Casbah : l 'Alger barbaresque
Louis Bertrand de l'Académie Française a vécu une dizaine d'années à Alger à partir de 1891.
Dans son ouvrage, il raconte ses promenades dans le vieil Alger. En voici un extrait.
Nouvelles Éditions du Siècle, Paris, 1938.
sur site le 3/9/2002

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-------C'est dans ces dispositions un peu puériles qu'à l'automne de 1891, je me lançai à la découverte du vieil Alger. Mais je dois dire aussi qu'à cette naïveté qui était mienne se joignaient une ferveur et une passion extraordinaires pour le pays inconnu qui s'offrait à moi.
-------Et d'abord, rien qu'à pénétrer dans ces quartiers indigènes de la haute ville, au sortir d'une maison européenne, ou des boulevards de la ville moderne, j'avais l'impression d'un brusque recul dans le temps, comme si, en un instant, j'avais franchi des siècles. Ce que je voyais n'avait pas bougé peut-être depuis les frères Barberousse. Et, en même temps, les seuls noms des rues mettaient en branle mon imagination et m'ouvraient les perspectives de l'histoire.
-------Comme ils sont évocateurs, ces noms des rues du vieil Alger! Quel est l'officier de bureau arabe, le rond-de-cuir désoeuvré et romantique, qui, au temps de la conquête, inventa ces noms extraordinaires? Il mériterait assurément de donner le sien à quelque boulevard de l'Alger moderne.
-------Grâce à cet anonyme de génie, une méchante plaque indicatrice clouée sur un mur décrépit vous évoque toute l'Afrique de la légende et de l'histoire, avec sa flore et sa faune, avec les aspects éternels de ses grands paysages, tandis que l'azur du ciel se découpe entre les hauts murs des maisons étagées qui descendent vers la mer et les mâtures des navires.
-------Rue de la Mer Rouge, rue des Pyramides, rue de la Girafe, rue du Palmier, rue de la Grenade!... C'est l'Afrique du Tour du monde et des livres d'images, - oasis, caravanes, chameaux et chameliers, explorateurs et tueurs de lions. Là-bas, rue des Lotophages, nous voici en pleine antiquité homérique... Les Syrtes de la Libye fument derrière la ligne des sables. Ulysse et ses compagnons débarquent sur l'inhospitalière côte africaine... Rue Hannibal, on songe à Carthage, on voit Salammbô qui danse sur sa terrasse, au clair de lune, devant le golfe endormi... Rue Micipsa, rue Jugurtha, rue Caton, rue Salluste, histoire numide et romaine. Sophonisbe, réfugiée dans son harem, à la pointe du rocher de Cirta, boit la coupe de poison envoyée par son amant. Le conquérant latin, le sénateur ou le proconsul se prélasse, à l'heure de la sieste dans le xyste ou sur le belvédère de sa villa... Rue des Abdérames, rue des Maugrebins, rue Barberousse! Voici le flot de l'Islam envahisseur, l'Afrique des Croisades, des corsaires, des esclaves et aussi celle des Mille et une nuits... Enfoncez-vous maintenant dans ce couloir obscur, aux demi-ténèbres douteuses, sous l'enchevêtrement des rondins de thuya qui soutiennent les étages en surplomb : c'est la rue Médée, ou, plus sinistre encore, la rue du Diable, -l'Afrique des sorcières et des djinns, des vendeuses de philtres, des incantations et des maléfices...
-------Ce réseau de vieilles rues montantes et tortueuses, c'est ce qu'on appelle improprement la Casba. (La vraie Casba, c'est la citadelle qui domine la ville.)
-------Le matin, à l'aube, la Casba, habituellement voilée et silencieuse, a des éclats et comme des réveils de vie joyeuse. Çà et là, s'ouvrent des carrefours et des placettes, où les marchands de fleurs et de légumes étalent leurs éventaires. Et, comme des torrents qui dévalent entre des roches blanches, elle a deux ou trois longues rues toutes vibrantes de lumière, toutes fourmillantes de haillons multicolores, toutes pleines de cris et d'odeurs.
-------C'est le moment où les marchands de poisson montent ses escaliers, en tapant sur les plateaux de leurs balances et en balançant leurs corbeilles toutes dégouttantes d'eau de mer.
-------Mais, à mon avis, la vraie Casba n'est pas là, dans ce tumulte et ces couleurs ardentes du réveil. La vraie ne se livre point ainsi aux regards du passant. Elle est retirée, murée et comme ensevelie derrière une triple barrière d'ombre, de silence et de refus. Ses maisons, presque sans ouvertures, ne reçoivent la lumière que du dedans. Ses portes basses, percées d'un guichet où s'encadre parfois une face méfiante, repoussent le visiteur par tous les clous et par toutes les pointes de leurs ferrures. Elle est comme en état de défense permanente. Le soir surtout, après le couvre?feu, cette solitude et cette obscurité prennent quelque chose de menaçant. On monte dans le noir et dans un silence un peu oppressant. On glisse sur les marches grasses et sur les détritus des ruisseaux. Le labyrinthe voûté n'en finit pas. Anxieusement, on cherche, à chaque détour, la lueur amie d'un bec de gaz... Soudain, un frôlement presque imperceptible. On se retourne non sans un petit mouvement de crainte. Un fantôme drapé de blanc vous suit. Il vous suit longtemps. Ses pas ne font point de bruit sur les dalles. Et puis, tout à coup, il disparaît derrière une de ces portes bardées de clous, qui se referme sur lui sans faire plus de bruit que ses pieds nus...
------Lorsque je me livrais à ces promenades nocturnes, le vieil Alger était déjà bien abîmé. On avait démoli, à peu près complètement les anciens remparts. De grandes artères avaient été tracées dans le dédale des petites rues barbaresques. Dans la partie médiane de la ville, on avait ouvert, après la rue de la Lyre, une grande voie à peu près droite, qui, partie du rempart Médée, aboutissait aux remparts de Bab-el-Oued et traversait ainsi toute la vieille ville du Nord au Sud : c'est ce qu'on appelle la rue Randon, prolongée par la rue Marengo, percée désastreuse, qui a jeté par terre deux quartiers des plus pittoresques. Enfin, les fossés des fortifications étaient remplacés par des boulevards en escaliers...
  ------Quand on regardait, de la place du Gouvernement, l'amphithéâtre de la ville, on s'apercevait que la tache blanche formée par les anciennes constructions mauresques se rétrécissait de plus en plus. Elle était comme noyée dans le pullulement des maisons européennes. D'année en année, j'ai vu la tache diminuer. Elle est encore perceptible. Dieu sait pour combien de temps. La pioche continue à détruire ce qui reste de la malheureuse Casba. Tous ces vieux logis qui avaient un caractère si heureusement local vont être remplacés par d'horrifiantes bâtisses en ciment armé, dont la laideur n'a d'égale que la banalité. Il faut déplorer ce saccage, cet ignoble chambardement d'une ville, qui avait une physionomie originale entre toutes. Les malfaiteurs, qui en sont coupables, s'abritent derrière des raisons d'hygiène et d'utilité. Ils allèguent que les indigènes eux?mêmes ne veulent plus habiter des taudis malsains et maladorants, qu'il faut donc culbuter ce qui en subsiste. Et leurs élus, formés dans nos écoles, réclament l'assainissement et le confort modernes, au nom de nos principes de salubrité publique.
------Quoi qu'il en soit, on ne peut que déplorer une dévastation si radicale. On pouvait au moins sauver la partie la plus originale de la vieille ville, ces étranges et mystérieuses ruelles de la périphérie, celles qui débouchent sur le boulevard de la Victoire, ou sur le boulevard de Verdun, et qui se creusent comme des puits, ou des galeries souterraines, avec leurs culs-de-sac pleins de ténèbres, leurs arcs voûtés, leurs petits escaliers aux pavés inégaux. On aurait pu y installer le quartier des souks, après avoir restauré et assaini ces vieilles maisons. C'était le décor tout indiqué pour les objets d'art indigènes, pour les boutiques à l'usage des touristes. Dans ce quartiermusée, on aurait pu ressusciter les anciennes industries locales, en faire une sorte de conservatoire de toute une civilisation en voie de disparaître.
------Il faut regretter d'autant plus ces barbares destructions que le vieil Alger avait une physionomie bien spéciale, un caractère à part, qui ne se retrouvera plus. La rue algérienne, ou, plus exactement, la rue algéroise, se distinguait de toutes ses congénères africaines ou levantines, par un aspect tout à fait particulier : en pente, la plupart du temps, c'est une rue montante ou descendante, avec des escaliers, ou des paliers, très rapprochés, des profondeurs de pénombre ou d'obscurité où le regard se perd, après avoir traversé des surfaces éblouissantes de blancheur et de soleil. On ne peut pas dire que cela ne ressemble à rien. Si! cela évoque certaines venelles de Gênes ou de Naples, dans le quartier des ports, ou encore du vieux . Nice, mais sans la blancheur rituelle de la Ville Blanche, sans les hautes maisons aux rares petites fenêtres grillagées, sans les saillies en surplomb soutenues par des rondins de thuya, les portes en plein cintre avec leurs jambages et leurs linteaux en marbre blanc, leurs chambranles ornés de guirlandes, où se découpe, dans les angles, le croissant islamique, leurs auvents en cèdre sculpté et couverts de tuiles émaillées. A l'intérieur, l'étroit patio avec son étage à arcades, ses colonnettes de marbre, ou de pierre ordinaire, peintes en bleu de ciel...
------Rien de pareil ni au Maroc, ni en Tunisie, à plus forte raison au Caire ou à Damas. A Fez, c'est souvent beaucoup plus fastueux, beaucoup plus vaste surtout. Mais c'est très différent. La petite maison secrète et blanche sans autre luxe que sa porte en marbre de Carrare ou en pierre sculptée, son patio médiocre lambrissé de faïences peintes, est quelque chose de strictement algérois.
------Les touristes pressés qui traversent rapidement Alger, qui ne voient que le boulevard de la République, ou qui parcourent au galop les rues luxurieuses de la Casba, ignorent ce qui reste encore de la ville barbaresque. S'ils se donnaient la peine de chercher, ou, tout simplement, de pousser un peu plus leurs investigations, ils ne tarderaient pas à s'apercevoir que, même après le passage des ravageurs et les démolitions en série, la vieille couleur locale indigène n'a pas totalement disparu.
------Il faut bien reconnaître, hélas! qu'elle est sérieusement menacée. Pour donner une idée très incomplète de ce que fut le vieil Alger, je suis obligé de faire appel à des souvenirs qui datent de plus de quarante ans. Mais ces souvenirs sont parmi les plus vivants, les plus colorés que j'aie gardés. Et, aujourd'hui, c'est encore une joie pour moi de recommencer en imagination les promenades passionnées que j'ai faites dans tous les quartiers où il subsistait des vestiges du passé...