---------Dans
le matin encore brumeux, le boulevard de la République, bordé
du piquet de ses lampadaires, semblait attendre une revue.
---------Mais
nul défilé ne fit surgir d'écusson aux frontons
officiels, éclater de cuivres aux carrefours luisants et il était
trop tôt pour arborer les grands pavois.
---------Nous
montâmes d'une marche : Alger est une ville stratifiée
et les couches de civilisation ont feuilleté la cité,
sans souci de chronologie.
---------La
rue d'Isly elle-même s'ouvrait à
peine aux cris des collecteurs de poubelles, aux feux d'artifice des
soudeurs de rails, aux arômes de café et d'imprimerie fraîche
et il fut nécessaire de faire un nouveau pas vers les hauteurs,
c'est-à-dire vers le passé. Rien de plus facile au demeurant,
puisqu'un simple raidillon découvre une cité insoupçonnée...
---------Et
soudain,
la rue de la Lyre nous éclaboussa d'un tumulte de
cris et d'odeurs. D'un coup, nous bouscula vers les étals de
ses marchés, nous poussa vers des pyramides de tomates, des fadeurs
de viandes, des rutilances de soieries. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
.Elle nous coinça un moment pour nous jeter au nez, en une seule
fois, tous les parfums de ses rascasses.
---------Alors,
toutes ses richesses nous enveloppèrent, toutes ses pauvretés
nous cernèrent ; chacun, dans la foule, ayant quelque chose à
nous tendre, un gueux : ses plaies, un confiseur : ses rahat-loukoum.
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---------Un
remous de burnous nous rejeta dans un parterre ridicule de thym et de
laurier-sauce. Mais le fou, qui fait commerce de poudres et d'herbes,
nous libéra quand le vendeur de poulpes nous eut déployé
sous le nez toute sa marchandise fripée ; et il restait encore
celui qui vend trois carottes et trois navets et celui qui fait des
couffins et cet antre qui étale des estomacs de moutons...
---------D'un
coup, le porteur de casiers, un échafaudage gigantesque sur la
tête, nous refoula rue
Randon, d'un balek sonore qui couvrit la voix des sardiniers.
---------Ainsi
se resserrait le lien et nous n'eûmes plus qu'à nous laisser
porter, soucieux de ne pas contrarier le courant, de ne pas heurter
la vague, mais, hélas, la vague était clapotis et nous
dûmes accepter le désordre des bruits, la discordance des
odeurs, la fantaisie des mouvements papillotants.
---------Et
nous pûmes même nous y habituer, penser même à
une symphonie, réaliser même que cette vie d'une rue contenait,
à elle seule, plus d'histoire que tous les monuments classés,
que toutes les plaques commémoratives.
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---------Mais
il était indispensable de saisir au passage chacun des éléments
complémentaires de cette gamme sans s'attarder sur aucun, car
les notes jaillissaient, mais elles se fondaient et il en demeurait
quelque chose de plus profond, qui semblait une harmonie.
---------Toutes
les ruelles de la Casbah déversaient là leurs processions.
---------Il
en descendait par la rue du Rempart Médée, par la rue
Porte-Neuve, par la rue Caton. Il en montait par la rue Scipion, par
la rue du Divan, par la rue du Chêne. La voie étroite oscillait
déjà, à cette heure matinale, d'un mouvement de
houle ininterrompu que dominait la danse des chèches et des chéchias.
---------On entrevoyait des visages mornes, des
bouches ouvertes sur des cris qu'on n'entendait plus. On devinait, à
des pieds débordant sur la rue, des hommes affalés au
seuil des cafés-maures.
---------Nous
aperçumes, sur le bord du trottoir, le grand diable de coiffeur,
armé d'un rasoir. Mais nous n'avions pas le temps de savoir si
c'était pour une barbe ou pour un sacrifice, car on nous entraînait
vers un étal de poterie et il fallut craindre un écroulement
de marmites.
---------On
comprenait, à des gestes encore plus larges que les autres gestes,
qu'une juive encadrée de pendentifs querellait un mozabite à
propos d'ordures ou d'une traite acceptée. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
.On devinait dans les arrière-boutiques, des tractations qui
ne devaient être qu'à leur début puisque le vendeur
jurait, par Dieu, qu'il ne rabattrait rien.
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--------Un café
nous brailla soudain aux oreilles toute la puissance de ses disques égyptiens,
mais, à mesure que nous allions, la musique s'adoucissait, nasillait
et il n'en resta plus qu'une mélopée lointaine, étrangement
conforme à tout ce que nous sentions, aux couleurs raides des foutahs,
aux odeurs de cuir neuf,- aux reflets des cuivres, au parfum des épices.
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---------Une voiture
passait. Devant elle, mètre à mètre, les marchands
enlevaient leurs casiers de rougets, leurs corbeilles de courgettes, leurs
caisses à poules et dégageaient la route.http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
. Des ânes nous poussaient de leur museau tendre, évitaient
de nous marcher sur les pieds, se sachant lourdement chargés.
---------Puis
des Sénégalais débouchèrent, dépassant
la foule de toute la hauteur de leur tête cerclée de rouge.
---------Ils
venaient de la
caserne d'Orléans et riaient, satisfaits de leurs chaussures
éclatantes, de leurs écussons de laine et de se tenir par
le petit doigt. Ils s'arrêtaient à chaque boutique pour acheter
des fixe-chaussettes.
---------L'écrivain
public, assis sur son carré de sac, derrière son encrier
et son tas de sable fin, nous sollicitait. Nous dûmes refuser, n'ayant
pas de réclamation à adresser au Président de la
République, de supplique pour le Gouverneur, de mandat pour l'oukil
judiciaire. Il en fut de même pour le vendeur d'amulettes, car les
charmes sont choses dangereuses et nous ne désirions d'ailleurs
ni mort d'homme ni naissance d'enfant.
---------Il
fallait aussi bien négliger le marchand de jujubes, le vendeur
,de babouches, décliner l'offre d'un beignet, d'un serroual, d'un
cornet de tramousses, d'un chargement d'arachides. Le temps manquait.
---------Poussés
de plus en plus impérativement nous nous demandions à quoi
servait tant de boutiques où il paraissait si difficile de s'arrêter.
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---------Mais
à quoi bon s'arrêter quand tout, à la fois, vous sollicite,
quand un parfum de chypre appelle une odeur de casslette, quand s'enchaînent
les chansons aigres-douces, quand des couleurs vives rebondissent et que
toutes les nourritures vous sont révélées dans une
atmosphère de grillades, de salaisons, de verger, de marée
? '
---------Et
maintenant le calme.
---------De
la rue Randon à la rue Marengo, il semblait qu'une nappe ténue
de miel et de poix avait agglutiné une foule inquiète et
déchaînée.
---------Et
soudain, l'on sortait de la foule et les phonographes se taisaient, les
odeurs se diluaient, plus un âne ne nous poussait...
---------Une
grille s'ouvrait devant nous. Un jardin, un parc s'étendaient à
nos pieds.
---------Il
avait semblé que rien ne nous délivrerait jamais de l'emprise
du nombre, du vertige des clameurs. Et voilà que des plates-bandes
encadraient notre marche, qu'un jet d'eau fignolait ses ogives, que des
arbres pleins d'oiseaux, des sentiers emplis d'ombre, des massifs de fleurs
fraîches nous accueillaient et nous dirigeaient et nous restituaient
doucement à la ville...
Edmond DESPORTES.
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