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-La vie et les mœurs en Algérie : deuxième chapitre
Les travaux et les jours - 1ère partie
Cahier X du Centenaire de l'Algérie
par M. Pierre DELONCLE
Ancien élève diplômé
de l'école des Chartes,
Membre du Comité National du Centenaire

Publications du Comité National Métropolitain du Centenaire de l'Algérie
Alger, 1930
collection personnelle.

n.b : tous ces textes ont été passés à l'OCR, je ne les pas vérifiés minutieusement. Veuillez pardonner les erreurs éventuelles, vous pouvez même me les signaler.Merci
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CHAPITRE II, 1ère partie

LES TRAVAUX ET LES JOURS
l. - Les Enfants

-------Nous voudrions montrer dans ce chapitre les principales étapes de la vie et les principales occupations des indigènes de notre Afrique du Nord.

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Ce qui séduit d'abord le voyageur, ce sont les enfants d'une grâce charmante et espiègle. Il est des pays du Nord où les enfants ne semblent pas gais. A Londres, dans les squares, on les voit gravement pêcher dans les pièces d'eau ou les " Serpentine Rivers" des ablettes minuscules qu'ils emportent fièrement dans de vieilles bouteilles de pickles. Pauvres petites faces vieillies, ratatinées de misère ! En Hollande on ne rencontre pas de gamins se poursuivant, se querellant, se battant, se faisant des niches - peut-être quelquefois l'hiver sur la glace, quand les canaux sont gelés. - Mais ne me parlez pas d'une gaieté qui lutte contre quinze ou vingt degrés de froid. En Allemagne, les jeux de barres ont l'air - déjà ! - de grandes manœuvres.

-------
Pour voir des gosses, des vrais, des Poulbot, il faut une ville de France, il faut Paris, ou l'Afrique du Nord. Je gage que le meilleur souvenir rapporté par M. Doumergue de ce voyage triomphal où il fut si justement acclamé, est celui des enfants de Constantine ou de telle autre belle ville où il fut salué, applaudi par tant de petites mains vibrantes.

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Comme nos indigènes savent chérir leurs petits ! Il faut voir leurs sourires pour eux, la façon dont ils posent une main sur leurs têtes rasées avec la fierté que procure au père cette bénédiction de Dieu ; une jeune vie créée par lui, née de lui. Les enfants d'Algérie, du Maroc, de Tunisie sont gais parce qu'ils sont aimés. Ils ont les élans, les bondissements, les câlineries de jeunes animaux " en confiance ". Voici comment Fromentin les a vus:
-------" Nous étions en ce moment sur la place du Marché. Une troupe d'enfants indigènes s'y livraient à un exercice d'adresse et d'agilité dont nos collégiens ont l'habitude, et qui, je crois, est cosmopolite, car on le trouve en Irlande aussi bien qu'en Orient. Le jeu consiste à lancer une boule, ou un bâton, ou n'importe quoi de léger qui puisse être enlevé rapidement et rejeté loin. Chaque joueur est armé d'un bâton, et c'est à qui arrivera le premier pour relever la boule et la lancer de nouveau. Les joueurs étaient de jeunes enfants de huit à douze ans, agréables de visage et déliés de tournure, comme la plupart des petits Maures, avec la physionomie fine, les yeux grands et beaux, le teint aussi pur que celui des femmes. Ils avaient les bras nus, leur cou délicat sortait d'un gilet très ouvert, leur culotte flottante était relevée jusqu'au-dessus du genou pour les aider à mieux courir, et une petite chéchia rouge pareille à la calotte des enfants de chœur garnissait à peine le sommet de leur jolie tête chauve. Chaque fois que la boule était atteinte et partait, tous ensemble s'élançaient à sa poursuite côte à côte, en troupeau serré, comme des gazelles. Ils couraient en gesticulant beaucoup, perdant leur coiffure, perdant leur ceinture, mais n'y prenant pas garde, volant directement au but, sans qu'on les vît toucher le sol, car on n'apercevait du pas léger des coureurs que des talons nus agités dans un flot de poussière, et ce nuage aérien semblait accélérer leur course et les porter. (1) "

-------Dans un ksar perdu du Sahara, une voyageuse slave, Isabelle Eberhardt, âme généreuse et trouble, qui vécut habillée en homme, quelques courtes années, à Bône, à Tunis, à Beni Ounif, dans divers postes du Sud (2) et mourut à 27 ans, emportée à Ain Sefra par la crue subite d'un oued. Cette fille étrange dont l'enfance n'a pas été heureuse, regarde avec tendresse, avec envie peut-être, jouer d'autres
enfants:
-------" Les enfants, seule note vivante, seule note gaie dans le silence de nécropole, dans la tristesse nostalgique du ksar.
-------" Les tout petits surtout sont drôles, noirs pour la plupart, nus sous des chemises trop, courtes, avec, au sommet de leurs crânes rasés, une longue mèche de cheveux laineux entremêlés de menus coquillages blancs ou d'amulettes.
-------" Ils ont déjà appris à mendier des sous aux officiers qui passent. Ils sautent autour d'eux; ils trépignent; ils s'acharnent avec des grâces et des câlineries de petits chats. Puis ils se battent férocement pour les monnaies de cuivre qu'on leur jette; ils se roulent et mordent la poussière.
-------" La meneuse, c'est petite Fathma.
-------" Elle peut avoir onze ans. Son corps impubère, d'une souplesse féline, disparaît sous des loques de laine verte, retenues sur sa poitrine frêle par une superbe agrafe en argent repoussé, ornée de corail très rouge et d'une forme rare.
-------" Petite Fathma est métisse. Son visage rond, aux joues veloutées, d'une chaude couleur cuivrée, est à la fois effronté et doux, avec des yeux de caresse et des lèvres déjà voluptueuses. Dans peu d'années, Fathma sera très belle et très impudique.
-------" Menant le vol turbulent des bambins ambrés ou noirs, elle galope à travers les ruines, égrenant, son rire limpide de nymphe folle. Elle apparaît tout à coup, hasardeusement posée sur le bord d'une terrasse effondrée, ou sur la crête d'un mur branlant.. Elle implore, elle minaude, elle sourit.
-------" Un jour, je l'ai vue, en guise de remerciement, prendre la main d'un roumi, un officier entre ses menottes tièdes, et lui dire avec un sérieux troublant : " Je t'aime beaucoup, " ya sidi" L'homme sourit et attribua cette caresse au désir d'avoir plus de sous. Alors petite Fathma eut une moue chagrine avec un hochement de tête grondeur. - " Non, " non, ce n'est pas cela.' Je t'aime comme ça, pour Dieu !" Ce qui signifiait, en arabe, que sa tendresse subite était désintéressée. -
-------" Étrange petite créature, qui est comme l'âme charmante mais décevante et fugitive des ruines rougeâtres. (3) "

-------Mais il n'y a pas que les jeux. Il y a l'école. Nous ne parlerons pas de l'École française - où une admirable phalange de maîtres et d'institutrices accomplissent avec un si haut sentiment de leur mission la grande œuvreéducatrice que la France a assumée - mais, dans ce Cahier où il ne doit être question que des indigènes, de l'École arabe. La voici décrite par Fromentin, comme elle a été peinte par Decamps, avec une vérité qui n'a pas aujourd'hui encore une seule ride:
-------" La maison d'école est encore là; elle y demeurera tant que vivra le maître, elle y sera sans doute après lui, et pourquoi non ? Si l'on raisonne à l'arabe, il n'y a pas de motif, en effet, pour que ce qui a été cesse d'être, puisque la' stabilité des habitudes n'a pour limite que la fin même des choses, la ruine et la destruction par le temps. Pour nous, vivre, c'est noue modifier ; pour les Arabes, exister, c'est durer. N'y eut-il entre les deux peuples que cette différence, c'en serait assez pour les empêcher de se comprendre. Depuis que tu l'as vu, le maître d'école a vieilli de deux ans ; quant aux enfants, les plus âgés sont partis, d'autres plus jeunes les ont remplacés ; voilà tout le changement : la naturelle évolution de l'âge et des années, rien de plus. Les écoliers continuent d'être placés sur trois rangs, le premier assis par terre, les deux autres étagés contre le mur, sur des banquettes légères, superposées sans plus de façon que les rayons d'un magasin. Parla disposition du lieu, c'est une boutique; pour le bruit et pour la gaietéde ses habitants, on dirait une volière. Le magister, toujours au centre de la classe, administre, instruit, surveille ; il met de trois à cinq années scolaires à enseigner trois choses : le Coran, un peu d'écriture et la discipline ; des yeux il suit les versets du livre, la main posée sur une longue gaule, flexible comme un fouet, qui lui permet, sans quitter sa place, de maintenir l'ordre aux quatre coins de la classe. (4) "

II. - Les petits métiers

-------Après avoir appris à l'école arabe quelques sourates du Coran, le jeune indigène de la ville ou du ksar entrait en apprentissage chez quelque artisan : voyons ces petits métiers avec Isabelle Eberhardt :
-------" Une ruelle obscure, aboutissant à un carrefour à ciel ouvert où coulent des reflets d'or, le long des murailles pâles : la djemaâ d'Elmaïz.
-------" Quelques boutiques, exiguës, où on pénètre par des portes étroites comme des gueules de silos. Et là, des générations de ksouriens pâlissent sur des travaux menus, sur de petits 'trafics monotones.
-------" Enveloppés de laine blanche, quelques-uns penchent des fronts blancs et de grands yeux noirs sur des grimoires arabes : ce sont les scribes, hommes de loi ou écrivains publics.
-------" D'autres promènent des doigts agiles sur le souple filali rouge. Ils tissent des soies aux couleurs vives, amortissant l'éclat saignant du cuir par des sertissures de bleu pâle, celui des jaunes d'or par des verts ardents ou des violets chauds.
-------" Leur labeur ressemble à un jeu, tellement leurs mouvements sont rapides et aisés, limités aux seuls poignets dans l'immobilité du corps penché et des jambes croisées.
-------" .Quelquefois, suspendue à un clou, une djebira (sacoche de selle des cavaliers) met une tache gaie sur le clair d'une muraille nue.
-------" ... Sous un portique très ancien, aux lourds piliers carrés, un vieillard est assis sur une natte. Il est calme et souriant, le vieux Berbère, et vêtu de voiles blancs. Tous les jours, dès l'aube, il vient s'asseoir là pour de longues heures. Devant lui, plusieurs jarres en terre pleines d'eau sont posées. Dans chacune nage un entonnoir en cuivre, percé par le bas, qui se remplit lentement.
-------" Jadis les ksouriens ingénieux ont calculé le temps qu'il fallait pour irriguer chaque fraction de la palmeraie, et ils ont inventé ce curieux système d'entonnoirs dont chacun correspond à une fraction donnée : il faut autant de temps à l'entonnoir pour se remplir qu'à la fraction pour recevoir l'eau nécessaire à sa fécondité.
-------" Pour éviter les incessantes querelles, souvent sanglantes, la djemaâ a préposé à la direction des eaux un vieillard sage et calme, qui passe sa vie à surveiller ses engins archaïques sous le vieux portique caduc...
-------" En face de lui, il y a un mur en toub, avec des arabesques faites à l'outremer et au pied de ce mur, sur des bancs de terre, les membres de la djemaâ viennent discuter les affaires du ksar.
Autrefois, ils y décidaient de la paix et de la guerre ; ils y jugeaient les fautes des hommes qu'ils condamnaient parfois à mort.
-------" Depuis des années et des années le cheikh-el-ma (5 ) assiste, immobile, aux plus tumultueuses palabres. Il regarde en souriant vaguement ses jarres, et, sur le mur d'en face, par-dessus les têtes encore jeunes qui s'échauffent et s'agitent, le jeu du soleil et les reflets du ciel... (6) "

III. - Le Commerce des Citadins

-------La grande occupation des citadins, en dehors d'une industrie très simple limitée à l'artisanat (tisserands, teinturiers, fabricants de chaussures et de tapis; industries du cuir, du fer et du cuivre), c'est le commerce. Si l'on peut voir, dans les rues de Fez, des indigènes traiter de grosses affaires " d'import et d'export " au fond de leurs fondouks où apparaissent déjà, à côté de la grande balance romaine destinée à peser les charges des caravanes, le téléphone et la machine à écrire, la plupart des commerçants africains ne conçoivent pas " les affaires " avec notre fièvre européenne ou américaine, mais avec l'aimable philosophie que Fromentin sut si bien analyser:
-------" Tu sais ce qu'un Maure aisé, de bonne souche et de principes honnêtes, entend par faire le commerce : c'est tout simplement avoir sur la voie publique, le seul rendez-vous des hommes pendant le jour, un endroit dont il soit propriétaire et qu'il puisse habiter sans désœuvrement. Il y reçoit des visites ; sans descendre de son divan, il participe au mouvement de la rue, apprend les nouvelles qu'on lui apporte, se tient au courant des choses du quartier, et, si l'on pouvait employer un mot dénué de sens quand on l'applique à la société arabe, je dirais qu'il continue de vivre dans le monde sans sortir de chez lui. Quant au négoce, t'est une occupation accessoire. Les clients sont des gens qu'il oblige en leur fournissant les objets dont ils ont besoin. Il n'y a jamais, avec lui, de prix à débattre. - Combien ? - Tant. - Prenez ou laissez. La seule chose qui puisse être désagréable au marchand, c'est d'être occupé quelques minutes de trop d'une affaire dont il n'a souci. Il n'y comptait pas : pourquoi regretterait-il un argent qui, venant par hasard, s'en va par hasard ? (7) "

-------Généralement, dans les cités que l'Occident n'a pas transformées, les marchands sont groupés par spécialités dans des rues distinctes : il y a le marché (le souk) du cuivre, du cuir, des vêtements, des tapis. ]e me rappelle quel émerveillement furent pour moi à vingt ans les souks de Tunis, les tasses de café offertes d'une façon souriante en marchandant un bibelot (" Tu ne voudrais pas que je te le vende à ce prix, on se moquerait de moi, s'il te plaît, prends-le, je te le donne, mais ne m'en offre pas un prix si petit, etc. "), et depuis ces causeries dans tel coin des souks de Marrakech chez le marchand de reliures qui siège sur une petite place à l'ombre d'un figuier, ou chez tel marchand de tapis de la place Nedjarine, à Fez, dont les vœux m'arrivent chaque année, fidèles, les premiers de tous vers le 20 décembre ! Voici Marrakech:
-------" Des quartiers couverts de roseaux qui menacent de vous tomber sur la tête, comme tout le reste de la ville, abritent du soleil une activité primitive qui n'a pas varié depuis des centaines d'années. Depuis des centaines d'années, les vendeurs de babouches, brodées comme des mitres, sont accroupis dans leurs armoires semblables à des tabernacles étincelants d'argent et d'or; les dévideurs de soie font tourner leurs roues légères au milieu de leurs écheveaux couleur d'oiseaux des îles ; les teinturiers suspendent au-dessus de la rue leurs laines et leurs soies encore fumantes de la cuve. Depuis des centaines d'années, le marchand de dattes, de noix, d'amandes, de henné, pareil à quelque idole rustique, trône au sommet de ses denrées, sa cuiller de bois à la main pour servir de loin le client; des forgerons dignes de Velasquez, le torse nu, les cuisses nues, déjà sombres de peau, rendus tout à fait noirs par la poussière du charbon, ruissellent de sueur devant leur forgé et dépensent la force d'Hercule pour battre quoi ? le petit fer d'un âne ; des enfants pleins d'adresse, gracieux en dépit de la teigne qui les ravage presque tous, tiennent jusqu'au milieu de la rue l'extrémité des longs fils avec lesquels leur patron, assis dans l'ombre de l'échoppe, fabrique la couture d'un burnous... Depuis des centaines d'années ! Et peut-être demain toute cette petite activité va s'effondrer en poussière... je ne sais pourquoi les peintres, éternellement tourmentés de vastes ambitions, dédaignent, comme des sujets trop au-dessous de leur génie, ces petits métiers charmants. Ah ! puisse-t-il venir tout de suite, l'humble peintre génial de ce vieil Orient familier ! Tous les petits métiers l'attendent; et dans le moment même où j'écris, j'entends la voix de cet autre artisan de la vie marocaine, la voix de l'âne qui l'appelle

-------Parmi, ces trafics puérils, sous ces treillages de roseaux dont les lumières et les ombres font les délices du photographe, circule une foule prodigieusement vivante, fruste, primitive, souple et brutale à la fois, d'une familiarité plaisante que rien de vulgaire n'enlaidit, œiléveillé, les dents blanches, le corps divinement à l'aise dans sa demi-nudité ou ses lainages aux grands plis. Gens venus de tous les coins du bled; de la montagne et de la plaine, avec leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux, Berbères, Arabes, nègres et demi-nègres, toutes les teintes de là peau, depuis la couleur du pain cuit jusqu'à " la plus . sombre livrée du soleil éblouissant ". Tout ce monde vaque à ses affaires, le poignard au côté, avec des pensées, des désirs, des besoins que je traverse sans les comprendre. (8) "
-------" Et voici encore les souks de Marrakech la nuit : perspective obscure de la ruelle, entre les deux rangs d'alvéoles dont chacun,- sous l'auvent, est un creux de clarté chaude autour de trois flammes - des flammes nourries d'huile, en des lampes de type antique, sur, un rude candélabre.
-------" Et derrière la procession d'ombres, on ne voit que les immobiles figures des marchands,' chacun seul, indifférent aux passants,. accroupi, et plus souvent à demi couché près de sa lumière, au-dessus de ses dattes, de ses menus pots de graisse, de khol et de goudron, parmi ses pains de sucre, ses cordes, ses épices. Ou bien il trône, éclairé d'en bas, devant sa longue balance qui pend de travers, juché tout au sommet d'une pyramide de fruits secs, entre deux talismans protecteurs : la main de Fathma et l'hexagone multicolore, barbouillés sur la chaux du mur.
-------" Quelle apathie ou quelle ataraxie de ces visages musulmans, si pâles (la pâleur des fumeurs de kif), anémiés, dans leurs graves colliers de barbe noire ! Quel dédain, semble-t-il, des possibles clients, quel parti pris de retranchement en soi ! C'est à croire qu'ils ne sont venus là que pour se mieux abstraire, pour goûter, au-dessus de la foule, au plus populeux de Marrakech, une solitude, une paix plus profondes. Mais sans doute, rien ne correspond en eux à l'énigmatique des physionomies et des postures : désœuvrement total de l'esprit, comme en ces chats qui s'immobilisent, s'absorbent en de nobles attitudes. Justement j'en vois un, au fond de sa cellule, tout en haut d'un immense tas de raisins séchés, qui caresse un chat d'une main nonchalante, - et sans le regarder, sans rien regarder des humains qui passent à ses pieds. Le parfait accord dé la bête et de l'homme ! et comme tous deux se suffisent, supérieurs, inaccessibles en cette retraite
-------" A contre-jour, devant le rang d'échoppes et de petites lampes, se presse la procession d'ombres. Elles vous touchent, vous poussent, vous coudoient, vous dépassent. Tout d'un coup surgissent de hautes oreilles noires, des oreilles de mulets; et sonnent alors des Bâlek ! Bâlek ! clamés à voix impatiente..
-------" Et voici, par terre, dans un carrefour couvert comme le reste du souk, les femmes qui vendent le pain du soir. Devant leurs lampes à trois mèches et leurs plateaux de galettes, elles se tiennent tassées les unes contre les autres, en rang, enveloppées de la tête aux pieds d'une seule pièce de laine, bas et volumineux paquets, fendus de noir à la hauteur des yeux et d'où ne sortent que de maigres bras cerclés d'argent épais, des colliers de douros, un peu de là chemise, dont apparaît la bordure soutachée. Dans le halo des flammes posées devant elles, luit cette barbare bijouterie; et le grain rude et magnifique du haïk s'éclaire, les pannetées de galettes se dorent. Elles ne se parlent pas. Elles attendent, aussi passives que les marchands, mais combien différentes ! - on dirait d'une autre race, - primitives, archaïques par les épaisses cassures de leurs draperies, par la simplicité de leurs volumes. Une grandeur, un mutisme de bétail couché. Prostrées là, repliées dans la poussière du souk, les genoux au menton, et les mains aux genoux... Si humbles et si parées... Elles forment, devant leurs flambeaux, une longue masse de clarté dans la nuit qui règne par en bas. (9)"

IV. - Le Commerce des Paysans

-------À la campagne, dans un lieu d'accès commode, absolument désert six jours sur sept, se tient une fois par semaine une sorte de foire. Quand vous passez en auto vous voyez sur la carte beaucoup de lieux appelés ainsi Souk et Arba, Souk et Khemis, etc... ce qui signifie marché du 4e jour (mercredi), marché du 5è jour (jeudi), etc... Si vous n'êtes pas au jour fixé, vous ne voyez personne, mais si vous êtes tombé juste, voici le spectacle qui s'offre à vos yeux
-------" Un marché arabe ressemble à nos foires de villages; mêmes usages ou à peu près, même personnel de campagnards, de marchands ambulants, de colporteurs, de maquignons. Changez les races, substituez les chaouchs armés de cannes et les cavaliers du beylik aux gardes champêtres et aux gendarmes, la tente mobile du kaïd à la maison communale du maire, imaginez des denrées africaines au lieu de denrées françaises, des troupeaux de chameaux mêlant leur physionomie et leurs grognements, qui n'ont pas d'analogue, à l'aspect, au mouvement connus d'un parc de bétail composé de chèvres, de moutons, d'ânes, de mulets, de chevaux, de vaches et de bœufs maigres, et vous aurez une première idée du marché du sebt. Reste à supposer maintenant la grandeur du lieu, l'étendue de la plaine environnante, la beauté propre aux horizons de la Mitidja, la gravité d'une lande algérienne, l'éclat de la lumière, l'âpreté du soleil insoutenable même en octobre, enfin une réunion de tentes, avec la forme conique des pavillons de guerre ou de voyage, emblème intéressant quand il est l'expression des mœurs d'une société primitive, usage absurde en Europe, où la tente est la maison toujours suspecte des gens sans profession légitime, où l'homme errant est présumé n'avoir ni feu ni lieu, où le nomade est plus ou moins un vagabond. Qu'on suppose encore, pour approcher du vrai, le murmure particulier des foules arabes, la nouveauté des costumes, tous à peu près pareils et presque tous blancs, enfin certaines industries locales et bizarres, surtout à cause de leur extrême simplicité.
-------" Les bouchers y viennent avec leurs étaux garnis de viandes saignantes, les maréchaux-ferrants, les cordonniers, les cafetiers, les rôtisseurs avec leurs ustensiles et leur matériel on ne peut plus réduit, les gens du sud avec leurs laines et leurs dattes, ceux de la plaine avec leurs grains, les montagnards avec leur huile, leur bois et leur charbon. Les jardiniers de Blidah apportent les fruits et tous les légumes cultivables, depuis les oranges et les cédrats, jusqu'aux pois chiches rôtis, qui sont: le grain rôti de l'Ecriture sainte, jusqu'aux lentilles, dont on fait un potage rouge en souvenir du plat d'Esaü. Les colporteurs juifs ou arabes vendent la mercerie, la droguerie, les épices, les essences, les bijoux grossiers, les cotonnades de tout pays et les tissus de toute fabrique, etc. Chacun a son étalage en plein vent ou couvert, et dans les deux cas les dispositions sont fort simples. Une ou deux caisses ou bien des paniers pour contenir les marchandises, une natte pour les exposer, un carré d'étoffe en manière de parasol, voilà, je crois, le seul mobilier nécessaire au marchand forain.

------"Celui des artisans n'est guère plus compliqué. Le maréchal-ferrant, que je prends pour exemple, est un homme en tenue de voyage, coiffé du voile, en jaquette et les pieds chaussés de sandales à courroies, qui porte avec lui dans le capuchon de son manteau tout le matériel d'une industrie qui semble un art de fantaisie, tant elle a peu d'occasions de s'exercer. Ce sont des morceaux de fer brut ou préparés d'avance, un marteau, des clous, un chalumeau, une très minime provision de charbon de bois, enfin l'enclume, c'est-à-dire un instrument portatif semblable lui-même à un marteau dont le manche sert de tige et de point d'appui. Trouve-t-il un cheval à ferrer, aussitôt il s'installe. Il fait un trou dans la terre, et y établit son fourneau de forge. Il plante son enclume à côté du fourneau, s'accroupit de manière à la saisir entre ses genoux, choisit un fer dans sa provision, et le voilà prêt. Un apprenti, un voisin, le premier passant venu rend à l'industriel le service de souffler le feu, et lui prête obligeamment le secours de ses poumons. Le fer rougi et façonné, le reste se pratique comme en Europe, mais avec moins d'effort, moins de précaution, moins de perfection surtout. Le fer est rarement autre chose qu'une sorte de croissant très mince, à moitié rongé de rouille, qui ressemble à du cuir taillé dans une vieille savate hors d'usage. Quand le charbon manque, on le remplace alors par de la tourbe, ou plus simplement par du fumier de chameau, combustible actif, qui se consume à petit feu sourd, comme un cigare, et se reconnaît tout de . suite à des combinaisons d'odeurs végétales absolument fétides.

 

-------Boutiques, acheteurs, marchands, gens à pied et à cheval, bêtes de service et bêtes d'achat, tout se trouve aggloméré sans beaucoup d'ordre, ni de prudence. Les grands dromadaires se promènent librement et se font faire place, comme des géants dans une assemblée de petits hommes ; le bétail se répand partout oùil peut ; l'âne au piquet fraternise avec l'âne mis en vente, et dans ce pêle-mêle, où les intéressés seuls savent se reconnaître, il est assez malaisé de distinguer les gens qui vendent de ceux qui achètent. Les affaires se traitent à demi-voix, avec la ruse du campagnard et les cachotteries du trafiquant arabe ; on fume des pipes afin d'en délibérer ; on boit du café comme un moyen amical de se mettre d'accord ; il y a, de même qu'en France, des poignées de mains significatives pour sceller les marchés conclus. _ Les payements se font à regret, l'argent s'écoule avec lenteur, avec effort, comme le sang d'une plaie ouverte, tandis qu'au fond des mouchoirs (le mouchoir tient ordinairement lieu de bourse), on entend résonner, longtemps avant qu'elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse, si bien gardée, si bien défendue, si bien cachée, qui s'appelle ici le douro. (10) "

V. - Le Commerce des Nomades
Les Caravanes

-------Il est difficile aujourd'hui d'imaginer quelle pouvait être la splendeur d'une tribu entière se déplaçant des hauts plateaux vers le Tell. Les facilités de transport que nous avons créées tendent à faire disparaître ces grandes migrations dont les Français artistes, au début de notre occupation, comprirent si bien le pittoresque. Une des plus belles pages de Fromentin décrit le passage d'une tribu. Le lecteur y goûtera cette grandeur dans la simplicité que la
Bible a su rendre avant tous les romanciers et mieux que beaucoup d'écrivains:
-------" C'est une tribu qui voyage ", dit Ali : rahil, un déplacement.
-------" En effet, le bruit ne tarda pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître l'aigre fanfare des cornemuses jouant un de ces airs bizarres qui servent aussi bien pour la danse que pour la marche ; la mesure était marquée par des coups réguliers frappés sur des tambourins ; on entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis la poussière sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où nous nous dirigions nous-mêmes.
-------" Enfin, il nous fut possible de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.
-------" Elle était nombreuse et se développait sur une ligne étroite et longue au moins d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton serré, escortant un étendard aux trois couleurs, rouge, vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité de la hampe. Au delà et sur le dos de dromadaires blancs ou d'un fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches de couleur éclatante ; puis arrivait un bataillon tout brun de chameaux de charge stimulés par la caravane à pied ; enfin, tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé des dromadaires, un immense troupeau de moutons et de chèvres noires divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à cheval et flanquée de chiens.
-------" - Ce sont des Arba, dit Ali.
-------" - Ça m'est égal, dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le Scheriff.
-------" Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés comme pour un carrousel ; tous, avec leurs longs fusils à capucines d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement sur la selle ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plumes noires ; d'autres avaient leur burnous rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au nez, et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à des femmes maigres et basanées ; d'autres, plus étrangement coiffés de hauts kolbaks sans bord, en toison d'autruche mâle, nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutache d'or ou d'argent, paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là de fort beaux chevaux ; mais ce qui me frappa plus que leur beauté, ce fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvai ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment exprimées par les comparaisons de leurs poètes. Je reconnus ces chevaux noirs à reflets bleus, qu'ils comparent aux pigeons dans l'ombre; ces chevaux, couleur de roseau ; ces chevaux, écarlates comme le premier sang d'une blessure. Les blancs étaient couleur de neige, et les alezans couleur d'or fin. D'autres, d'un gris foncé, sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets; d'autres encore, d'un gris très clair, et dont la peau se laissait voir à travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains et auraient pu audacieusement s'appeler des chevaux roses. Tandis que cette cavalcade si magnifiquement colorée s'approchait de nous, je pensais à certains tableaux équestres devenus célèbres à cause du scandale qu'ils ont causé, et je compris la différence qu'il y a entre le langage des peintres et le vocabulaire des maquignons.
-------" Au centre de ce brillant état-major, à quelques pas en avant de l'étendard, chevauchaient l'un près de l'autre, et dans la tenue la plus simple, un vieillard à barbe grisonnante, un tout jeune homme sans barbe. Le vieillard était vêtu de grosse laine et n'avait rien qui le distinguât que la modestie même et l'irréprochable propreté de ses vêtements, sa grande taille, l'épaisseur de sa tournure, l'ampleur extraordinaire de ses burnous, surtout le volume de sa tête coiffée de trois ou quatre capuchons superposés. Enfoui plutôt qu'assis dans sa vaste selle en velours cramoisi brodé d'or, ses larges pieds chaussés de babouches, enfoncés dans des étriers damasquinés d'or, et les deux mains posées sur le pommeau étincelant de la selle, il menait à petits pas une jument grise à queue sombre, avec les naseaux ardents et un bel œil doux encadré de poils noirs, comme un œil de musulmane agrandi par le koheul. Un cavalier nègre, en livrée verte, conduisait en main son cheval de bataille, superbe animal à la robe de satin blanc, vêtu de brocart et tout harnaché d'or, qui dansait au son de la musique et faisait résonner fièrement les grelots de son chelil les amulettes de son poitrail et l'orfèvrerie splendide de sa bride. Un autre écuyer portait son sabre et son fusil de luxe.
-------" Le jeune homme était habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme d'encolure, à queue traînante, la tête à moitié cachée dans sa crinière. Il était fluet, assez blanc, très pâle, et c'était étrange de voir une si robuste bête entre les mains d'un adolescent si délicat. II avait l'air efféminé, rusé, impérieux et insolent. Il clignotait en nous regardant de loin, et ses yeux bordés d'antimoine, avec son teint sans couleur, lui donnaient encore plus de ressemblance avec une jolie fille. Il ne portait aucun insigne, pas la moindre broderie sur ses vêtements, et de toute sa personne, soigneusement enveloppée dans un burnous de fine laine, on ne voyait que l'extrémité de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une petite main maigre ornée d'un gros diamant. Il arrivait renversé sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d'argent, escorté de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu, qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval.
-------" Aussitôt qu'il aperçut ce vieux grand seigneur et son fils, le petit Ali fit un mouvement pour se jeter à terre et courir se prosterner devant eux, mais le lieutenant lui posa la main sur l'épaule ; l'enfant étonné comprit le geste et ne bougea pas.
-------" Pendant ce temps je regardai ce jeune cavalier à mine impériale au milieu de son cortège barbare, avec des guerriers pour valets et des vieillards à barbe grise pour pages ; je jetai les yeux sur le charmant Aouïmer, qui me fit l'effet d'un histrion ; puis je considérai assez tristement la tenue du lieutenant ; j'imaginai ce que devait être la mienne pour un œil difficile en fait d'élégance, et je ne pus m'empêcher de dire au lieutenant : " Comment trouvez-vous que nous représentions la France ? "
-------" Le vieillard passa et nous salua froidement de la main; nous y répondîmes avec autant de supériorité que nous le pûmes. Quant au jeune homme, arrivé à deux pas de nous, il fit cabrer sa bête ; l'animal, enlevé des quatre pieds par ce saut prodigieux où excellent les cavaliers arabes, nous frôla presque de sa crinière et alla retomber deux pas plus loin ; le petit prince s'était habilement dispensé du salut, et son escorte acheva de défiler sans même jeter les yeux sur nous.
-------" Les musiciens venaient ensuite marchant sur deux rangs, la bride passée dans le bras, les uns frappant d'un geste martial sur de petits châssis carrés tendus de peau, d'autres tambourinant avec des crochets de bois sur des timbales du diamètre d'un petit tambour, les autres soufflant dans de longues musettes en forme de hautbois. Puis, arrivaient, sur deux de front et les deux plus richement équipés tenant la tête, les chameaux porteurs d'atatiches. C'étaient de grands animaux efflanqués, nerveux, lustrés presque aussi blancs que de vrais méhara et marchant, comme disent les Arabes, " du pas noble de l'autruche ".

-------Ils avaient des mouchoirs de satin noir passés au cou et des anneaux d'argent aux pieds de devant. Les atatiches, sorte de corbeilles enveloppées d'étoffes avec un fond plat garni de coussins et de tapis, dont les extrémités retombent en manière de rideaux sur les deux flancs du dromadaire, faisaient plutôt l'effet de dais promenés dans une procession que de litières de voyage. Imagine un assortiment de toute espèce d'étoffes précieuses, un assemblage de toutes les couleurs : du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques d'or sur le fond noir et des fleurs d'argent sur le fond citron ; tout un atouche en soie écarlate traversé de deux bandes de couleur olive ; l'orange à côté du violet, des roses croisés avec des bleus tendres, avec des verts froids; puis des coussins mi-partie cerise et émeraude, des tapis de haute laine et de couleur plus grave, cramoisis, pourpres et grenat, tout cela marié avec cette fantaisie naturelle des Orientaux, les seuls coloristes du monde. C'était le point le plus brillant et le centre éclatant de la caravane. Vu de face et d'un peu loin, ce haut appareil s'élevait comme une sorte de mitre étincelant au-dessus de la tête vénérable des dromadaires blancs, et complétait cette physionomie sacerdotale que tu leur connais. On n'entrevoyait rien des voyageuses de distinction suspendues dans ces somptueux berceaux; mais un nègre à pied, qui se tenait au-dessous de chaque litière, de temps en temps levait la tête et s'entretenait avec une voix qui lui parlait à travers les tapisseries.
-------" Là s'arrêtait le luxe des étoffes et l'éclat des couleurs ; car, immédiatement après venaient les chameaux de charge, portant les tentes, le mobilier, la batterie de cuisine de chaque famille, accompagnés par les femmes, les enfants, quelques serviteurs à pied, et les plus pauvres de la tribu. Des coffres, des tellis au ventre arrondi, rayés de jaune et de brun, des plats de kouskoussou, des bassins de cuivre, des armes en faisceaux, des ustensiles de toute nature cliquetant au mouvement de la marche ; de chaque côté, des outres noires pendues pêle-mêle avec des douzaines de poulets liés ensemble par les pattes, et qui battaient des ailes en jetant des cris de détresse; pardessus tout cela la tente roulée autour de ses montants comme une voile autour de sa vergue ; puis un bâton qui se trouvait mis en l'air et retenu par des amarres à peu près comme un mât avec ses agrès; tel était l'aspect uniforme offert par le dos monstrueux des chameaux. Il y en avait cent cinquante ou deux cents pour transporter les bagages et les " maisons de poils " de cette petite cité nomade en déménagement. On voyait, en outre, de jeunes garçons assis tout à fait à l'arrière des bêtes, juste au-dessus de la queue, qui poussaient de' grands cris, quand les animaux trop pressés s'embarrassaient l'un dans l'autre ; ou bien de petits enfants tout nus, suspendus à l'extrémité de la charge, quelquefois couchés dans un grand plat de cuisine, et s'y laissant balancer comme dans un berceau. A l'exception du harem, qui voyageait en litière fermée, toutes les femmes venaient à pied sur les deux flancs de la caravane, sans voiles, leur quenouille à la ceinture et filant. De petites filles suivaient, entraînant ou portant, attachés dans leur voile, les plus jeunes et les moins alertes de la bande. De vieilles femmes, exténuées par l'âge, cheminaient appuyées sur de longs bâtons ; tandis que de grands vieillards se faisaient porter par de tout petits ânes, leurs jambes traînant à terre. Il y avait des nègres qui, dans leurs bras d'ébène, tenaient de jolis nourrissons coiffés de la chechia rouge ; d'autres menaient par la longe des juments couvertes, depuis le poitrail jusqu'à la queue, de djellale à grands ramages, et suivies de leurs poulains ; j'en remarquai qui conduisaient par les cornes des béliers farouches comme s'ils les traînaient aux sacrifices. Des cavaliers galopaient au milieu de la foule, et de loin donnaient des ordres à ceux qui, tout à fait à l'arrière, amenaient le troupeau des chameaux libres !:t les moutons. C'était là que se tenait la meute, hurlant, aboyant, harcelant sans cesse la queue du troupeau ; notre approche augmentant encore la rage des chiens et ajoutant à l'épouvante des moutons, nous prîmes le trot, et bientôt nous eûmes dépassé l'extrême arrière-garde de la caravane.

-------" Pendant une heure encore on entendit le bruit des cornemuses, et nous continuâmes de voir la poussière qui s'éloignait dans la direction de la montagne de l'Est. (11) "

-------Aujourd'hui les caravanes qui viennent du Sud sont beaucoup moins brillantes. Voici l'une de celles que j'ai croisées au désert, car il existe toujours des courants d'échange entre " les deux rives du Sahara ", comme l'a fort justement montré le Gouverneur Bonamy dans un ouvrage qui porte ce titre:
-------" Des cavaliers ouvrent la marche, le fusil en bandoulière. Derrière eux trottine toute une séquelle de femmes et d'enfants, des bambins complètement nus, dont la peau brune et huileuse a des reflets de métal, où tranchent les grains blonds d'un collier d'ambre, et le petit carré crasseux d'un scapulaire ; - des pauvresses en haillons, le dos plié sous une espèce de besace grouillante qui contient leur progéniture ! Des chiens sloughis, aux poils jaunes et hérissés comme des paquets de dards, aboient sans cesse contre les mulets et les petits ânes qui portent les bagages, les provisions, le bois pour les feux de ronde, les pieux pour les campements. Puis, les longs cols de chameaux se balancent par-dessus les échines des ordinaires bêtes de somme; et, à chaque mouvement qu'ils font, les pompons de laine orangée et verte, qui pendent de chaque côté de leurs mufles, s'agitent en bouquets de couleurs éclatantes. Alanguies par le tangage continuel de la course, des femmes voilées se penchent, d'un air dolent, entre les rideaux rouges et les franges des guitouns...

-------" Les cols des chameaux s'enchevêtrent les uns dans les autres, tellement ils sont serrés. Parfois ils s'immobilisent, toute la voie étant obstruée. Ils repartent du même pas cadencé, et il en arrive toujours, sans discontinuer. Ils doivent être un millier au moins. Après les chameaux, ce sont des troupeaux de moutons, où émergent quelques vaches maigres, flanquées de leurs veaux : bêtes de boucherie qu'on abattra et qu'on mangera, chemin faisant. Puis encore des chameaux, des femmes, des enfants à pied, des mulets, des ânes, - et les éternels chiens jaunes, la queue basse et la langue pendante. Dominant la foule houleuse, les toiles rouges des guitouns qui oscillent au rythme de la marche, se déroulent majestueusement comme les étendards d'une armée.

-------" Lorsqu'un embarras quelconque ralentit le défilé, un cavalier met sa bête à l'amble ; il court, à une allure vive, sur le flanc de la caravane, pour égaliser les rangs et rétablir les intervalles. Et brusquement, avec une sûreté admirable, il arrête son cheval d'un coup de frein. La tête retournée vers la queue du cortège, le burnous rejeté sur les épaules, le corps à demi dressé sur ses étriers, il reste ainsi, une seconde, dans une superbe pose de commandement.
-------" Le piétinement interrompu reprend aussitôt, avec le même bruit d'averse ; et toute la pompe des migrations barbares passe devant mes yeux..(12) "

VI . - Les Plaisirs : la Musique

-------Une vie aussi simple laisse des loisirs, et c'est une grande supériorité sur la nôtre. La musique est un des plaisirs que les indigènes de l'Afrique du Nord placent au-dessus des autres. Citadins, nomades, montagnards berbères, tous aiment également la musique et les chants. A tout seigneur, tout honneur. Nous parlerons d'abord de la musique guerrière, de la nouba, sur laquelle Léon Roches, interprète en chef de l'Armée d'Afrique, recueillit au camp d'Abd El Kader la curieuse légende ci-après
-------" A propos de la nouba, on m'a raconté une histoire typique : un Arabe plaisant demandait à ses compatriotes s'ils comprenaient le langage de la nouba : " Elle ne dit rien, elle chante, " lui répondirent-ils. Ah 1 ignorants ou simples que vous êtes, reprit-il, la nouba parle au nom du sultan et en votre propre nom, écoutez : les grosses caisses, c'est la voix du sultan qui crie
-------" Draham, draham, draham.
-------" (Draham veut dire argent, et en prononçant le mot fortement et avec emphase, on imite le son de la grosse caisse.)
-------" Le hautbois, c'est la voix des Arabes auxquels on demande de l'argent et qui disent en pleurant
-------" M'ninn, m'ninn, m'ninn.
-------" (M'ninn veut dire d'où; en prononçant vivement m'ninn plusieurs fois de suite avec une voix de fausset, on imite les sons aigus du hautbois.)
-------" Et les timbales, c'est la voix des cavaliers du sultan qui viennent lever l'impôt et qui répondent
-------" Debbor, debbor, debbor.
-------" Trouves-en, trouves-en. (En prononçant fortement les deux b, on imite le son des timbales.) (13) "

-------Plus modeste, moins redoutable, mais beaucoup plus riche de poésie nous apparaît la chanson de la flûte arabe, dont une mélodie de Bizet a bien su rendre le charme " Tout à coup j'entends monter le chant de la flûte arabe.

-------" ... Oh! qui dira la douceur et la mélancolie de ce chant ? Il me suffit de l'évoquer, un instant, pour qu'aussitôt se déroulent sous mes yeux les mornes étendues des steppes africaines, incendiées de soleil, écrasantes de tristesse dans leur immuable magnificence ! Ce petit bruit, faiblement modulé par la flûte de roseau, ce souffle ténu qui domine à peine, pendant le jour, la vibration stridente des sauterelles, qui se confond, la nuit, avec les murmures du vent, il résonne en moi comme la plainte étouffée de ma propre détresse, lorsque je suis perdu dans ces immensités et que j'appréhende la sourde menace des éléments, l'indifférence inexorable des formes pétrifiées et sans âme qui m'entourent. Il se prolonge douloureusement, comme le souvenir à demi effacé des joies trop brèves de l'amour cueillies avec une hâte fiévreuse aux étapes de la route, - comme l'écho toujours diminué de mes soudaines émotions devant la beauté des lieux, - ces émotions si rapides, achetées souvent au prix d'un long ennui et de véritables souffrances, jouissances délicieuses déjà évanouies au tournant du chemin, voluptés qui vous ont pris tout le cœur et que vous ne retrouverez jamais plus ! Mais elle suscite encore un monde de visions, cette mélodie bucolique qui berce les siestes et les rêves du nomade : c'est le Sud tout entier, non pas seulement avec ses montagnes et ses plaines, ses déserts semés d'ossements, ses lacs desséchés et couverts de sel, mais avec les habitants farouches et bariolés de la tente, les cavaliers aux draperies flottantes et les filles d'amour qui se tiennent, toutes resplendissantes sous leurs bracelets et leurs voiles, devant les murs blancs des ksars... Et c'est pourquoi je ne puis entendre le chant de la flûte arabe sans que mon âme en soit bouleversée et que des larmes nostalgiques me montent aux paupières... (14) "

-------Nous ne saurions citer tous les instruments de musique la rhaïta, la derbouka, etc. Mais une mention spéciale doit être réservée au violon targui, l'amzad, dont jouent les femmes pendant ces " cours d'amour " que tiennent les Touareg le soir, dans l'ombre des tentes ou sous un grand éthel. J'ai entendu à Tamanrasset la chanson très douce que
tire de ce violon un archet en arc de cercle semblable a celui dont se servaient nos ménestrels au moyen âge et que l'on voit encore aux mains des anges dans les tableaux de
Van Eyck. La musique targuie a plus de mesure que la musique arabe, elle est moins fluide, plus soumise à la loi du nombre, plus proche de la nôtre. Voici des vers composés à ce sujet par une poétesse targuie
-------" J'adore humblement les actes du Très-Haut
-------" Qui a donné au violon mieux qu'une âme
-------" Au point que dès qu'il joue les hommes se taisent
-------" Et que leurs mains se posent au litham pour le rabattre afin de cacher leur émotion.
-------" Les soucis de l'amour étaient sur le point de me mettre au tombeau,
-------" Mais grâce au violon, ô fils d'Aïcloum ! " Dieu m'a rendu la vie. (15) "


(I) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, éd. Plon, 1925, in-18,p. 209-210.
(2) M. Raoul STEPHAN vient de lui consacrer un livre ému et émouvant Isabelle Eberhardt ou la Révélation du Sahara. Paris, F1am:narion, 1930,in-18.
(3) Isabelle EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1908, in-18
(4) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Pion, éd. 1925, in-18,(5) Cheikh-et-ma, le vieillard des eaux.
(6) Isabelle EBERHARDT. - Notes de roule. Paris, Fasquelle, 1903. in-18.
(7) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paria, Plon, éd. 1925, in-18. p. 55 et 56.
(8) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas Paris. Plan, 192 in-16, n. 97. 99 et 99.
(9) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy,
Paris, 1922, in-18, p. 298, 299. 300 et 301.
(10) FROMENTIN. - Une année clans le Sahel. Paris. Plon, éd. 1925. in-I8, p. 253 à 256.
(11) FROMENTIN. - Un été dans le Sahara. Paris, éd. G. Crès et Cie, in-16,p. 285 à 296.
(12) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris. Albin Michel, in-16, p. 121 et 122.
(13) Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin et C1e 1904. in-18, p. 82-83.
(14) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, Albin Michel, in-l6, p. 25, 26 et 27.
(15) HAARDT et AUDOUIN DUBREUIL. - La première traversée du Sahara en
automobile. Paris, Plon, in-18, p. 275-276.