la cathédrale d'Alger
Louis Bertrand de l'Académie Française a vécu une dizaine d'années à Alger à partir de 1891.
Dans son ouvrage, il raconte ses promenades dans le vieil Alger. En voici un extrait.
Nouvelles Éditions du Siècle, Paris, 1938.
sur site le 1/10/2002

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-----A l'extrémité de la rue Bruce, avec ce qui restait de la Djenina, l'ancien palais du gouvernement, commençait un pays nouveau, celui des maroquiniers, des cordonniers, des ciseleurs, des marchands de soieries et de bijouteries indigènes. C'était aussi celui des marchands de tabac. Il y en avait un fameux, juste en face de la cathédrale, à l'angle du passage Duchassaing, le vieil Omar ben Smaya, qui, en échange de trois vilains sous, déposait gracieusement dans votre main un petit sac de chébli, - le chébli, fleur des tabacs algériens, fin et doux au toucher comme une chevelure féminine et qui dégageait une odeur de miel. La boutique, une étroite échoppe, ouverte sur la rue était bariolée de couleurs tendres, comme celles du grand bazar de Stamboul, et le patron lui-même, coiffé du turban de fine mousseline blanche, à côté de son fils qui servait le client, en séroual soutaché d'or et en veste de soie vert pomme...
-----A l'époque où je l'ai connu, ce quartier était déjà tout transformé à l'européenne, éventré en tous sens et mis à l'alignement. La cathédrale affligeait déjà par son orientalisme de pacotille. On n'y retrouvait presque aucune trace de la mosquée des Ketchaoua, qu'elle a remplacée. Les seules consolations pour les dévots de la couleur locale, c'étaient, comme aujourd'hui encore, le palais du gouverneur et l'archevêché, - le premier si mutilé et remanié qu'il en est devenu méconnaissable; l'autre toujours charmant (c'était " le palais de la fille du sultan "), mais non supérieur aux autres vieux logis d'Alger. Et pourtant,si ! Il s'en distingue par les colorations amorties et les nuances exquises de ses faïences, la grâce et la légèreté de ses stucages. On dirait un palais de mousseline, un kiosque, où les arcades des patios, les koubas, les murs et les pavements, tout est tendu de gaze mauve et blanche...
-----Mais, derrière la cathédrale, entre la rue de la Lyre et la rue Randon, il y avait un îlot de maisons restées à peu près intactes, refuge des petites industries locales : des échoppes de brodeurs et de teinturiers. C'était le quartier de la couleur, des écheveaux de soie et des fils d'or, dévidés par des ouvriers en gandouras, qui, s'aidant du pied et de la main, faisaient tourner leurs rouets, tandis que, plus loin, des ruisseaux vineux ou turquins jaillissaient des étoffes tordues par des hommes à demi nus qui ressemblaient à des vendangeurs... Dans ces parages, il y avait, en particulier, une ruelle sinistre, où je ne m'attardais point, mais que j'aimais à traverser rapidement, comme un bain brûlant ou glacial qu'on ne peut supporter que quelques instants : une quintessence de saleté farouche et de pittoresque barbare. Cette venelle, raboteuse et grimpante, s'appelle, je crois, par on ne sait quelle lugubre ironie, la rue Saint-Vincent-de-Paul. Elle part du chevet de la cathédrale pour aboutir aux escaliers qui débouchent sur la place Randon. Elle est noire comme un cul-de-four et si étroite qu'on ne peut guère y passer à deux de front. Les auvents et les surplombs se touchent, forment
une espèce de couloir voûté! Çà et là, des porches obscurs, des impasses pleines de ténèbres hostiles et méphitiques, ou bien par l'entre-bâillement d'une porte ouverte, des patios sortides aux supports primitifs, aux murs barbouillés de couleurs grossières, mais tout cela imprégné d'une humanité vieille comme l'Afrique elle-même et qui, du haut de ses millénaires, se rit de notre petit monde. Poursuivi par d'étranges odeurs et des visions fuyantes de formes voilées, je débusquais enfin, en pleine lumière et en pleine chaleur méridiennes devant l'escalier de la place Randon, dans un carrefour exigu, où s'exaspéraient et se surchauffaient d'atroces puanteurs.
-----Au pied de l'escalier, on se heurtait toujours à un mendiant accroupi dans un burnous terreux, un aveugle aux yeux blancs exorbités dans une face en pleine lune, trouée de petite vérole, et qui, d'une voix impérieuse, réclamait l'aumône au nom de Sidi Abd-el-Kader.
-----«Sidi Abd-el-Kader! Sidi Abd-el-Kader!...» cette mélopée arabe me perçait les oreilles, me chassait comme un vil Roumi vers la petite place, où se dresse la synagogue et qui est un des coins les plus grouillants de la vieille ville. C'est un marché mi-européen mi-indigène, dont la principale clientèle est formée de Musulmans et de Juifs. Une mêlée de burnous crasseux, de vieux caftans et de culottes noires, et, au milieu de cette foule hurlante et gesticulante, de grosses Juives en châles à ramages, en robes de velours ou de soie violette, qui tanguent dû ventre et de la croupe, en traînant des couffins de victuailles. On vend de tout sur ce marché de la place Randon : des vieilles ferrailles, des vieux habits, des légumes, des viandes bleuâtres d'agneaux et de cabris, des galettes indigènes, feuilletées au beurre, des tas de petits pains ronds encore tout chauds et saupoudrés de grains d'anis ou de cumin qui ressemblent à des crottes de souris... Et, dominant le tumulte des odeurs et des couleurs, la voix perçante, inexorable de l'aveugle
«Sidi Abd-el-Kader! Sidi Abd-el-Kader!»...