Le mythe
de la (dé)possession foncière
en Algérie
Dans l'imaginaire collectif
des Français de métropole en 1962, le Pieds Noirs était
un colon qui faisait " suer le burnous à l'Arabe ". Il
était même un riche colon qui possédait des terres
qu'il avait saisies aux indigènes.
Qu'en était-il exactement ?
En 1954, on comptait 22.037 exploitations agricoles qui étaient
des propriétés européennes. Soit en tout 2.153.566
hectares, un peu moins de 10% de la totalité des terres d'Algérie.
On peut donc raisonnablement estimer qu'environ 100.000 personnes vivaient
de la terre soit à peu près 10 % de la population européenne.
Vivaient, (?) le terme est-il approprié ? En effet, 8.000 propriétaires,
soit plus du tiers, possédaient des exploitations dont la superficie
était inférieure à 10 hectares.
D'autre part, 5.017 propriétaires possédaient des propriétés
dont la superficie était comprise entre 10 et 49 hectares et 2.635
propriétaires possédaient des exploitations dont la superficie
était comprise entre 50 et 99 hectares, ce que l'on peut assimiler
à une classe aisée rurale.
On peut considérer que les riches colons, ceux qui, malgré
eux, ont véhiculé le mythe de la richesse des Français
d'Algérie, possédaient des terres dont la superficie était
supérieure à 100 hectares. Ils étaient 6.343 soit,
avec leur famille, environ 26.000 personnes. C'est à dire 2,6 %
de la population européenne.
L'état français possédait quant à lui 9.412.579
hectares, en grande majorité des terres non cultivables, montagnes,
maquis, forêts qui provenaient en grande partie de l'annexion des
terres du beylik, c'est-à-dire terres appartenant aux turcs avant
1830.
Enfin, à la même date, on recensait 630.732 propriétaires
musulmans qui exploitaient 10 107.000 hectares de terres agricoles, soit
78% des terres agricoles privées ; ils exploitaient également
274.000 hectares de forêts.
Parmi ces 630.732 propriétaires, 8.500 possédaient des exploitations
dont la superficie était supérieure à 100 hectares
et 16.580 possédaient des propriétés dont la superficie
était comprise entre 50 et 99 hectares.
Que retenir de cette aridité de chiffres
?
- Que les Français ne possédaient même pas 10 % des
terres en Algérie.
- Que les musulmans possédaient 47,3 % des terres et que 25.080
d'entre eux possédaient des propriétés dont la superficie
était supérieure à 50 hectares.
- Qu'il existait donc au début de la guerre d'indépendance
une "aristocratie foncière " indigène. Un économiste
égyptien d'obédience marxiste estimait qu'il existait une
classe rurale indigène riche qu'il évaluait à 50.000
chefs de famille.
Toutefois Ch. R. Ageron, reprenant un critère administratif de
1930, rapporte qu'un propriétaire aisé est défini
par la possession de 10 à 40 hectares. Or en 1954, 167.170 musulmans
possèdent des propriétés dont la superficie est comprise
entre 10 et 50 hectares. Selon Samir Amin, il existe bien " une classe
moyenne rurale musulmane " qui rassemblerait 22 % de la population
agricole de l'Algérie.
Enfin, pour parer à toute question concernant une éventuelle
richesse des terres, que met-on derrière le vocable " richesse
" ? Une précision s'impose. En 1954, les indigènes
possédaient 68 % de terres cultivables à bon rendement soit
4.750.000 hectares pour 8,5 millions d'habitants ; ils n'en possédaient
que 500.000 pour un peu plus de 2 millions d'habitants en 1830 à
l'arrivée des Français. La population musulmane avait quadruplé,
mais la superficie de leurs terres cultivables avait été
multipliée par 9,5 !
Une autre donnée pourra surprendre le lecteur. Le département
de Constantine, foyer des événements de 1945 et de 1955,
comptait, en 1950, 3987 musulmans possédant des propriétés
supérieures à 100 hectares. Ageron estime que leur superficie
moyenne s'élevait à 185,4 hectares.
Selon lui, " la collectivité musulmane a repris ( racheté)
à la collectivité européenne 25.000 hectares de terres
entre 1918 et 1920, 43.000 de 1941 à 1946 et 25.673 de 1948 à
1954".
Quelles conclusions en tirer ?
- La terre n'avait pas été accaparée par les Pieds
Noirs.
- Les Indigènes musulmans ont toujours possédé des
terres et ont même pu au XXe accroître leur surface cultivable.
- Si l'on accepte, comme Ageron, que la cellule familiale musulmane comprend
entre 5,9 et 7 personnes, on peut considérer que plus de 150.000
indigènes disposaient de revenus annuels supérieurs à
300.000 Fr. et 50.000 disposaient de revenus annuels à 500.000
Fr. Pour complément d'information, le seuil de pauvreté
est estimé à 40.000 francs annuels. Le revenu annuel moyen
du Français métropolitain est évalué à
237.000 francs. D'autre part, il convient de rappeler que cette bourgeoisie
rurale indigène employait des coreligionnaires, mal payés.
Où est donc passé le riche colon "gui fait suer le
burnous " ?
Gérard
Crespo
Sources :
Ch.R. Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 1871-1954, PUF,
1979.
S. Amin, L'économie du Maghreb, éditions de Minuit, 1966,
2 vol.
René Gendarme, économiste français auteur de nombreuses
publications dont L'économie de l'Algérie, publié
chez A. Colin en 1959, a été pendant vingt ans le président
de l'Association Tiers Monde et a co-dirigé la revue Mondes en
développement.
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