Les grandes réalisations
Le mythe de la (dé)possession foncière
en Algérie

par Gérard Crespo

extraits du numéro 76 , 4è trimestres 2020 , de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
L'article comprend 3 illustrations
www.cdha.fr
sur site : janvier 2021

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Le mythe de la (dé)possession foncière
en Algérie

Dans l'imaginaire collectif des Français de métropole en 1962, le Pieds Noirs était un colon qui faisait " suer le burnous à l'Arabe ". Il était même un riche colon qui possédait des terres qu'il avait saisies aux indigènes.

Qu'en était-il exactement ?


En 1954, on comptait 22.037 exploitations agricoles qui étaient des propriétés européennes. Soit en tout 2.153.566 hectares, un peu moins de 10% de la totalité des terres d'Algérie. On peut donc raisonnablement estimer qu'environ 100.000 personnes vivaient de la terre soit à peu près 10 % de la population européenne.

Vivaient, (?) le terme est-il approprié ? En effet, 8.000 propriétaires, soit plus du tiers, possédaient des exploitations dont la superficie était inférieure à 10 hectares.

D'autre part, 5.017 propriétaires possédaient des propriétés dont la superficie était comprise entre 10 et 49 hectares et 2.635 propriétaires possédaient des exploitations dont la superficie était comprise entre 50 et 99 hectares, ce que l'on peut assimiler à une classe aisée rurale.

On peut considérer que les riches colons, ceux qui, malgré eux, ont véhiculé le mythe de la richesse des Français d'Algérie, possédaient des terres dont la superficie était supérieure à 100 hectares. Ils étaient 6.343 soit, avec leur famille, environ 26.000 personnes. C'est à dire 2,6 % de la population européenne.

L'état français possédait quant à lui 9.412.579 hectares, en grande majorité des terres non cultivables, montagnes, maquis, forêts qui provenaient en grande partie de l'annexion des terres du beylik, c'est-à-dire terres appartenant aux turcs avant 1830.

Enfin, à la même date, on recensait 630.732 propriétaires musulmans qui exploitaient 10 107.000 hectares de terres agricoles, soit 78% des terres agricoles privées ; ils exploitaient également 274.000 hectares de forêts.

Parmi ces 630.732 propriétaires, 8.500 possédaient des exploitations dont la superficie était supérieure à 100 hectares et 16.580 possédaient des propriétés dont la superficie était comprise entre 50 et 99 hectares.

Que retenir de cette aridité de chiffres ?

- Que les Français ne possédaient même pas 10 % des terres en Algérie.
- Que les musulmans possédaient 47,3 % des terres et que 25.080 d'entre eux possédaient des propriétés dont la superficie était supérieure à 50 hectares.
- Qu'il existait donc au début de la guerre d'indépendance une "aristocratie foncière " indigène. Un économiste égyptien d'obédience marxiste estimait qu'il existait une classe rurale indigène riche qu'il évaluait à 50.000 chefs de famille.

Toutefois Ch. R. Ageron, reprenant un critère administratif de 1930, rapporte qu'un propriétaire aisé est défini par la possession de 10 à 40 hectares. Or en 1954, 167.170 musulmans possèdent des propriétés dont la superficie est comprise entre 10 et 50 hectares. Selon Samir Amin, il existe bien " une classe moyenne rurale musulmane " qui rassemblerait 22 % de la population agricole de l'Algérie.
Enfin, pour parer à toute question concernant une éventuelle richesse des terres, que met-on derrière le vocable " richesse " ? Une précision s'impose. En 1954, les indigènes possédaient 68 % de terres cultivables à bon rendement soit 4.750.000 hectares pour 8,5 millions d'habitants ; ils n'en possédaient que 500.000 pour un peu plus de 2 millions d'habitants en 1830 à l'arrivée des Français. La population musulmane avait quadruplé, mais la superficie de leurs terres cultivables avait été multipliée par 9,5 !

Une autre donnée pourra surprendre le lecteur. Le département de Constantine, foyer des événements de 1945 et de 1955, comptait, en 1950, 3987 musulmans possédant des propriétés supérieures à 100 hectares. Ageron estime que leur superficie moyenne s'élevait à 185,4 hectares.

Selon lui, " la collectivité musulmane a repris ( racheté) à la collectivité européenne 25.000 hectares de terres entre 1918 et 1920, 43.000 de 1941 à 1946 et 25.673 de 1948 à 1954".

Quelles conclusions en tirer ?

- La terre n'avait pas été accaparée par les Pieds Noirs.
- Les Indigènes musulmans ont toujours possédé des terres et ont même pu au XXe accroître leur surface cultivable.
- Si l'on accepte, comme Ageron, que la cellule familiale musulmane comprend entre 5,9 et 7 personnes, on peut considérer que plus de 150.000 indigènes disposaient de revenus annuels supérieurs à 300.000 Fr. et 50.000 disposaient de revenus annuels à 500.000 Fr. Pour complément d'information, le seuil de pauvreté est estimé à 40.000 francs annuels. Le revenu annuel moyen du Français métropolitain est évalué à 237.000 francs. D'autre part, il convient de rappeler que cette bourgeoisie rurale indigène employait des coreligionnaires, mal payés.

Où est donc passé le riche colon "gui fait suer le burnous " ?

Gérard Crespo

Sources :
Ch.R. Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 1871-1954, PUF, 1979.
S. Amin, L'économie du Maghreb, éditions de Minuit, 1966, 2 vol.
René Gendarme, économiste français auteur de nombreuses publications dont L'économie de l'Algérie, publié chez A. Colin en 1959, a été pendant vingt ans le président de l'Association Tiers Monde et a co-dirigé la revue Mondes en développement.