CHAPITRE
II, 1ère partie
LES TRAVAUX ET
LES JOURS
l. - Les Enfants
-------Nous
voudrions montrer dans ce chapitre les principales étapes de la
vie et les principales occupations des indigènes de notre Afrique
du Nord.
-------Ce qui séduit d'abord le voyageur,
ce sont les enfants d'une grâce charmante et espiègle. Il
est des pays du Nord où les enfants ne semblent pas gais. A Londres,
dans les squares, on les voit gravement pêcher dans les pièces
d'eau ou les " Serpentine Rivers" des ablettes minuscules qu'ils
emportent fièrement dans de vieilles bouteilles de pickles. Pauvres
petites faces vieillies, ratatinées de misère ! En Hollande
on ne rencontre pas de gamins se poursuivant, se querellant, se battant,
se faisant des niches - peut-être quelquefois l'hiver sur la glace,
quand les canaux sont gelés. - Mais ne me parlez pas d'une gaieté
qui lutte contre quinze ou vingt degrés de froid. En Allemagne,
les jeux de barres ont l'air - déjà ! - de grandes manuvres.
-------Pour voir des gosses, des vrais, des Poulbot,
il faut une ville de France, il faut Paris, ou l'Afrique du Nord. Je gage
que le meilleur souvenir rapporté par M. Doumergue de ce voyage
triomphal où il fut si justement acclamé, est celui des
enfants de Constantine ou de telle autre belle ville où il fut
salué, applaudi par tant de petites mains vibrantes.
-------Comme nos indigènes savent chérir
leurs petits ! Il faut voir leurs sourires pour eux, la façon dont
ils posent une main sur leurs têtes rasées avec la fierté
que procure au père cette bénédiction de Dieu ; une
jeune vie créée par lui, née de lui. Les enfants
d'Algérie, du Maroc, de Tunisie sont gais parce qu'ils sont aimés.
Ils ont les élans, les bondissements, les câlineries de jeunes
animaux " en confiance ". Voici comment Fromentin les a vus:
-------"
Nous étions en ce moment sur la place du Marché. Une troupe
d'enfants indigènes s'y livraient à un exercice d'adresse
et d'agilité dont nos collégiens ont l'habitude, et qui,
je crois, est cosmopolite, car on le trouve en Irlande aussi bien qu'en
Orient. Le jeu consiste à lancer une boule, ou un bâton,
ou n'importe quoi de léger qui puisse être enlevé
rapidement et rejeté loin. Chaque joueur est armé d'un bâton,
et c'est à qui arrivera le premier pour relever la boule et la
lancer de nouveau. Les joueurs étaient de jeunes enfants de huit
à douze ans, agréables de visage et déliés
de tournure, comme la plupart des petits Maures, avec la physionomie fine,
les yeux grands et beaux, le teint aussi pur que celui des femmes. Ils
avaient les bras nus, leur cou délicat sortait d'un gilet très
ouvert, leur culotte flottante était relevée jusqu'au-dessus
du genou pour les aider à mieux courir, et une petite chéchia
rouge pareille à la calotte des enfants de chur garnissait
à peine le sommet de leur jolie tête chauve. Chaque fois
que la boule était atteinte et partait, tous ensemble s'élançaient
à sa poursuite côte à côte, en troupeau serré,
comme des gazelles. Ils couraient en gesticulant beaucoup, perdant leur
coiffure, perdant leur ceinture, mais n'y prenant pas garde, volant directement
au but, sans qu'on les vît toucher le sol, car on n'apercevait du
pas léger des coureurs que des talons nus agités dans un
flot de poussière, et ce nuage aérien semblait accélérer
leur course et les porter. (1) "
-------Dans
un ksar perdu du Sahara, une voyageuse slave, Isabelle Eberhardt, âme
généreuse et trouble, qui vécut habillée en
homme, quelques courtes années, à Bône, à Tunis,
à Beni Ounif, dans divers postes du Sud (2) et mourut à
27 ans, emportée à Ain Sefra par la crue subite d'un oued.
Cette fille étrange dont l'enfance n'a pas été heureuse,
regarde avec tendresse, avec envie peut-être, jouer d'autres
enfants:
-------"
Les enfants, seule note vivante, seule note gaie dans le silence de nécropole,
dans la tristesse nostalgique du ksar.
-------"
Les tout petits surtout sont drôles, noirs pour la plupart, nus
sous des chemises trop, courtes, avec, au sommet de leurs crânes
rasés, une longue mèche de cheveux laineux entremêlés
de menus coquillages blancs ou d'amulettes.
-------"
Ils ont déjà appris à mendier des sous aux officiers
qui passent. Ils sautent autour d'eux; ils trépignent; ils s'acharnent
avec des grâces et des câlineries de petits chats. Puis ils
se battent férocement pour les monnaies de cuivre qu'on leur jette;
ils se roulent et mordent la poussière.
-------"
La meneuse, c'est petite Fathma.
-------"
Elle peut avoir onze ans. Son corps impubère, d'une souplesse féline,
disparaît sous des loques de laine verte, retenues sur sa poitrine
frêle par une superbe agrafe en argent repoussé, ornée
de corail très rouge et d'une forme rare.
-------"
Petite Fathma est métisse. Son visage rond, aux joues veloutées,
d'une chaude couleur cuivrée, est à la fois effronté
et doux, avec des yeux de caresse et des lèvres déjà
voluptueuses. Dans peu d'années, Fathma sera très belle
et très impudique.
-------"
Menant le vol turbulent des bambins ambrés ou noirs, elle galope
à travers les ruines, égrenant, son rire limpide de nymphe
folle. Elle apparaît tout à coup, hasardeusement posée
sur le bord d'une terrasse effondrée, ou sur la crête d'un
mur branlant.. Elle implore, elle minaude, elle sourit.
-------"
Un jour, je l'ai vue, en guise de remerciement, prendre la main d'un roumi,
un officier entre ses menottes tièdes, et lui dire avec un sérieux
troublant : " Je t'aime beaucoup, " ya sidi" L'homme sourit
et attribua cette caresse au désir d'avoir plus de sous. Alors
petite Fathma eut une moue chagrine avec un hochement de tête grondeur.
- " Non, " non, ce n'est pas cela.' Je t'aime comme ça,
pour Dieu !" Ce qui signifiait, en arabe, que sa tendresse subite
était désintéressée. -
-------"
Étrange petite créature, qui est comme l'âme charmante
mais décevante et fugitive des ruines rougeâtres. (3) "
-------Mais
il n'y a pas que les jeux. Il y a l'école. Nous ne parlerons pas
de l'École française - où une admirable phalange
de maîtres et d'institutrices accomplissent avec un si haut sentiment
de leur mission la grande uvreéducatrice que la France a
assumée - mais, dans ce Cahier où il ne doit être
question que des indigènes, de l'École arabe. La voici décrite
par Fromentin, comme elle a été peinte par Decamps, avec
une vérité qui n'a pas aujourd'hui encore une seule ride:
-------"
La maison d'école est encore là; elle y demeurera tant que
vivra le maître, elle y sera sans doute après lui, et pourquoi
non ? Si l'on raisonne à l'arabe, il n'y a pas de motif, en effet,
pour que ce qui a été cesse d'être, puisque la' stabilité
des habitudes n'a pour limite que la fin même des choses, la ruine
et la destruction par le temps. Pour nous, vivre, c'est noue modifier
; pour les Arabes, exister, c'est durer. N'y eut-il entre les deux peuples
que cette différence, c'en serait assez pour les empêcher
de se comprendre. Depuis que tu l'as vu, le maître d'école
a vieilli de deux ans ; quant aux enfants, les plus âgés
sont partis, d'autres plus jeunes les ont remplacés ; voilà
tout le changement : la naturelle évolution de l'âge et des
années, rien de plus. Les écoliers continuent d'être
placés sur trois rangs, le premier assis par terre, les deux autres
étagés contre le mur, sur des banquettes légères,
superposées sans plus de façon que les rayons d'un magasin.
Parla disposition du lieu, c'est une boutique; pour le bruit et pour la
gaietéde ses habitants, on dirait une volière. Le magister,
toujours au centre de la classe, administre, instruit, surveille ; il
met de trois à cinq années scolaires à enseigner
trois choses : le Coran, un peu d'écriture et la discipline ; des
yeux il suit les versets du livre, la main posée sur une longue
gaule, flexible comme un fouet, qui lui permet, sans quitter sa place,
de maintenir l'ordre aux quatre coins de la classe. (4) "
II.
- Les petits métiers
-------Après
avoir appris à l'école arabe quelques sourates du Coran,
le jeune indigène de la ville ou du ksar entrait en apprentissage
chez quelque artisan : voyons ces petits métiers avec Isabelle
Eberhardt :
-------"
Une ruelle obscure, aboutissant à un carrefour à ciel ouvert
où coulent des reflets d'or, le long des murailles pâles
: la djemaâ d'Elmaïz.
-------"
Quelques boutiques, exiguës, où on pénètre par
des portes étroites comme des gueules de silos. Et là, des
générations de ksouriens pâlissent sur des travaux
menus, sur de petits 'trafics monotones.
-------"
Enveloppés de laine blanche, quelques-uns penchent des fronts blancs
et de grands yeux noirs sur des grimoires arabes : ce sont les scribes,
hommes de loi ou écrivains publics.
-------"
D'autres promènent des doigts agiles sur le souple filali rouge.
Ils tissent des soies aux couleurs vives, amortissant l'éclat saignant
du cuir par des sertissures de bleu pâle, celui des jaunes d'or
par des verts ardents ou des violets chauds.
-------"
Leur labeur ressemble à un jeu, tellement leurs mouvements sont
rapides et aisés, limités aux seuls poignets dans l'immobilité
du corps penché et des jambes croisées.
-------"
.Quelquefois, suspendue à un clou, une djebira (sacoche de selle
des cavaliers) met une tache gaie sur le clair d'une muraille nue.
-------"
... Sous un portique très ancien, aux lourds piliers carrés,
un vieillard est assis sur une natte. Il est calme et souriant, le vieux
Berbère, et vêtu de voiles blancs. Tous les jours, dès
l'aube, il vient s'asseoir là pour de longues heures. Devant lui,
plusieurs jarres en terre pleines d'eau sont posées. Dans chacune
nage un entonnoir en cuivre, percé par le bas, qui se remplit lentement.
-------"
Jadis les ksouriens ingénieux ont calculé le temps qu'il
fallait pour irriguer chaque fraction de la palmeraie, et ils ont inventé
ce curieux système d'entonnoirs dont chacun correspond à
une fraction donnée : il faut autant de temps à l'entonnoir
pour se remplir qu'à la fraction pour recevoir l'eau nécessaire
à sa fécondité.
-------"
Pour éviter les incessantes querelles, souvent sanglantes, la djemaâ
a préposé à la direction des eaux un vieillard sage
et calme, qui passe sa vie à surveiller ses engins archaïques
sous le vieux portique caduc...
-------"
En face de lui, il y a un mur en toub, avec des arabesques faites à
l'outremer et au pied de ce mur, sur des bancs de terre, les membres de
la djemaâ viennent discuter les affaires du ksar.
Autrefois, ils y décidaient de la paix et de la guerre ; ils y
jugeaient les fautes des hommes qu'ils condamnaient parfois à mort.
-------"
Depuis des années et des années le cheikh-el-ma (5 ) assiste,
immobile, aux plus tumultueuses palabres. Il regarde en souriant vaguement
ses jarres, et, sur le mur d'en face, par-dessus les têtes encore
jeunes qui s'échauffent et s'agitent, le jeu du soleil et les reflets
du ciel... (6) "
III.
- Le Commerce des Citadins
-------La
grande occupation des citadins, en dehors d'une industrie très
simple limitée à l'artisanat (tisserands, teinturiers, fabricants
de chaussures et de tapis; industries du cuir, du fer et du cuivre), c'est
le commerce. Si l'on peut voir, dans les rues de Fez, des indigènes
traiter de grosses affaires " d'import et d'export " au fond
de leurs fondouks où apparaissent déjà, à
côté de la grande balance romaine destinée à
peser les charges des caravanes, le téléphone et la machine
à écrire, la plupart des commerçants africains ne
conçoivent pas " les affaires " avec notre fièvre
européenne ou américaine, mais avec l'aimable philosophie
que Fromentin sut si bien analyser:
-------"
Tu sais ce qu'un Maure aisé, de bonne souche et de principes honnêtes,
entend par faire le commerce : c'est tout simplement avoir sur la voie
publique, le seul rendez-vous des hommes pendant le jour, un endroit dont
il soit propriétaire et qu'il puisse habiter sans désuvrement.
Il y reçoit des visites ; sans descendre de son divan, il participe
au mouvement de la rue, apprend les nouvelles qu'on lui apporte, se tient
au courant des choses du quartier, et, si l'on pouvait employer un mot
dénué de sens quand on l'applique à la société
arabe, je dirais qu'il continue de vivre dans le monde sans sortir de
chez lui. Quant au négoce, t'est une occupation accessoire. Les
clients sont des gens qu'il oblige en leur fournissant les objets dont
ils ont besoin. Il n'y a jamais, avec lui, de prix à débattre.
- Combien ? - Tant. - Prenez ou laissez. La seule chose qui puisse être
désagréable au marchand, c'est d'être occupé
quelques minutes de trop d'une affaire dont il n'a souci. Il n'y comptait
pas : pourquoi regretterait-il un argent qui, venant par hasard, s'en
va par hasard ? (7) "
-------Généralement,
dans les cités que l'Occident n'a pas transformées, les
marchands sont groupés par spécialités dans des rues
distinctes : il y a le marché (le souk) du cuivre, du cuir, des
vêtements, des tapis. ]e me rappelle quel émerveillement
furent pour moi à vingt ans les souks de Tunis, les tasses de café
offertes d'une façon souriante en marchandant un bibelot ("
Tu ne voudrais pas que je te le vende à ce prix, on se moquerait
de moi, s'il te plaît, prends-le, je te le donne, mais ne m'en offre
pas un prix si petit, etc. "), et depuis ces causeries dans tel coin
des souks de Marrakech chez le marchand de reliures qui siège sur
une petite place à l'ombre d'un figuier, ou chez tel marchand de
tapis de la place Nedjarine, à Fez, dont les vux m'arrivent
chaque année, fidèles, les premiers de tous vers le 20 décembre
! Voici Marrakech:
-------"
Des quartiers couverts de roseaux qui menacent de vous tomber sur la tête,
comme tout le reste de la ville, abritent du soleil une activité
primitive qui n'a pas varié depuis des centaines d'années.
Depuis des centaines d'années, les vendeurs de babouches, brodées
comme des mitres, sont accroupis dans leurs armoires semblables à
des tabernacles étincelants d'argent et d'or; les dévideurs
de soie font tourner leurs roues légères au milieu de leurs
écheveaux couleur d'oiseaux des îles ; les teinturiers suspendent
au-dessus de la rue leurs laines et leurs soies encore fumantes de la
cuve. Depuis des centaines d'années, le marchand de dattes, de
noix, d'amandes, de henné, pareil à quelque idole rustique,
trône au sommet de ses denrées, sa cuiller de bois à
la main pour servir de loin le client; des forgerons dignes de Velasquez,
le torse nu, les cuisses nues, déjà sombres de peau, rendus
tout à fait noirs par la poussière du charbon, ruissellent
de sueur devant leur forgé et dépensent la force d'Hercule
pour battre quoi ? le petit fer d'un âne ; des enfants pleins d'adresse,
gracieux en dépit de la teigne qui les ravage presque tous, tiennent
jusqu'au milieu de la rue l'extrémité des longs fils avec
lesquels leur patron, assis dans l'ombre de l'échoppe, fabrique
la couture d'un burnous... Depuis des centaines d'années ! Et peut-être
demain toute cette petite activité va s'effondrer en poussière...
je ne sais pourquoi les peintres, éternellement tourmentés
de vastes ambitions, dédaignent, comme des sujets trop au-dessous
de leur génie, ces petits métiers charmants. Ah ! puisse-t-il
venir tout de suite, l'humble peintre génial de ce vieil Orient
familier ! Tous les petits métiers l'attendent; et dans le moment
même où j'écris, j'entends la voix de cet autre artisan
de la vie marocaine, la voix de l'âne qui l'appelle
-------Parmi,
ces trafics puérils, sous ces treillages de roseaux dont les lumières
et les ombres font les délices du photographe, circule une foule
prodigieusement vivante, fruste, primitive, souple et brutale à
la fois, d'une familiarité plaisante que rien de vulgaire n'enlaidit,
iléveillé, les dents blanches, le corps divinement
à l'aise dans sa demi-nudité ou ses lainages aux grands
plis. Gens venus de tous les coins du bled; de la montagne et de la plaine,
avec leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux, Berbères,
Arabes, nègres et demi-nègres, toutes les teintes de là
peau, depuis la couleur du pain cuit jusqu'à " la plus . sombre
livrée du soleil éblouissant ". Tout ce monde vaque
à ses affaires, le poignard au côté, avec des pensées,
des désirs, des besoins que je traverse sans les comprendre. (8)
"
-------"
Et voici encore les souks de Marrakech la nuit : perspective obscure de
la ruelle, entre les deux rangs d'alvéoles dont chacun,- sous l'auvent,
est un creux de clarté chaude autour de trois flammes - des flammes
nourries d'huile, en des lampes de type antique, sur, un rude candélabre.
-------"
Et derrière la procession d'ombres, on ne voit que les immobiles
figures des marchands,' chacun seul, indifférent aux passants,.
accroupi, et plus souvent à demi couché près de sa
lumière, au-dessus de ses dattes, de ses menus pots de graisse,
de khol et de goudron, parmi ses pains de sucre, ses cordes, ses épices.
Ou bien il trône, éclairé d'en bas, devant sa longue
balance qui pend de travers, juché tout au sommet d'une pyramide
de fruits secs, entre deux talismans protecteurs : la main de Fathma et
l'hexagone multicolore, barbouillés sur la chaux du mur.
-------"
Quelle apathie ou quelle ataraxie de ces visages musulmans, si pâles
(la pâleur des fumeurs de kif), anémiés, dans leurs
graves colliers de barbe noire ! Quel dédain, semble-t-il, des
possibles clients, quel parti pris de retranchement en soi ! C'est à
croire qu'ils ne sont venus là que pour se mieux abstraire, pour
goûter, au-dessus de la foule, au plus populeux de Marrakech, une
solitude, une paix plus profondes. Mais sans doute, rien ne correspond
en eux à l'énigmatique des physionomies et des postures
: désuvrement total de l'esprit, comme en ces chats qui s'immobilisent,
s'absorbent en de nobles attitudes. Justement j'en vois un, au fond de
sa cellule, tout en haut d'un immense tas de raisins séchés,
qui caresse un chat d'une main nonchalante, - et sans le regarder, sans
rien regarder des humains qui passent à ses pieds. Le parfait accord
dé la bête et de l'homme ! et comme tous deux se suffisent,
supérieurs, inaccessibles en cette retraite
-------"
A contre-jour, devant le rang d'échoppes et de petites lampes,
se presse la procession d'ombres. Elles vous touchent, vous poussent,
vous coudoient, vous dépassent. Tout d'un coup surgissent de hautes
oreilles noires, des oreilles de mulets; et sonnent alors des Bâlek
! Bâlek ! clamés à voix impatiente..
-------"
Et voici, par terre, dans un carrefour couvert comme le reste du souk,
les femmes qui vendent le pain du soir. Devant leurs lampes à trois
mèches et leurs plateaux de galettes, elles se tiennent tassées
les unes contre les autres, en rang, enveloppées de la tête
aux pieds d'une seule pièce de laine, bas et volumineux paquets,
fendus de noir à la hauteur des yeux et d'où ne sortent
que de maigres bras cerclés d'argent épais, des colliers
de douros, un peu de là chemise, dont apparaît la bordure
soutachée. Dans le halo des flammes posées devant elles,
luit cette barbare bijouterie; et le grain rude et magnifique du haïk
s'éclaire, les pannetées de galettes se dorent. Elles ne
se parlent pas. Elles attendent, aussi passives que les marchands, mais
combien différentes ! - on dirait d'une autre race, - primitives,
archaïques par les épaisses cassures de leurs draperies, par
la simplicité de leurs volumes. Une grandeur, un mutisme de bétail
couché. Prostrées là, repliées dans la poussière
du souk, les genoux au menton, et les mains aux genoux... Si humbles et
si parées... Elles forment, devant leurs flambeaux, une longue
masse de clarté dans la nuit qui règne par en bas. (9)"
IV.
- Le Commerce des Paysans
-------À
la campagne, dans un lieu d'accès commode, absolument désert
six jours sur sept, se tient une fois par semaine une sorte de foire.
Quand vous passez en auto vous voyez sur la carte beaucoup de lieux appelés
ainsi Souk et Arba, Souk et Khemis, etc... ce qui signifie marché
du 4e jour (mercredi), marché du 5è jour (jeudi), etc...
Si vous n'êtes pas au jour fixé, vous ne voyez personne,
mais si vous êtes tombé juste, voici le spectacle qui s'offre
à vos yeux
-------"
Un marché arabe ressemble à nos foires de villages; mêmes
usages ou à peu près, même personnel de campagnards,
de marchands ambulants, de colporteurs, de maquignons. Changez les races,
substituez les chaouchs armés de cannes et les cavaliers du beylik
aux gardes champêtres et aux gendarmes, la tente mobile du kaïd
à la maison communale du maire, imaginez des denrées africaines
au lieu de denrées françaises, des troupeaux de chameaux
mêlant leur physionomie et leurs grognements, qui n'ont pas d'analogue,
à l'aspect, au mouvement connus d'un parc de bétail composé
de chèvres, de moutons, d'ânes, de mulets, de chevaux, de
vaches et de bufs maigres, et vous aurez une première idée
du marché du sebt. Reste à supposer maintenant la grandeur
du lieu, l'étendue de la plaine environnante, la beauté
propre aux horizons de la Mitidja, la gravité d'une lande algérienne,
l'éclat de la lumière, l'âpreté du soleil insoutenable
même en octobre, enfin une réunion de tentes, avec la forme
conique des pavillons de guerre ou de voyage, emblème intéressant
quand il est l'expression des murs d'une société primitive,
usage absurde en Europe, où la tente est la maison toujours suspecte
des gens sans profession légitime, où l'homme errant est
présumé n'avoir ni feu ni lieu, où le nomade est
plus ou moins un vagabond. Qu'on suppose encore, pour approcher du vrai,
le murmure particulier des foules arabes, la nouveauté des costumes,
tous à peu près pareils et presque tous blancs, enfin certaines
industries locales et bizarres, surtout à cause de leur extrême
simplicité.
-------"
Les bouchers y viennent avec leurs étaux garnis de viandes saignantes,
les maréchaux-ferrants, les cordonniers, les cafetiers, les rôtisseurs
avec leurs ustensiles et leur matériel on
ne peut plus réduit, les gens du sud avec leurs laines et leurs
dattes, ceux de la plaine avec leurs grains, les montagnards avec leur
huile, leur bois et leur charbon. Les jardiniers de Blidah apportent les
fruits et tous les légumes cultivables, depuis les oranges et les
cédrats, jusqu'aux pois chiches rôtis, qui sont: le grain
rôti de l'Ecriture sainte, jusqu'aux lentilles, dont on fait un
potage rouge en souvenir du plat d'Esaü. Les colporteurs juifs ou
arabes vendent la mercerie, la droguerie, les épices, les essences,
les bijoux grossiers, les cotonnades de tout pays et les tissus de toute
fabrique, etc. Chacun a son étalage en plein vent ou couvert, et
dans les deux cas les dispositions sont fort simples. Une ou deux caisses
ou bien des paniers pour contenir les marchandises, une natte pour les
exposer, un carré d'étoffe en manière de parasol,
voilà, je crois, le seul mobilier nécessaire au marchand
forain.
------"Celui des artisans n'est guère
plus compliqué. Le maréchal-ferrant, que je prends pour
exemple, est un homme en tenue de voyage, coiffé du voile, en jaquette
et les pieds chaussés de sandales à courroies, qui porte
avec lui dans le capuchon de son manteau tout le matériel d'une
industrie qui semble un art de fantaisie, tant elle a peu d'occasions
de s'exercer. Ce sont des morceaux de fer brut ou préparés
d'avance, un marteau, des clous, un chalumeau, une très minime
provision de charbon de bois, enfin l'enclume, c'est-à-dire un
instrument portatif semblable lui-même à un marteau dont
le manche sert de tige et de point d'appui. Trouve-t-il un cheval à
ferrer, aussitôt il s'installe. Il fait un trou dans la terre, et
y établit son fourneau de forge. Il plante son enclume à
côté du fourneau, s'accroupit de manière à
la saisir entre ses genoux, choisit un fer dans sa provision, et le voilà
prêt. Un apprenti, un voisin, le premier passant venu rend à
l'industriel le service de souffler le feu, et lui prête obligeamment
le secours de ses poumons. Le fer rougi et façonné, le reste
se pratique comme en Europe, mais avec moins d'effort, moins de précaution,
moins de perfection surtout. Le fer est rarement autre chose qu'une sorte
de croissant très mince, à moitié rongé de
rouille, qui ressemble à du cuir taillé dans une vieille
savate hors d'usage. Quand le charbon manque, on le remplace alors par
de la tourbe, ou plus simplement par du fumier de chameau, combustible
actif, qui se consume à petit feu sourd, comme un cigare, et se
reconnaît tout de . suite à des combinaisons d'odeurs végétales
absolument fétides.
|
|
-------Boutiques,
acheteurs, marchands, gens à pied et à cheval, bêtes
de service et bêtes d'achat, tout se trouve aggloméré
sans beaucoup d'ordre, ni de prudence. Les grands dromadaires se promènent
librement et se font faire place, comme des géants dans une assemblée
de petits hommes ; le bétail se répand partout oùil
peut ; l'âne au piquet fraternise avec l'âne mis en vente,
et dans ce pêle-mêle, où les intéressés
seuls savent se reconnaître, il est assez malaisé de distinguer
les gens qui vendent de ceux qui achètent. Les affaires se traitent
à demi-voix, avec la ruse du campagnard et les cachotteries du
trafiquant arabe ; on fume des pipes afin d'en délibérer
; on boit du café comme un moyen amical de se mettre d'accord ;
il y a, de même qu'en France, des poignées de mains significatives
pour sceller les marchés conclus. _ Les payements se font à
regret, l'argent s'écoule avec lenteur, avec effort, comme le sang
d'une plaie ouverte, tandis qu'au fond des mouchoirs (le mouchoir tient
ordinairement lieu de bourse), on entend résonner, longtemps avant
qu'elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse,
si bien gardée, si bien défendue, si bien cachée,
qui s'appelle ici le douro. (10) "
V.
- Le Commerce des Nomades
Les Caravanes
-------Il est
difficile aujourd'hui d'imaginer quelle pouvait être la splendeur
d'une tribu entière se déplaçant des hauts plateaux
vers le Tell. Les facilités de transport que nous avons créées
tendent à faire disparaître ces grandes migrations dont les
Français artistes, au début de notre occupation, comprirent
si bien le pittoresque. Une des plus belles pages de Fromentin décrit
le passage d'une tribu. Le lecteur y goûtera cette grandeur dans
la simplicité que la
Bible a su rendre avant tous les romanciers et mieux que beaucoup d'écrivains:
-------" C'est une tribu qui voyage
", dit Ali : rahil, un déplacement.
-------" En effet, le bruit ne tarda
pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître
l'aigre fanfare des cornemuses jouant un de ces airs bizarres qui servent
aussi bien pour la danse que pour la marche ; la mesure était marquée
par des coups réguliers frappés sur des tambourins ; on
entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis la poussière
sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers
et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient
à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où
nous nous dirigions nous-mêmes.
-------" Enfin, il nous fut possible
de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.
-------" Elle était nombreuse
et se développait sur une ligne étroite et longue au moins
d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton
serré, escortant un étendard aux trois couleurs, rouge,
vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité
de la hampe. Au delà et sur le dos de dromadaires blancs ou d'un
fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches
de couleur éclatante ; puis arrivait un bataillon tout brun de
chameaux de charge stimulés par la caravane à pied ; enfin,
tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé
des dromadaires, un immense troupeau de moutons et de chèvres noires
divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par
des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à
cheval et flanquée de chiens.
-------" - Ce sont des Arba, dit Ali.
-------" - Ça m'est égal,
dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le Scheriff.
-------" Les cavaliers étaient
armés en guerre et costumés, parés, équipés
comme pour un carrousel ; tous, avec leurs longs fusils à capucines
d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou
posés horizontalement sur la selle ou tenus de la main droite,
la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau
de paille conique empanaché de plumes noires ; d'autres avaient
leur burnous rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au
nez, et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à
des femmes maigres et basanées ; d'autres, plus étrangement
coiffés de hauts kolbaks sans bord, en toison d'autruche mâle,
nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe,
le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de
forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutache d'or ou d'argent,
paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme
on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons
rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement
de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là de fort
beaux chevaux ; mais ce qui me frappa plus que leur beauté, ce
fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvai
ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment
exprimées par les comparaisons de leurs poètes. Je reconnus
ces chevaux noirs à reflets bleus, qu'ils comparent aux pigeons
dans l'ombre; ces chevaux, couleur de roseau ; ces chevaux, écarlates
comme le premier sang d'une blessure. Les blancs étaient couleur
de neige, et les alezans couleur d'or fin. D'autres, d'un gris foncé,
sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets; d'autres encore,
d'un gris très clair, et dont la peau se laissait voir à
travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains
et auraient pu audacieusement s'appeler des chevaux roses. Tandis que
cette cavalcade si magnifiquement colorée s'approchait de nous,
je pensais à certains tableaux équestres devenus célèbres
à cause du scandale qu'ils ont causé, et je compris la différence
qu'il y a entre le langage des peintres et le vocabulaire des maquignons.
-------" Au centre de ce brillant état-major,
à quelques pas en avant de l'étendard, chevauchaient l'un
près de l'autre, et dans la tenue la plus simple, un vieillard
à barbe grisonnante, un tout jeune homme sans barbe. Le vieillard
était vêtu de grosse laine et n'avait rien qui le distinguât
que la modestie même et l'irréprochable propreté de
ses vêtements, sa grande taille, l'épaisseur de sa tournure,
l'ampleur extraordinaire de ses burnous, surtout le volume de sa tête
coiffée de trois ou quatre capuchons superposés. Enfoui
plutôt qu'assis dans sa vaste selle en velours cramoisi brodé
d'or, ses larges pieds chaussés de babouches, enfoncés dans
des étriers damasquinés d'or, et les deux mains posées
sur le pommeau étincelant de la selle, il menait à petits
pas une jument grise à queue sombre, avec les naseaux ardents et
un bel il doux encadré de poils noirs, comme un il
de musulmane agrandi par le koheul. Un cavalier nègre, en livrée
verte, conduisait en main son cheval de bataille, superbe animal à
la robe de satin blanc, vêtu de brocart et tout harnaché
d'or, qui dansait au son de la musique et faisait résonner fièrement
les grelots de son chelil les amulettes de son poitrail et l'orfèvrerie
splendide de sa bride. Un autre écuyer portait son sabre et son
fusil de luxe.
-------" Le jeune homme était
habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme
d'encolure, à queue traînante, la tête à moitié
cachée dans sa crinière. Il était fluet, assez blanc,
très pâle, et c'était étrange de voir une si
robuste bête entre les mains d'un adolescent si délicat.
II avait l'air efféminé, rusé, impérieux et
insolent. Il clignotait en nous regardant de loin, et ses yeux bordés
d'antimoine, avec son teint sans couleur, lui donnaient encore plus de
ressemblance avec une jolie fille. Il ne portait aucun insigne, pas la
moindre broderie sur ses vêtements, et de toute sa personne, soigneusement
enveloppée dans un burnous de fine laine, on ne voyait que l'extrémité
de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une
petite main maigre ornée d'un gros diamant. Il arrivait renversé
sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d'argent, escorté
de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu,
qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval.
-------" Aussitôt qu'il aperçut
ce vieux grand seigneur et son fils, le petit Ali fit un mouvement pour
se jeter à terre et courir se prosterner devant eux, mais le lieutenant
lui posa la main sur l'épaule ; l'enfant étonné comprit
le geste et ne bougea pas.
-------" Pendant ce temps je regardai
ce jeune cavalier à mine impériale au milieu de son cortège
barbare, avec des guerriers pour valets et des vieillards à barbe
grise pour pages ; je jetai les yeux sur le charmant Aouïmer, qui
me fit l'effet d'un histrion ; puis je considérai assez tristement
la tenue du lieutenant ; j'imaginai ce que devait être la mienne
pour un il difficile en fait d'élégance, et je ne
pus m'empêcher de dire au lieutenant : " Comment trouvez-vous
que nous représentions la France ? "
-------" Le vieillard passa et nous
salua froidement de la main; nous y répondîmes avec autant
de supériorité que nous le pûmes. Quant au jeune homme,
arrivé à deux pas de nous, il fit cabrer sa bête ;
l'animal, enlevé des quatre pieds par ce saut prodigieux où
excellent les cavaliers arabes, nous frôla presque de sa crinière
et alla retomber deux pas plus loin ; le petit prince s'était habilement
dispensé du salut, et son escorte acheva de défiler sans
même jeter les yeux sur nous.
-------" Les musiciens venaient ensuite
marchant sur deux rangs, la bride passée dans le bras, les uns
frappant d'un geste martial sur de petits châssis carrés
tendus de peau, d'autres tambourinant avec des crochets de bois sur des
timbales du diamètre d'un petit tambour, les autres soufflant dans
de longues musettes en forme de hautbois. Puis, arrivaient, sur deux de
front et les deux plus richement équipés tenant la tête,
les chameaux porteurs d'atatiches. C'étaient de grands animaux
efflanqués, nerveux, lustrés presque aussi blancs que de
vrais méhara et marchant, comme disent les Arabes, " du pas
noble de l'autruche ".
-------Ils avaient des mouchoirs de satin
noir passés au cou et des anneaux d'argent aux pieds de devant.
Les atatiches, sorte de corbeilles enveloppées d'étoffes
avec un fond plat garni de coussins et de tapis, dont les extrémités
retombent en manière de rideaux sur les deux flancs du dromadaire,
faisaient plutôt l'effet de dais promenés dans une procession
que de litières de voyage. Imagine un assortiment de toute espèce
d'étoffes précieuses, un assemblage de toutes les couleurs
: du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques d'or
sur le fond noir et des fleurs d'argent sur le fond citron ; tout un atouche
en soie écarlate traversé de deux bandes de couleur olive
; l'orange à côté du violet, des roses croisés
avec des bleus tendres, avec des verts froids; puis des coussins mi-partie
cerise et émeraude, des tapis de haute laine et de couleur plus
grave, cramoisis, pourpres et grenat, tout cela marié avec cette
fantaisie naturelle des Orientaux, les seuls coloristes du monde. C'était
le point le plus brillant et le centre éclatant de la caravane.
Vu de face et d'un peu loin, ce haut appareil s'élevait comme une
sorte de mitre étincelant au-dessus de la tête vénérable
des dromadaires blancs, et complétait cette physionomie sacerdotale
que tu leur connais. On n'entrevoyait rien des voyageuses de distinction
suspendues dans ces somptueux berceaux; mais un nègre à
pied, qui se tenait au-dessous de chaque litière, de temps en temps
levait la tête et s'entretenait avec une voix qui lui parlait à
travers les tapisseries.
-------" Là s'arrêtait
le luxe des étoffes et l'éclat des couleurs ; car, immédiatement
après venaient les chameaux de charge, portant les tentes, le mobilier,
la batterie de cuisine de chaque famille, accompagnés par les femmes,
les enfants, quelques serviteurs à pied, et les plus pauvres de
la tribu. Des coffres, des tellis au ventre arrondi, rayés de jaune
et de brun, des plats de kouskoussou, des bassins de cuivre, des armes
en faisceaux, des ustensiles de toute nature cliquetant au mouvement de
la marche ; de chaque côté, des outres noires pendues pêle-mêle
avec des douzaines de poulets liés ensemble par les pattes, et
qui battaient des ailes en jetant des cris de détresse; pardessus
tout cela la tente roulée autour de ses montants comme une voile
autour de sa vergue ; puis un bâton qui se trouvait mis en l'air
et retenu par des amarres à peu près comme un mât
avec ses agrès; tel était l'aspect uniforme offert par le
dos monstrueux des chameaux. Il y en avait cent cinquante ou deux cents
pour transporter les bagages et les " maisons de poils " de
cette petite cité nomade en déménagement. On voyait,
en outre, de jeunes garçons assis tout à fait à l'arrière
des bêtes, juste au-dessus de la queue, qui poussaient de' grands
cris, quand les animaux trop pressés s'embarrassaient l'un dans
l'autre ; ou bien de petits enfants tout nus, suspendus à l'extrémité
de la charge, quelquefois couchés dans un grand plat de cuisine,
et s'y laissant balancer comme dans un berceau. A l'exception du harem,
qui voyageait en litière fermée, toutes les femmes venaient
à pied sur les deux flancs de la caravane, sans voiles, leur quenouille
à la ceinture et filant. De petites filles suivaient, entraînant
ou portant, attachés dans leur voile, les plus jeunes et les moins
alertes de la bande. De vieilles femmes, exténuées par l'âge,
cheminaient appuyées sur de longs bâtons ; tandis que de
grands vieillards se faisaient porter par de tout petits ânes, leurs
jambes traînant à terre. Il y avait des nègres qui,
dans leurs bras d'ébène, tenaient de jolis nourrissons coiffés
de la chechia rouge ; d'autres menaient par la longe des juments couvertes,
depuis le poitrail jusqu'à la queue, de djellale à grands
ramages, et suivies de leurs poulains ; j'en remarquai qui conduisaient
par les cornes des béliers farouches comme s'ils les traînaient
aux sacrifices. Des cavaliers galopaient au milieu de la foule, et de
loin donnaient des ordres à ceux qui, tout à fait à
l'arrière, amenaient le troupeau des chameaux libres !:t les moutons.
C'était là que se tenait la meute, hurlant, aboyant, harcelant
sans cesse la queue du troupeau ; notre approche augmentant encore la
rage des chiens et ajoutant à l'épouvante des moutons, nous
prîmes le trot, et bientôt nous eûmes dépassé
l'extrême arrière-garde de la caravane.
-------" Pendant une heure encore on
entendit le bruit des cornemuses, et nous continuâmes de voir la
poussière qui s'éloignait dans la direction de la montagne
de l'Est. (11) "
-------Aujourd'hui les caravanes qui viennent
du Sud sont beaucoup moins brillantes. Voici l'une de celles que j'ai
croisées au désert, car il existe toujours des courants
d'échange entre " les deux rives du Sahara ", comme l'a
fort justement montré le Gouverneur Bonamy dans un ouvrage qui
porte ce titre:
-------" Des cavaliers ouvrent la marche,
le fusil en bandoulière. Derrière eux trottine toute une
séquelle de femmes et d'enfants, des bambins complètement
nus, dont la peau brune et huileuse a des reflets de métal, où
tranchent les grains blonds d'un collier d'ambre, et le petit carré
crasseux d'un scapulaire ; - des pauvresses en haillons, le dos plié
sous une espèce de besace grouillante qui contient leur progéniture
! Des chiens sloughis, aux poils jaunes et hérissés comme
des paquets de dards, aboient sans cesse contre les mulets et les petits
ânes qui portent les bagages, les provisions, le bois pour les feux
de ronde, les pieux pour les campements. Puis, les longs cols de chameaux
se balancent par-dessus les échines des ordinaires bêtes
de somme; et, à chaque mouvement qu'ils font, les pompons de laine
orangée et verte, qui pendent de chaque côté de leurs
mufles, s'agitent en bouquets de couleurs éclatantes. Alanguies
par le tangage continuel de la course, des femmes voilées se penchent,
d'un air dolent, entre les rideaux rouges et les franges des guitouns...
-------" Les cols des chameaux s'enchevêtrent
les uns dans les autres, tellement ils sont serrés. Parfois ils
s'immobilisent, toute la voie étant obstruée. Ils repartent
du même pas cadencé, et il en arrive toujours, sans discontinuer.
Ils doivent être un millier au moins. Après les chameaux,
ce sont des troupeaux de moutons, où émergent quelques vaches
maigres, flanquées de leurs veaux : bêtes de boucherie qu'on
abattra et qu'on mangera, chemin faisant. Puis encore des chameaux, des
femmes, des enfants à pied, des mulets, des ânes, - et les
éternels chiens jaunes, la queue basse et la langue pendante. Dominant
la foule houleuse, les toiles rouges des guitouns qui oscillent au rythme
de la marche, se déroulent majestueusement comme les étendards
d'une armée.
-------" Lorsqu'un embarras quelconque
ralentit le défilé, un cavalier met sa bête à
l'amble ; il court, à une allure vive, sur le flanc de la caravane,
pour égaliser les rangs et rétablir les intervalles. Et
brusquement, avec une sûreté admirable, il arrête son
cheval d'un coup de frein. La tête retournée vers la queue
du cortège, le burnous rejeté sur les épaules, le
corps à demi dressé sur ses étriers, il reste ainsi,
une seconde, dans une superbe pose de commandement.
-------" Le piétinement interrompu
reprend aussitôt, avec le même bruit d'averse ; et toute la
pompe des migrations barbares passe devant mes yeux..(12) "
VI
. - Les Plaisirs : la Musique
-------Une
vie aussi simple laisse des loisirs, et c'est une grande supériorité
sur la nôtre. La musique est un des plaisirs que les indigènes
de l'Afrique du Nord placent au-dessus des autres. Citadins, nomades,
montagnards berbères, tous aiment également la musique et
les chants. A tout seigneur, tout honneur. Nous parlerons d'abord de la
musique guerrière, de la nouba, sur laquelle Léon Roches,
interprète en chef de l'Armée d'Afrique, recueillit au camp
d'Abd El Kader la curieuse légende ci-après
-------" A propos de la nouba, on m'a
raconté une histoire typique : un Arabe plaisant demandait à
ses compatriotes s'ils comprenaient le langage de la nouba : " Elle
ne dit rien, elle chante, " lui répondirent-ils. Ah 1 ignorants
ou simples que vous êtes, reprit-il, la nouba parle au nom du sultan
et en votre propre nom, écoutez : les grosses caisses, c'est la
voix du sultan qui crie
-------" Draham, draham, draham.
-------" (Draham veut dire argent, et
en prononçant le mot fortement et avec emphase, on imite le son
de la grosse caisse.)
-------" Le hautbois, c'est la voix
des Arabes auxquels on demande de l'argent et qui disent en pleurant
-------" M'ninn, m'ninn, m'ninn.
-------" (M'ninn veut dire d'où;
en prononçant vivement m'ninn plusieurs fois de suite avec une
voix de fausset, on imite les sons aigus du hautbois.)
-------" Et les timbales, c'est la voix
des cavaliers du sultan qui viennent lever l'impôt et qui répondent
-------" Debbor, debbor, debbor.
-------" Trouves-en, trouves-en. (En
prononçant fortement les deux b, on imite le son des timbales.)
(13) "
-------Plus modeste, moins redoutable, mais
beaucoup plus riche de poésie nous apparaît la chanson de
la flûte arabe, dont une mélodie de Bizet a bien su rendre
le charme " Tout à coup j'entends monter le chant de la flûte
arabe.
-------" ... Oh!
qui dira la douceur et la mélancolie de ce chant ? Il me suffit de
l'évoquer, un instant, pour qu'aussitôt se déroulent
sous mes yeux les mornes étendues des steppes africaines, incendiées
de soleil, écrasantes de tristesse dans leur immuable magnificence
! Ce petit bruit, faiblement modulé par la flûte de roseau,
ce souffle ténu qui domine à peine, pendant le jour, la vibration
stridente des sauterelles, qui se confond, la nuit, avec les murmures du
vent, il résonne en moi comme la plainte étouffée de
ma propre détresse, lorsque je suis perdu dans ces immensités
et que j'appréhende la sourde menace des éléments,
l'indifférence inexorable des formes pétrifiées et
sans âme qui m'entourent. Il se prolonge douloureusement, comme le
souvenir à demi effacé des joies trop brèves de l'amour
cueillies avec une hâte fiévreuse aux étapes de la route,
- comme l'écho toujours diminué de mes soudaines émotions
devant la beauté des lieux, - ces émotions si rapides, achetées
souvent au prix d'un long ennui et de véritables souffrances, jouissances
délicieuses déjà évanouies au tournant du chemin,
voluptés qui vous ont pris tout le cur et que vous ne retrouverez
jamais plus ! Mais elle suscite encore un monde de visions, cette mélodie
bucolique qui berce les siestes et les rêves du nomade : c'est le
Sud tout entier, non pas seulement avec ses montagnes et ses plaines, ses
déserts semés d'ossements, ses lacs desséchés
et couverts de sel, mais avec les habitants farouches et bariolés
de la tente, les cavaliers aux draperies flottantes et les filles d'amour
qui se tiennent, toutes resplendissantes sous leurs bracelets et leurs voiles,
devant les murs blancs des ksars... Et c'est pourquoi je ne puis entendre
le chant de la flûte arabe sans que mon âme en soit bouleversée
et que des larmes nostalgiques me montent aux paupières... (14) "
-------Nous ne saurions
citer tous les instruments de musique la rhaïta, la derbouka, etc.
Mais une mention spéciale doit être réservée
au violon targui, l'amzad, dont jouent les femmes pendant ces " cours
d'amour " que tiennent les Touareg le soir, dans l'ombre des tentes
ou sous un grand éthel. J'ai entendu à Tamanrasset la chanson
très douce que
tire de ce violon un archet en arc de cercle semblable a celui dont se
servaient nos ménestrels au moyen âge et que l'on voit encore
aux mains des anges dans les tableaux de Van Eyck.
La musique targuie a plus de mesure que la musique arabe, elle est moins
fluide, plus soumise à la loi du nombre, plus proche de la nôtre.
Voici des vers composés à ce sujet par une poétesse
targuie
-------"
J'adore humblement les actes du Très-Haut
-------"
Qui a donné au violon mieux qu'une âme
-------"
Au point que dès qu'il joue les hommes se taisent
-------"
Et que leurs mains se posent au litham pour le rabattre afin de cacher
leur émotion.
-------"
Les soucis de l'amour étaient sur le point de me mettre au tombeau,
-------"
Mais grâce au violon, ô fils d'Aïcloum ! " Dieu
m'a rendu la vie. (15) "
(I) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel.
Paris, éd. Plon, 1925, in-18,p. 209-210.
(2) M. Raoul STEPHAN vient de lui consacrer un livre ému et
émouvant Isabelle Eberhardt ou la Révélation
du Sahara. Paris, F1am:narion, 1930,in-18.
(3) Isabelle EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1908,
in-18
(4) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Pion, éd.
1925, in-18,(5) Cheikh-et-ma, le vieillard des eaux.
(6) Isabelle EBERHARDT. - Notes de roule. Paris, Fasquelle, 1903.
in-18.
(7) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paria, Plon, éd.
1925, in-18. p. 55 et 56.
(8) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs
de l'Atlas Paris. Plan, 192 in-16, n. 97. 99 et 99.
(9) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy,
Paris, 1922, in-18, p. 298, 299. 300 et 301.
(10) FROMENTIN. - Une année clans le Sahel. Paris. Plon, éd.
1925. in-I8, p. 253 à 256.
(11) FROMENTIN. - Un été dans le Sahara. Paris, éd.
G. Crès et Cie, in-16,p. 285 à 296.
(12) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris. Albin Michel,
in-16, p. 121 et 122.
(13) Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844.
Paris, Perrin et C1e 1904. in-18, p. 82-83.
(14) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, Albin Michel,
in-l6, p. 25, 26 et 27.
(15) HAARDT et AUDOUIN DUBREUIL. - La première traversée
du Sahara en
automobile. Paris, Plon, in-18, p. 275-276.
|
|