CHAPITRE
III
La vie intellectuelle et
morale
La religion
-------Ce qui domine
la vie des indigènes de notre Afrique du Nord, c'est la religion.
Il est difficile de donner en quelques pages un aperçu de cette
religion et de ses prescriptions principales. Léon Roches nous
semble y être parvenu dans le passage que l'on va lire
-------" Le Coran prescrit aux musulmans
cinq prières par jour.
-------" Mais avant d'aller plus loin,
il importe de donner quelques explications sur le Coran au sujet duquel,
dans le monde, j'ai entendu souvent émettre des opinions assez
fausses. Ces explications sont du reste nécessaires pour l'intelligence
des faits que j'aurai â raconter, car la constitution musulmane
repose entièrement sur le Coran et ses prescriptions.
-------" Coran signifie le livre par
excellence. Ce n'est point la parole du Mohammed ( Il est
bien entendu que j'exprime ici les croyances musulmanes.), c'est
la parole de Dieu reçue miraculeusement par Mohammed et recueillie
et écrite par lui et les premiers sectateurs lettrés de
sa religion.
-------" Quand un musulman cite un passage
du Coran, il commence par ces mots : Dieu a dit ; quand il cite un passage
des Hadith (Recueil des préceptes de Mohammed.),
il dit : Le prophète a dit : " Les " paroles de ce dernier
sont des préceptes. La parole de " Dieu est une loi immuable.
"
-------C'est le code religieux et le code
civil, car la loi religieuse est en même temps la loi civile. On
comprend dès lors que le Coran soit le prototype de la langue arabe,
puisqu'aucun de ses mots ne peut subir la moindre altération. Un
défaut même de prononciation, quand on récite le Coran,
est considéré comme impiété.
-------" Je disais donc que le Coran
prescrit cinq prières obligatoires par jour (La
prière El Fedjr, aurore. - La prière El D'hour, une heure
aprèsmidi. - La prière Elaâsser, à égale
distance du D'hour et du Moghreb - La prière El Moghreb, coucher
du soleil. - La prière El Acha, soit deux heures et demie après
le coucher du soleil.).
-------" Le Coran ordonne également
les ablutions, car la prière n'est valable que si l'on est en état
de pureté.
-------" La description des ablutions
et l'énumération des cas où elles deviennent obligatoires
nécessiteraient des détails dans lesquels je crois qu'il
est au moins inutile d'entrer.
-------" Dans le pays où il n'y
a pas d'eau, le Coran permet aux croyants de remplacer les ablutions par
l'imposition des mains sur la terre.
-------" Je fais donc mes ablutions
et mes prières avec la plus scrupuleuse exactitude, car je m'aperçois
que je suis constamment épié. Voici comment un musulman
doit prier
-------" Après avoir fait ses
ablutions, il choisit une place qui ne soit souillée par aucun
corps impur, soit dans la tente, soit en plein air. Il tourne sa face
vers la Kaâba (maison d'Abraham située dans
le temple de la Mecque) ; il élève ses deux mains
ouvertes à la hauteur de son front et dit : " Dieu est grand.
Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est son prophète (
La illa ill'Allah, Mohammed rassoul Allah! Allah Ekbar), puis il
récite un verset du Coran, se prosterne à genoux, frappe
la terre de son front, se relève dans sa première posture,
redit encore " Dieu est grand , et ainsi trois fois de suite en changeant
à chaque fois le verset du Coran.
-------" Quand la prière se fait
en commun, soit dans la mosquée, soit en plein air, les paroles
sacrées sont récitées par l'iman (Qui
se tient devant, parce que l'officiant se tient en avant de ceux qui prient.)
et les assistants se contentent de faire les génuflexions, etc.,
en répondant chaque fois et tous en chur Allah ou Ekbar (Dieu
est le plus grand).
-------" Le vendredi, la prière
du D'hour doit être faite en commun, et dans une mosquée,
s'il en existe dans les environs. Après cette prière, l'iman,
nommé dans ce cas khâtib ( De Khotoba, discours)
(prédicateur), fait un sermon.
------ Pendant l'heure de la prière
du D'hour, le vendredi, tout travail doit être interrompu, et dans
les villes, toutes les boutiques et les lieux publics doivent être
fermés.
-------" Pour la première fois
j'ai fait le Ramadan ( De la racine arabe; il a brûlé,
qui brûle (sous-entendu les entrailles). D'autres prétendent
que Ramadan est le nom du premier homme qui a jeûné.).
Ce carême des musulmans est bien plus rigoureux que celui des chrétiens;
lorsqu'on l'observe en se conformant à l'esprit du Coran.
-------" On doit jeûner depuis
l'heure où l'on peut distinguer un fil noir d'un fil blanc jusqu'au
coucher du soleil. Le jeûne ne consiste pas seulement à se
priver d'aliments, il est défendu de boire, de priser, de fumer;
d'aspirer des odeurs et d'avoir commerce avec les femmes pendant cet intervalle.
-------" Au moment où le soleil
se couche, les musulmans les moins fervents se livrent immédiatement
à la satisfaction du besoin le plus impérieux. Les uns mangent,
les autres fument, d'autres prisent. Le musulman pieux doit avaler une
seule gorgée d'eau, pour rompre le jeûne, puis faire la prière
du Moghreb. Il ne mange qu'après avoir achevé sa prière,
qu'il doit faire autant que possible en commun.
-------" Comme partout, les gens riches
trouvent moyen d'adoucir les règles les plus austères. Ainsi,
les musulmans aisés font du jour la nuit et de la nuit le jour.
Le carême qui doit être un temps de pénitence et de
repentir est, pour une partie des musulmans, une époque de bonne
chère et de réjouissances. La nuit se passe en festins ;
ils prolongent leur réunion jusqu'à ce qu'il ne reste plus
que deux heures de nuit, alors on sert le Sohor (nom du
dernier repas de nuit) et au moment où l'aurore répand
ses premières clartés, ils se rincent la bouche, font leurs
ablutions, leurs prières du matin, et vont se coucher pour ne se
lever qu'après-midi. Les pauvres, au contraire, qui doivent travailler
pour vivre et qui n'ont pas de quoi acheter une nourriture substantielle,
font le Ramadan dans toute sa rigueur. Ceux qui ont l'habitude de fumer
ou de priser, souffrent plus, de la privation du tabac que de celle de
la nourriture ; pour 'moi qui n'avais aucune de ces habitudes, je supportais
le Ramadan sans la moindre difficulté. Il faut ajouter que je menais
la vie des riches.
-------" Comme l'année lunaire
qui sert à compter l'ère musulmane a onze jours de moins
que l'année solaire, il en résulte que, pendant une révolution
de trente trois ans, tous les mois de l'année lunaire parcourent
successivement les différentes saisons de l'année solaire.
Le Ramadan arrive donc également à toutes les époques
de l'année : en été, il est intolérable à
cause de la soif ; aussi est-il permis aux moissonneurs et aux voyageurs
de ne pas observer le ramadan, mais alors ils doivent, dans le cours de
l'année, jeûner le nombre de jours pendant lesquels ils n'ont
pas satisfait au jeûne du Ramadan. C'est une dette sacrée.
Le mois de Ramadan est consacré à la préparation
des fidèles pour les fêtes de Pâques nommées
(Beyram en turc) Aïl et Sghaïr, la petite fête, et (Courbon
Beyram) Aïl et Kebir, la grande fête. On doit oublier toutes
les injures qu'on a reçues et se réconcilier avec tous ses
ennemis ; toute guerre entre tribus cesse pendant ce mois sacré.
(Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Fans,
Perrin t Cie, 1904, in-18, p. 45 à 49.) "
-------Cette religion nous paraît s'être
incarnée dans un homme, Abd el Kader. Voici le portrait qu'a tracé
de lui Léon Roches qui vécut longtemps près de lui
et fut son ami jusqu'au jour où cette amitié l'eût
contraint de porter les armes contre la France
-------" Son teint blanc a une pâleur
mate ; son front est large et élevé. Des sourcils noirs,
fins et bien arqués surmontent de grands yeux bleus qui m'ont fasciné.
Son nez est fin, légèrement aquilin, ses lèvres minces
sans être pincées ; sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement
l'ovale de sa figure expressive. Un petit cuchem (tatouage) entre les
deux sourcils fait ressortir la pureté du front. Sa main, maigre
et petite, est remarquablement blanche, des veines bleues la sillonnent
; ses doigts longs et effilés sont terminés par des ongles
roses parfaitement taillés ; son pied, sur lequel il appuie presque
toujours une de ses mains, ne leur cède ni en blancheur ni en distinction.
-------" Sa taille n'excède pas
cinq pieds et quelques lignes, mais son système musculaire indique
une grande vigueur, quelques tours d'une petite corde en poils de chameau
fixent autour de sa tête un haïk de laine fine et blanche ;
une chemise en coton et par-dessus une chemise de laine de même
couleur, le haïk, qui après avoir fait le tour de la tête
enveloppe le corps, et un burnous blanc recouvert d'un burnous brun, voilà
tout son costume. Il tient toujours un petit chapelet noir dans sa main
droite. Il l'égrène avec rapidité et lorsqu'il écoutes
sa bouche prononce encore les paroles consacrées à ce genre
de prière.
-------" Si un artiste voulait peindre
un de ces moines inspirés du moyen-âge que leur ferveur entraînait
sous l'étendard de la croix, il ne pourrait, il me semble, choisir
un plus beau modèle qu'Abd et Kader.
-------" Un mélange d'énergie
guerrière et d'ascétisme répand sur sa physionomie
un charme indéfinissable.
-------" Sa physionomie est on ne peut
plus mobile, et malgré l'empire qu'il exerce sur lui-même,
elle reflète les sensations qui agitent son esprit ou son cur.
-------" Quand il prie, c'est un ascète.
-------" Quand il commande, c'est un
souverain. Quand il parle guerre, ses traits s'illuminent; c'est un soldat.
-------" La conversation tombe-t-elle
sur les infidèles que sa religion lui ordonne de haïr ? C'est
un de nos féroces capitaines du temps des croisades ou des guerres
de religion du XVIè siècle.
-------" Quand il cause avec ses amis,
en dehors des questions d'État ou de religion, sa gaietéest
franche et communicative. Il a même un penchant à la moquerie.
-------" Il ne parle jamais de son père
Sidi Mahhi ed Din sans que ses beaux yeux se mouillent de larmes. Il adore
sa mère, pour laquelle il professe le plus profond respect.
-------" Contrairement aux usages des
Arabes, il n'a qu'une femme (sa cousine germaine, sur des Ouled
Sidi Bou Taleb), dont il a une fille âgée de quatre ans.
-------" Il a quatre frères,
dont l'aîné Sidi Mohammed Saïd, a succédé
à Sidi Mahhi ed Din, comme chef religieux de la zaouia de Guiatn'a
des Hachem-Gheris, près Mascara, berceau de famille.
-------" La fortune personnelle d'Abd
et Kader se compose de l'espace de terre que peuvent labourer dans une
saison deux paires de bufs. Il a un, troupeau de moutons dont la
chair sert aux hôtes qui viennent demander l'hospitalité
à sa tente et dont la laine suffit pour tisser ses vêtements
et ceux de sa famille, burnous, haïk, aâbêia. Il possède
en outre quelques vaches qui lui fournissent le lait et le beurre nécessaires
à ses hôtes et sa consommation ; quelques chèvres
et quelques chameaux.
-------" Sa mère, qui vit avec
lui, sa femme et les femmes de ses serviteurs intimes qui composent sa
maison particulière, tissent elles-mêmes ses vêtements.
-------" Il se nourrit donc, même
quand il est en tournée ou en campagne, de ses produits personnels.
"------- Il s'intitule inspecteur de
la chambre du trésor. Il en est le gardien le plus économe
et le plus vigilant. Il n' y puise jamais
pour ses besoins personnels, excepté pour l'achat de ses chevaux
et de ses armes, suivant les strictes prescriptions du Prophète.
-------" Il est inutile de dire qu'Abd
et Kader fait ses prières aux heures indiquées par le Coran.
A propos de la prière, je l'ai entendu émettre l'aphorisme
suivant
" Le chrétien est très inférieur à un
musulman.
" Le juif est pire qu'un chrétien.
" L'idolâtre est pire qu'un juif.
" Le porc est pire qu'un idolâtre.
" Eh bien ! l'homme qui ne prie pas, à quelque religion qu'il
appartienne, est pire qu'un porc ".
-------Il s'exprimait ainsi à propos
des Arabes qui, pour la plupart, négligent de faire les prières
prescrites par le Coran.
-------" Quand le temps le permet, Abd
et Kader prie hors de sa tente sur un emplacement nettoyé à
cet effet et ceux qui veulent participer à la prière en
commun, qui est plus agréable à Dieu, viennent se placer
derrière lui.
-------" Ces hommes au costume ample
et majestueux, rangés sur plusieurs lignes, répétant
par intervalles d'une voix grave les réponses : Dieu est grand
? - Il n'y a de Dieu que Dieu ! Mohammed est prophète de Dieu !
se prosternant tous ensemble, touchant la terre de leurs fronts et se
relevant en élevant les bras vers le ciel, tandis que l'émir
récite des versets du Coran : tout cet ensemble offre un spectacle
saisissant et solennel.
-------" Là ne se bornent point
les exercices religieux d'Abd et Kader. Il se livre à des méditations
entre chaque prière, égrène constamment son chapelet
et fait chaque jour, dans sa tente ou à la mosquée quand
il se trouve (par hasard) dans une ville, une conférence sur l'unité
de Dieu. Il passe pour être un des théologiens les plus érudits
de l'époque.
-------Il jeûne au moins une fois par
semaine, et quel jeûne ! Depuis deux heures avant l'aurore jusqu'au
coucher du soleil, il ne mange, ni ne boit, ni même ne respire aucun
parfum. Je ne sais si j'ai dit qu'il proscrit l'usage du tabac à
fumer et tolère à peine le tabac à priser.
-------" Il s'accorde rarement les douceurs
du café. Dès qu'il voit qu'il serait disposé à
en prendre l'habitude, il s'en prive pendant plusieurs jours.
-------Ses repas sont pris avec une extrême
promptitude. Il a proscrit toute espèce de raffinements. Du couscoussou,
de la viande bouillie et rôtie, des galettes au beurre et quelques
légumes ou fruits de la saison. Pour boisson du l'ben (petit-lait
aigre) ou de l'eau. ( Léon Roches. - Dix ans à
travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin et Cie, 1904, in-18, p. 66-67,
112 à 114.) "
-------Il importe de rappeler ici le grand
principe dont la déclaration (la fettoua) fut obtenue par le même
Léon Roches, à Kairouan, le 20 août 1841, des plus
savants docteurs de l'Afrique du Nord, les ulemas et mokkaden de la Zaouïa
de Tedjini. C'est en vertu de ce texte que tout bon musulman est autorisé
par sa conscience et sa religion à collaborer avec nous
-------Quand un peuple musulman, dont le
territoire a été envahi par les infidèles, les a
combattus aussi longtemps qu'il a conservé l'espoir de les en chasser,
et, quand il est certain que la continuation de la guerre ne peut amener
que misère, ruine et mort pour les musulmans, sans aucune chance
de vaincre les infidèles, ce peuple, tout en conservant l'espoir
de secouer leur joug avec l'aide de Dieu, peut accepter de vivre sous
leur domination à la condition expresse, qu'ils conserveront le
libre exercice de leur religion et que leurs femmes et leurs filles seront
respectées. ( Léon Roches. - Dix ana à
travers l'lalam. 1834-1844. Paris, Perrin et C1", 1904, in-18, p.
241.) "
-------D'ailleurs, l'observation de cette
autorisation fut aisée. Tout Arabe qui avait combattu contre nous,
était obligé de reconnaître que nous avions conduit
la guerre avec humanité. Voici à ce sujet un témoignage
probant ( Extrait d'une lettre écrite par Léon
Roches à un de ses parents le 20 janvier 1844, sur les actes prétendus
inhumains exercés par nos troupes au cours des razzias.)
-------Nos soldats tuent uniquement les Arabes
qui font usage de leurs armes ; ils se contentent d'entourer et de chasser
devant eux les hommes inoffensifs, les femmes, les enfants et les troupeaux,
qu'ils sont même souvent obligés de défendre contre
nos goums ( Cavaliers arabes auxiliaires), beaucoup
moins humains que nous à l'égard de leurs compatriotes.
Tu verrais avec quels égards nos braves soldats conduisent ces
malheureux, et avec quelle sollicitude surtout ils s'occupent des enfants
Combien en avons-nous vu prendre dans leurs bras ces, pauvres petits êtres
affolés de terreur et parvenir à les calmer, comme aurait
pu le faire la mère la plus tendre !
-------Quand le triste convoi d'une ghazia
arrive à notre campement, le maréchal lui-même veille
à ce que femmes et enfants soient installés sous des tentes
requises à cet effet. Des factionnaires empêchent qu'aucun
homme ne s'en approche, à l'exception dés docteurs chargés
de les visiter et de désigner les malades. En outre des vivres,
on met à leur disposition, pour les petits enfants, les chèvres
ou vaches laitières choisies dans les troupeaux ghaziés.
-------Ces troupeaux eux-mêmes sont
l'objet de la préoccupation du maréchal. On reconnaît
bien l'agriculteur dans la tendresse qu'il porte au bétail !
" Ah ! je t'assure que les jours de ghazia, ses officiers et surtout
son interprète sont soumis à de rudes corvées ! mais
comment nous plaindre, quand lui-même nous donne l'exemple ? Nous
ne pouvons prendre ni repos, ni nourriture avant que tous nos prisonniers,
hommes, femmes et enfants, soient installés et aient reçu
leurs vivres, et avant que les troupeaux ne soient parqués après
avoir bu. Oui, mon cher ami, nous devons nous assurer qu'ils ont bu, et
ne va pas te figurer qu'il nous suffise de transmettre l'ordre que le
maréchal nous a donné.
........................................
------Je t'en supplie,
mon cher ami, ne crois plus aux récits de certains journaux et
aux tirades de certains philanthropes s'apitoyant sur le sort des Arabes
victimes des cruautés de notre maréchal et de son armée.
Certes, et je te l'ai dit maintes fois, ces Arabes sont souvent dignes
de pitié, exposés qu'ils sont, en même temps, à
nos attaques et à celles d'Abd et Kader. C'est pourtant dans leur
bouche que je trouve la plus complète réfutation des accusations
portées contre l'armée d'Afrique. Que de fois m'ont-ils
dit
-------Nous trouvons auprès des chrétiens
générosité et a clémence, tandis que nos frères
les musulmans nous " ruinent et nous écrasent sans pitié.
( Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam.
1834-1844. Paris, Perrin et Ce, 1904, in-18, p. 449, 450 et 451.) "
-------Nous ne voudrions pas quitter cette
grande figure de Bugeaud sans citer en passant un texte qui nous donne
l'origine de cette tradition sur la " casquette du Père Bugeaud
", qui est à l'heure actuelle inséparable de sa popularité.
Ce texte est confirmé par le Maréchal Canrobert, dans ses
Souvenirs d'un siècle, publiés par Germain Bapst (Paris,
Plon, 1899, in-12e, T. I., p. 40)
-------Dans
une de ces surprises de nuit, plus sérieuse que les autres, le
maréchal, qui, contre son habitude, s'était déshabillé
pour se coucher dans son petit lit de camp, fut réveillé
par une vive fusillade ; il ne prend que le temps d'enfiler ses bottes,
et, en chemise, coiffé de son bonnet de coton, il s'élance
vers la partie du camp attaquée, rétablit l'ordre légèrement
troublé par la panique de quelques soldats à moitié
endormis, de sa voix de stentor fait cesser le feu, et veut marcher en
tête du bataillon qu'il a organisé pour fondre à la
baïonnette sur les assaillants.
-------Nous eûmes toutes les peines
du monde à l'arrêter. Quelques minutes après, notre
bataillon revenait avec des armes et des prisonniers.
-------C'est depuis ce jour-là, ou
plutôt cette nuit-là, que les soldats, en souvenir du casque
à mèche, chantent sur l'air de la marche des zouaves : "
As-tu vu la casquette ? ( Léon ROCHES. - Dix ans
à travers l'islam. 1834-1844. Paris, Perrin et C'°, 1904, in-18.
p. 454.) "
-------On a souvent dit qu'une des grandes
forces de la religion musulmane était l'acquiescement à
la volonté de Dieu. Que l'on appelle ce sentiment fatalisme ou
résignation, il nous paraît mieux valoir que l'esprit de
révolte contre le destin. Il est exprimé de façon
émouvante dans la chanson saharienne que nous reproduisons ci-dessous
-------C'est le soir, l'heure des chants,
des longues mélopées, improvisations naïves et poignantes
sur les choses de la guerre et de l'amour, sur l'exil et la mort, à
la manière des antiques rapsodes.
-------Les chefs nous annoncent une expédition
lointaine " Mon cur est mon avertisseur, " Il m'annonce
une mort prochaine. " Qui me verra mourir? qui priera pour moi ?
-------Qui fera pour ma mémoire l'aumône
sur ma tombe? " Ah ! qui sait ce que me réserve la destinée
de Dieu " Ma gazelle blanche m'oubliera. " Un autre montera
ma douce cavale... " O coeur, tais-toi ! Ne pleure pas, mon il
! " Car les larmes ne servent à rien.
-------Nul n'obtiendra ce qui n'était
pas écrit,
-------Et ce qui est écrit, nul ne
l'évitera...
-------Calme-toi, mon âme, jusqu'à
ce que Dieu ait pitié,
-------Et si tu ne parviens pas à
te calmer, il y a la mort...
-------Les chanteurs modulent leurs élégies,
accompagnées du djouak doux, le petit chalumeau bédouin,
aux mystérieux susurrements, coupés parfois aussi par les
cris sauvages et les stridences de la rhaïta. ( Isabelle
EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle. 1908, in-18.) "
-------Pour connaître tout ce qu'il
peut y avoir de sincérité d'élan, de ferveur dans
la religion islamique, il faut lire cette belle page d'André Chevrillon,
qui nous rappelle le début d'une prière que chantent du
haut des minarets les muezzins de Fez pendant la nuit ou à l'aurore
" Priez, " croyants, la prière vaut mieux que le sommeil
"
-------Une certaine nuit, je ne sais ce qu'ils
avaient, les moueddens, mais ils chantaient avec des accents si véhéments
et si purs, leurs hautes notes se tendaient si vibrantes, ils modulaient
avec une telle ardeur, une telle volonté d'élancer leur
foi jusqu'au fond de l'espace, qu'il n'était plus question de dormir.
Ma montre marquait deux heures et demie. -------À
la lueur de la pauvre chandelle de bazar (qui fit vaguement apparaître,
aux vantaux du portique, le fantastique décor de roues, de soleils
entremêlés), je gagnai l'autre bout de la longue chambre
arabe, et puis, par le vieil escalier en colimaçon, la porte de
la terrasse. Un lourd loquet de fer poussé, toute la nuit m'apparut.
-------Elle était d'un bleu liquide
et vaguement lumineux. Un croissant de lune que j'avais regardé
flotter avant d'aller dormir avait disparu. A ce signe, on percevait le
progrès des heures, on voyait que, durant l'évanouissement
du sommeil, la terre avait tourné dans l'espace, et que, par en-dessous,
le matin devait commencer à monter. Entre les brillantes étoiles
remuées de leur frisson sans trêves, la Polaire, repérée
par la Grande Ourse, et sensiblement abaissée, signalait l'étrange
latitude.
-------A mon premier pas sur la terrasse,
le mouedden le plus voisin se tut : pure coïncidence, mais ce fut
exactement la même impression de secret que si l'on approche, la
nuit d'un taillis où s'exalte un invisible rossignol, et le chant
aussitôt s'évanouit. -------Au
loin, durant ce long silence, j'entendais s'épancher les autres...
-------Il reprit, et tout
de suite il n'y eut plus que lui, que cette ardente et mordante clameur
qui, d'une longue tenue tremblée, emplissait l'espace. De l'homme,
on ne voyait rien. Seulement la tour d'oùs'élançait
la voix, et que deux terrasses, tout au plus, séparaient de la
mienne : silhouette d'ombre, presque insubstantielle dans le bleu de la
profondeur constellée. Mais quelle certitude et plénitude
d'être, quelle force vivante, quelle triomphante volonté
dans ce jaillissement de foi enthousiaste ! Ce n'était pas la simple,
invariable mélopée de l'appel à la prière
; cela semblait varier, s'infléchir, moduler, s'arrêter et
reprendre, suivant les ondes, les afflux d'une inspiration. On eût
dit que l'homme ne chantait que pour lui-même, comme le rossignol
encore, enivré d'être seul, de posséder la nuit et
d'y exhaler à l'aise sa passion d'absolu.
|
|
-------Et par delà
le minaret fantôme, l'étendue de la ville aussi n'était
que vague et pâleur. Pas un humain visible. Pas un bruit que ces
voix. Le détail changeant des êtres et des choses s'était
évanoui. Rien ne restait que de l'essentiel et du permanent. Ce
chant, c'était de l'âme, l'âme islamique, qui s'est
incarnée en des millions de vivants. Dans la nuit tiède,
sous les feux et les frissons de l'univers, elle n'était qu'ardeur
et qu'adoration. ( André CHEVRILLON. - Marrakech
dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922, in-l8, p. 179. 180
et 181.) "
-------Une telle religion est profondément
digne de respect. Elle affirme une indiscutable valeur. Un témoignage
que l'on ne peut, à cet égard, récuser est celui
d'Isabelle Eberhardt qui lui donna les dernières années
d'une courte vie inquiète mais prodigieusement sensible
-------Souvent, aux heures envolées
de prospérité, j'ai trouvé la vie ennuyeuse et laide.
Mais depuis que je ne possède plus mon esprit toujours en éveil,
depuis que la douleur a trempé mon âme, je sens, avec une
sincérité absolue, l'ineffable mystère qui est répandu
dans toutes les choses...
-------Le pâtre bédouin, illettré
et inconscient, qui loue Dieu en face des horizons splendides du désert
au lever du soleil, et qui le loue , encore en face de la mort, est bien
supérieur au pseudo-intellectuel qui accumule phrases sur phrases
pour dénigrer un monde dont il ne comprend pas le sens, et pour
insulter à la Douleur, cette belle, cette sublime et bienfaisante
éducatrice des âmes...
------Jadis, quand je ne " manquais
de rien " matériellement, mais quand je manquais de tout intellectuellement
et moralement, je m'assombrissais et me répandais sottement en
imprécations contre la Vie que je ne connaissais pas. Ce n'est
que maintenant, au sein du dénuement dont je suis fière,
que je l'affirme belle et digne d'être vécue. (Isabelle
EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1908, in-18.) "
II.
- La Valeur Intellectuelle
------Aujourd'hui où
l'Algérie nous a donné tant d'hommes de valeur dans tous
les domaines de l'intelligence, du savoir, de la vie sociale, il paraît
superflu d'affirmer les dons intellectuels des indigènes. Mais
il n'est peut-être pas inutile de citer à ce sujet le témoignage
non d'un artiste, mais d'un officier qui servit brillamment en Algérie
sous la
monarchie de Juillet et le second Empire, le général du
Barail:"
------Les jeunes Arabes, dans les écoles
et les collèges où ils ont la chance de tomber sur des maîtres
qui les aiment, qui se dévouent à eux, apprennent avec une
facilité, une rapidité incroyables, et il serait très
possible, si on le voulait bien, d'en mettre, chaque année, un
certain nombre en état de subir victorieusement les épreuves
des concours et des examens.
------On dit, je le sais, que l'Arabe retient
tout ce qu'on lui enseigne jusqu'à l'âge de treize ou quatorze
ans, mais qu'à cet âge son intelligence semble s'endormir,
et qu'il ne peut plus dépasser le niveau rapidement conquis. On
attribue ce phénomène à une cause commune à
tous les pays d'Orient : les écarts de murs qui signalent
l'âge de la puberté, la vie de harem. Je ne nie pas, loin
de là, que dans l'éducation arabe il y aurait des déboires
et des pertes ; mais, cependant, on a des exemples, de jour en jour plus
nombreux, qui prouvent que l'Arabe n'est point si réfractaire à
notre mouvement intellectuel. Il y a, à Alger, des médecins
indigènes qui ont leur diplôme de docteur de nos grandes
Facultés. Or, un peuple qui fournit des médecins peut fournir
des ingénieurs, des jurisconsultes, des administrateurs ; car,
de toutes les branches du savoir humain, la médecine est certainement
celle dont l'étude entraîne le plus grand effort intellectuel.
Ce n'est donc pas une utopie que je poursuis, en insistant sur un système
qui s'il était adopté et poursuivi avec persévérance
malgré les accidents passagers, produirait un grand effet sur la
population de l'Algérie et nous vaudrait plus d'un demi-siècle
de guerre. ( Général Du BARAIL. - Mes souvenirs.
Paris, Plon, 1897, in-8°Tome I, p. 405 et 406.) "
II
. - L'Amitié
------Peut-on trouver un
plus bel éloge de l'amitié que celui qui est contenu dans
cette chanson berbère ?
Que " Le troubadour, Si Hammon, chante l'amitié en jolis vers
chelleuhs. El Hadj Omar voulut bien me les dire :
Que Dieu garde Si Hammon, le chanteur
La balle de l'embusqué est plus amère que tout.
Les larmes de l'ami qui pleure sont amères.
Le laurier-rose est amer ; qui jamais l'a mangé et trouvé
bon ?
Moi, je l'ai mangé pour mon ami ; il n'était pas amer. Il
ne dira jamais, celui qui n'a pas d'ami: J' ai été heureux
Parce que, la vie, ce sont les amis qui la font passer. Celui qui a le
cur brisé, qui le guérira ?
Sinon le sourire de l'ami, ou sa parole.
Le cur qui n'a point à qui parler,
Mieux vaut, pour lui, l'exil ou même la mort.
Le fusil ne se sépare pas de la balle.
Les yeux peints ne se séparent point de l'antimoine. Le cur
ne se sépare pas de ses amis,
Jusqu'à ce qu'ils entrent sous terre. (Docteur Paul
CHATINIÈRES. - Dans le Grand Atlas marocain. Paris, Plon, 1919,
in-18, p. 95.) "
IV.
- L'Hospitalité
------L'amitié se
traduit par l'hospitalité. Mais le sens de l'hospitalité
n'est pas seulement pour l'Arabe une qualité sociale ; la pratique
de l'hospitalité prend à ses yeux la valeur d'un mérite
religieux, comme l'a fort bien dit Fromentin, dans les lignes qui suivent
------" La diffa est le repas d'hospitalité.
La composition en est consacrée par l'usage et devient une chose
d'étiquette. Pour n'avoir plus à revenir sur ces détails,
voici le menu fondamental d'une diffa d'après le cérémonial
le plus rigoureux. D'abord un ou deux moutons rôtis entiers ; on
les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants
de graisse brûlante; il y a sur le tapis un immense plat de bois
de la longueur d'un mouton ; on dresse la broche comme un mât au
milieu du plat ; le porte-broche s'en empare à peu près
comme d'une pelle à labourer, donne un coup de son talon nu sur
le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête
a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau
avant qu'on ne la mette au feu ; le maître de la maison l'attaque
alors par une des excoriations les plus délicates, arrache un premier
lambeau et l'offre au plus considérable de ses hôtes. Le
reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est accompagné
de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes, puis viennent
des ragoûts; moitié mouton et moitié fruits secs,
avec une sauce abondante fortement assaisonnée de poivre rouge.
Enfin arrive le kouskoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur un
pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait
doux (halib), de lait aigre (leben) ; le lait aigre semble préférable
avec les aliments indigestes ; le lait doux, avec les plus épicés.
On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni fourchette ; on la
déchire ; pour la sauce, on se sert de cuiller de bois, et le plus
souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le kouskoussou se mange
indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts
; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d'en faire une
boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce rapide, à peu
près comme on lance une bille. L'usage est de prendre autour du
plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il y a même un précepte
arabe qui
recommande de laisser le milieu, car la bénédiction du ciel
y descendra. Pour boire on n'a qu'une gamelle, celle qui a servi à
traire le lait ou à puiser l'eau. A ce sujet, je connais encore
un précepte : " Celui qui boit ne doit pas respirer dans la
tasse où est la boisson ; il doit l'ôter de ses lèvres
pour reprendre haleine, puis il doit recommencer à boire. "
Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens impératif.
--------C'est dans
les murs arabes un acte sérieux que de manger et de donner
à manger, et une diffa est une haute leçon de savoir-vivre,
de générosité, de prévenances mutuelles. Ce
n'est point en vertu de devoirs sociaux, mais en vertu d'une recommandation
divine, et pour parler comme eux, à titre d'envoyé de Dieu,
que le voyageur est ainsi traité par son hôte. Leur politesse
repose donc non sur des conventions, mais sur un principe religieux. Ils
l'exercent avec le respect qu'ils ont pour tout ce qui touche aux choses
saintes, et la pratiquent comme un acte de dévotion.
-------Aussi ce n'est point une chose qui
prête à rire, je l'affirme, que de voir ces hommes robustes,
avec leur accoutrement de guerre et leurs amulettes au cou, remplir gravement
ces petits soins de ménage qui sont, en Europe, la part des femmes;
de voir ces larges mains, durcies par le maniement du cheval et la pratique
des armes, servir à table, émincer la viande avant de vous
l'offrir, vous indiquer sur le dos du mouton l'endroit le mieux cuit,
tenir l'aiguière ou présenter, entre chaque service, l'essuie-main
de laine ouvrée. Ces attentions, qui, dans nos usages, paraîtraient
puériles, ridicules peut-être, deviennent ici touchantes
par le contraste qui existe entre l'homme et les menus emplois qu'il fait
de sa force et de sa dignité.
------Et quand on considère que ce
même homme, qui impose aux femmes la peine accablante de tout faire
dans son ménage, ne dédaigne pas de les suppléer
en tout, quand il s'agit d'honorer un hôte, on doit convenir que
c'est, je le répète, une grande et belle leçon qu'il
nous donne, à nous autres gens du Nord. L'hospitalité exercée
de cette manière, par les hommes à l'égard des hommes,
n'est-elle pas la seule digne, la seule fraternelle, la seule qui, suivant
le mot des Arabes, mette la barbe de l'étranger dans la
main de son hôte? ( E. FROMENTIN. - Un été
dans le Sahara. Paris. Crès et Ce, in-12, p. 42, 43, 44 et 45.)
"
V.
- La Générosité
------La générosité
s'affirme déjà dans la façon dont les Arabes pratiquent
l'hospitalité, mais on ne saurait croire avec quel plaisir, quelle
spontanéité, ils aiment à obliger un ami. Une bien
curieuse anecdote est citée à ce sujet par le général
du Barail : elle rappelle le service que lui rendit un indigène
dans les premiers jours de son commandement à Laghouat :
------" J'avais
sur les bras une garnison de plus de mille hommes, y compris deux cents
blessés, parmi lesquels un officier général et dix
officiers de différents grades. Et, pour nourrir tout ce monde-là,
à part quelques caisses de biscuit et quelques sacs de riz, je
n'avais rien; mais littéralement rien ! ce qui s'appelle rien ;
pas un buf, pas un mouton, pas un morceau de lard ou de viande salée,
pas un centime pour en acheter et pour payer le prêt échu.
------" Je ruminais mon dénuement,
en me laissant aller au pas cadencé de ma monture qui, comme les
chevaux d'Hippolyte, " semblait se conformer à ma triste pensée
". Et il faut croire que mon visage la reflétait aussi, car
je m'entendis interpeller en arabe par un cavalier, qui était venu
se mettre botte à botte avec moi, et qui me disait
------" - Du Barail, tu n'as pas l'air
content ! Qu'est-ce que tu as ? C'était le second fils du pauvre
vieux Ben-Salem ; c'était Cheick-Ali qui était venu avec
moi accompagner la colonne du général.
------" - Ah ! c'est toi ! lui dis-je,
eh bien, tu as raison; je ne suis pas gai. Je suis dans la plus horrible
détresse. Je puis bien te le dire : je n'ai ni argent, ni vivres.
Je ne sais pas avec quoi on fera la soupe ce soir, non seulement pour
la garnison, mais pour les blessés.
------" Cheick-Ali me dit simplement
------" - Combien te faudrait-il d'argent
? " - Quarante mille francs.
------" - Tu les auras dans une heure.
Et de la viande, combien t'en faut-il ?
------" - Il me faudrait cent bufs
et cinq cents moutons. " - Tu les auras avant midi.
------" Et il partit en avant à
toute bride. Je n'ai jamais su comment il s'y prit. Il est probable qu'il
avait trouvé, chez le marabout d'Aïn-Mahdi, un dépôt
sûr pour son argent, au début des troubles, tout en en conservant
une partie dans quelque cachette, à Laghouat. Quant à ses
troupeaux, ils formaient une petite tribu, vivant presque toute l'année
entre le M'zab et Laghouat, et confiée à des gens qu'on
appelait les Mékalifs-el-Adjérab (les Mékalifs galeux).
Je ne sais pas trop pourquoi ils ont mérité ce surnom. Toujours
est-il qu'en rentrant à Laghouat, je trouvai ses serviteurs déjà
occupés à transporter à mon logis les sacs d'écus
et que, quelques minutes avant midi, les cent boeufs et les cinq cents
moutons débouchaient devant ma porte, d'où ils partirent
pour être confiés à l'Intendance, pendant que l'argent
était distribué aux officiers payeurs et aux chefs des différents
services, contre des reçus.
------" C'est donc à Cheick-Ali,
à un de ces chefs arabes que nous avons si souvent méconnus
et dont, pour ma part, je ai jamais eu qu'à me louer, que je dois
d'avoir pu me tirer de ce mauvais pas. Sans lui, je ne sais réellement
pas que j'aurais fait, et le brave cur me rendit ce service c une
simplicité qui en doublait le prix. On aurait dit qu'il faisait
la chose du monde la plus ordinaire et la plus naturelle. (
Général DU BARAIL. - Mes Souvenirs. Paris, Plon, 1898 in-8°.
T II, p. 58, 59 et 60.) "
VI
- La Valeur Militaire
------Empruntons encore
au général du Barail un magnifique éloge des vertus
guerrières de cette race que nos soldats ne purent combattre sans
l'estimer
------" Ce qui m'a toujours porté
à aimer l'Arabe, ce qui fait qu'aujourd'hui la vue d'un burnous
blanc m'attire, m'attendrit presque, c'est que l'Arabe est avant tout
un soldat incomparable. A la guerre, le mépris de la mort qu'il
puise dans sa foi religieuse lui donne une bravoure sans limites. Avec
cela, il est obéissant, discipliné; il reste sobre tant
que les fréquentations malsaines ne lui font pas oublier les préceptes
du Coran. Enfin, il est fidèle, attaché, dévoué,
reconnaissant pour les chefs qui lui témoignent de l'intérêt
et de l'affection, et je ne connais pas de commandement plus agréable,
pour un officier, que celui d'une troupe indigène...
------Nos troupes indigènes nous ont
toujours servi fidèlement même quand elles avaient à
combattre des insurrections dont, au fond du cur, elles pouvaient,
elles devaient désirer le succès, et ce lien mystérieux
qui les retenait sous nos drapeaux s'appelle : le sentiment du devoir
militaire. L'Arabe est fait pour porter les armes, et c'est bien notre
faute si nous n'avons pas su mieux utiliser les précieuses ressources
qu'il peut fournir à notre puissance militaire. (Général
Î pral 406 et BARAIL. - Mes Souvenirs. Paris, Plon, 1897, in-8°
T) "
------Il est des faits d'armes dont s'enorgueillit
l'histoire de France comme celui du chevalier d'Assas, mais dont on peut
trouver l'équivalent dans l'histoire de l'Algérie, à
la gloire des fils de cette terre
------" Toujours
dans le Dahra, un Arabe des Ouled-Sahib accourt un jour tout essoufflé
pour me demander de voler secours de son village. Je l'interroge tout
en mettant n monde en route, et voilà ce qu'il me raconte durant
trajet:
------" "Le village était
tranquille lorsqu'il a été tout d'un coup cerné par
des Arabes, sous les ordres de Ben-Kalifa un des lieutenants de Bou-Maza.
Cet insurgé a pénétré dans la maison du caïd
installé au nom de la France. Lui mettant le pistolet sur la poitrine,
il l'a sommé d'ordonner lui-même aux Ouled-Sahib soumis à
son autorité de venir grossir les rangs des insurgés. S'il
s'avise de donner l'alarme aux Français, il est mort.
------"Le caïd n'hésite
pas; il a été nommé par la France, il lui doit sa
vie. D'un coup de poing, il abat le pistolet de Ben-Kalifa, et, courant
du côté où sont ses serviteurs, il crie : " Aux
armes ! Défendez-vous et courez prévenir les Français.
À peine a-t-il prononcé ces mots, que Ben-Kalifa, revenu
de sa première surprise, se précipite sur lui et le tue.
------"Celui qui me parle n'a pas perdu
une seconde ; il est venu me trouver, il va me conduire, et le village
sera sauvé !
------"Comment ne pas rappeler le dévouement
de ce
d'Assas arabe resté ignoré en France ? (Germain
BAPST. - Le maréchal Canrobert. Paris, Plon, 1899. Tome 1. an-80,
p. 438. "
------"Nous ne saurions terminer ce
paragraphe sur la valeur militaire de nos Africains sans élever
notre pensée reconnaissante vers les nombreux sacrifices qu'ils
ont consentis pour nous. Voici la mort d'un goumier racontée par
Isabelle Eberhardt, épouse d'un brigadier indigène de spahis
combien de fois cet épisode est-il répété
pour le service
de la France !
------"" ...Un défilé
aride sous un ciel gris, entre des montagnes aux entablements rectilignes
de roches noirâtres, luisantes. Quelques rares buissons de thuyas,
de chevelures grises d'alfa. Un grand vent lugubre glapissant, dans le
silence et la solitude. La nuit était prochaine, et le goum se
hâtait, maussade, sous la pluie fine : c'était la dure abstinence
du Ramadan en route et par un froid glacial.
------"Tout à
coup une détonation retentit, sèche, nette toute proche.
Une balle siffla; l'officier cria : " Au trot ! Le goum fila pour
occuper une colline et se défendre. Une autre détonation,
puis un crépitement continu derrière les dentelures d'une
petite arête commandant le défilé. Un cheval tomba.
L'homme galopa à pied. Un autre roula à terre. Un cri rauque,
et un bras brisé lâcha les rênes du cheval qui s'emballa.
------"uvre de mort était
rapide, sans entrain encore, puisque sans action de la part des goumiers.
Quand ils eurent abrité leurs chevaux derrière les rochers,
les Ouled-Smaïl vinrent se coucher dans l'alfa : enfin ils ripostaient.
Et ils tirèrent avec rage, cherchant à deviner la portée
des coups, criant des injures au djich invisible. Une joie enfantine et
sauvage animait leurs yeux fauves ; ils étaient en fête.
------"Touhami avait voulu rester à
cheval, à côté de l'officier calme, soucieux, qui
allait et venait, songeant aux hommes qu'il perdait, à la situation
peut-être désespérée du goum isolé.
Il n'avait pas peur, et les goumiers l'admiraient, parce qu'il était
très crâne et très simple, et parce qu'ils l'aimaient
bien.
------"Touhami, au contraire, riait
et plaisantait, tirant à cheval, maîtrisant sa bête
qui, à chaque coup, se cabrait, les yeux exorbités, la bouche
écumante. Il ne pensait à rien qu'à la joie de pouvoir
dire aux siens, plus tard, qu'il s'était battu.
------"- Mon lieutenant, tu entends
les mouches à miel, qu'elles sifflent autour de nous !
------"Touhami plaisantait les balles,
faisant sourire le chef. Il arma son fusil, tira, visant dans un buisson
qui semblait remuer... Puis, tout à coup, il lâcha son arme
et porta ses deux mains à sa poitrine, se penchant étrangement
sur sa selle. Il vacilla un instant, puis tomba lentement, s'étendant
sur le dos, de tout son long, pour une dernière convulsion. Ses
yeux restèrent grands ouverts, comme étonnés, dans
son visage très calme.
------"- Pauvre bougre !
------"Et le lieutenant regretta l'enfant
nomade qui désirait tant se battre et à qui cela avait si
mal réussi.
------"L'étalon noir s'était
enfui vers la vallée où il sentait les autres chevaux...
( Isabelle EBERHARDT. - Notes de Route. Paris, Fasquelle,
1908, in-18.) "
VII.
- Le Respect de la parole donnée
------"On ne saurait
rappeler de plus bel exemple du respect à la parole donnée,
que celui cité par les Tharaud, à propos de Si Madani El
Glaoui, Pacha de Marrakech, oncle et prédécesseur du Pacha
actuel, Si El Hadj Thani. Ce jour là, la loyauté d'un grand
seigneur conserva véritablement le Maroc au protectorat de la France
:
------"" Le 2 août 1914,
le général de Lamothe, commandant la région de Marrakech,
réunissait tous les seigneurs de l'Atlas pour leur apprendre que
la guerre venait d'être déclarée entre la France et
l'Allemagne, et connaître leurs intentions, Minute tragique entre
toutes ! Dans la ville, une faible garnison; autour de nous, un pays inconnu,
évidemment hostile, tout dévoué à ces féodaux
que nous connaissions de la veille et dont la fidélité était
pour le moins incertaine. S'ils se déclaraient contre nous, c'était
la moitié du Maroc qu'il fallait abandonner. Tous les émissaires
de l'Allemagne les poussaient à la révolte. Nous étions
entre leurs mains. A quoi allaient-ils se résoudre ?
------Si Madani prit le premier la parole,
comme il avait fait autrefois lorsqu'il s'était agi de renverser
Abd et Aziz. Il y avait là beaucoup de personnages qu'il avait
harangués jadis, et tous, cette fois encore, pleins d'inquiétude
et hésitants. Son discours ne fut pas long. Cet homme qui se faisait
traduire les journaux importants d'Europe, avait une idée très
claire des forces qui allaient s'affronter, et il ne lui échappait
pas que les risques étaient grands pour nous. Mais la question,
dit-il, n'était pas de préjuger aujourd'hui quel serait
le vainqueur ou le vaincu. En signant le Protectorat, le Maroc avait attaché
sa fortune à la nôtre : l'heure était venue maintenant
de montrer sa loyauté...
------Ces paroles exprimaient-elles les sentiments
véritables de tous ceux qui l'écoutaient ? Combien parmi
ces féodaux prêtaient l'oreille à d'autres voix ?...
Le ton du Glaoui était si ferme qu'après lui aucun des caïds
n'osa demander la parole. Tous acquiescèrent de la tête.
Le Glaoui venait de fixer pour toute la durée de la guerre l'attitude
des grands seigneurs de l'Atlas.
------Le même
jour il faisait venir chez lui tous les gens de sa parenté qui
se trouvaient à Marrakech, et leur dit sa résolution de
demeurer fidèle aux Français. L'un d'eux fit alors remarquer
qu'en récompense du service qu'il se disposait à nous rendre,
peut-être eut-il pu demander des avantages pour les siens. Alors
de sa voix cotonneuse, toujours un peu embarrassée, Si Madani répondit
simplement que s'il y avait dans sa famille des gens qui n'étaient
pas contents, il y avait aussi à Télouët des prisons
dont on ne sortait jamais. (Jérôme et jean
THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas. Paris, Plon, 1920, in-16,
p. 205, 206 et 207.) "
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