*** La qualité médiocre
des photos de cette page est celle de la revue. Nous sommes ici en 1922.
Amélioration notable plus tard, dans les revues à venir.
" Algeria " en particulier.
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TEXTE COMPLET SOUS L'IMAGE.
LES DERNIERS MOMENTS DE SAINT-SAENS
Une belle existence...
une belle mort, pourront écrire plus tard les hommes qui résumeront
pour les générations futures la vide
ce prodigieux musicien. Ayant connu, de son vivant, la popularité,
la gloire et tout ce qu'on peut en attendre, Saint-Saëns n'a pas
connu les affres du trépas. Sans une plainte, sans l'ombre de
la moindre souffrance, il s'est doucement endormi et comme après
un magnifique soir d'été l'ombre apaisante couvre la terre,
l'éternelle nuit est descendue sur lui.
Revenant à Alger, dont il avait fait sa terre de prédilection
depuis plusieurs années, Saint-Saëns descendait à
l'Hôtel de l'Oasis, où il aimait rêver, durant ses
moments de loisir, en considérant de son balcon le grandiose
panorama de la baie d'Alger qui se déroulait à ses pieds.
Et dans cette maison, où il était bien connu de tous,
il allait, passant inaperçu, car sachant dans quelle terreur
il tenait les importuns et les curieux, on affectait de ne point remarquer
sa présence.
Il descendait souvent dans les salons et, s'asseyant au piano qui s'y
trouvait, de ses doigts agiles courant sur le clavier, il emplissait
les vastes pièces de trilles et d'arpèges magistralement
exécutés. Puis, sur son désir, un piano fut monté
dans sa chambre et c'est là, désormais, qu'il fit ses
exercices.
Jusqu'à son dernier jour il ne cessa - que les jeunes méditent
cet exemple - de poursuivre inlassablement des éludes que d'autres
ont dédaigneusement abandonnées depuis longtemps déjà.
Le 16 décembre, date de sa mort, il dîna comme de coutume
malgré un léger rhume qu'il avait contracté depuis
trois jours, mais pour lequel, après une auscultation, son médecin
reconnut qu'aucun danger n'était à craindre.
Après le repas, ainsi qu'il en avait l'habitude, le maître
engagea une partie de dominos, jeu qu'il adorait et où il se
montrait d'une habileté surprenante.
Sa science ne fut pas en défaut ce soir là. Il gagna.
Heureux du bon tour qu'il venait de jouer à son adversaire, s'armant
d'un crayon, il traçait sur le papier qui avait servi à
marquer les points, une fleurette finement dessinée.
Épris de la nature, Saint-Saëns adorait les fleurs et connaissait,
en botaniste consommé, les moindres détails de toutes
les familles florales. Puis, vers neuf heures, il se coucha. Rien ne
faisait prévoir alors, à ce moment, dans l'attitude du
maître, que l'heure de mort allait bientôt sonner pour lui.
Peu de temps après qu'il fut couché, son intendant allait
vers lui et ne le voyant pas encore endormi, lui demandait s'il n'avait
besoin de rien et s'il se sentait bien.
Souriant, Saint-Saëns, lui répondait en faisant mine de
gronder : " Mais non, .Jean, ne me réveille pas pour venir
prendre de mes nouvelles. Ça va bien. " Et, déclinant
l'offre de celui-ci, qui voulait lui faire absorber une tisane chaude,
le vieillard essayait de trouver le sommeil.
Cependant, quelques minutes après, l'attention de son serviteur
était attiré, par un léger râle qui s'élevait
de la chambre du maître. Il se précipitait vers lui, appelait
à l'aide.
Un docteur était mandé en hâte. Peine inutile !
Après avoir murmuré : " Non, Jean..., c'est fini
", malgré les réactifs employés pour essayer
de le ranimer, Charles-Camille Saint-Saëns rendait l'âme.
Il était près de dix heures du soir.
En bas, dans les salons de l'hôtel, où un dîner-concert
suivi d'une sauterie réunissait de gais convives, l'orchestre
Demanche - Desbrosses charmait de sa musique impeccable les couples
de danseurs tourbillonnant sous la clarté des plafonniers électriques.
Tout était à la joie, lorsque l'horrible nouvelle parvint.
Ce fut une minute de consternation. Le bal prit fin. L'allégresse
faisait place au chagrin, et tandis que la foule s'écoulait lentement,
les exécutants de l'orchestre Demanche et Desbrosses, amis personnels
du défunt, se rendaient au chevet du maître pour veiller,
la nuit entière, sa dépouille.
Sur son lit de mort, l'auguste vieillard reposait, les traits calmes,
aussi purs et aussi nets que si la vie n'avait pas encore quitté
ce corps inerte.
Le piano, sur lequel restait encore ouverte une partition inachevée,
fut voilé de crêpe.
Le lendemain, le corps du maître disparaissait sous un amas de
ces fleurs odoriférantes qu'il aimait, de son vivant, avec toute
sa ferveur d'artiste épris de la nature.
Une foule émue et pieusement recueillie a tenu à apporter
un dernier hommage au maître en l'accompagnant jusqu'à
la chapelle ardente édifiée sur les quais, où son
cercueil attendit le départ du courrier qui devait le ramener
en France.
Qu'il nous soit permis d'ajouter encore à la fin de ces lignes,
un détail que beaucoup de ses admirateurs ignorèrent toujours
: c'est l'immense bonté de Saint-Saëns.
Sous l'anonymat le plus absolu et le mieux gardé, on ne peut
s'imaginer combien d'infortunes et de détresses furent soulagées
de sa main.
Un seul homme, qui l'approcha de très près, peut dire
la grande pitié du maître envers les déshérités
de la vie : son intendant dévoué qui le surprit souvent,
se cachant pour faire le bien.
Et cette qualité, méritait d'être connue du grand
public... Celui qui se cache pour faire le bien ne meurt jamais, son
nom reste toujours gravé au fond des curs.
Ch. BROUTY.