CHAPITRE
IV
LES ANIMAUX FAMILIERS
---------Un
des Français métropolitains qui ont le plus fait pour aider
à connaître l'Afrique du Nord, un de ceux qui l'ont le mieux
aimée et le mieux servie, le Président John Dal Piaz éprouvait
une dilection particulière pour les animaux qui aident' les indigènes
dans leurs travaux, sont associés à leur existence ou font
partie du décor de leur vie.. 'On ne saurait imaginer l'Arabe sans
son cheval, l'homme du désert sans son méhari, les rues
et les places des villes, les chemins des campagnes sans les petits ânes
qui trottinent sous le poids des lourds couffins. On ne peut en fermant
les yeux revoir Rabat sans ses cigognes. La palmeraie de Marrakech sans
les vols de colombes blanches et grises qui tournoient au-dessus d'elle.
C'est pourquoi nous avons voulu citer ici quelques textes consacrés
aux animaux familiers des indigènes, tous si étroitement
rattachés à la vie humaine, ou au décor qui l'environne.
I.
- Le Cheval
---------Tous les
peintres orientalistes ont été séduits par l'élégance
du cheval arabe. Voici le portrait d'un animal fameux dans l'armée
d'Afrique, l'illustre Salem, qu'Abd et Kader avait donné à
Léon Roches après la prise d'Aïn -Madhi :
---------"
Il me tardait d'examiner à mon aise mon magnifique coursier. Il
se nomme Salem.
---------Salem
est moins grand que le cheval noir de l'émir, mais il est mieux
conformé. Sa tête plate et petite, gracieusement attachée
à une encolure élégante quoique forte.
---------Ses
oreilles forment le croissant. Deux yeux grands et brillants apparaissent
à travers son toupet, tellement long et fourni, qu'on est obligé
de le lier quand il mange. Sa crinière pend jusqu'au dessous de
l'épaule. Son poitrail est exceptionnellement large. Le rein est
court et la croupe n'est pas ravalée comme celle de la plupart
des chevaux barbes. Sa queue très fournie est bien plantée.
---------Ses
jambes, fines quand on les regarde de face, sont très larges quand
on les voit de profil. Ses jarrets indiquent une force extraordinaire.
Il mesure au garrot 1 m. 55 centimètres.
---------Je
n'ai pas résisté au désir de monter ce bel animal.
Il est admirablement dressé. Il fait des bonds extraordinaires,
niais il est très docile. J'ai fait une délicieuse promenade
et compris les vers du poète arabe:
---------"Un
verre de liqueur enivrante est placé entre les deux " oreilles
d'un noble coursier ".
---------Je
ne connais pas de jouissance plus grande que celle de sentir entre ses
jambes un cheval puissant et fougueux et qui pourtant obéit aux
moindres désirs de son cavalier. Je dis désirs, car lorsqu'il
y a union intime entre le cheval et soi, on ne s'aperçoit pas du
mouvement presque imperceptible que l'on fait pourtant quand l'on veut
obtenir de lui telle ou telle allure et que le noble animal comprend instinctivement
( Léon Roches. - Dix ans d travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin
et Cie, 1904, in-18, p. 150 et 151). "
II.
- Le Chameau
---------Dans les
pages qui suivent M. E. F. Gautier met au point toutes les légendes
si souvent répétées au sujet du chameau:
---------"
Tout le monde sait que le chameau d'Afrique, à une seule bosse,
doit être appelé dromadaire. C'est, il est vrai, une connaissance
théorique dont personne à peu près ne fait usage.
L'appellation correcte est reléguée sur les plaques du Jardin
des Plantes et dans les dictionnaires. Celui de l'Académie définit
ainsi le dromadaire : " Espèce " de chameau à
une seule bosse sur le dos et qui va fort et vite ". Cette définition
est un assemblage monstrueux de zoologie et d'étymologie. Le mot
vient en effet d'un verbe grec qui signifie courir. Mais l'immense majorité
des chameaux africains, dromadaires authentiques, font en moyenne trois
kilomètres et demi à l'heure ; ils vont jusqu'à quatre
lorsqu'ils ont un conducteur armé d'une trique. Le méhari,
qui seul répondrait à la définition, est bien loin
d'être aussi rapide qu'on se l'imagine.
---------On
croit à tort que le méhari est une race à part. Les
indigènes sont incapables de sélectionner, comme nos éleveurs
européens, avec une méthode rigoureuse pendant une série
de générations. Il n'y a pas de stud-book pour méharis.
Au point de vue des formes extérieures, le méhari est bien
moins nettement individualisé que notre cheval de course : après
une expérience évidemment trop iourte, je ne me chargerais
pas de distinguer à première vue et à coup sûr
un méhari d'un chameau. D'après les indigènes eux-mêmes,
c'est un chameau individuellement choisi pour ses allures et ses promesses
d'avenir, et qu'on soumet, dès son enfance, à un entraînement
progressif : un chameau bien doué et bien dressé.
---------D'après
une vieille instruction hygiénique mise à l'ordre du jour
de l'armée d'Afrique, " la viande de chameau est " aussi
bonne et aussi saine que celle du buf". C'est très juste,
la fibre est plus courte, mais la saveur est tout à fait la même
; il doit y avoir entre les deux une analogie profonde de composition.
Il y a en tous cas, entre les deux bêtes, une analogie évidente
de tempérament, quelque chose de lent, de passif, et presque de
rêveur; ce sont des animaux qui regardent vaguement quelque part.
Une petite anecdote arabe commente assez joliment cela: un voyageur, après
la sieste, ne retrouve plus son chameau. Enfin il l'aperçoit et
le rejoint ; en se baissant pour ramasser la bride, il la trouve engagée
dans un trou de gerboise ; c'est un tout petit rongeur, grignoteur de
cuir. " Si faible qu'il fût, dit Carrette, le mouvement de
traction " avait été senti par le méhari, qui
s'était laissé conduire " par son petit guide avec
sa docilité et sa gravité habituelles." Ce chameau
qu'une souris conduit par la bride est naturellement une bête de
folklore. Mais nous sommes loin du cheval, de sa nervosité, de
ses révoltes et de ses élans. Le chameau n'a jamais de "
sang ", comme on dit en style hippique.
---------Le
chameau, fut-il méhari, est fait pour la progression rectiligne,
paisible, flâneuse, bovine, au pas, que la taille de l'animal et
la longueur de ses jambes rendent cependant suffisamment rapide. Un excellent
méhari, sur de grandes distances, fait en moyenne et même
dépasse un peu 6 kilomètres à l'heure, à condition
de l'exciter incessamment par un mouvement machinal et ininterrompu du
pied ou de la cravache. Dans ces conditions, pour traverser le Tanezrouft
en plein été, avec des animaux en bon état, j'ai
vu soutenir pendant plusieurs jours un train de 70 kilomètres environ
par jour, mais en marchant seize heures sur vingt-quatre. C'est assurément
un maximum.
---------Le
petit trot, naturellement, donne de meilleurs résultats, un train
de diligence algérienne, 9 ou 10 kilomètres à l'heure.
Mais il fatigue beaucoup l'animal et il est déconseillé,
sauf sur les courtes distances.
---------Pratiquement
le galop n'existe pas, la conformation du train de derrière le
rend à peu près impossible. On a vu quelques méharis,
après un dressage savant, partir au galop de pied ferme, comme
des chevaux. Ce sont des acrobates dont leurs propriétaires sont
très fiers. En général le galop ne s'obtient qu'après
de longs efforts, beaucoup de coups et des cris, en affolant l'animal,
qui le soutient d'ailleurs pendant quelques foulées seulement.
Cette allure chez le chameau est désordonnée, spasmodique,
absurde; on dirait une quinte de toux, quelque chose I' anormal et de
maladif.
---------La
seule allure vive est le grand trot. C'est celle de la fantasia, de la
charge; des fuites désespérées ou des courriers chargés
d'une mission urgente. Pour forcer le méhari à la soutenir
il faut avoir recours à la torture, on lui gratte la chair à
vif avec un crochet en fer. Précisément, j'imagine, parce
que le grand trot est un résultat du dressage contrariant la nature,
il est très dur pour le cavalier ; il est violent, saccadé,
irrégulier, ne comporte pas pour l'écuyer d'accommodation
atténuant les secousses, comme en équitation le trot enlevé.
Pour le supporter, le méhariste se comprime les viscères
depuis l'estomac jusqu'au bas-ventre, avec une large ceinture ; de là
est venue peut-être la légende, des nausées, quoique
l'incommodité éprouvée n'ait rien de commun avec
le mal de mer. Il est d'ailleurs très facile de s'y soustraire
en ne trottant point, la bête ne demande pas mieux : par caractère
et par hygiène elle préfère le pas.
---------Il
a été regrettable pour sa santé, dans ses rapports
avec l'Européen, qu'on se soit fait des idées fausses sur
ses capacités de coureur; on a pu, dans certains cas, se trouver
entraîné à lui demander plus qu'il, ne pouvait raisonnablement
fournir. Mais ce qui lui a été particulièrement funeste,
c'est sa réputation proverbiale de sobriété, causé
initiale d'innombrables assassinats.
---------Qu'un
mammifère aussi puissant n'ait pas de besoins alimentaires proportionnés
à sa taille, c'est une absurdité zoologique ; pour le chameau,
comme pour tout animal, la grosse affaire est précisément
de manger. Il consomme bon an mal an le même volume de fourrage,
et il absorbe la même quantité d'eau que les autres grands
herbivores ; s'il en était autrement, son organisme violerait la
grande loi physique d'après laquelle rien ne se crée et
rien ne se perd ; il ferait de la force avec rien, ce dont le radium seul
jusqu'ici a été soupçonné d'être capable.
Sa seule particularité, infiniment précieuse, est de supporter
une irrégularité extrême dans les heures ou plus exactement
les jours de repas : mais il faut en définitive que le compte s'y
trouve.
---------Chaque
année, le chameau veut impérieusement, sous peine de mort,
un congé de six mois, congé total, absolu, qu'il passe au
pâturage, où il mange voracement du matin au soir sans perdre
une minute. Aucun autre animal domestique n'a, je crois, de pareilles
exigences ; elles ont rendu tardive et délicate son admission dans
le fonctionnariat ; il est notoire que l'administration, assez coulante
sur la somme de travail utile, ne plaisante pas avec les, heures de présence.
Aux compagnies de méharistes, chaque homme a pour son usagé
personnel au moins deux bêtes, il monte l'une pendant que l'autre
est au vert. Ce chiffre deux est un minimum réglementaire, généralement
dépassé en pratiqué.
---------Il
ne faudrait pas croire que le méhari en activité de service
ne mange pas ; il dévore dès qu'il en a l'occasion, et il
faut que ces occasions soient fréquentes. Pour un peloton de méharistes
en randonnée à travers le désert, le maître
souverain des marches et des étapes, l'ordonnateur du programme
quotidien, c'est l'estomac des bêtes ; ni le jour ni la nuit n'entrent
en ligne de compte, ni la fatigue, la faim, ou le sommeil des hommes ;
tout est subordonné à l'unique nécessité de
nourrir le troupeau quand même. Dès qu'on rencontre un peu
de verdure comestible, en quelque point que ce soit de l'itinéraire,
on met pied à terre pour quelques heures ou quelques jours ; dans
les intervalles, faussent-ils comme il arrive de deux ou trois cents kilomètres
et de cinq ou six jours, on chemine sans trêve, et presque sans
sommeil, sous le soleil et sous les étoiles, d'une progression
lente et régulière; l'organisme humain, engourdi par la
continuité de l'effort et de la veille, dégage une impression
d'acharnement machinal et stupide. On n'a pas le droit de s'arrêter
ailleurs qu'au pâturage, un voyage au Sahara est une chasse au brin
herbe.
---------En
somme cet animal, qui a usurpé dans le monde entier une réputation
de sobriété, paît les trois quarts de sa vie, et ce
n'est pas trop, si on considère que ce qu'est un pâturage
saharien. Le mot est fâcheux, il évoque l'idée d'herbages
normands, frais et profonds. La réalité est bien éloignée
de cette image : des lits de rivière à sec, de vagues cuvettes
aux contours incertains, des recoins de dunes, où s'espacent à
de grands intervalles des touffes grisâtres; dans ce paysage, paître
est un exercice ambulatoire, le chameau fait cinquante mètres entre
chaque bouchée.
---------Il
n'est pas seulement gros mangeur, il est gourmet, ou du moins très
particulier et très divers dans ses goûts. Il lui arrive
de manger de l'herbe ou quelque chose qui s'en approche, des graminées
à tige mince, coriace et coupante que les arabes appellent le "
diss ". Pendant une partie de l'année, l'hiver, je crois,
il adore de petits arbustes désertiques, comme le " hâd
" ; des plantes grasses, à touffes ligneuses. Le rôle
des feuilles est joué par un foisonnement de choses vertes innommables
et imprécises, des boules ou des rameaux, épais et succulents
; la saveur est âcre, salée, aromatique ; évidemment
un plat très épicé. En avril et mai, dans les bonnes
années et dans les coins favorisés, le sol se couvre de
fleurs sans feuilles, sans verdure apparente, qui rappellent une jonchée
de fleuriste, et non pas du tout nos prairies émaillées.
Les Arabes, poètes incorrigibles, appellent cette végétation
" le printemps ", et c'est une nourriture de prédilection
pour le chameau ; il cueille et il engloutit les bouquets à grands
coups de gueule profanatoires. Il mange aussi les feuilles de mimosas
et de gommiers, et aussi les épines, terribles pourtant, dures,
acérées comme des pointes d'acier; il les cueille négligemment
avec ses longues lèvres de cuir, ce qui paraît un record
d'avaleur d'épingles. Tous les végétaux désertiques
ne lui conviennent pas indistinctement ; le " zita " par exemple,
qui paraît à il un arbuste estimable, n'a pas de valeur
alimentaire pour le chameau. D'autres lui
sont directement contraires ou même vénéneux. Il varie
d'ailleurs son régime avec les saisons et il dédaigne en
été ce qu'il aime en hiver. La botanique alimentaire du
méhari m'a paru chose extrêmement compliquée et délicate.
Tel pâturage, qui paraît magnifique au profane, est, pour
le pâtre de métier, tout à fait indigne d'attention.
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--------En somme
un médiocre bétail, ce n'est pas douteux, lent et lourd,
de faible rendement, difficile à nourrir, délicat; dans
l'absolu, il est très inférieur au cheval et au mulet, on
se résigne à lui faute de mieux, puisque c'est la seule
bête de somme adaptée au Sahara. C'est ce que M. Denou exprime
autrement, en une phrase qui a un joli parfum du temps : " La nature,
après avoir créé le désert, a réparé
" son erreur en créant le chameau ". Cet organisme adapté
à un pays tout à fait à part défie toute prévision
basée sur notre expérience européenne. Nous ne savons
jamais exactement ce qu'on peut se permettre avec lui et ce qu'on doit
s'interdire.
---------C'est
d'autant plus regrettable que le chameau a sa façon propre de protester
contre les traitements déraisonnables : il meurt avec une simplicité,
une facilité surprenantes ; c'est sa grève à lui.
( E.-F. GAUTIER. - La Conquête du Sahara. Paris,
Armand Colin, 1910, in-I6.) "
III.
- Les Ânes
---------On
a beaucoup écrit sur ces petits ânes d'Algérie, mais
jamais avec plus de sympathie que les Tharaud dans la page ci-après
:
---------"
De tous côtés, les petits ânes entravés par
les pattes de devant se roulaient dans le fumier, ou bien sautaient comiquement,
avec des gestes saccadés de jouets mécaniques, pour disputer
aux poules les grains d'orge ou la paille hachée qui avaient glissé
des couffins. Les pauvres, comme ils étaient pelés, teigneux,
galeux, saignants ! Vraiment le destin les accable. Un mot aimable du
Prophète et leur sort eût été changé.
Mais le Prophète a dit que le braiment est le bruit le plus laid
de la nature. Et les malheureux braient sans cesse !Tandis qu'ils vont,
la tête basse, ne pensant qu'à leur misère, un malicieux
Génie s'approche et leur souffle tout bas : " Patience ! ne
t'irrite pas! Sous peu, tu seras nommé sultan ! " Un instant,
la bête étonnée agite les oreilles, les pointes en
avant, les retourne, hésitant à prêter foi à
ce discours incroyable ; puis brusquement sa joie éclate, et dans
l'air s'échappent ces cris que le plus vigoureux bâton n'arrive
pas à calmer... Âne charmant, toujours déçu,
toujours frappé, toujours meurtri, et pourtant si résigné,
si gracieux dans son martyre ! Si j'étais riche Marocain, je voudrais
avoir un âne, mais un âne pour ne rien faire, un âne
qui n'irait pas au marché, un âne qui ne tournerait pas la
noria, un âne qui ne connaîtrait pas la lourdeur des couffins
chargés de bois, de chaux, de légumes ou de moellons ; un
âne que j'abandonnerais à son caprice, à ses plaisirs,
sultan la nuit d'une belle écurie, sultan le jour d'un beau pré
vert; un âne enfin pour réparer en lui tout le malheur qui
pèse sur les baudets d'Islam et pour qu'on' puisse dire: "
Il y a quelque part, " au Maroc, un âne qui n'est pas malheureux...
( J.-J. THARAUD. Rabat ou les heures marocaines. Paris,
Pion, in-12, p. 124, 125 et 126.) "
IV.
- Les Cigognes
---------Voici deux
jolies pages sur ces oiseaux que l'indigène entoure de respect,
mais un respect qui n'est pas dépourvu de malice comme on le verra
par le récit de Fromentin:
---------"
Je croyais qu'il n'y en avait qu'en Alsace ! Et je les, trouve tout le
long de cette côte marocaine, immobiles sur leurs longues pattes,
avec leurs plumes blanches et noires, leur cou flexible et leur bec de
corail qui fait un bruit de castagnettes... Je ne sais comment aucune
image, aucun hasard de lecture ne m'avait préparé à
les voir ici, ces cigognes. Et c'est pour moi un plaisir enfantin de rencontrer
ces grands oiseaux, que j'imaginais seulement sur les cheminées
de chez nous. Avec le même air familier, la même attitude
pensive qu'au sommet d'un clocher de Mulhouse ou de Colmar, elles se posent
sur les murailles des vieilles petites cités mahgrabines, Fédhala,
Bouznika, Skrirat, Témara, qui s'échelonnent sur les grèves
de Casablanca à Rabat. ---------De
ces vieilles petites cités, on n'aperçoit rien d'autre que
leurs enceintes rouges, dont la ligne flamboyante n'est interrompue çà
et là que par d'énormes tours carrées, une porte,
un éboulis ou la verdure d'un figuier. Mais de la vie enfermée
dans ces remparts couleur de feu on ne voit, on n'entend rien. Seuls,
les graves oiseaux blancs et noirs animent ces kasbahs mystérieuses,
posées là sur le sable comme les gravures de quelque ancien
traité de fortification. Debout sur les créneaux en pointe,
le bec tourné vers la mer ou vers le bled désolé,
on dirait les sentinelles de vaste cité d'oiseaux; et l'indigène
accroupi dans ses rues, au seuil du grand trou d'ombre que fait la porte
la ville, semble n'être que le gardien de ces nids fortifiés,
l'esclave de ces hôtes aériens. (J.-J. THARAUD.
- Rabat ou les heures marocaines. Paris, Plon, in-I2, p.1 -2 et 3.)
"
---------Une
agréable nouvelle que je ne t'ai pas dite : les cigognes sont arrivées.
J'ai vu l'autre jour leur premier courrier. C'était le matin de
très bonne heure; beaucoup gens dormaient encore dans Blidah. Il
venait du sud, porté par une légère brise, s'appuyant
sans presque les mouvoir, ses grandes ailes à l'extrémité
noire, le corps suspendu entre elles " comme entre deux bannières
". Une troupe de pigeons ramiers, de corneilles et de petits milans
lui faisaient un joyeux cortège, et saluaient sa bienvenue par
des battements d'ailes et par des cris. Des aigles volaient à distance,
les yeux tournés vers le soleil levant. Je vis la cigogne, suivie
de son escorte, descendre de la montagne et se diriger vers Bab-et-Sebt.
Il y avait là des Arabes qui sans doute avaient voyagé la
nuit, car ils étaient couchés pêle-mêle avec
des dromadaires fatigués, toutes charges réunies au centre
du bivouac, et les animaux n'ayant plus que leurs bâts. Quand l'oiseau
sacré passa sur leurs têtes, un des Arabes qui le vit étendit
le bras, et dit se levant tout droit : " Chouf et bel ardj, regarde,
voici la cigogne. " Ils l'aperçurent tous aussitôt,
et, comme un voyageur qui revient, ils la regardèrent en se répétant
de l'un à l'autre : " Chouft'ouchi ? l'as-tu vue ? "
Longtemps l'oiseau parut hésiter, tantôt rasant les murs,
tantôt s'élevant à de grandes hauteurs, les pieds
allongés tournant lentement la tête vers tous les horizons
du pays retrouvé. Un moment il eut l'air de vouloir prendre terre;
mais le vent qui l'avait amené rebroussa ses ailes et l'emporta
du côté du lac.
---------Les
cigognes émigrent à l'automne pour ne revenir qu'au printemps.
Elles se montrent rarement dans la plaine, et n'habitent jamais Alger.
À Médéah, au contraire, et dans toutes les villes
de la montagne, elles se réunissent en grand nombre, Constantine
en est peuplée. Je connais peu de maisons dans cette ville, la
plus africaine et la moins orientale de toutes les villes algériennes,
je connais peu de toitures un peu hautes qui ne supportent un nid. Chaque
mosquée a le sien, quand elle n'en a pas plusieurs. C'est une faveur
pour une maison d'être choisie par les cigognes. Comme les hirondelles,
elles portent bonheur à leurs hôtes Il y a toute une fable
qui les consacre et les protège : ce sont des tolba chargés
en oiseaux pour avoir mangé un jour de jeûne. Elles reprennent
tous les ans leur forme humaine dans un pays inconnu et très éloigné,
et quand, appuyées sur une patte, le cou renversé dans les
épaules et la tête élevée vers le ciel, elles
font avec un claquement de leur bec le bruit singulier de kuam... kuam...
kuam. C'est qu'alors l'âme des tolba, toujours vivante en elles,
se met en prière. Jadis c'était Antigone, cette fille de
Laomédon et sur de Priam, que Junon changeait en cigogne
pour la punir de l'orgueil que lui causait sa beauté. Tous les
peuples ont eu le génie des métamorphoses, et chacun y a
mis sa propre histoire : la Grèce artiste devait être punie
dans sa vanité de femme; l'Arabe dévot et gourmand devait
l'être pour un péché commis en carême. (
FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, 1925, in-18,
p. 154 à 156.) "
V
- Les Colombes
---------Lorsqu'on
arrive par la route au col des Djebilets qui dominent Marrakech à
30 kilomètres au nord, on voit, au-dessus de la ligne sombre des
palmiers, s'élever, svelte et grave, la koutoubia. Mais au-dessus
d'elle, tournoient dans l'air limpide des vols de colombes, blanches comme
les neiges de l'Atlas, qui forment le fond du décor
---------Le
vent était tombé, et pourtant leur feuillage, qui ne laissait
filtrer aucune parcelle de lumière, remuait comme d'une vague respiration.
Il était étrangement chargé, ponctué, jusqu'en
haut, de taches d'un gris violet, - des cônes, sans doute, que je
regardais, sans penser à m'étonner de leur couleur, quand
tout d'un coup l'un de ces fruits s'envola, et tous les autres suivirent.
C'étaient encore des ramiers : la lente palpitation des beaux arbres
était faite de toutes les leurs. Un instant, ils tournoyèrent,
et tout le vol bruissant revint s'enfoncer dans les sombres quenouilles;
de nouveau, il n'y eut plus qu'une multitude d'immobiles fruits. "Les
colombes de la mosquée ", nous dit notre compagnon Merrâkchi
---------Les
colombes de la mosquée, mais plus particulièrement les colombes
du vénéré fondateur. Il paraît que ce très
saint avait reçu d'en haut, entre autres pouvoirs surnaturels,
de tout-puissants prestiges contre les oiseaux rapaces. Alors les autres,
les innocents, et surtout les pigeons, arrivèrent à tire
d'aile, de tous les côtés de l'horizon, dans la Zaouia. Si,
par hasard, un mauvais chasseur de l'air apparaissait au-dessus des jardins
délicieux, il suffisait de lui signifier l'ordre qui bannissait
tous ses congénères. On écrivait cet ordre sur une
planchette que l'on plantait au bout d'un roseau dans la terre ; le méchant
se le tenait pour dit, et partait. Un jour, le très saint, s'étant
querellé avec ses . fils,. voulut abandonner Tameslouhet. Toute
la gent ailée de la Zaouia le suivit en un grand nuage. Lorsque
les habitants virent cela, ils coururent après le Chérif,
et lui dirent : " O père, nous " t'avions laissé
partir. Mais ceci est un signe. Que celui " qui fit jaillir l'eau
bénie à Tameslouhet, et que suivent " les oiseaux de
Dieu, revienne à Tameslouhet 1 "
---------Le
saint se laissa ramener par son peuple.
---------Bien
entendu, tous ces bienheureux pigeons sont marabouts, comme les cigognes,
qui reviendront au printemps. Jamais personne n'aurait l'idée de
leur faire du mal, et de là leur abondance au bout de quatre siècles.
Les murs de la Zaouia n'en sont pas seulement couverts, ils en sont à
la lettre remplis : en regardant bien, on voit remuer du gris ou du bleu
dans chacun des mille trous laissés par les échafaudages
en ces fauves parois de pisé. (André CHEVRILLON.
- Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922, in-18,
p. 258, 259, 260 et 261.
VI
- Le Lamet
---------Personne
n'a vu cet animal. Mais les chasseurs en parlent beaucoup. Ils disent
que c'est un quadrupède dont le bipède droit est plus court
que le gauche pour mieux courir à flanc de coteau. C'est un inépuisable
sujet de plaisanteries. J'ai trouvé un texte relatif au lamet (prononcez
lammtt) et je le transcris en souvenir de mon passage au
Sahara en le dédiant aux Nemrods qui m'accompagnaient:
---------"
Taïeb n'est pas seulement un traditionaliste distingué. Il
a la spécialité des récits de chasse. Le plus merveilleux
dont j'ai gardé le souvenir, est la poursuite d'un animal mystérieux
que mon guide appelait le lamet. Le seul détail précis que
j'ai pu obtenir sur ce gibier fantastique, c'est qu'il n'a qu'un pied.
Avec ce pied unique, le lamet court plus vite que tous les chevaux. On
les crève inutilement à sa poursuite.
---------Je
suis - je ne sais pourquoi - beaucoup plus rebelle aux histoires de chasse
qu'aux récits surnaturels, et je ne peux m'empêcher de présenter
à Taïeb cette objection candide
---------Comment
sait-on que le lamet existe puisque personne ne l'a jamais vu ?
---------Le
spahi a répondu avec sang-froid
----------
Si, il y a bien longtemps, un chasseur a tué un lamet. Il l'avait
surpris endormi sur son seul pied et appuyé contre un arbre. Alors
le chasseur a scié l'arbre le lamet est tombé par terre.
(Hugues LE Roux. - Au Sahara. Paria, Marpon et Flammarion,
1891. 6. p. 60 et 61.
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