'encourager un jeune talent que de récompenser un artiste confirmé, en lui donnant la possibilité de se développer mais également de renouveler son inspiration au contact d'une nature et de populations différentes.

Richard Maguet satisfaisait pleinement à toutes ces exigences. Et l'obtention de cette bourse pouvait miraculeusement le combler en lui offrant, enfin, une sécurité matérielle qu'il n'avait jamais connue. En effet sa vie, jusque-là, avait été dure : né à Amiens en 1896 dans une modeste famille d'artisans, il est très précocement attiré par le dessin. Son père ne le contrecarre pas et accepte qu'il s'inscrive à l'Ecole des Beaux- Arts. Richard aura tôt fait de séduire son professeur, qui l'adressera peu
après à l'un de ses élèves, le peintre Berthold Mahn. L'artiste a seize ans lorsqu'il arrive à Paris dans son atelier. Il est désargenté et subsiste grâce aux maigres subsides fournis par son père, agrémentés occasionnellement par les " piges " que lui obtiennent ses compagnons. Il est vraisemblable que cette expérience de la misère contribuera à fortifier son caractère et à le conforter dans une opinion qu'il défendra sans concession, sans forfanterie, jusqu'à la fin de sa brève existence, la formulant alors sobrement : " il faut refuser de se débrouiller, d'accepter les obligations auxquelles se soumettent les artistes indignes de ce nom ". C'est dire à quelle hauteur il plaçait les exigences de son art. Tout enthousiasmé par cette liberté, par cette impression de progresser, voyait-il les sombres nuages qui s'amoncelaient à l'horizon ? Je ne le sais, mais il est vraisemblable que sa sensibilité perpétuellement éveillée lui ait fait subodorer la tragédie dans laquelle l'Europe allait sombrer : jugé trop jeune, en 1914, il va être mobilisé en 1915 dans les fantassins et pour quatre ans, jusqu'en 1919. Il connaîtra Verdun et son interminable bataille de tranchées et sera décoré pour son action courageuse au front. Il sera toujours peu disert sur cette guerre effroyable mais je pense que l'on peut lui prêter, sans risque d'erreur, les vertus attribuées unanimement à tous ces soldats admirables qui avaient partagé son sort. Pour eux, comme pour Richard Maguet, le sacrifice suprême était dans l'ordre des choses. Assez curieusement pour lui, c'est seulement lors de la deuxième guerre mondiale, quand il sera à nouveau mobilisé, à 44 ans, comme deuxième classe, affecté à des travaux de manutention dégradants qu'il se laissera aller à se plaindre, se plaindre de sa solitude, sans récriminer cependant : " Pendant l'autre guerre, j'avais des copains qui voulaient bien de moi. Ici rien ! Parfois je sens jusqu'à de l'hostilité... ". Albert Camus qui a consacré un texte remarquable à Maguet l'a noté : " Richard Maguet est entré dans la vie comme soldat d'une guerre victorieuse. Il est mort victime isolée d'une guerre perdue ". De ce cataclysme il rapportera de nombreux carnets de croquis, véritables reportages saisis sur le vif dans les tranchées. Ces scènes des travaux et des jours des poilus, sont rendues sans la moindre passion ; elles sont au contraire d'un réalisme poignant.

Il est enfin libéré à 24 ans, plein d'ardeur mais encore plus démuni, alors qu'il est marié puis très rapidement père d'un enfant. Il va travailler avec acharnement s'imposant une vie de reclus qui ne lui fermera cependant pas les portes du succès. Certes il n'obtint à aucun moment, bien sûr, la gloire bruyante que commençait à connaître l'Art Moderne, mais il pouvait constater jour après jour une reconnaissance de son talent, et ceci sans la devoir à une bassesse ! N'est ce pas la source de la joie la plus pure ? Mais sans charrier des pépites comme il le constatait amèrement : " la peinture ne suffit pas pour vivre ". Malgré une production impressionnante, sa situation matérielle demeurait en effet précaire. C'est dire combien cette bourse Abd el Tif survenait opportunément.

Mais ce bonheur sera de courte durée. Un mois à peine après leur installation sa femme mourait subitement et ce décès le plongeait dans le désespoir. Il décidait alors, pour retrouver son équilibre, d'effectuer un voyage au Maroc dont il rapportera de nombreuses oeuvres, surtout des aquarelles, que de nombreux critiques considéreront comme le meilleur de sa production nord-africaine, essentiellement des paysages et des vues, notamment de Fez, intensément senties.

Dès son retour il s'attela à la tâche.

Nous ne disposons d'aucun témoignage écrit sur les impressions ressenties par ce picard devenu parisien convaincu devant ce monde un peu dérangeant, mais la contemplation de ses toiles peut nous instruire. Certes, il ne fallait pas attendre d'un artiste ayant patiemment. avec acharnement, façonné son style dans le Nord de la France, qu'il le bouleverse soudainement pour nous fournir l'oeuvre orientaliste peut-être escomptée par certains : les Fromentin, Delacroix et autres maîtres avaient largement satisfait à cette attente. Les concessions à la couleur locale, à l'exotisme, sont réduites au minimum. C'est seulement lorsque cet écran convenu a été franchi, que l'on peut appréhender l'originalité de sa perception.

Les femmes arabes, dont il réalisa de nombreux portraits, et qu'il représenta encore plus souvent en groupes vivants, s'adonnant à leurs taches coutumières, sont en effet plus profondément typées : beaucoup de candeur, de pudeur et souvent de la résignation aux moeurs rigides qu'elles devaient respecter.

Indigènes dans l'atelier
Indigènes dans l'atelier


C'est surtout la grande toile des " Indigènes dans l'atelier " qui nous paraît la plus aboutie, celle en tout cas la plus propice à pousser notre analyse. Il s'agit d'une composition, peut-être une des premières applications de l'orientation nouvelle prise par ses ambitions comme en témoignent, dans sa correspondance, ses allusions incessantes à des projets futurs : " de plus en plus je suis attiré vers les compositions ". Deux jeunes garçons, peut-être frères, occupent l'espace, ils posent dans son atelier de la Villa. Le plus jeune, accroupi dans l'ombre de la table sur laquelle s'appuie l'aîné, paraît écrasé, comme enfermé dans une cage invisible au centre de laquelle on distingue confusément son visage. Seule une partie de ses deux mains, enlacées au creux de ses jambes croisées en tailleur et un bout de mollet droit, sont vivement éclairés par une éblouissante lumière déversée depuis l'angle supérieur droit de la toile. Cette lumière inonde au contraire abondamment le frère aîné. Celui-ci, déjà favorisé par ce clair- obscur saisissant, est en outre campé de façon avantageuse mais malcommode, en triple équilibre instable aurait conclu Paul Valery : il occupe en effet toute la hauteur de la toile et apparaît complètement déhanché. Le torse nu parfaitement proportionné, à la musculature naissante d'adolescent bien dessinée, basculé à l'extrême sur sa gauche, requiert manifestement l'appui du coude gauche sur la table ce qui provoque une élévation insolite de l'épaule du même côté qui la remet à niveau : la tête se trouve ainsi normalement posée et c'est en définitive le buste seul qui exprime la torsion de l'ensemble, circonscrit par un véritable parallélogramme des forces que complète le bras droit totalement relâché, sa main comme abandonnée dans la paume de la gauche. L'ovale du visage est parfaitement complété par une calotte rouge sang étroitement vissée au crâne, escamotant la chevelure. Un rien goguenard, ou tout bonnement inquisiteur, il fixe tranquillement l'artiste de ses yeux noirs perçants au-dessus d'une branche de jasmin pincée entre ses lèvres, placée là comme une note poétique qui adoucit l'humeur. Le tout paraît s'extraire d'un pantalon de coutil, bouffant anormalement sur la droite en une hernie démesurée, haubanée d'une unique bretelle. On sait intuitivement que cette difformité n'a rien de naturel et qu'elle est voulue au contraire par l'artiste pour accuser encore la contorsion : celui-ci est donc fidèle mais pas photographe. Cette gibbosité (Gibbosité = bosse du thorax) boucle harmonieusement la spirale avant qu'elle ne se perde dans la rigidité verticale de la jambe droite qui se dresse comme une colonne pour soutenir l'ensemble, soulageant la gauche un peu fléchie vers l'avant.

Les couleurs sont majestueuses, franchement appliquées : " Rien ne chatoie, rien ne chatouille Aucun jeu d'harmonies pour elles-mêmes ". Ce jugement sur le Maguet coloriste formulé bien plus tard par son ami Portal s'applique parfaitement à cette toile singulière, véritable morceau de bravoure de sa période algéroise. Le rouge sang du fez et le bleu marine profond du coutil, qui se dégradent en camaïeu vers la lumière, s'opposent dans les mêmes valeurs. Cette toile a toujours mystérieusement séduit les Pieds Noirs comme les amateurs ayant bien connu l'Algérie et cette prédilection singulière, plus rarement manifestée devant des oeuvres de qualité pourtant équivalente, m'a toujours intrigué. Certes Maguet peignait " franchement, il énonçait clairement " et ne " délivrait pas de messages ", gardons-nous donc de lui en prêter. Mais peut-être a-t-il été cette fois entraîné, possédé et amené à transcrire une volonté, émanant de ces yaouleds devenus à son insu, sous son pinceau, des symboles, qui le dépassait.

Portrait de Richard Maguet
Portrait de Richard Maguet


Nous sommes en 1933, deux ans auparavant c'était l'Exposition Coloniale, cette apothéose de l'oeuvre française, en Algérie. La défaite de 1940 va changer l'ambiance et le mot indigène devenir une insulte. Et puis la suite que l'on connaît. Que sont devenus ces deux adolescents ? L'aîné a-t-il obtenu une réponse à ses interrogations ? Quel parti prendra-t-il à la Libération ? Richard Maguet devait, lui aussi, s'interroger quelques années après son retour en France lorsqu'on lui proposait un nouveau séjour à Alger : " Déjà je me plais à organiser mon travail futur, je vois des (...) et surtout (...) des figures avec des yaouleds... ". Nous sommes alors en 1939 et il n'effectuera jamais ce voyage ni ne reverra ces yaouleds. Pas plus que nous, qui pourtant connaîtrons la suite, il n'obtiendra sa réponse.

De retour à Paris en 1935 sa situation s'est améliorée. Il dispose d'un atelier idéal dans lequel il peut aborder les grandes compositions dont il rêvait. Portal précise : " C'est qu'à la fin de sa vie il auréolait de mysticisme son amour de l'univers sensible ". Cette influence n'est pas superficielle, circonstancielle. Tout est sérieux, tout engage irréversiblement chez cet homme. L'orientation nouvelle de son inspiration en témoigne et se révèle dans une suite de compositions consacrées aux Evangiles : ici encore pas d'allusions conventionnelles, de décorum sulpicien, mais les évocations sereines d'un quotidien banal traversé sans artifice par la foi des primitifs. Albert Camus le remarque avec étonnement : " Lazare délivré des liens de la mort se dresse sur la terre de tous les jours, au milieu de calmes compagnons, abandonnés à la paix de l'heure : la Résurrection n'est pas un miracle : elle est dans l'ordre naturel. Quelle plus grande affirmation demander ? La vie recommence tous les jours ".

La série biblique ne sera pas terminée : quelques scènes seulement seront représentées entièrement, dont " La Fuite en Egypte ", reproduite ici. Non ! Le temps va lui manquer. La guerre va interrompre l'entreprise. Soldat de deuxième classe, entraîné dans la débâcle de 1940, Richard Maguet sera " la victime isolée d'une guerre perdue ". Mitraillé par l'aviation italienne au pont de Sully sur Loire, son corps ne sera jamais retrouvé.

Le Centenaire de La Grande Guerre nous a semblé être l'occasion d'évoquer la mémoire de Richard Maguet, un artiste d'une exigence rare, décoré à Verdun. La période algéroise de son oeuvre, reste abondante et pénétrante.

Charles Portier

http://www.richard-maguet.com/