........Puis, tous deux se dirigèrent, à travers la foule,
vers d'autres baraques non moins bruyantes, tandis que les joueurs de
guzla se dispersaient dans les auberges voisines pour " liquider
" la recette. Aussi n'épargnèrent-ils pas les flacons
de " slivovitza ", violente eau-de-vie obtenue par la distillation
de la prune, et qui passait comme un simple sirop à travers ces
gosiers de bohémiens.
-------Cependant, tous ces artistes en plein
vent, chanteurs ou saltimbanques, n'obtenaient pas également la
faveur du public. Entre les plus délaissés, on pouvait remarquer
deux acrobates, qui se démenaient en vain sur une estrade, sans
spectateurs.
-------Au-dessus de cette estrade pendaient
des toiles peinturlurées, en assez mauvais état, représentant
des animaux féroces, brossés à la détrempe,
avec les contours les plus fantaisistes, lions, chacals, hyènes,
tigres, boas, etc., bondissant ou se déroulant au milieu de paysages
invraisemblables. En arrière s'arrondissait une petite arène,
entourée de vieilles voiles, percées de trop de trous pour
que l'aeil des indiscrets ne fût pas tenté de s'y appliquer,
- ce qui devait nuire à la recette.
-------En avant, sur un des piquets mal assujettis
reposait une mauvaise planche, enseigne rudimentaire, qui portait ces
cinq mots, grossièrement traces au charbon :
PESCADE ET MATIFOU
acrobates français
-------Au point de vue physique - et sans
doute, au point de vue moral -, ces deux hommes étaient aussi différents
l'un de l'autre que peuvent l'être deux créatures humaines.
Seule, leur commune origine avait dû les rapprocher pour courir
le monde et combattre " le combat de la vie ". Tous deux étaient
de la Provence.
-------D'où leur venaient ces noms
bizarres, qui avaient peut-être quelque renommée là-bas,
dans leur pays lointain ? Était-ce de ces deux points géographiques,
entre lesquels s'ouvre la baie d'Alger, -le cap Matifou et la pointe Pescade
? Oui, et, en réalité, ces noms leur allaient parfaitement,
comme celui d'Atlas à quelque géant de luttes foraines.
-------Le cap Matifou, c'est un mamelon
énorme, puissant, inébranlable, qui se dresse à l'extrémité
nord-est de la vaste rade d'Alger, comme pour défier les éléments
déchaînés et mériter le vers célèbre
:
Sa masse indestructible
a fatigué le temps !
-------Or,
tel était l'athlète Matifou, un Alcide, un Porthos, un rival
heureux des Ompdrailles, des Nicolas Creste et autres célèbres
lutteurs, qui illustrent les arènes du Midi.
-------Cet athlète - " il faut
le voir pour le croire " dirait-on de lui - avait près de
six pieds de haut, la tête volumineuse, les épaules à
proportion, la poitrine comme un soufflet de forge, les jambes comme des
baliveaux de douze ans, les bras comme des bielles de machine, les mains
comme des cisailles. C'était la vigueur humaine dans toute sa splendeur,
et, peut-être, s'il avait connu son âge, aurait-on appris,
non sans surprise, qu'il entrait à peine dans sa vingt-deuxième
année.
-------Chez cet être, d'intelligence
médiocre, sans doute, le coeur était bon, le caractère
simple et doux. Il n'avait ni haine ni colère. II n'aurait fait
de mal à personne. A peine osait-il serrer la main qu'on lui tendait,
tant il craignait de l'écraser dans la sienne. Au fond de sa nature
si puissante, rien du tigre dont il avait la force. Aussi, sur un mot,
sur un geste de son compagnon, obéissait-il, comme si quelque caprice
du créateur en eût fait l'énorme fils de ce gringalet.
-------Par contraste, à l'extrémité
ouest de la baie d'Alger, la pointe Pescade, opposée au cap
Matifou, est mince, effilée, une fine langue rocheuse, qui se prolonge
en mer. De là, le nom de Pescade donné à ce garçon
de vingt ans, petit, fluet, maigre, ne pesant pas en livres le quart de
ce que l'autre pesait en kilos, mais souple, agile de corps, intelligent
d'esprit, d'une humeur inaltérable dans la bonne comme dans la
mauvaise fortune, philosophe à sa façon, inventif et pratique
- un vrai singe, mais sans méchanceté -, et indissolublement
lié par le sort au bon gros pachyderme qu'il conduisait à
travers tous les hasards d'une vie de saltimbanques.
-------Tous deux étaient acrobates
de leur métier et couraient les foires. Matifou ou Cap Matifou
- on le nommait ainsi - luttait dans les arènes, faisait tous les
exercices de force, pliait des barres de fer sur son cubitus, enlevait
à bras tendus les plus lourds de la société, jonglait
avec son jeune compagnon comme il eût fait d'une bille de billard.
Pescade ou Pointe Pescade - comme on l'appelait communément - paradait,
chantait, " bouffonnait ", amusait le public par ses saillies
de pitre jamais à court, et l'étonnait par ses tours d'équilibriste
dont il se tirait adroitement, quand il ne l'émerveillait pas par
ses tours de cartes, dans lesquels il en eût remontré aux
plus habiles prestidigitateurs, se chargeant de gagner les plus malins
à n'importe quels jeux de calcul ou de hasard.
-------" J'ai passé mon "
baccalauréat ", répétait-il volontiers.
Mais " pourquoi ? me direz-vous " - une locution familière
de Pointe Pescade - pourquoi, ce jour-là, sur le quai de Gravosa,
ces deux pauvres diables se voyaient-ils abandonnés des spectateurs
au profit des autres baraques ? Pourquoi la maigre recette, dont ils avaient
tant besoin, menaçait-elle de leur manquer ? C'était vraiment
inexplicable.
-------Cependant,
leur langage - un agréable mélange de provençal et
d'italien - était plus que suffisant à les faire comprendre
d'un public dalmate. Depuis leur départ du pays provençal,
sans parents qu'ils ne s'étaient jamais connus, véritables
produits d'une génération spontanée, ils étaient
parvenus à se tirer d'affaire, recherchant les marchés et
les foires, vivant plutôt mal que bien, mais vivant, et, s'ils ne
déjeunaient pas tous les jours, soupant à peu près
tous les soirs ; ce qui suffisait, car - ainsi que le répétait
Pointe Pescade, - " il ne faut pas demander l'impossible !"-------Et
pourtant, ce jour-là, si le brave garçon ne le demandait
pas, il le tentait du moins, en essayant d'attirer quelques douzaines
de spectateurs devant ses tréteaux, avec l'espoir qu'ils se décideraient
à visiter sa misérable arène. Mais ni ses boniments,
dont son accent étranger faisait une plaisante chose, ni ses coq-à-l'âne,
qui eussent fait la fortune d'un vaudevilliste, ni ses grimaces, qui eussent
déridé un saint de pierre dans la niche d'une cathédrale,
ni ses contorsions et déhanchements, véritables prodiges
de dislocation, ni le jeu de sa perruque de chiendent, dont la queue en
salsifis balayait l'étoffe rouge de son pourpoint, ni ses saillies,
dignes du Pulcinello de Rome ou du Stentarello de Florence, n'avaient
d'action sur le public.
-------Et cependant, ce public slave,
son compagnon et lui le pratiquaient depuis plusieurs mois.
-------Après avoir quitté la
Provence, les deux amis s'étaient lancés à travers
les Alpes maritimes, le Milanais, la Lombardie, la Vénétie,
montés, on pourrait le dire, l'un sur l'autre, Cap Matifou, célèbre
par sa force, Pointe Pescade, célèbre par son agilité.
Leur renommée les avait poussés jusqu'à Trieste,
en pleine Illyrie. De Trieste, en suivant l'Istrie, ils étaient
descendus sur la côte dalmate, à Zara, à Salone, à
Raguse, trouvant plus de profit à toujours aller devant eux qu'à
revenir en arrière. En arrière, ils étaient usés.
En avant, ils apportaient un répertoire neuf, d'où sortiraient
peut-être quelques recettes. Maintenant, hélas ! ils ne le
voyaient que trop, la tournée, qui n'avait jamais été
très bonne, menaçait de devenir très mauvaise. Aussi,
ces pauvres diables n'avaient-ils plus qu'un désir qu'ils ne savaient
comment réaliser : c'était de se rapatrier, de revoir la
Provence, de ne plus s'aventurer si loin de leur pays natal ! Mais ils
traînaient un boulet, le boulet de la misère, et de faire
plusieurs centaines de lieues avec ce boulet au pied, c'était dur
!
-------Cependant, avant de songer à
l'avenir, il fallait songer au présent, c'est-à-dire au
souper du soir, qui n'était rien moins qu'assuré. Il n'y
avait pas un kreutzer dans la caisse, - si l'on peut donner ce nom prétentieux
au coin de foulard, dans lequel Pointe Pescade enfermait habituellement
la fortune des deux associés. En vain s'escrimait-il sur ses tréteaux
! En vain lançait-il des appels désespérés
à travers l'espace ! En vain Cap Matifou exhibait-il des biceps,
dont les veines saillaient comme les ramifications d'un lierre autour
d'un tronc noueux ! Aucun spectateur ne manifestait la pensée d'entrer
dans l'enceinte de toile
lire la suite dans l'uvre de Jules Verne.
|