La Ferme-modèle
à Birkadem
Une entreprise agricole dans l'Algérois
au XIXe siècle.
La Ferme-modèle à
Birkadem
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Lorsque l'on parle de colonisation agraire
en Algérie, la pensée va d'abord aux héros anonymes,
débarqués pour la plupart après 1870, attributaires
de petits lots de terrains arides ou pestilentiels. Mais il faut aussi
faire une place juste à ceux que l'on a baptisés, de façon
injustement péjorative, les " colons aux gants jaunes ".
S'il y avait, parmi ceux-ci, des aventuriers, ils étaient, pour
la plupart, des notables ruraux que leurs convictions légitimistes
avaient exclus des carrières militaires et administratives après
la révolution de 1830. Ils s'étaient repliés sur
leurs domaines héréditaires et s'étaient employés
à les mettre en valeur. Quelques-uns décidèrent d'investir,
en Algérie, les capitaux et les connaissances agronomiques que
leur bonne gestion leur avait procurés. Dans les zones côtières
pacifiées, notamment dans l'Algérois, ils firent l'acquisition
des anciennes propriétés turques, les haouch, qui parfois
étaient devenues propriété de l'Etat, un arrêté
du 8 septembre 1830 ayant mis sous séquestre les biens turcs.
L'un de ces domaines, connu jusqu'en 1962 sous le nom de "
Ferme modèle ", était situé à
Birkadem, à une dizaine de kilomètres d'Alger, moitié
dans les collines du Sahel, moitié dans la plaine de la Mitidja.
Il était traversé par deux cours d'eau permanents, l'oued
Kerma et l'oued Zouine, affluents de l'Harrach.
En 1787 ce haouch appartenait au dey d'Alger Hassan Pacha. Lorsque celui-ci
fut assassiné, en 1797, on ne sait pas si ses biens furent réunis
au domaine public ( beylik ) ou s'ils furent régulièrement
transmis à ses héritiers : El Hadj Omar et sa soeur Nefissa,
épouse du caïd Ismaïl. Quoi qu'il en fût, les héritiers
d'Hassan, réfugiés en Egypte, passèrent en 1835 devant
le cadi d'Alexandrie un bail à rente perpétuelle avec un
certain Mustapha M'Rabet. Ce dernier, bien qu'il ne fût pas propriétaire,
vendit le haouch le 30 janvier 1837 au sieur Gandoit qui le revendit aussitôt
( 3 février ) à M. d'Arsonville, lequel loua à l'armée
le domaine, alors déjà connu sous le nom de " Ferme
modèle " ou " Ferme expérimentale ".
Nous connaissons mal la période militaire de cette histoire. C'est
en 1833 que le maréchal Clauzel aurait créé une colonie
militaire. On peut supposer que, de 1833 à 1837, le domaine était
simplement réquisitionné. Il s'agissait, semble-t-il de
faire une expérience de colonisation militaire à la romaine.
Cette tentative fut un échec. On doit au Génie militaire
la construction, à partir d'une maison mauresque préexistante,
du grand quadrilatère représenté sur la gravure de
1857.
Le domaine dont avait hérité Mme de Bérard, fille
de M. d'Arsonville, fut acheté en 1855 par cinq amis dirigés
par deux d'entre eux, Ernest de Fleurieu et Gabriel de Saint Victor. L'affaire
fut conclue le 8 novembre 1855 pour la somme de 228 000 f.
Quel était, à cette époque, l'état du haouch
Hassan ? Sa superficie n'était pas fixée précisément
faute de cadastre. Si l'on parlait avant la vente de 1 200 à 1
400 hectares, l'acte ne mentionnait que 850 ha. En fait, d'après
des documents ultérieurs, la contenance devait être un peu
supérieure à 1 000 ha. Mais, au début la partie cultivée
ne dépassait pas 223 ha loués à trente fermiers ou
métayers, dont quinze européens et quinze arabes, cultivant
des surfaces de 1 à 40 ha. Les principales cultures étaient
les céréales et le fourrage, la plus rémunératrice
étant le tabac.
Quant aux constructions, les vastes bâtiments de la ferme étaient
délabrés et en partie inhabitables. Ils abritaient cependant
le régisseur, le garde et une dizaine de fermiers et d'ouvriers
avec leur famille respective. Quatorze fermiers ou métayers, pour
la plupart arabes, vivaient dans des gourbis en divers points du domaine.
La Ferme-modèle à
Birkadem
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Il est manifeste que les associés avaient surestimé les
aptitudes agricoles de l'Algérois et sous-estimé les aléas
climatiques, notamment les inondations et le sirocco. Leur projet était
bel et bien de pratiquer une agriculture à l'européenne.
Ainsi, ultérieurement, l'un de leurs premiers investissements fut
l'achat d'une batteuse Lotz, mue par une machine à vapeur ; les
fermiers, la trouvant gaspilleuse de grain, refusèrent de s'en
servir et continuèrent à battre au rouleau leurs maigres
moissons ( les rendements à l'hectare variaient de 1 à 12
quintaux selon les parcelles et les conditions climatiques ). Dans le
même esprit, on décida de créer un élevage
laitier. On prévoyait d'améliorer les rendements par des
méthodes analogues à celles que les associés avaient
appliquées dans leurs domaines du Beaujolais : labours profonds,
fumures et amendements, sélection des semences, rotation des cultures,
drainages et irrigation. C'est sur ce dernier point que les propriétaires
s'étaient le plus bercés d'illusions. En dehors des sources
et des norias, l'eau ne pouvait venir que des oueds qui traversaient le
domaine. Sur la foi de renseignements non vérifiés, les
acheteurs avaient cru pouvoir remettre en service d'anciens barrages d'irrigation.
Cette prétention se heurta, d'une part aux intérêts
des industriels concessionnaires des chutes de l'Harrach, en aval, d'autre
part à la
loi qui, en Algérie, attribuait à l'Etat les eaux courantes,
sous réserve des droits acquis avant la conquête. Or, il
ne fut pas possible de prouver, sinon l'existence, du moins la régularité
de ces droits. D'où quinze ans de procès, définitivement
perdus en cassation, en 1875. Les premières années furent
extrêmement difficiles. En 1857, le régisseur et sa femme
furent emportés par les fièvres. Mais c'est lorsque l'échec
paraissait inéluctable qu'apparut un homme providentiel, Xavier
Bordet. Celui-ci fut, pendant un quart de siècle, le vrai patron
de la ferme modèle. Sa correspondance conservée ( 434 lettres
) étant une source documentaire d'une exceptionnelle qualité,
il n'est pas superflu de rassembler les rares données biographiques
que nous possédons à son sujet.
Xavier Bordet appartenait à une famille bressane de moyenne bourgeoisie.
Il était diplômé de l'école d'agriculture de
Grignon. La régie de la ferme modèle étant son premier
poste, on peut supposer qu'il avait à peu près vingt-cinq
ans en 1857. En 1867, il épousa une jeune fille d'Alger ayant "
une bonne éducation, des goûts modestes et l'amour de la
campagne " ; d'où l'on peut déduire, a contrario,
qu'elle n'était ni très belle, ni très riche...
Bordet était pieux et résolument conservateur ; en politique,
il était légitimiste. Entre 1871 et 1876, Gabriel de Saint
Victor, alors député royaliste à l'Assemblée
Nationale, le mit à contribution pour ses travaux parlementaires
sur l'Algérie.
La correspondance de Xavier Bordet fait apprécier son esprit méthodique
et ouvert. Sa compétence était reconnue par l'administration
qui eût voulu lui confier la direction de la première école
d'agriculture algérienne. Or, il vouait aux fonctionnaires une
véritable détestation que sa correspondance manifeste de
façon non équivoque :
" En Algérie, l'administration militaire nous est hostile,
c'est bien connu, mais ce qui a lieu d'étonner c'est que l'administration
civile le soit aussi " ( 8 septembre 1859 ).
" Le préfet s'intéresse très peu à
la colonisation. Il appelle les colons ses " dignes auxiliaires ",
comme si les colons n'étaient pas la force vive du pays, la raison
d'être de M. le Préfet " ( 22 octobre 1860 ).
" J'ai toujours pensé que l'administration militaire, sauf
l'arabomanie, valait mieux moralement que la civile " ( 18 oct.
1864 ). En ce qui concerne l'organisation de l'Algérie et les relations
avec les indigènes, les comptes-rendus de Bordet reflètent
assez fidèlement l'état d'esprit des civils européens
à l'époque. Il était arrivé sans idées
préconçues. S'il ne jugea pas nécessaire d'apprendre
l'arabe - au besoin l'épicier juif de Birkadem lui servait d'interprète
- c'est qu'il avait surtout à faire à des Français
ou à des Mahonnais. Mais on ne décèle chez lui, dans
les premières années, aucune hostilité à l'égard
des Maures, des Kabyles ou des Juifs. Certes, il leur reprochait leur
attachement à l'économie pastorale et à la propriété
collective, mais la responsabilité principale de cet archaïsme
incombait, selon lui, aux militaires. L'attitude de Bordet se radicalisa
peu à peu sous l'effet de multiples incidents de voisinage : vols
de bestiaux, de récoltes, incendies de broussailles... L'insurrection
de 1871 acheva d'en faire un adepte de la fermeté : " Je suis
garde national, écrWait-il, le 1er mai 1871, mobilisé sous
la tente à l'Arba, en face de la ferme modèle, à
18 km. Le sort de la Mitidja n'a tenu qu'à un fil. Vingt-quatre
heures de retard dans le départ des troupes et elle était
incendiée en entier. Et voilà, après 40 ans de domination
pacifique et débonnaire, le résultat. Nous sommes massacrés,
avec une barbarie si horrible qu'on n'en saurait publier les détails,
par des gens que nous avons fait travailler, que nous avons élevés
et enrichis depuis trente ans ". Et un mois plus tard : " La
conclusion à tirer, c'est que les musulmans ne sont pas civilisables
". Si contestable que fût cette conclusion, il est à
remarquer qu'elle n'émanait pas d'un enragé, mais d'un simple
employé, surtout remarquable par sa conscience professionnelle
et sa compétence technique.
La correspondance de Xavier Bordet est une chronique, des travaux et des
jours, ininterrompue de 1858 à 1882. Au commencement il n'y avait
pas d'exploitation directe. Le territoire défriché était
loué. Dans les broussailles et les marécages, il y avait
des baux de défrichement gratuit, le terrain devant être
rendu net après une durée de trois à six ans. Outre
les cultures traditionnelles, céréales, fourrage, tabac,
de nombreux essais furent tentés : lin, coton, ignames (",
artichauts, asperges, menthe, caroubiers, agrumes etc. Ce furent généralement
des échecs.
" Il ne faut pas écouter ceux qui proposent des cultures
nouvelles, écrivait Bordet en 1876. Nous avons tout essayé
et tout abandonné. Tout le monde a fait du ricin ici. On nous disait
que l'on se servait de l'huile pour les machines à vapeur mais,
comme elle encrasse très vite, on y a renoncé. Quant à
la pharmacie, il suffirait d'un hectare, je crois, pour purger toute la
France..."
Le personnel permanent était peu nombreux. Les grands travaux étaient
exécutés par les fermiers avec l'aide de journaliers kabyles.
Le vignoble fut créé et entretenu en régie à
partir de 1860. L'objectif était de produire des vins de qualité.
Dans les années 1880, au moment même où la viticulture
de plaine et de " gros vin " prenait son essor en Algérie,
le vignoble de la ferme modèle - une trentaine d'hectares - avait
acquis une belle notoriété. Le climat mortifère du
domaine s'améliora progressivement par le drainage des marais et
les plantations d'eucalyptus, la plupart commandés directement
en Australie. Dès la fin des années 70 la ferme modèle,
vue du chemin de fer Alger-Oran par Blida qui traversait le domaine, se
reconnaissait de loin par ses frondaisons, les seules de la région.
Les rigueurs du climat étaient souvent aggravées par des
calamités destructrices : en 1860 et 1861 des pluies torrentielles
et des inondations, en 1862 la sécheresse, en 1866 les sauterelles,
en trois vagues successives : " Les colonnes d'invasion traversent
les rivières à la nage, rien ne les arrête. Le chemin
de fer en a tant écrasé que l'odeur est insupportable. "
( 23 juin ). " La vigne, qui avait repoussé, est mangée
pour la troisième et dernière fois. Cette fois, elles ont
mangé l'écorce. Il ne reste rien des plantes et des arbres
utiles. " ( 17 juillet ). 1867 est " l'année de
la famine ". Aux mauvaises récoltes, conséquence
de la sécheresse, s'ajouta le choléra : " Biskra a
été évacuée, les trois quarts de la population
ayant péri. Batna et Bou Saada sont dans le même état
( 8 août 1867 ). En 1875, pluies et brouillards favorisèrent
l'oïdium de la vigne, la rouille des blés et la prolifération
des parasites ; au total, grande misère dans la campagne "
( 4 septembre 1875 ).
Lorsque Xavier Bordet quitta la ferme modèle en 1882, sans doute
pour raison de santé, il laissait un domaine, sinon florissant,
du moins dans un état plus qu'honorable. A l'Exposition Universelle
de 1878, il avait obtenu trois médailles d'or sur les trente-six
décernées aux deux mille exposants d'Algérie, deux
pour les céréales et une pour la ramie - fibre textile finalement
inutilisable...- sans compter une médaille d'argent pour le vin.
Les propriétaires ne s'étaient pas enrichis mais ils avaient
tout de même obtenu, sur la période 1855-1882, un revenu
brut moyen de 2%, sans compter la plus-value des terres défrichées.
L'assainissement des marais avait à peu près éliminé
le paludisme et plusieurs dizaines de familles trouvaient leur subsistance
sur un domaine qui, dans l'état où l'avaient laissé
les turcs, ne produisait que de la misère. En définitive,
la ferme modèle avait bien mérité son nom.
Bruno de Saint Victor
(1) igname : plante vivrière grimpante
des régions tropicales dont le gros rhizome tubérisé
est comestible.
Bibliographie :
Mémoire
Vive N°50, p 15. Le maréchal Clauzel.
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