Quand la météo
s'invita dans la conquête
Le calendrier fut une préoccupation
constante pour ceux qui, pendant la conquête, devaient établir
la date des opérations militaires.
Il faut cependant remarquer que l'attention des stratèges se
porta surtout sur les mois d'été pendant lesquels les
campagnes seraient interrompues pour éviter aux troupes de souffrir
de températures élevées qui diminueraient, par
leurs conséquences sur les soldats, la résistance et la
combativité des troupes.
C'est cependant en hiver, à cause de conditions météorologiques
inhabituelles mais déterminantes, que se produisirent deux événements
qui marquèrent par leurs conséquences tragiques, l'histoire
de la conquête de l'Algérie.
La première
expédition contre Constantine
( 9 novembre - ler décembre 1836 )
Bien décidé à mener
à bien son projet de conquérir Constantine et passant
outre le refus du gouvernement de lui accorder des renforts venus de
France, le maréchal Clauzel constitua son corps expéditionnaire
en dégarnissant les garnisons du reste de l'Algérie. Il
embarqua pour Bône, le 28 octobre 1836. Des contretemps vinrent
retarder la mise en route de la colonne. En premier lieu, pas moins
de 2.000 malades garnissaient les hôpitaux, et Clauzel se trouva
en outre face à une insuffisance des moyens de transports, ce
qui rendit impossible une organisation satisfaisante du service d'ambulances.
Enfin, le convoi de vivres et de munitions qui devait compter 12 voitures
ne put en réunir que 10, et sur les 1.500 mulets promis par Yousouf
seuls 475 muletiers se présentèrent avec leur bête.
C'est dans ces conditions qu'une colonne de 7.270 Français, 1.300
indigènes et 16 pièces d'artillerie quittèrent
Bône le 9 novembre 1836 vers le camp de Dréan, lieu
du rassemblement.
Dans la nuit du 13 au 14 novembre, le mauvais temps s'abattit
sur le camp de Dréan. La violence de l'orage provoqua une débandade
parmi les boeufs du convoi qui ne purent être récupérés.
Ce qui fit écrire à Pellissier de Raynaud dans Les Annales
Algériennes : " Après quelques heures de marche,
les ressources de l'armée étaient déjà considérablement
diminuées ".
Outre les malades, cet incident obligea Clauzel à abandonner,
lors de l'arrêt à Guelma le 15 novembre, 200.000
cartouches qu'il n'était plus possible de transporter.
Le 18, l'armée franchit le Djebel Sana par le col de Ras
el Akba (829 mètres) Depuis ce col jusqu'à Constantine,
l'absence de bois enlevait tout moyen de faire cuire les aliments ou
de faire du feu. Les troupes souffrirent donc du froid dans ces régions
atteignant 1.000 à 1.100 mètres et où, le 19,
des tourmentes de pluie et de neige aggravérent encore la
situation. La progression vers Constantine continua donc en butte à
quelques attaques des cavaliers du bey Ahmed, mais surtout aux averses
de pluie et de neige qui détrempaint les chemins au point que
le convoi de ravitaillement ne put rejoindre le bivouac de Somma où
l'armée s'était regroupée. " Horrible bivouac
de Somma, écrit le général Changarnier dans
ses Mémoires, il resta jonché de cadavres. Mais la
privation absolue de combustibles pendant plusieurs jours consécutifs
où nous ne pûmes ni cuire nos aliments, ni sécher
nos vêtements... est une des plus rudes épreuves que l'organisation
humaine ait pu subir.Beaucoup d'hommes y succombèrent ".
Les troupes épuisées arrivèrent enfin en vue de
Constantine, mais le convoi s'embourba à 2 lieues (8 km ) en
arrière. Il fut impossible de le dégager et il fut décidé
d'abandonner les voitures qui furent pillées par les soldats."
Grand nombre d'entre eux, écrit Pellissier, déjà
soumis aux angoisses de la faim, se gorgèrent d'eau de vie.Cette
boisson perfide, sur des estomacs vides, les plongea dans une ivresse
telle, que ne pouvant plus opposer la moindre résistance aux
Arabes, ils tombèrent sous les coups de yatagan ".
Clauzel à bout de vivres et presque de munitions décida
de tenter l'assaut et fit canonner une des portes de la ville. Au cours
de la nuit, il envoya une patrouille pour constater les résultats
des tirs. Mais le temps jusque là pluvieux et obscur, s'améliora
rapidement faisant place à un clair de lune qui démasqua
les soldats qui essuyèrent alors un feu nourri. Ils reconnurent
néanmoins un passage qu'il faudrait utiliser la nuit suivante.
Mais le lendemain le même clair de lune contraria l'opération.
Toutes les attaques contre différentes portes ayant échoué,
les vivres et les munitions étant épuisés, Clauzel
ordonna la retraite au cours de laquelle on oublia d'évacuer
certains petits postes dont les occupants ne durent la vie sauve qu'à
un retour de Changarnier qui protégea leur repli. Mais au cours
de cette débâcle, des prolonges chargées de blessés
furent abandonnées et d'autres blessés furent abandonnés
dans des replis de terrain.
Il fallut le courage de Changarnier, qui s'était retrouvé
à l'arrière-garde, pour éviter que cette retraite
ne se transforme en massacre. Attaqué de toutes parts par les
Arabes, il fit former le carré et dit à ses hommes, si
l'on en croit ses Mémoires : " Soldats du 2è léger,
regardez ces gens là en face; ils sont 6.000, vous êtes
300, vous voyez que la partie est égale ".
Par chance, le temps se remit alors au beau évitant à
l'armée de périr dans la boue mais " des hommes
étaient morts de misère et de froid; plusieurs avaient
eu les extrémités gelées. A chaque instant, on
était obligé d'en abandonner qui ne pouvaient plus aller
: ils se couchaient, se couvraient la tête, et attendaient avec
résignation le coup qui devait mettre fin à leurs souffrances
et à leur vie " écrit encore Pellissier de Raynaud.
Le retour fut ponctué d'escarmouches plus ou moins intenses,
mais le convoi arriva néanmoins à Guelma le 28 novembre.
Clauzel y laissa 150 malades dont la plupart succombèrent.
Le ler décembre le maréchal arriva à Bône.
L'armée avait à déplorer 500 hommes tués
ou blessés, mais les décès dans les hôpitaux
furent d'une telle importance qu'on put estimer à une perte de
2.000 soldats le bilan définitif de l'expédition.
«La colonne
de la neige»
Seize ans plus tard, le temps intervint
à nouveau de manière décisive dans la conquête.
Et cette fois les intempéries furent les seuls adversaires des
soldats français.
Cet épisode tragique se déroula au mois de février
1852, dans un rectangle dont les quatre sommets étaient Port-Gueydon,
Azazga, El Kseur et Bougie, et situé dans la région montagneuse
d'Azeffoun.
A cette époque, au terme d'une opération de pacification,
le général Bosquet, prit position dans le village de Taourirt-Ir'il
avec mission d'ouvrir une route stratégique jusqu'à Bougie.
En même temps, les troupes furent chargées de recouvrer
les contributions de guerre et de réorganiser les tribus nouvellement
soumises.
Les travaux commencèrent le 4 février par un temps beau
et doux. La guerre ne perdant pas ses droits, on fit le 8 février
une razzia de 250 boeufs dans une tribu proche.
Afin d'assurer le ravitaillement des troupes, le général
Bosquet avait fait partir une colonne de 400 mulets sous les ordres
du chef du bureau arabe de Bougie, le capitaine Le Noble, pour aller
chercher des vivres à Bougie. Elle prit le chemin du retour le
12 février et bénéficiant du beau temps, arriva
le 13 à Torcha, sur la rive gauche de l'Oued Sahel (Soummam)
où elle bivouaqua.
Mais au cours de la nuit s'éleva brusquement une violente tempête
de grêle et de neige, et la température devint glaciale.
La colonne fut donc dans l'impossibilité de continuer sa route
pour rejoindre le général Bosquet. La neige tomba sans
discontinuer et les hommes ne parvinrent bientôt plus à
dégager leurs tentes autour desquelles se dressaient des murailles
de neige de 4 mètres de haut. Les bêtes n'eurent plus que
la neige fondue à boire, et la situation ne permit que très
difficilement l'abattage d'arbres pour se chauffer. Au camp du général
Bosquet la situation devint alarmante car les vivres manquèrent
rapidement, la viande des bceufs de la razzia s'épuisa. D'autre
part, la tempête de neige ne s'apaisant ni la nuit, ni le jour,
on ne pouvait espérer l'arrivée du convoi de ravitaillement.
Le 21 février, Bosquet, après avoir pris l'avis
de ses officiers, décida de partir vers Bougie le lendemain matin.
Devant l'épuisement des hommes et des bêtes de somme, il
ordonna d'abandonner sur place les tentes, les sacs et l'artillerie.
Après une tentative infructueuse, on laissa même les caisses
contenant les 300.000 francs en pièces de 5 francs, représentant
la collecte des impôts.
Le 22 février à 6 heures du matin, la colonne se
mit en marche alors que la tourmente n'avait jamais été
aussi violente. L'avant-garde du colonel de Wengi, commandant supérieur
de Bougie, devait atteindre Torcha et s'y arrêter pour permettre,
en cas d'amélioration du temps, à la colonne de se reposer.
Mais cette avant-garde se débanda avant d'arriver à l'étape
prévue. La plupart des soldats périrent ensevelis par
la neige ou noyés dans les torrents. Les rescapés, le
colonel de Wengi et une dizaine d'hommes, furent retrouvés par
le caïd du village d'Amadan, et abrités chez lui.
Pendant ce temps, la colonne du général Bosquet, en tête
de laquelle le capitaine Faidherbe et un groupe de sapeurs ouvraient
un passage, ne trouvant pas son avant-garde, dépassa le village
de Torcha et s'égara. Ils continuèrent vers Bougie, mais
à cause de la crue de l'Oued Torcha, la colonne gravit une hauteur
et s'arrêta sous un caroubier pour passer la nuit. Pour résister
au froid, les soldats restèrent debout les pieds dans la boue
et brisèrent leurs fusils pour faire du feu avec les crosses
et quelques branches vertes du caroubier.
Le lendemain, la tempête se calma enfin, et la troupe repartit
en direction de Bougie. Arrivée à Amadan, elle retrouva
le colonel de Wengi, à qui Bosquet fit de violents reproches,
l'accusant d'être la cause du désastre. Ils arrivèrent
à Bougie le 23 février vers 11 heures du matin.
Le nombre des victimes fut estimé par certains à 600 environ
dont la moitié était morte de froid.
Quinze jours après, le général Bosquet regagna
la camp de Taourirt-Ir'il où il ne retrouva rien de ce qui avait
été laissé sur place au moment de la retraite.
En particulier, il était important de retrouver les caissons
contenant les 300.000 francs de la collecte des impôts.
Des renseignements et des primes permirent d'identifier les Kabyles
qui s'en étaient emparés, de les capturer et de les juger.
Dans l'itinéraire d'Alger à Bougie par Bouira, Le Guide
Bleu Algérie-Tunisie signalait à 8 kilomètres d'El
Kseur : " Tombeau de la Neige
". Monument élevé en souvenir de 1.200 soldats de
la colonne Bosquet morts dans une tourmente de neige près de
Taourirt Ighil (p. 241) en février 1852. En se reportant à
la page 241 on pouvait lire à propos de Taourirt Ighil : C'est
auprès de Taourirt Ighil qu'eût lieu le désastre
de la " colonne de la Neige ". En ce point (909 m) commence
la grande descente sur la vallée de la Soummam.
Alain Lardillier