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-La vie et les mœurs en Algérie : troisième chapitre
La vie intellectuelle et morale
Cahier X du Centenaire de l'Algérie
par M. Pierre DELONCLE
Ancien élève diplômé
de l'école des Chartes,
Membre du Comité National du Centenaire

Publications du Comité National Métropolitain du Centenaire de l'Algérie
Alger, 1930
collection personnelle.

n.b : tous ces textes ont été passés à l'OCR, je ne les pas vérifiés minutieusement. Veuillez pardonner les erreurs éventuelles, vous pouvez même me les signaler.Merci
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CHAPITRE III

La vie intellectuelle et morale
La religion

-------Ce qui domine la vie des indigènes de notre Afrique du Nord, c'est la religion. Il est difficile de donner en quelques pages un aperçu de cette religion et de ses prescriptions principales. Léon Roches nous semble y être parvenu dans le passage que l'on va lire
-------" Le Coran prescrit aux musulmans cinq prières par jour.
-------" Mais avant d'aller plus loin, il importe de donner quelques explications sur le Coran au sujet duquel, dans le monde, j'ai entendu souvent émettre des opinions assez fausses. Ces explications sont du reste nécessaires pour l'intelligence des faits que j'aurai â raconter, car la constitution musulmane repose entièrement sur le Coran et ses prescriptions.
-------" Coran signifie le livre par excellence. Ce n'est point la parole du Mohammed ( Il est bien entendu que j'exprime ici les croyances musulmanes.), c'est la parole de Dieu reçue miraculeusement par Mohammed et recueillie et écrite par lui et les premiers sectateurs lettrés de sa religion.
-------" Quand un musulman cite un passage du Coran, il commence par ces mots : Dieu a dit ; quand il cite un passage des Hadith (Recueil des préceptes de Mohammed.), il dit : Le prophète a dit : " Les " paroles de ce dernier sont des préceptes. La parole de " Dieu est une loi immuable. "
-------C'est le code religieux et le code civil, car la loi religieuse est en même temps la loi civile. On comprend dès lors que le Coran soit le prototype de la langue arabe, puisqu'aucun de ses mots ne peut subir la moindre altération. Un défaut même de prononciation, quand on récite le Coran, est considéré comme impiété.
-------" Je disais donc que le Coran prescrit cinq prières obligatoires par jour (La prière El Fedjr, aurore. - La prière El D'hour, une heure aprèsmidi. - La prière Elaâsser, à égale distance du D'hour et du Moghreb - La prière El Moghreb, coucher du soleil. - La prière El Acha, soit deux heures et demie après le coucher du soleil.).
-------" Le Coran ordonne également les ablutions, car la prière n'est valable que si l'on est en état de pureté.
-------" La description des ablutions et l'énumération des cas où elles deviennent obligatoires nécessiteraient des détails dans lesquels je crois qu'il est au moins inutile d'entrer.
-------" Dans le pays où il n'y a pas d'eau, le Coran permet aux croyants de remplacer les ablutions par l'imposition des mains sur la terre.
-------" Je fais donc mes ablutions et mes prières avec la plus scrupuleuse exactitude, car je m'aperçois que je suis constamment épié. Voici comment un musulman doit prier
-------" Après avoir fait ses ablutions, il choisit une place qui ne soit souillée par aucun corps impur, soit dans la tente, soit en plein air. Il tourne sa face vers la Kaâba (maison d'Abraham située dans le temple de la Mecque) ; il élève ses deux mains ouvertes à la hauteur de son front et dit : " Dieu est grand. Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est son prophète ( La illa ill'Allah, Mohammed rassoul Allah! Allah Ekbar), puis il récite un verset du Coran, se prosterne à genoux, frappe la terre de son front, se relève dans sa première posture, redit encore " Dieu est grand , et ainsi trois fois de suite en changeant à chaque fois le verset du Coran.
-------" Quand la prière se fait en commun, soit dans la mosquée, soit en plein air, les paroles sacrées sont récitées par l'iman (Qui se tient devant, parce que l'officiant se tient en avant de ceux qui prient.) et les assistants se contentent de faire les génuflexions, etc., en répondant chaque fois et tous en chœur Allah ou Ekbar (Dieu est le plus grand).
-------" Le vendredi, la prière du D'hour doit être faite en commun, et dans une mosquée, s'il en existe dans les environs. Après cette prière, l'iman, nommé dans ce cas khâtib ( De Khotoba, discours) (prédicateur), fait un sermon.
------ Pendant l'heure de la prière du D'hour, le vendredi, tout travail doit être interrompu, et dans les villes, toutes les boutiques et les lieux publics doivent être fermés.
-------" Pour la première fois j'ai fait le Ramadan ( De la racine arabe; il a brûlé, qui brûle (sous-entendu les entrailles). D'autres prétendent que Ramadan est le nom du premier homme qui a jeûné.). Ce carême des musulmans est bien plus rigoureux que celui des chrétiens; lorsqu'on l'observe en se conformant à l'esprit du Coran.
-------" On doit jeûner depuis l'heure où l'on peut distinguer un fil noir d'un fil blanc jusqu'au coucher du soleil. Le jeûne ne consiste pas seulement à se priver d'aliments, il est défendu de boire, de priser, de fumer; d'aspirer des odeurs et d'avoir commerce avec les femmes pendant cet intervalle.
-------" Au moment où le soleil se couche, les musulmans les moins fervents se livrent immédiatement à la satisfaction du besoin le plus impérieux. Les uns mangent, les autres fument, d'autres prisent. Le musulman pieux doit avaler une seule gorgée d'eau, pour rompre le jeûne, puis faire la prière du Moghreb. Il ne mange qu'après avoir achevé sa prière, qu'il doit faire autant que possible en commun.
-------" Comme partout, les gens riches trouvent moyen d'adoucir les règles les plus austères. Ainsi, les musulmans aisés font du jour la nuit et de la nuit le jour. Le carême qui doit être un temps de pénitence et de repentir est, pour une partie des musulmans, une époque de bonne chère et de réjouissances. La nuit se passe en festins ; ils prolongent leur réunion jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux heures de nuit, alors on sert le Sohor (nom du dernier repas de nuit) et au moment où l'aurore répand ses premières clartés, ils se rincent la bouche, font leurs ablutions, leurs prières du matin, et vont se coucher pour ne se lever qu'après-midi. Les pauvres, au contraire, qui doivent travailler pour vivre et qui n'ont pas de quoi acheter une nourriture substantielle, font le Ramadan dans toute sa rigueur. Ceux qui ont l'habitude de fumer ou de priser, souffrent plus, de la privation du tabac que de celle de la nourriture ; pour 'moi qui n'avais aucune de ces habitudes, je supportais le Ramadan sans la moindre difficulté. Il faut ajouter que je menais la vie des riches.

-------" Comme l'année lunaire qui sert à compter l'ère musulmane a onze jours de moins que l'année solaire, il en résulte que, pendant une révolution de trente trois ans, tous les mois de l'année lunaire parcourent successivement les différentes saisons de l'année solaire. Le Ramadan arrive donc également à toutes les époques de l'année : en été, il est intolérable à cause de la soif ; aussi est-il permis aux moissonneurs et aux voyageurs de ne pas observer le ramadan, mais alors ils doivent, dans le cours de l'année, jeûner le nombre de jours pendant lesquels ils n'ont pas satisfait au jeûne du Ramadan. C'est une dette sacrée. Le mois de Ramadan est consacré à la préparation des fidèles pour les fêtes de Pâques nommées (Beyram en turc) Aïl et Sghaïr, la petite fête, et (Courbon Beyram) Aïl et Kebir, la grande fête. On doit oublier toutes les injures qu'on a reçues et se réconcilier avec tous ses ennemis ; toute guerre entre tribus cesse pendant ce mois sacré. (Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Fans, Perrin t Cie, 1904, in-18, p. 45 à 49.) "

-------Cette religion nous paraît s'être incarnée dans un homme, Abd el Kader. Voici le portrait qu'a tracé de lui Léon Roches qui vécut longtemps près de lui et fut son ami jusqu'au jour où cette amitié l'eût contraint de porter les armes contre la France
-------" Son teint blanc a une pâleur mate ; son front est large et élevé. Des sourcils noirs, fins et bien arqués surmontent de grands yeux bleus qui m'ont fasciné. Son nez est fin, légèrement aquilin, ses lèvres minces sans être pincées ; sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement l'ovale de sa figure expressive. Un petit cuchem (tatouage) entre les deux sourcils fait ressortir la pureté du front. Sa main, maigre et petite, est remarquablement blanche, des veines bleues la sillonnent ; ses doigts longs et effilés sont terminés par des ongles roses parfaitement taillés ; son pied, sur lequel il appuie presque toujours une de ses mains, ne leur cède ni en blancheur ni en distinction.
-------" Sa taille n'excède pas cinq pieds et quelques lignes, mais son système musculaire indique une grande vigueur, quelques tours d'une petite corde en poils de chameau fixent autour de sa tête un haïk de laine fine et blanche ; une chemise en coton et par-dessus une chemise de laine de même couleur, le haïk, qui après avoir fait le tour de la tête enveloppe le corps, et un burnous blanc recouvert d'un burnous brun, voilà tout son costume. Il tient toujours un petit chapelet noir dans sa main droite. Il l'égrène avec rapidité et lorsqu'il écoutes sa bouche prononce encore les paroles consacrées à ce genre de prière.
-------" Si un artiste voulait peindre un de ces moines inspirés du moyen-âge que leur ferveur entraînait sous l'étendard de la croix, il ne pourrait, il me semble, choisir un plus beau modèle qu'Abd et Kader.
-------" Un mélange d'énergie guerrière et d'ascétisme répand sur sa physionomie un charme indéfinissable.
-------" Sa physionomie est on ne peut plus mobile, et malgré l'empire qu'il exerce sur lui-même, elle reflète les sensations qui agitent son esprit ou son cœur.
-------" Quand il prie, c'est un ascète.
-------" Quand il commande, c'est un souverain. Quand il parle guerre, ses traits s'illuminent; c'est un soldat.
-------" La conversation tombe-t-elle sur les infidèles que sa religion lui ordonne de haïr ? C'est un de nos féroces capitaines du temps des croisades ou des guerres de religion du XVIè siècle.
-------" Quand il cause avec ses amis, en dehors des questions d'État ou de religion, sa gaietéest franche et communicative. Il a même un penchant à la moquerie.
-------" Il ne parle jamais de son père Sidi Mahhi ed Din sans que ses beaux yeux se mouillent de larmes. Il adore sa mère, pour laquelle il professe le plus profond respect.
-------" Contrairement aux usages des Arabes, il n'a qu'une femme (sa cousine germaine, sœur des Ouled Sidi Bou Taleb), dont il a une fille âgée de quatre ans.
-------" Il a quatre frères, dont l'aîné Sidi Mohammed Saïd, a succédé à Sidi Mahhi ed Din, comme chef religieux de la zaouia de Guiatn'a des Hachem-Gheris, près Mascara, berceau de famille.
-------" La fortune personnelle d'Abd et Kader se compose de l'espace de terre que peuvent labourer dans une saison deux paires de bœufs. Il a un, troupeau de moutons dont la chair sert aux hôtes qui viennent demander l'hospitalité à sa tente et dont la laine suffit pour tisser ses vêtements et ceux de sa famille, burnous, haïk, aâbêia. Il possède en outre quelques vaches qui lui fournissent le lait et le beurre nécessaires à ses hôtes et sa consommation ; quelques chèvres et quelques chameaux.
-------" Sa mère, qui vit avec lui, sa femme et les femmes de ses serviteurs intimes qui composent sa maison particulière, tissent elles-mêmes ses vêtements.
-------" Il se nourrit donc, même quand il est en tournée ou en campagne, de ses produits personnels.
"------- Il s'intitule inspecteur de la chambre du trésor. Il en est le gardien le plus économe et le plus vigilant. Il n' y puise jamais pour ses besoins personnels, excepté pour l'achat de ses chevaux et de ses armes, suivant les strictes prescriptions du Prophète.
-------" Il est inutile de dire qu'Abd et Kader fait ses prières aux heures indiquées par le Coran. A propos de la prière, je l'ai entendu émettre l'aphorisme suivant
" Le chrétien est très inférieur à un musulman.
" Le juif est pire qu'un chrétien.
" L'idolâtre est pire qu'un juif.
" Le porc est pire qu'un idolâtre.
" Eh bien ! l'homme qui ne prie pas, à quelque religion qu'il appartienne, est pire qu'un porc ".
-------Il s'exprimait ainsi à propos des Arabes qui, pour la plupart, négligent de faire les prières prescrites par le Coran.
-------" Quand le temps le permet, Abd et Kader prie hors de sa tente sur un emplacement nettoyé à cet effet et ceux qui veulent participer à la prière en commun, qui est plus agréable à Dieu, viennent se placer derrière lui.
-------" Ces hommes au costume ample et majestueux, rangés sur plusieurs lignes, répétant par intervalles d'une voix grave les réponses : Dieu est grand ? - Il n'y a de Dieu que Dieu ! Mohammed est prophète de Dieu ! se prosternant tous ensemble, touchant la terre de leurs fronts et se relevant en élevant les bras vers le ciel, tandis que l'émir récite des versets du Coran : tout cet ensemble offre un spectacle saisissant et solennel.
-------" Là ne se bornent point les exercices religieux d'Abd et Kader. Il se livre à des méditations entre chaque prière, égrène constamment son chapelet et fait chaque jour, dans sa tente ou à la mosquée quand il se trouve (par hasard) dans une ville, une conférence sur l'unité de Dieu. Il passe pour être un des théologiens les plus érudits de l'époque.
-------Il jeûne au moins une fois par semaine, et quel jeûne ! Depuis deux heures avant l'aurore jusqu'au coucher du soleil, il ne mange, ni ne boit, ni même ne respire aucun parfum. Je ne sais si j'ai dit qu'il proscrit l'usage du tabac à fumer et tolère à peine le tabac à priser.
-------" Il s'accorde rarement les douceurs du café. Dès qu'il voit qu'il serait disposé à en prendre l'habitude, il s'en prive pendant plusieurs jours.
-------Ses repas sont pris avec une extrême promptitude. Il a proscrit toute espèce de raffinements. Du couscoussou, de la viande bouillie et rôtie, des galettes au beurre et quelques légumes ou fruits de la saison. Pour boisson du l'ben (petit-lait aigre) ou de l'eau. ( Léon Roches. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin et Cie, 1904, in-18, p. 66-67, 112 à 114.) "
-------Il importe de rappeler ici le grand principe dont la déclaration (la fettoua) fut obtenue par le même Léon Roches, à Kairouan, le 20 août 1841, des plus savants docteurs de l'Afrique du Nord, les ulemas et mokkaden de la Zaouïa de Tedjini. C'est en vertu de ce texte que tout bon musulman est autorisé par sa conscience et sa religion à collaborer avec nous
-------Quand un peuple musulman, dont le territoire a été envahi par les infidèles, les a combattus aussi longtemps qu'il a conservé l'espoir de les en chasser, et, quand il est certain que la continuation de la guerre ne peut amener que misère, ruine et mort pour les musulmans, sans aucune chance de vaincre les infidèles, ce peuple, tout en conservant l'espoir de secouer leur joug avec l'aide de Dieu, peut accepter de vivre sous leur domination à la condition expresse, qu'ils conserveront le libre exercice de leur religion et que leurs femmes et leurs filles seront respectées. ( Léon Roches. - Dix ana à travers l'lalam. 1834-1844. Paris, Perrin et C1", 1904, in-18, p. 241.) "
-------D'ailleurs, l'observation de cette autorisation fut aisée. Tout Arabe qui avait combattu contre nous, était obligé de reconnaître que nous avions conduit la guerre avec humanité. Voici à ce sujet un témoignage probant ( Extrait d'une lettre écrite par Léon Roches à un de ses parents le 20 janvier 1844, sur les actes prétendus inhumains exercés par nos troupes au cours des razzias.)
-------Nos soldats tuent uniquement les Arabes qui font usage de leurs armes ; ils se contentent d'entourer et de chasser devant eux les hommes inoffensifs, les femmes, les enfants et les troupeaux, qu'ils sont même souvent obligés de défendre contre nos goums ( Cavaliers arabes auxiliaires), beaucoup moins humains que nous à l'égard de leurs compatriotes. Tu verrais avec quels égards nos braves soldats conduisent ces malheureux, et avec quelle sollicitude surtout ils s'occupent des enfants Combien en avons-nous vu prendre dans leurs bras ces, pauvres petits êtres affolés de terreur et parvenir à les calmer, comme aurait pu le faire la mère la plus tendre !
-------Quand le triste convoi d'une ghazia arrive à notre campement, le maréchal lui-même veille à ce que femmes et enfants soient installés sous des tentes requises à cet effet. Des factionnaires empêchent qu'aucun homme ne s'en approche, à l'exception dés docteurs chargés de les visiter et de désigner les malades. En outre des vivres, on met à leur disposition, pour les petits enfants, les chèvres ou vaches laitières choisies dans les troupeaux ghaziés.
-------Ces troupeaux eux-mêmes sont l'objet de la préoccupation du maréchal. On reconnaît bien l'agriculteur dans la tendresse qu'il porte au bétail !
" Ah ! je t'assure que les jours de ghazia, ses officiers et surtout son interprète sont soumis à de rudes corvées ! mais comment nous plaindre, quand lui-même nous donne l'exemple ? Nous ne pouvons prendre ni repos, ni nourriture avant que tous nos prisonniers, hommes, femmes et enfants, soient installés et aient reçu leurs vivres, et avant que les troupeaux ne soient parqués après avoir bu. Oui, mon cher ami, nous devons nous assurer qu'ils ont bu, et ne va pas te figurer qu'il nous suffise de transmettre l'ordre que le maréchal nous a donné.

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------Je t'en supplie, mon cher ami, ne crois plus aux récits de certains journaux et aux tirades de certains philanthropes s'apitoyant sur le sort des Arabes victimes des cruautés de notre maréchal et de son armée. Certes, et je te l'ai dit maintes fois, ces Arabes sont souvent dignes de pitié, exposés qu'ils sont, en même temps, à nos attaques et à celles d'Abd et Kader. C'est pourtant dans leur bouche que je trouve la plus complète réfutation des accusations portées contre l'armée d'Afrique. Que de fois m'ont-ils dit
-------Nous trouvons auprès des chrétiens générosité et a clémence, tandis que nos frères les musulmans nous " ruinent et nous écrasent sans pitié. ( Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin et Ce, 1904, in-18, p. 449, 450 et 451.) "
-------Nous ne voudrions pas quitter cette grande figure de Bugeaud sans citer en passant un texte qui nous donne l'origine de cette tradition sur la " casquette du Père Bugeaud ", qui est à l'heure actuelle inséparable de sa popularité. Ce texte est confirmé par le Maréchal Canrobert, dans ses Souvenirs d'un siècle, publiés par Germain Bapst (Paris, Plon, 1899, in-12e, T. I., p. 40)

-------Dans une de ces surprises de nuit, plus sérieuse que les autres, le maréchal, qui, contre son habitude, s'était déshabillé pour se coucher dans son petit lit de camp, fut réveillé par une vive fusillade ; il ne prend que le temps d'enfiler ses bottes, et, en chemise, coiffé de son bonnet de coton, il s'élance vers la partie du camp attaquée, rétablit l'ordre légèrement troublé par la panique de quelques soldats à moitié endormis, de sa voix de stentor fait cesser le feu, et veut marcher en tête du bataillon qu'il a organisé pour fondre à la baïonnette sur les assaillants.
-------Nous eûmes toutes les peines du monde à l'arrêter. Quelques minutes après, notre bataillon revenait avec des armes et des prisonniers.
-------C'est depuis ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, que les soldats, en souvenir du casque à mèche, chantent sur l'air de la marche des zouaves : " As-tu vu la casquette ? ( Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'islam. 1834-1844. Paris, Perrin et C'°, 1904, in-18. p. 454.) "
-------On a souvent dit qu'une des grandes forces de la religion musulmane était l'acquiescement à la volonté de Dieu. Que l'on appelle ce sentiment fatalisme ou résignation, il nous paraît mieux valoir que l'esprit de révolte contre le destin. Il est exprimé de façon émouvante dans la chanson saharienne que nous reproduisons ci-dessous
-------C'est le soir, l'heure des chants, des longues mélopées, improvisations naïves et poignantes sur les choses de la guerre et de l'amour, sur l'exil et la mort, à la manière des antiques rapsodes.
-------Les chefs nous annoncent une expédition lointaine " Mon cœur est mon avertisseur, " Il m'annonce une mort prochaine. " Qui me verra mourir? qui priera pour moi ?
-------Qui fera pour ma mémoire l'aumône sur ma tombe? " Ah ! qui sait ce que me réserve la destinée de Dieu " Ma gazelle blanche m'oubliera. " Un autre montera ma douce cavale... " O coeur, tais-toi ! Ne pleure pas, mon œil ! " Car les larmes ne servent à rien.
-------Nul n'obtiendra ce qui n'était pas écrit,
-------Et ce qui est écrit, nul ne l'évitera...
-------Calme-toi, mon âme, jusqu'à ce que Dieu ait pitié,
-------Et si tu ne parviens pas à te calmer, il y a la mort...
-------Les chanteurs modulent leurs élégies, accompagnées du djouak doux, le petit chalumeau bédouin, aux mystérieux susurrements, coupés parfois aussi par les cris sauvages et les stridences de la rhaïta. ( Isabelle EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle. 1908, in-18.) "
-------Pour connaître tout ce qu'il peut y avoir de sincérité d'élan, de ferveur dans la religion islamique, il faut lire cette belle page d'André Chevrillon, qui nous rappelle le début d'une prière que chantent du haut des minarets les muezzins de Fez pendant la nuit ou à l'aurore " Priez, " croyants, la prière vaut mieux que le sommeil "
-------Une certaine nuit, je ne sais ce qu'ils avaient, les moueddens, mais ils chantaient avec des accents si véhéments et si purs, leurs hautes notes se tendaient si vibrantes, ils modulaient avec une telle ardeur, une telle volonté d'élancer leur foi jusqu'au fond de l'espace, qu'il n'était plus question de dormir. Ma montre marquait deux heures et demie. -------À la lueur de la pauvre chandelle de bazar (qui fit vaguement apparaître, aux vantaux du portique, le fantastique décor de roues, de soleils entremêlés), je gagnai l'autre bout de la longue chambre arabe, et puis, par le vieil escalier en colimaçon, la porte de la terrasse. Un lourd loquet de fer poussé, toute la nuit m'apparut.
-------Elle était d'un bleu liquide et vaguement lumineux. Un croissant de lune que j'avais regardé flotter avant d'aller dormir avait disparu. A ce signe, on percevait le progrès des heures, on voyait que, durant l'évanouissement du sommeil, la terre avait tourné dans l'espace, et que, par en-dessous, le matin devait commencer à monter. Entre les brillantes étoiles remuées de leur frisson sans trêves, la Polaire, repérée par la Grande Ourse, et sensiblement abaissée, signalait l'étrange latitude.
-------A mon premier pas sur la terrasse, le mouedden le plus voisin se tut : pure coïncidence, mais ce fut exactement la même impression de secret que si l'on approche, la nuit d'un taillis où s'exalte un invisible rossignol, et le chant aussitôt s'évanouit. -------Au loin, durant ce long silence, j'entendais s'épancher les autres...

-------Il reprit, et tout de suite il n'y eut plus que lui, que cette ardente et mordante clameur qui, d'une longue tenue tremblée, emplissait l'espace. De l'homme, on ne voyait rien. Seulement la tour d'oùs'élançait la voix, et que deux terrasses, tout au plus, séparaient de la mienne : silhouette d'ombre, presque insubstantielle dans le bleu de la profondeur constellée. Mais quelle certitude et plénitude d'être, quelle force vivante, quelle triomphante volonté dans ce jaillissement de foi enthousiaste ! Ce n'était pas la simple, invariable mélopée de l'appel à la prière ; cela semblait varier, s'infléchir, moduler, s'arrêter et reprendre, suivant les ondes, les afflux d'une inspiration. On eût dit que l'homme ne chantait que pour lui-même, comme le rossignol encore, enivré d'être seul, de posséder la nuit et d'y exhaler à l'aise sa passion d'absolu.

 

-------Et par delà le minaret fantôme, l'étendue de la ville aussi n'était que vague et pâleur. Pas un humain visible. Pas un bruit que ces voix. Le détail changeant des êtres et des choses s'était évanoui. Rien ne restait que de l'essentiel et du permanent. Ce chant, c'était de l'âme, l'âme islamique, qui s'est incarnée en des millions de vivants. Dans la nuit tiède, sous les feux et les frissons de l'univers, elle n'était qu'ardeur et qu'adoration. ( André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922, in-l8, p. 179. 180 et 181.) "
-------Une telle religion est profondément digne de respect. Elle affirme une indiscutable valeur. Un témoignage que l'on ne peut, à cet égard, récuser est celui d'Isabelle Eberhardt qui lui donna les dernières années d'une courte vie inquiète mais prodigieusement sensible
-------Souvent, aux heures envolées de prospérité, j'ai trouvé la vie ennuyeuse et laide. Mais depuis que je ne possède plus mon esprit toujours en éveil, depuis que la douleur a trempé mon âme, je sens, avec une sincérité absolue, l'ineffable mystère qui est répandu dans toutes les choses...
-------Le pâtre bédouin, illettré et inconscient, qui loue Dieu en face des horizons splendides du désert au lever du soleil, et qui le loue , encore en face de la mort, est bien supérieur au pseudo-intellectuel qui accumule phrases sur phrases pour dénigrer un monde dont il ne comprend pas le sens, et pour insulter à la Douleur, cette belle, cette sublime et bienfaisante éducatrice des âmes...
------Jadis, quand je ne " manquais de rien " matériellement, mais quand je manquais de tout intellectuellement et moralement, je m'assombrissais et me répandais sottement en imprécations contre la Vie que je ne connaissais pas. Ce n'est que maintenant, au sein du dénuement dont je suis fière, que je l'affirme belle et digne d'être vécue. (Isabelle EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1908, in-18.) "

II. - La Valeur Intellectuelle

------Aujourd'hui où l'Algérie nous a donné tant d'hommes de valeur dans tous les domaines de l'intelligence, du savoir, de la vie sociale, il paraît superflu d'affirmer les dons intellectuels des indigènes. Mais il n'est peut-être pas inutile de citer à ce sujet le témoignage non d'un artiste, mais d'un officier qui servit brillamment en Algérie sous la
monarchie de Juillet et le second Empire, le général du Barail:"
------Les jeunes Arabes, dans les écoles et les collèges où ils ont la chance de tomber sur des maîtres qui les aiment, qui se dévouent à eux, apprennent avec une facilité, une rapidité incroyables, et il serait très possible, si on le voulait bien, d'en mettre, chaque année, un certain nombre en état de subir victorieusement les épreuves des concours et des examens.
------On dit, je le sais, que l'Arabe retient tout ce qu'on lui enseigne jusqu'à l'âge de treize ou quatorze ans, mais qu'à cet âge son intelligence semble s'endormir, et qu'il ne peut plus dépasser le niveau rapidement conquis. On attribue ce phénomène à une cause commune à tous les pays d'Orient : les écarts de mœurs qui signalent l'âge de la puberté, la vie de harem. Je ne nie pas, loin de là, que dans l'éducation arabe il y aurait des déboires et des pertes ; mais, cependant, on a des exemples, de jour en jour plus nombreux, qui prouvent que l'Arabe n'est point si réfractaire à notre mouvement intellectuel. Il y a, à Alger, des médecins indigènes qui ont leur diplôme de docteur de nos grandes Facultés. Or, un peuple qui fournit des médecins peut fournir des ingénieurs, des jurisconsultes, des administrateurs ; car, de toutes les branches du savoir humain, la médecine est certainement celle dont l'étude entraîne le plus grand effort intellectuel. Ce n'est donc pas une utopie que je poursuis, en insistant sur un système qui s'il était adopté et poursuivi avec persévérance malgré les accidents passagers, produirait un grand effet sur la population de l'Algérie et nous vaudrait plus d'un demi-siècle de guerre. ( Général Du BARAIL. - Mes souvenirs. Paris, Plon, 1897, in-8°Tome I, p. 405 et 406.) "

II . - L'Amitié

------Peut-on trouver un plus bel éloge de l'amitié que celui qui est contenu dans cette chanson berbère ?
Que " Le troubadour, Si Hammon, chante l'amitié en jolis vers chelleuhs. El Hadj Omar voulut bien me les dire :
Que Dieu garde Si Hammon, le chanteur
La balle de l'embusqué est plus amère que tout.
Les larmes de l'ami qui pleure sont amères.
Le laurier-rose est amer ; qui jamais l'a mangé et trouvé bon ?
Moi, je l'ai mangé pour mon ami ; il n'était pas amer. Il ne dira jamais, celui qui n'a pas d'ami: J' ai été heureux
Parce que, la vie, ce sont les amis qui la font passer. Celui qui a le cœur brisé, qui le guérira ?
Sinon le sourire de l'ami, ou sa parole.
Le cœur qui n'a point à qui parler,
Mieux vaut, pour lui, l'exil ou même la mort.
Le fusil ne se sépare pas de la balle.
Les yeux peints ne se séparent point de l'antimoine. Le cœur ne se sépare pas de ses amis,
Jusqu'à ce qu'ils entrent sous terre. (Docteur Paul CHATINIÈRES. - Dans le Grand Atlas marocain. Paris, Plon, 1919, in-18, p. 95.) "

 

IV. - L'Hospitalité

------L'amitié se traduit par l'hospitalité. Mais le sens de l'hospitalité n'est pas seulement pour l'Arabe une qualité sociale ; la pratique de l'hospitalité prend à ses yeux la valeur d'un mérite religieux, comme l'a fort bien dit Fromentin, dans les lignes qui suivent

------" La diffa est le repas d'hospitalité. La composition en est consacrée par l'usage et devient une chose d'étiquette. Pour n'avoir plus à revenir sur ces détails, voici le menu fondamental d'une diffa d'après le cérémonial le plus rigoureux. D'abord un ou deux moutons rôtis entiers ; on les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants de graisse brûlante; il y a sur le tapis un immense plat de bois de la longueur d'un mouton ; on dresse la broche comme un mât au milieu du plat ; le porte-broche s'en empare à peu près comme d'une pelle à labourer, donne un coup de son talon nu sur le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau avant qu'on ne la mette au feu ; le maître de la maison l'attaque alors par une des excoriations les plus délicates, arrache un premier lambeau et l'offre au plus considérable de ses hôtes. Le reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est accompagné de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes, puis viennent des ragoûts; moitié mouton et moitié fruits secs, avec une sauce abondante fortement assaisonnée de poivre rouge. Enfin arrive le kouskoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur un pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait doux (halib), de lait aigre (leben) ; le lait aigre semble préférable avec les aliments indigestes ; le lait doux, avec les plus épicés. On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni fourchette ; on la déchire ; pour la sauce, on se sert de cuiller de bois, et le plus souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le kouskoussou se mange indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts ; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d'en faire une boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce rapide, à peu près comme on lance une bille. L'usage est de prendre autour du plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il y a même un précepte arabe qui
recommande de laisser le milieu, car la bénédiction du ciel y descendra. Pour boire on n'a qu'une gamelle, celle qui a servi à traire le lait ou à puiser l'eau. A ce sujet, je connais encore un précepte : " Celui qui boit ne doit pas respirer dans la tasse où est la boisson ; il doit l'ôter de ses lèvres pour reprendre haleine, puis il doit recommencer à boire. " Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens impératif.

--------C'est dans les mœurs arabes un acte sérieux que de manger et de donner à manger, et une diffa est une haute leçon de savoir-vivre, de générosité, de prévenances mutuelles. Ce n'est point en vertu de devoirs sociaux, mais en vertu d'une recommandation divine, et pour parler comme eux, à titre d'envoyé de Dieu, que le voyageur est ainsi traité par son hôte. Leur politesse repose donc non sur des conventions, mais sur un principe religieux. Ils l'exercent avec le respect qu'ils ont pour tout ce qui touche aux choses saintes, et la pratiquent comme un acte de dévotion.
-------Aussi ce n'est point une chose qui prête à rire, je l'affirme, que de voir ces hommes robustes, avec leur accoutrement de guerre et leurs amulettes au cou, remplir gravement ces petits soins de ménage qui sont, en Europe, la part des femmes; de voir ces larges mains, durcies par le maniement du cheval et la pratique des armes, servir à table, émincer la viande avant de vous l'offrir, vous indiquer sur le dos du mouton l'endroit le mieux cuit, tenir l'aiguière ou présenter, entre chaque service, l'essuie-main de laine ouvrée. Ces attentions, qui, dans nos usages, paraîtraient puériles, ridicules peut-être, deviennent ici touchantes par le contraste qui existe entre l'homme et les menus emplois qu'il fait de sa force et de sa dignité.
------Et quand on considère que ce même homme, qui impose aux femmes la peine accablante de tout faire dans son ménage, ne dédaigne pas de les suppléer en tout, quand il s'agit d'honorer un hôte, on doit convenir que c'est, je le répète, une grande et belle leçon qu'il nous donne, à nous autres gens du Nord. L'hospitalité exercée de cette manière, par les hommes à l'égard des hommes, n'est-elle pas la seule digne, la seule fraternelle, la seule qui, suivant le mot des Arabes, mette la barbe de l'étranger dans la
main de son hôte? ( E. FROMENTIN. - Un été dans le Sahara. Paris. Crès et Ce, in-12, p. 42, 43, 44 et 45.) "

V. - La Générosité

------La générosité s'affirme déjà dans la façon dont les Arabes pratiquent l'hospitalité, mais on ne saurait croire avec quel plaisir, quelle spontanéité, ils aiment à obliger un ami. Une bien curieuse anecdote est citée à ce sujet par le général du Barail : elle rappelle le service que lui rendit un indigène dans les premiers jours de son commandement à Laghouat :
------" J'avais sur les bras une garnison de plus de mille hommes, y compris deux cents blessés, parmi lesquels un officier général et dix officiers de différents grades. Et, pour nourrir tout ce monde-là, à part quelques caisses de biscuit et quelques sacs de riz, je n'avais rien; mais littéralement rien ! ce qui s'appelle rien ; pas un bœuf, pas un mouton, pas un morceau de lard ou de viande salée, pas un centime pour en acheter et pour payer le prêt échu.
------" Je ruminais mon dénuement, en me laissant aller au pas cadencé de ma monture qui, comme les chevaux d'Hippolyte, " semblait se conformer à ma triste pensée ". Et il faut croire que mon visage la reflétait aussi, car je m'entendis interpeller en arabe par un cavalier, qui était venu se mettre botte à botte avec moi, et qui me disait
------" - Du Barail, tu n'as pas l'air content ! Qu'est-ce que tu as ? C'était le second fils du pauvre vieux Ben-Salem ; c'était Cheick-Ali qui était venu avec moi accompagner la colonne du général.
------" - Ah ! c'est toi ! lui dis-je, eh bien, tu as raison; je ne suis pas gai. Je suis dans la plus horrible détresse. Je puis bien te le dire : je n'ai ni argent, ni vivres. Je ne sais pas avec quoi on fera la soupe ce soir, non seulement pour la garnison, mais pour les blessés.
------" Cheick-Ali me dit simplement
------" - Combien te faudrait-il d'argent ? " - Quarante mille francs.
------" - Tu les auras dans une heure. Et de la viande, combien t'en faut-il ?
------" - Il me faudrait cent bœufs et cinq cents moutons. " - Tu les auras avant midi.
------" Et il partit en avant à toute bride. Je n'ai jamais su comment il s'y prit. Il est probable qu'il avait trouvé, chez le marabout d'Aïn-Mahdi, un dépôt sûr pour son argent, au début des troubles, tout en en conservant une partie dans quelque cachette, à Laghouat. Quant à ses troupeaux, ils formaient une petite tribu, vivant presque toute l'année entre le M'zab et Laghouat, et confiée à des gens qu'on appelait les Mékalifs-el-Adjérab (les Mékalifs galeux). Je ne sais pas trop pourquoi ils ont mérité ce surnom. Toujours est-il qu'en rentrant à Laghouat, je trouvai ses serviteurs déjà occupés à transporter à mon logis les sacs d'écus et que, quelques minutes avant midi, les cent boeufs et les cinq cents moutons débouchaient devant ma porte, d'où ils partirent pour être confiés à l'Intendance, pendant que l'argent était distribué aux officiers payeurs et aux chefs des différents services, contre des reçus.
------" C'est donc à Cheick-Ali, à un de ces chefs arabes que nous avons si souvent méconnus et dont, pour ma part, je ai jamais eu qu'à me louer, que je dois d'avoir pu me tirer de ce mauvais pas. Sans lui, je ne sais réellement pas que j'aurais fait, et le brave cœur me rendit ce service c une simplicité qui en doublait le prix. On aurait dit qu'il faisait la chose du monde la plus ordinaire et la plus naturelle. ( Général DU BARAIL. - Mes Souvenirs. Paris, Plon, 1898 in-8°. T II, p. 58, 59 et 60.) "

VI - La Valeur Militaire

------Empruntons encore au général du Barail un magnifique éloge des vertus guerrières de cette race que nos soldats ne purent combattre sans l'estimer
------" Ce qui m'a toujours porté à aimer l'Arabe, ce qui fait qu'aujourd'hui la vue d'un burnous blanc m'attire, m'attendrit presque, c'est que l'Arabe est avant tout un soldat incomparable. A la guerre, le mépris de la mort qu'il puise dans sa foi religieuse lui donne une bravoure sans limites. Avec cela, il est obéissant, discipliné; il reste sobre tant que les fréquentations malsaines ne lui font pas oublier les préceptes du Coran. Enfin, il est fidèle, attaché, dévoué, reconnaissant pour les chefs qui lui témoignent de l'intérêt et de l'affection, et je ne connais pas de commandement plus agréable, pour un officier, que celui d'une troupe indigène...
------Nos troupes indigènes nous ont toujours servi fidèlement même quand elles avaient à combattre des insurrections dont, au fond du cœur, elles pouvaient, elles devaient désirer le succès, et ce lien mystérieux qui les retenait sous nos drapeaux s'appelle : le sentiment du devoir militaire. L'Arabe est fait pour porter les armes, et c'est bien notre faute si nous n'avons pas su mieux utiliser les précieuses ressources qu'il peut fournir à notre puissance militaire. (Général Î pral 406 et BARAIL. - Mes Souvenirs. Paris, Plon, 1897, in-8° T) "
------Il est des faits d'armes dont s'enorgueillit l'histoire de France comme celui du chevalier d'Assas, mais dont on peut trouver l'équivalent dans l'histoire de l'Algérie, à la gloire des fils de cette terre
------" Toujours dans le Dahra, un Arabe des Ouled-Sahib accourt un jour tout essoufflé pour me demander de voler secours de son village. Je l'interroge tout en mettant n monde en route, et voilà ce qu'il me raconte durant trajet:
------" "Le village était tranquille lorsqu'il a été tout d'un coup cerné par des Arabes, sous les ordres de Ben-Kalifa un des lieutenants de Bou-Maza. Cet insurgé a pénétré dans la maison du caïd installé au nom de la France. Lui mettant le pistolet sur la poitrine, il l'a sommé d'ordonner lui-même aux Ouled-Sahib soumis à son autorité de venir grossir les rangs des insurgés. S'il s'avise de donner l'alarme aux Français, il est mort.
------"Le caïd n'hésite pas; il a été nommé par la France, il lui doit sa vie. D'un coup de poing, il abat le pistolet de Ben-Kalifa, et, courant du côté où sont ses serviteurs, il crie : " Aux armes ! Défendez-vous et courez prévenir les Français. À peine a-t-il prononcé ces mots, que Ben-Kalifa, revenu de sa première surprise, se précipite sur lui et le tue.
------"Celui qui me parle n'a pas perdu une seconde ; il est venu me trouver, il va me conduire, et le village sera sauvé !
------"Comment ne pas rappeler le dévouement de ce
d'Assas arabe resté ignoré en France ? (Germain BAPST. - Le maréchal Canrobert. Paris, Plon, 1899. Tome 1. an-80, p. 438. "
------"Nous ne saurions terminer ce paragraphe sur la valeur militaire de nos Africains sans élever notre pensée reconnaissante vers les nombreux sacrifices qu'ils ont consentis pour nous. Voici la mort d'un goumier racontée par Isabelle Eberhardt, épouse d'un brigadier indigène de spahis combien de fois cet épisode est-il répété pour le service
de la France !
------"" ...Un défilé aride sous un ciel gris, entre des montagnes aux entablements rectilignes de roches noirâtres, luisantes. Quelques rares buissons de thuyas, de chevelures grises d'alfa. Un grand vent lugubre glapissant, dans le silence et la solitude. La nuit était prochaine, et le goum se hâtait, maussade, sous la pluie fine : c'était la dure abstinence du Ramadan en route et par un froid glacial.
------"T
out à coup une détonation retentit, sèche, nette toute proche. Une balle siffla; l'officier cria : " Au trot ! Le goum fila pour occuper une colline et se défendre. Une autre détonation, puis un crépitement continu derrière les dentelures d'une petite arête commandant le défilé. Un cheval tomba. L'homme galopa à pied. Un autre roula à terre. Un cri rauque, et un bras brisé lâcha les rênes du cheval qui s'emballa.
------"œuvre de mort était rapide, sans entrain encore, puisque sans action de la part des goumiers. Quand ils eurent abrité leurs chevaux derrière les rochers, les Ouled-Smaïl vinrent se coucher dans l'alfa : enfin ils ripostaient. Et ils tirèrent avec rage, cherchant à deviner la portée des coups, criant des injures au djich invisible. Une joie enfantine et sauvage animait leurs yeux fauves ; ils étaient en fête.
------"Touhami avait voulu rester à cheval, à côté de l'officier calme, soucieux, qui allait et venait, songeant aux hommes qu'il perdait, à la situation peut-être désespérée du goum isolé. Il n'avait pas peur, et les goumiers l'admiraient, parce qu'il était très crâne et très simple, et parce qu'ils l'aimaient bien.
------"Touhami, au contraire, riait et plaisantait, tirant à cheval, maîtrisant sa bête qui, à chaque coup, se cabrait, les yeux exorbités, la bouche écumante. Il ne pensait à rien qu'à la joie de pouvoir dire aux siens, plus tard, qu'il s'était battu.
------"- Mon lieutenant, tu entends les mouches à miel, qu'elles sifflent autour de nous !
------"Touhami plaisantait les balles, faisant sourire le chef. Il arma son fusil, tira, visant dans un buisson qui semblait remuer... Puis, tout à coup, il lâcha son arme et porta ses deux mains à sa poitrine, se penchant étrangement sur sa selle. Il vacilla un instant, puis tomba lentement, s'étendant sur le dos, de tout son long, pour une dernière convulsion. Ses yeux restèrent grands ouverts, comme étonnés, dans son visage très calme.
------"- Pauvre bougre !
------"Et le lieutenant regretta l'enfant nomade qui désirait tant se battre et à qui cela avait si mal réussi.
------"L'étalon noir s'était enfui vers la vallée où il sentait les autres chevaux... ( Isabelle EBERHARDT. - Notes de Route. Paris, Fasquelle, 1908, in-18.) "

VII. - Le Respect de la parole donnée

------"On ne saurait rappeler de plus bel exemple du respect à la parole donnée, que celui cité par les Tharaud, à propos de Si Madani El Glaoui, Pacha de Marrakech, oncle et prédécesseur du Pacha actuel, Si El Hadj Thani. Ce jour là, la loyauté d'un grand seigneur conserva véritablement le Maroc au protectorat de la France :
------"" Le 2 août 1914, le général de Lamothe, commandant la région de Marrakech, réunissait tous les seigneurs de l'Atlas pour leur apprendre que la guerre venait d'être déclarée entre la France et l'Allemagne, et connaître leurs intentions, Minute tragique entre toutes ! Dans la ville, une faible garnison; autour de nous, un pays inconnu, évidemment hostile, tout dévoué à ces féodaux que nous connaissions de la veille et dont la fidélité était pour le moins incertaine. S'ils se déclaraient contre nous, c'était la moitié du Maroc qu'il fallait abandonner. Tous les émissaires de l'Allemagne les poussaient à la révolte. Nous étions entre leurs mains. A quoi allaient-ils se résoudre ?
------Si Madani prit le premier la parole, comme il avait fait autrefois lorsqu'il s'était agi de renverser Abd et Aziz. Il y avait là beaucoup de personnages qu'il avait harangués jadis, et tous, cette fois encore, pleins d'inquiétude et hésitants. Son discours ne fut pas long. Cet homme qui se faisait traduire les journaux importants d'Europe, avait une idée très claire des forces qui allaient s'affronter, et il ne lui échappait pas que les risques étaient grands pour nous. Mais la question, dit-il, n'était pas de préjuger aujourd'hui quel serait le vainqueur ou le vaincu. En signant le Protectorat, le Maroc avait attaché sa fortune à la nôtre : l'heure était venue maintenant de montrer sa loyauté...
------Ces paroles exprimaient-elles les sentiments véritables de tous ceux qui l'écoutaient ? Combien parmi ces féodaux prêtaient l'oreille à d'autres voix ?... Le ton du Glaoui était si ferme qu'après lui aucun des caïds n'osa demander la parole. Tous acquiescèrent de la tête. Le Glaoui venait de fixer pour toute la durée de la guerre l'attitude des grands seigneurs de l'Atlas.
------Le même jour il faisait venir chez lui tous les gens de sa parenté qui se trouvaient à Marrakech, et leur dit sa résolution de demeurer fidèle aux Français. L'un d'eux fit alors remarquer qu'en récompense du service qu'il se disposait à nous rendre, peut-être eut-il pu demander des avantages pour les siens. Alors de sa voix cotonneuse, toujours un peu embarrassée, Si Madani répondit simplement que s'il y avait dans sa famille des gens qui n'étaient pas contents, il y avait aussi à Télouët des prisons dont on ne sortait jamais. (Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas. Paris, Plon, 1920, in-16, p. 205, 206 et 207.) "