Les grands soldats de
l'Algérie
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Si le maréchal Bugeaud a pu
triompher d'Abd el Kader et réaliser la pacification de l'Algérie,
c'est parce qu'il avait sous ses ordres un grand nombre de généraux
et d'officiers supérieurs connaissant le pays et ses populations
et entraînés à la guerre d'Afrique. Il connaissait la valeur de ses lieutenants et discutait parfois leurs qualités en portant sur eux des jugements que le duc d'Aumale a retenus. Trois d'entre eux étaient à ses yeux au-dessus des autres; La Moricière, Changarnier et Bedeau. |
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CHAPITRE VI
LES LIEUTENANTS DE BUGEAUD La Moricière, Changarnier, Cavaignac, Bedeau --------Si le maréchal
Bugeaud a pu triompher d'Abd el Kader et réaliser la pacification
de l'Algérie, c'est parce qu'il avait sous ses ordres un grand
nombre de généraux et d'officiers supérieurs connaissant
le pays et ses populations et entraînés à la guerre
d'Afrique.
--------Le général de La Moricière a été, avec Bugeaud, le chef le plus populaire de l'armée d'Afrique. Il a même été, dans l'esprit de certains officiers, son rival, parce que ses conceptions sur la direction et l'administration de la colonie étaient différentes. --------Breton d'origine, élève de l'école Polytechnique, jeune officier du génie en 1830, il obtint de participer à l'expédition, rendit maints services avec ses sapeurs, leva le plan d'Alger. Se passionnant pour le pays et sa population, curieux de mieux les connaître, il apprit l'arabe. Lors de la création des zouaves en 1831, il y entra à 24 ans comme capitaine, y connut les périodes difficiles du début, leur donna leur costume, et porta lui-même la chechia rouge qui le fit surnommer par les Indigènes « Bou Chéchia », « l'homme à la chechia ». Malgré son activité physique à la tête de ses hommes, il étudiait le Coran, l'organisation et les murs des Indigènes, le régime de la propriété. Le général Trézel, chef d'état-major du duc de Rovigo, gouverneur en 1833, le chargea des relations avec les Indigènes, en le mettant à la tête d'un « bureau arabe » créé à son cabinet, avec dés interprètes pour l'assister. --------L'idée
dominante de La Moricière était, dès cette époque,
de s'associer avec les Indigènes au lieu de leur faire la guerre,
de chercher à les connaître au lieu de les châtier
à l'aveugle. Il mit sa théorie en pratique en obtenant des
Hadjoutes, tribu avoisinant Alger, de faire garder les postes malsains
de la Mitidja par des guerriers de leur tribu qui furent les premiers
« spahis ». Payant beaucoup
de sa personne, La Moricière allait audacieusement dans les --------La Moricière
reprit le commandement de son bataillon de zouaves, fort diminué
par la désertion, et s'appliqua aussi bien à élever
le moral de ses hommes qu'à entretenir de bonnes relations avec
les indigènes des tribus. Il pénétrait de mieux en
mieux le caractère musulman et comprenait ainsi les erreurs commises. --------La bravoure spontanée de La Moricière se révéla encore en octobre 1835 lorsque, dans un engagement aux environs d'Alger, le jeune commandant sauva la vie du sous-lieutenant Bro, qui, blessé, démonté, abandonné, se défendait seul contre trois Indigènes. --------L'expédition
de Mascara, en novembre-décembre suivants, donna à La Moricière
et à ses zouaves, placés à l'avant-garde, l'occasion
de se faire apprécier de l'armée. Le duc d'Orléans,
qui avait beaucoup entendu parler d'eux, aimait à questionner La
Moricière, déjà célèbre. --------La Moricière fut alors envoyé par Valée, avec 2.000 hommes, commander le camp établi à Coléa, pour rassurer les habitants de cette ville et établir la sécurité dans la grande banlieue d'Alger. Après un long congé en France, de novembre 1838 à juillet 1839, il constata avec joie que les relations avec les Indigènes étaient meilleures : « On arrive enfin à comprendre l'importance qu'il y a à ménager des gens qui, suivant notre conduite, seront des auxiliaires ou des ennemis, mais qui ne peuvent rester neutres dès qu'ils deviennent nos voisins. » Il eut quelques difficultés à maintenir l'existence des zouaves, menacée par le gouverneur lui-même qui ne les voyait pas d'un bon il ; il y parvint, et put même se couvrir à leur tête d'une nouvelle gloire à la Mouzaia. --------Il fallait,
pour aller d'Alger à Médéa, traverser le col de Mouzaia.
Le 12 mai 1840, Abd el Kader le défendait avec ses meilleures troupes.
Comme il n'était pas possible d'aborder ces crêtes de front,
une colonne dirigée par Duvivier ayant avec lui Changarnier tourna
par la gauche et enleva les premiers retranchements; une deuxième
dirigée par La Moricière exécuta son mouvement par
la droite, et fit sa jonction avec la première au col. C'était
encore, pour lui et pour ses zouaves, une belle journée de gloire. --------Le premier soin de La Moricière dans ses nouvelles fonctions fut de s'occuper de la santé de ses hommes; il étendit et améliora leurs casernements, il les dota d'une ceinture de flanelle, d'un petit bidon ou d'une peau de bouc pour transporter de l'eau; il remplaça le col d' ordonnance par une cravate ; il fit découdre les sacs de campement pour permettre, en les réunissant, de dresser des tentes au bivouac. Il organisa, sous les ordres du capitaine Daumas, un service de renseignements en relations constantes avec les Indigènes. --------Il entraîna et aguerrit pendant quelques mois ses troupes dans de petites expéditions aux environs d'Oran ; puis il pensa à réaliser son projet d'occupation de Mascara. Lorsqu'il eut préparé l'expédition avec le plus grand soin, en prenant Mostaganem comme base, Bugeaud vint, en mai 1841, en prendre le commandement, et, après avoir détruit Tagdempt, occupa Mascara, où il laissa une garnison. La Moricière s'occupa activement de l'aménagement de Mascara; il en fit non seulement une garnison saine, mais le centre d'où partaient des colonnes destinées à soumettre les tribus ralliées à Abd el Kader. --------Afin de pouvoir rayonner au loin sans avoir à se ravitailler, La Moricière pourvut ses soldats de petits moulins à bras leur permettant de moudre eux-mêmes leur blé, qu'ils cuisaient ensuite en galettes à la mode arabe; ce blé, ils le trouvaient dans les « silos », sortes de cavernes souterraines dans lesquelles il était enfoui, et dont les indicateurs indigènes faisaient connaître les emplacements ; la viande était fournie par les bufs et les moutons provenant des razzia. Les chaussures étaient remplacées, quand elles étaient usées, par les peaux des bufs de razzia. Disposant de peu de cavaliers, La Moricière les remplaçait par des bataillons d'élite dont les sacs étaient portés sur des mulets. Ses troupes, toujours en route, étaient mieux portantes que si elles avaient végété dans l'oisiveté des camps. --------Dans une campagne d'hiver en 1841, il soumit les tribus des environs immédiats de Mascara, puis, dans une campagne de printemps 1842, il rayonna largement, maintenant dans une alerte perpétuelle les tribus d'Abd el Kader, obtenant la soumission de nombre d'entre elles et les dotant aussitôt d'une organisation administrative. En septembre, il poussa dans le Sahara, jusqu'à Taguin; puis, revenant vers le Nord, il faillit à deux reprises successives s'emparer d'Abd el Kader. --------Dés qu'il avait pacifié, La Moricière cherchait à organiser. Il s'occupa beaucoup des terres domaniales, de la zone civile qu'il entendait développer autour d'Oran, des commissions militaires destinées à administrer les centres de colonisation. Pour tenir le pays, il fonda Tiaret en avril 1843, comblant le vide qui séparait les provinces d'Alger et Oran ; puis, pendant l'été, il fonda Sidi bel Abbés et releva Saïda, postes destinés à servir de points d'appui et de ravitaillement aux colonnes opérant contre Abd el Kader. --------Nommé général de division et revenu à Oran, La Moricière s'appliqua aux questions de défrichement, de conduite et de distribution des eaux, de routes; il sut associer, pour tous les grands travaux tels que les barrages, la main-d'uvre des tribus à celle de l'armée. --------Inquiété par les incursions que les partisans de l'Émir, réfugié aux confins du Maroc, faisaient sur le territoire algérien, il fut obligé de fonder deux postes à l'ouest et au sud de Tlemcen : Lalla-Maghrnia et Sebdou. Les hostilités avec le Maroc s'étant ouvertes, la bataille de l'Isly lui valut de nouveaux lauriers. Il eut ensuite à deux reprises l'intérim du gouvernement de l'Algérie, en 1844 et en 1845, pendant les séjours de Bugeaud en France. --------Lorsqu'en l'absence du Maréchal éclata l'insurrection de septembre 1845, marquée à son début par la catastrophe de Sidi-Brahim, La Moricière se trouva en face d'une situation grave, à laquelle il sut parer par des mesures immédiates. Il partit d'Alger avec des renforts pour l'ouest, rejoignit Cavaignac, accula une partie des populations révoltées à la mer, et se montra généreux en leur accordant l'aman. --------Amèrement
critiqué par Bugeaud, qui lui reprochait d'avoir fondé trop
de postes, il continua néanmoins à faire de son mieux pour
coopérer, avec son chef, aux opérations de poursuite menées
contre Abd el Kader ; il eut toutefois des discussions fréquentes
avec lui, aussi bien pour ne pas évacuer des postes qui lui paraissaient
indispensables, comme Sidi bel Abbés et Aïn Temouchent, que
pour ne pas imposer aux troupes des efforts disproportionnés aux
résultats possibles. --------La Moricière avait longuement étudié l'histoire de l'Afrique romaine, celle des colonies françaises, les murs et la religion des populations musulmanes. Dans ses projets, qui étaient le fruit de ces laborieuses études, il envisageait la marche progressive des villages français de la côte vers le Sud, les moyens d'entente avec les populations indigènes, en un mot la constitution d'une colonie riche et productive. Mais il était désolé de constater combien toutes ces questions étaient peu comprises par les Chambres : « Quel déplorable spectacle, écrivait-il, que celui d'hommes aussi ignorants, aussi faibles, aussi peu gens d'affaires, discutant de semblables questions, de pareils intérêts ! » Pour pouvoir faire triompher plus aisément ses idées, il alla en 1846 se faire élire député dans la Sarthe. --------En même temps, il mettait son système en pratique dans le « triangle de colonisation » s'étendant entre Oran, Mostaganem et Saint-Denis du Sig; après avoir dressé une carte complète et détaillée de la situation si compliquée de la propriété indigène, de manière à ne léser personne, il accordait des concessions provisoires aux émigrants attirés en Afrique par sa réputation. --------Le général de division, transformé en capitaine d'industrie et en député, écrivait à un ami en mai 1846 : « Tant que nous n'avons eu ici que la guerre à faire, je me suis renfermé dans les devoirs simples de ma profession, j'ai fait mon chemin le sabre au poing et les éperons au ventre de mon cheval » ; mais il s'était désormais tracé un autre devoir, celui de faire progresser la colonisation. --------Venu à
Paris pour se marier, au printemps de 1847, La Moricière put détruire
à la Chambre nombre de fausses conceptions, montrer que la tribu
ne pouvait se transformer soudainement, que l'assimilation des Indigènes
était pour longtemps impossible, et répandre ses idées
sur la colonisation. --------Il s'ingéniait en même temps à aider les colons européens désireux de s'établir, leur fournissant des bufs, des truies, de la semence, favorisant le défrichement et l'irrigation. Il avait à vaincre les résistances de la bureaucratie, car l'ordonnance du 4 décembre 1846 relative aux grandes concessions avait hérissé ces opérations de difficultés, comme pour décourager les capitaux désireux de s'employer. --------Quoique s'occupant avec ardeur du développement de la colonisation, La Moricière ne perdait pas de vue la surveillance d'Abd el Kader, réfugié au Maroc. Au mois de décembre 1847, il avait fermé tous les passages, alors que l'Émir pourchassé par les Marocains avec sa « deïra » encombrée de femmes, d'enfants et de blessés, était aux abois. Dans la nuit du 21 au 22 décembre, Abd el Kader découragé, résigné à « la volonté de Dieu », remit à un lieutenant de spahis une feuille de papier sur laquelle il apposa son cachet; La Moricière, qui reçut cet envoi à cheval dans la nuit, lui envoya en retour son sabre et le cachet du commandant Bazaine. Ce premier échange fut confirmé, dans le courant de la journée, par une lettre d'Abd el Kader, à laquelle La Moricière répondit par une promesse écrite d'aman. L'Émir vint se rendre avec ses fidèles dans la journée du 23, au lieu même de sa plus retentissante victoire, à Sidi Brahim, où il trouva le colonel de Montauban ; il renouvela sa soumission à La Moricière, qui arriva bientôt accompagné de Cavaignac, et poursuivit avec eux sa route sur Nemours. --------La gloire d'avoir participé à cet événement d'une immense portée était bien due au chef qui avait dirigé tant d'expéditions destinées à obtenir la pacification du pays, à l'administrateur qui avait prodigué tant d'efforts pour réaliser sa colonisation, et qui, quelques semaines plus tard, partait pour la France, sa carrière africaine définitivement close.
--------Le brave Africain que fut Changarnier était étudiant en droit lorsqu'il était entré aux gardes du corps du Roi en 1815, avec rang de lieutenant ; rien n'indiquait chez ce jeune homme de petite taille, blond, rose, de tenue très soignée, qu'il dût devenir un rude soldat. Capitaine au 2e léger en 1830, il prit part à l'expédition d'Alger à la tête d'une compagnie; il revint avec elle à Perpignan et se fit distinguer entre tous par son général de division, Castellane, qui s'y connaissait en hommes, et qui le notait : « Fait pour commander aux autres. » --------Parti avec son bataillon pour la province d'Oran en novembre 1835, il le commanda par intérim à l'expédition de Mascara ; il se conduisit brillamment à l'avant-garde de la brigade Oudinot, à l'engagement de Sidi Embarek, puis se fit remarquer au retour par son endurance sous les pluies abondantes et pendant les nuits passées debout dans la boue. --------Nommé
chef de bataillon à la suite de cette campagne, il confirma sa
réputation naissante par sa conduite à la première
expédition de Constantine en 1836, dans la division Trézel.
Ce fut surtout pendant la retraite qu'il eut l'occasion de montrer sa
vaillance, son énergie et son sang-froid. Alors qu'un certain désordre
se produisait dans la plupart des corps, Changarnier forma avec son bataillon
l'arrière-garde de la colonne. La cavalerie ennemie se précipitant
sur lui, il arrêta son bataillon, et s'écria d'une voix forte:
« Soldats du 2e léger, regardez ces gens-là en face
: ils sont six mille et vous êtes trois cents. Vous voyez que la
partie est égale. » Puis il fit former le carré, --------Au début de 1837, Changarnier fut convoqué à Paris par le ministre de la Guerre; en arrivant à Marseille, il apprit qu'il était nommé lieutenant-colonel au 2e léger. Lorsqu'il revint en Algérie après son congé, il séjourna dans les camps des environs d'Alger, jusqu'au moment où il participa en 1839, au lendemain de sa nomination de colonel du régiment, à l'expédition des Portes de Fer. --------La reprise de la guerre par Abd el Kader à la fin de 1839 donna au maréchal Valée l'occasion d'utiliser Changarnier : il l'installa à Boufarik afin d'y assurer la marche des convois destinés à ravitailler la garnison de Blida. Chaque convoi donnait lieu à des engagements : celui du 31 décembre, que Valée vint diriger lui-même, fut marqué par une magnifique charge du 2è léger dirigée par Changarnier. Valée décida alors dé le laisser au camp de Blida, d'où il infligea aux ennemis qui le bloquaient une si sévère leçon le 29 janvier 1840, qu'il eut ensuite la paix durant plusieurs semaines. --------Le 2e léger était la preuve vivante des résultats que peut obtenir l'action personnelle d'un chef de corps; il se distinguait entre tous les régiments par son instruction, sa discipline, son entrain, son moral, sa gaieté. Le colonel Changarnier, par l'exemple constant qu'il donnait, par la bienveillance avec laquelle il traitait ses subordonnés, par la sévérité dont il usait avec les mauvais sujets, par l'habileté avec laquelle il développait les sentiments d'honneur, de patriotisme, de camaraderie, de dévouement, avait acquis la confiance et l'affection de son régiment, et pouvait lui demander n'importe quel effort. --------Lorsque, au printemps de 1840, une colonne destinée à occuper Médéa et Miliana fut constituée par Valée, Changarnier fut avec son régiment le héros de la journée en plusieurs circonstances. Au Tenia de Mouzaïa, le 12 mai, il escalada les retranchements établis par les troupes d'Abd el Kader, enleva la redoute qui défendait la position et y fit flotter son drapeau, tandis que le clairon sonnait la marche célèbre du 2è léger. Son régiment eut les quatre cinquièmes des pertes de la journée, et presque toute la gloire. --------Médéa
ayant été occupée le 17 mai, puis Miliana le 8 juin,
il fallut ravitailler leurs garnisons. Changarnier joua, dans dans ces
opérations difficiles, le premier rôle. Dés le 21
juin, il était nommé maréchal de camp, après
dix mois de grade de colonel seulement, sans que nul de ses camarades
ne critiquât ce superbe avancement. Il reçut le commandement
de la subdivision de Blida. Ce fut lui qui ravitailla Médéa
le 28 août; lui encore qui surprit le lieutenant d'Abd el Kader,
Ben Salem, venu assiéger un petit poste laissé dans une
tour au camp supprimé de Kara-Mustapha ; lui enfin qui ravitailla
le 4 octobre Miliana, où 800 hommes sur 1.200 étaient morts
de maladies et de privations. --------Changarnier
avait d'ailleurs la modestie de reporter sur les troupes qu'il formait
à son image le mérite de sa réussite, et s'exprimait
à leur sujet, dans son rapport de fin d'année, dans les
termes suivants : « Intelligentes et disciplinées,
avides de périls et d'honneur, commandées par des hommes
désintéressés de tout, sauf de la Patrie et de la
gloire, nos troupes ont atteint le plus haut degré de perfection
qu'une noble nation puisse souhaiter à son armée. » --------Bugeaud commença immédiatement à agir avec ses colonnes, destinées non plus seulement à ravitailler les postes, mais aussi à inquiéter l'ennemi par des mouvements offensifs. Le 2 avril, au Tenia de Mouzaïa, Changarnier reçut à l'omoplate une balle qui lui fit une blessure assez grave. Tandis que le chirurgien le pansait : « Pressezvous, lui disait-il, j'ai des ordres à donner » ; et, le bras en écharpe, il se remit en selle ! A peine rétabli, à la fin du mois, il reçut le commandement d'une brigade dans l'expédition de Miliana. Il prit part en mai aux expéditions du général Baraguey-d'Hilliers, qui eurent pour objet de détruire les villes de l'Émir, Boghar et Taza. --------La guerre avait pris une forme nouvelle, contre des adversaires qui adoptaient comme moyen de défense de se dérober : elle s'exécutait sous la forme de razzia, suivant les instructions de Bugeaud. Changarnier y excella, ménageant ses troupes sauf le cas de nécessité absolue, protégeant efficacement les tribus qui se soumettaient, poursuivant impitoyablement les autres. --------Bugeaud lui écrivait le 24 juin 1842 : « On n'a réellement pas le temps d'apprendre le nom de toutes les tribus qui viennent à vous. Poursuivez cette belle volage qu'on nomme la Fortune... Modifiez, comme vous l'entendez, les instructions que je vous ai données. Il me tarde de connaître la suite des résultats brillants que vous avez obtenus." Quelques jours plus tard, Changarnier tombait par surprise, dans la vallée du Chélif, sur des tribus en fuite, et leur enlevait 3.000 prisonniers, 1.800 chevaux et d'immenses troupeaux, méritant par cette affaire ces lignes de Bugeaud : « Je suis transporté de joie, c'est admirable. » --------La mission qui fut confiée à Changarnier pour l'automne 1842 était plus difficile. Il devait descendre le Chélif jusqu'à l'oued Fodda, et aborder les montagnes tourmentées de l'Ouarensenis, tandis qu'une colonne partie de Cherchell tendrait à se joindre à lui. Il remplit assez aisément une partie de sa mission; mais environné, dans la vallée même de l'oued Fodda, par des milliers d'assaillants, il livra le 19 septembre un combat rempli d'épisodes tragiques, où sa colonne eût pu être anéantie. Il ne perdit pas un moment son sang-froid ni son assurance, et donna ses ordres avec le coup d'il qui était une de ses plus grandes qualités. Sorti de cette dangereuse situation au prix de pertes cruelles en officiers et en hommes, il termina néanmoins l'opération par une razzia sur les tribus même qui avaient tenté de l'accabler. L'effet produit par cette campagne aida puissamment au succès des trois colonnes convergentes, dont l'une commandée par Changarnier, qui opérèrent dans Ouarensenis à la fin de l'année. --------Les rapports entre Bugeaud et Changarnier se tendirent dans les premiers mois de 1843. Bugeaud était-il dépité de voir la presse le critiquer âprement et distribuer des louanges à ses lieutenants ? Changarnier estimait-il que le gouverneur ne reconnaissait plus suffisamment le succès de ses efforts pour amener la pacification des tribus ? II n'y avait là sans doute qu'un malentendu entre deux caractères fort différents, Bugeaud ayant eu des vivacités de langage ou de plume que la fierté et la susceptibilité de son subordonné n'avaient pas supportées. En tous cas, Changarnier n'eut pas à se plaindre de son avancement, car arrivé en Afrique six ans et demi auparavant comme capitaine, il fut nommé lieutenant-général le 9 avril. --------Commandant la division de Titteri et Miliana, il eut sous ses ordres le duc d'Aumale, qui alla surprendre la Smala, pendant que lui-même pacifiait les montagnes de l'Ouarensenis par des colonnes successives. Mais ses rapports avec Bugeaud ne s'améliorant pas, il dut rentrer en France. --------Changarnier remplit pendant quatre ans, d'août 1843 à septembre 1847, des fonctions d'inspecteur d'infanterie, menant une vie bien différente de celle qu'il avait menée en Afrique, et briguant même un siège de député que les électeurs ne lui donnèrent pas. Lorsque, après le retour en France de Bugeaud, le duc d'Aumale lui offrit de servir en Algérie sous ses ordres, il accepta avec empressement; il prit le commandement de la division d'Alger, tandis que La Moricière commandait la division d'Oran, Bedeau celle de Constantine, et que le général Cavaignac conservait la subdivision de Tlemcen. --------Abd el Kader
s'était à peine rendu depuis quelques semaines, que la Révolution
de 1848 vint bouleverser cet état de choses. Tandis que le duc
d'Aumale s'embarquait pour l'exil, Changarnier prenait l'intérim
du gouvernement général, pour lequel le général
Cavaignac était désigné. Appelé à Paris,
« les circonstances firent malheureusement
de lui, comme il l'écrivit plus tard, un personnage politique ».
-------Fils d'un conventionnel exilé par la Restauration, Eugène Cavaignac était entré à Polytechnique en 1820 et en était sorti dans l'arme du génie. Il était profondément imbu d'idées républicaines, qu'il ne cachait pas, et fit même à Metz, comme capitaine en 1831, de la propagande pour elles, ce qui lui valut d'être l'objet de rapports défavorables au ministre de la Guerre. Envoyé en Algérie en 1832, il dirigea des travaux de son arme, en particulier des constructions de routes, au milieu des difficultés et des dangers de cette période. --------Le capitaine Cavaignac accompagna Clauzel dans son expédition sur Tlemcen en 1836. Lorsque le maréchal décida d'y laisser une garnison pour aider les Koulouglis à défendre le Méchouar (la citadelle), et qu'il forma à cet effet un bataillon de 500 volontaires, ce fut le capitaine Cavaignac qui en reçut le commandement avec le titre de chef de bataillon provisoire. Il eut comme premier soin de perfectionner l'organisation militaire des 600 à 700 Koulouglis qui se trouvaient avec lui et de compléter les fortifications de leur quartier. Privé de communications avec. Oran depuis le départ de Clauzel le 7 février, attaqué par les tribus des environs, il s'appliqua à maintenir et à élever le moral de ses hommes et leur montra l'exemple et l'endurance jusqu'au moment où il fut délivré par Bugeaud le 24 juin. --------Bugeaud laissa à Cavaignac 300 éclopés, lui prit 200 de ses volontaires et 300 Koulouglis, réalisa la jonction avec la mer, remporta la victoire de Sikkak, et lui ramena un convoi de ravitaillement. Mais, dès qu'il se fût éloigné, le blocus recommença. Cavaignac dut partager ses approvisionnements avec ses protégés indigènes, si bien qu'il fut obligé de fabriquer du pain avec de l'orge et du son, de distribuer seulement la demi-ration, et de se procurer de la viande par des razzia aux environs. Le 28 novembre, un convoi venu d'Oran avec le général Létang soulagea la détresse de la petite garnison, et put emmener une partie des Indigènes qui lui étaient à charge. Mais le blocus reprit ensuite, et fit subir aux assiégés des privations et des souffrances plus fortes que jamais : Cavaignac, stoïque et amaigri, donnait l'exemple à ses hommes, qui n'osaient se plaindre en voyant ce que supportait leur chef. --------Un convoi amené par des Indigènes par suite d'un accord entre le général de Brossard et Abd el Kader, parvint à Tlemcen au début d'avril 1837 : Cavaignac en distribua un tiers aux Indigènes, et vécut sur les deux autres tiers jusqu'à ce que, le 20 mai, Bugeaud reparût, à la tête de forces importantes. --------Tant d'énergie et d'endurance furent malheureusement sans profit. Par le traité de la Tafna, que Bugeaud conclut avec Abd el Kader le 30 mai 1837, Tlemcen fut cédée à l'Émir. Cavaignac et ses volontaires évacuèrent le Mechouar; leurs alliés les Koulouglis, abandonnés par le traité, les suivirent en partie, avec ce qu'ils purent emporter de leurs biens... --------Cavaignac,
dont la santé était ébranlée par les privations
subies à Tlemcen, alla se reposer quelque temps en France, et y
réunit, dans ses Notes sur la Régence d'Alger, le fruit
de ses études et de ses réflexions depuis six ans. Il soulevait
dans ces pages les grands problèmes algériens qui ont attiré
depuis lors et qui attirent encore l'attention de tous les penseurs. Il
plaçait au premier rang de ses préoccupations le sort de
la population indigène : « Ce qu'il faut à cette population,
écrivait-il, c'est le repos, la protection, la liberté,
telle qu'elle peut la comprendre, la justice surtout, telle que tous les
hommes la comprennent. C'est à la France de faire prévaloir
tous ces principes d'une application nouvelle chez les Arabes... »
Il estimait que la protection accordée aux Indigènes amènerait
la sécurité, grâce à laquelle ils pourraient
cultiver leurs terres : « La guerre, écrivait-il, ne doit
pas être notre but; elle ne peut être que l'appui d'une politique
pacifique et protectrice du travail. » Cette guerre, il la voulait
« immédiate, plus prompte que meurtrière »,
afin de soumettre les Indigènes et de leur permettre ensuite de
participer aux bienfaits de la civilisation. --------Le plan d'occupation qu'exposait le jeune officier dans son ouvrage, consistait à éviter les campagnes répressives sans résultat pratique. A quoi pouvait servir d'aller dans une tribu pour l'abandonner ensuite? Si la tribu se soumettait aux Français, elle était certaine d'être châtiée rudement par Abd el Kader, puisqu'elle était laissée sans défense; si elle ne se soumettait pas, elle était dévastée et ruinée par les Français, par suite rendue hostile pour longtemps... Cavaignac était d'avis de constituer un large front, en arrière duquel les tribus seraient protégées et organisées; ces tribus, si elles étaient certaines d'avoir la sécurité, n'émigreraient pas, et fourniraient même aux troupes leurs moyens de subsistance. --------Comme les
colonnes ne s'éloigneraient pas beaucoup du front choisi, elles
n'auraient plus besoin de s'encombrer d'approvisionnements, de surcharger
les hommes; elles deviendraient ainsi plus mobiles, condition essentielle
de leur succès. Pour réaliser mieux encore cette mobilité,
Cavaignac proposait de les doter largement en cavalerie, ce qui leur permettrait
au moment opportun d'atteindre l'ennemi. --------La reprise des hostilités avec Abd el Kader ayant amené l'occupation de Cherchell, Cavaignac fut chargé d'occuper avec son bataillon cette ville, que les habitants avaient évacuée à l'approche des Français. C'était à nouveau une pénible tâche, analogue à celle de Tlemcen, mais que Cavaignac, grâce à son admirable esprit de devoir, remplit avec la même abnégation et le même courage. --------Assailli sans répit par une nuée d'Indigènes, du 21 avril au 3 mai, il fut blessé d'une balle à la cuisse le 29 avril, mais ne quitta pas un moment son commandement, animant ses hommes par sa magnifique attitude, montrant tour à tour, suivant les circonstances, son audace et sa prudence, et conservant dans les circonstances les plus critiques un incomparable sang-froid; il fut à deux reprises, le 30 avril et le 2 mai, obligé de repousser à la baïonnette les assaillants, qui le 3 mai se retirèrent découragés. --------Nommé lieutenant-colonel à la suite de ce beau fait d'armes, Cavaignac reçut le commandement du 3e bataillon de zouaves, dont l'organisation avait été décidée, et dont les premiers éléments furent fournis par ses volontaires de Tlemcen. C'était un commandement qui convenait parfaitement à cet officier d'élite, aussi ferme que brave, aussi digne que familier. --------Chargé d'occuper et d'organiser Médéa, il se distingua en novembre et décembre 1840, exécutant des sorties contre les tribus soumises à Abd el Kader, et allant même, en janvier 1841, avec 500 hommes, razzier une tribu que protégeaient les soldats réguliers de l'Émir. --------En transmettant au Ministre le rapport, toujours modeste, de Cavaignac sur cette affaire, le général Schramm gouverneur général par intérim, ajoutait : « Cet officier supérieur, éminemment distingué et capable, est digne à tous égards de votre intérêt et appelé à rendre de nouveaux et éclatants services dans les nouveaux grades que vous voudrez bien lui faire conférer n. Mais les grades étaient plus difficiles à conquérir pour lui que pour d'autres, en raison de ses opinions politiques. Cavaignac, qui s'en rendait compte, continuait néanmoins à accomplir stoïquement son devoir, faisant exécuter, malgré les rigueurs de l'hiver, les travaux d'installation de Médéa de manière à en faire un poste sain, agréable, et bien pourvu de produits agricoles. --------L'arrivée de Bugeaud en février 1841 fut bientôt suivie d'opérations auxquelles Cavaignac prit une part brillante, en avril dans la province d'Alger, en mai dans celle d'Oran. Promu colonel en août, il remplaça à la tête des zouaves La Moricière, nommé lui-même maréchal-decamp, et les commanda aux dures expéditions de 1842 et au début de 1843, recevant souvent la mission difficile de former l'arrière-garde. --------Pour tenir le pays, au moyen du réseau de grands postes qu'il avait imaginé, Bugeaud décida au mois d'avril 1843 d'aller occuper Ténès sur la mer et de fonder un camp permanent entre Miliana et Mostaganem, dans la vallée du Chélif, en un point appelé El Asnam. Il espérait de cette façon tenir une région qui avait jusque là échappé à son autorité. Cavaignac reçut la mission, tout en surveillant le pays, de faire sortir de terre, à El Asnam, le poste qui reçut ensuite, le nom d'Orléansville. Il réalisa cette uvre d'une manière aussi rapide que complète, construisant un pont sur le Chélif, une route allant à Ténès, une autre route se dirigeant d'une part sur Miliana, d'autre part sur Mostaganem, des casernes, des magasins, des fortifications, des maisons. Les colons vinrent s'établir dans le nouveau centre, les Indigènes approvisionnèrent son marché. --------Sa subdivision d'Orléansville comprit deux cercles; celui d'Orléansville où s'établirent 500 Européens, et celui de Ténès, où 1.000 s'établirent. Cavaignac qui, avec les 2.500 hommes sous ses ordres, avait à réaliser nombre de travaux, parvint en outre à aider considérablement ces colons pour leur établissement; il fit, dans les deux postes, défricher des terrains, créer des pépinières, bâtir des maisons et des fermes, canaliser les ruisseaux, si bien qu'il transforma rapidement les camps en petite ville. Il organisa l'administration des Indigènes avec des fonctionnaires musulmans investis par ses soins; il détermina avec soin les impôts à exiger; il fit distribuer des vivres et des semences aux tribus qu'il avait été obligé de razzier pour les soumettre, il montra une fermeté constante, mais une justice impartiale. Il obtint par cette sage administration, une sécurité presque complète de la région et réalisa une collaboration fructueuse entre les éléments européens et indigènes; les impôts rentrèrent au delà des espoirs permis et la production agricole s'accrut dans des proportions importantes. --------Le grade de maréchal de camp qui vint récompenser en septembre 1844 les mérites de Cavaignac l'amena en octobre au commandement de la subdivision de Tlemcen. Le général Bedeau avait rétabli la paix et la prospérité dans cette ville rendue jadis à Abd el Kader par le traité de la Tafna. Mais l'Émir, réfugié au Maroc, intriguait toujours, quoique mis hors la loi par le traité avec le Maroc. --------Cavaignac entreprit, pendant l'été de 1845, de pacifier le pourtour de sa subdivision, en frappant les tribus insoumises du Sud, dans la région des Chotts, et en surveillant la frontière du Maroc par où on pouvait craindre des incursions d'Abd el Kader. --------Comme en septembre une certaine agitation se manifestait dans les montagnes des Trara, il s'y porta avec une colonne et attaqua les révoltés; il constata chez eux un acharnement extrême, les battit, et n'obtint cependant aucune soumission. Étonné de cette anomalie, il en connut bientôt la raison : Abd el Kader avait franchi la frontière marocaine et venait d'anéantir à peu près complètement le 23 septembre, près de Sidi Brahim, le détachement avec lequel le lieutenant-colonel de Montagnac avait tenté de l'arrêter (1). On comprend quelle immense impression un tel événement avait produit dans les tribus. L'insurrection se généralisait. --------Cavaignac se hâta d'aller couvrir Tlemcen, et de rallier à lui les petites colonnes de sa subdivision. Cependant, un détachement de 200 hommes envoyé pour défendre le poste d'Aïn Temouchent fut surpris le 27 septembre en cours de route et se rendit sans combat! Ce nouveau succès de l'Émir contribua à attiser l'incendie. Les tribus du sud de Tlemcen se révoltèrent et assassinèrent, le 1er octobre, deux officiers attirés dans un guet-apens... --------Abd el Kader
faisait le vide dans le pays, forçant les tribus à émigrer
au Maroc auprès de sa « deira ».
Cavaignac décida de barrer la route à ce mouvement : il
alla occuper le col de Bab Taza, qui domine la région, et y fut
rejoint par La Moricière, accouru en hâte d'Alger avec des
renforts. Leurs forces réunies attaquèrent alors le 13 septembre
en trois colonnes les Trara révoltés, qui tenaient le col
d'Aïn Kebira, défendant l'accès de leurs montagnes.
Cavaignac commanda la colonne qui avait la mission la plus difficile;
il gravit avec elle des pentes escarpées, sous la fusillade des
Kabyles, et enleva brillamment la position, décidant du succès
de la journée, tandis qu'Abd el Kader abandonnait les populations
qu'il avait compromises. Ces populations, entassées dans un pâté
montagneux, furent acculées à la mer par un nouveau combat
où Cavaignac joua encore le principal rôle; elles étaient
à la merci de La Moricière, qui, voulant être généreux,
leur fit grâce. --------Au mois
de mars 1846, c'est dans le sud qu'il opéra, malgré la pluie
et la neige, ramenant des Hauts-Plateaux à Tlemcen plusieurs milliers
de têtes de bétail enlevées aux tribus insoumises.
Cependant l'un des agitateurs, Sidi et Fadel, qui se prétendait
le Christ ressuscité, avait groupé autour de lui différentes
fractions de tribus, et les avait fanatisées; il vint audacieusement
se mesurer à lui à quelques kilomètres de Tlemcen,
et fut taillé en pièces. Cavaignac alla ensuite, au mois
de juin, punir les tribus de la frontière qui étaient venues
renforcer les contingents d'Abd el Kader lors du combat de Sidi Brahim,
et qui avaient emporté dans leurs douars les dépouilles
des soldats français; il accula à la mer quelques centaines
de leurs combattants, et vengea ses frères d'armes tombés
neuf mois auparavant. --------Nommé en janvier 1848 commandant par intérim de la division d'Oran, pendant que La Moricière allait prendre part aux travaux parlementaires, il s'y trouvait lorsque la Révolution de 1848 fit proclamer la République. Il fut aussitôt nommé, le 25 février, gouverneur général de l'Algérie, et promu général de division le 28 février. C'était une revanche soudaine et complète contre l'ostracisme qu'il avait parfois éprouvé en raison de ses opinions républicaines. Il devait peu de semaines après, accepter le ministère de la Guerre, exercer en juin la dictature, devenir président du Conseil avec pouvoir exécutif, et se retirer après l'élection de Louis Napoléon contre lui à la Présidence de la République, le 10 décembre. Il était devenu un homme politique. --------Cavaignac, ainsi jeté dans les luttes des partis au cours de cette seconde partie de sa vie, sut conserver l'estime de tous. Ses ennemis eux-mêmes ont été impressionnés par sa probité, sa fierté, son mysticisme patriotique, son abnégation, son esprit de sacrifice, toutes vertus que rendait d'ailleurs assez bien l'expression profonde de son visage amaigri et mélancolique. Aucun chef n'a plus honoré l'armée d'Afrique par la droiture de sa vie et l'élévation de ses sentiments.
-------Bedeau n'est resté en Afrique que dix ans, de 1837 à 1847, et il a cependant joué un rôle important. --------Sorti de Saint-Cyr en 1820, il fut chargé, en 1836, de former un bataillon de légion étrangère à Pau, pour remplacer ceux que Louis-Philippe avait fait passer au service de la reine Isabelle d'Espagne contre les Carlistes, et partit avec lui pour l'Afrique en 1837; il vit le nombre des engagés s'accroître dans de telles proportions que la formation d'un 2e bataillon fut décidée en août. Sa courageuse conduite au siège de Constantine,. où il fut cité à l'ordre, lui valut le grade de lieutenant-colonel de la légion. Ses qualités militaires et une nouvelle citation en juillet 1839, dans les affaires de Djidjelli et de Bougie, le firent nommer colonel en décembre. --------Placé à la tête du 17e léger, il servit brillamment en 1840 et 1841 sous les ordres du général Duvivier; il fit particulièrement preuve de sang-froid en 1841, lorsque l'arrièregarde de la colonne fut attaquée au débouché des montagnes, lors du ravitaillement de Médéa, et il repoussa l'ennemi en lui infligeant des pertes sérieuses. Déjà colonel et officier de la Légion d'honneur, à 36 ans, il fut proposé pour maréchal-de-camp ; il ne put pas être nommé de suite, n'ayant pas les 18 mois de ;grade exigés par la loi; mais, s'étant fait encore remarquer dans une expédition pour le ravitaillement de Médéa et Miliana, il fut promu général en mai 1841, avant d'avoir 38 ans. --------Les commandements
successifs que reçut alors Bedeau contribuèrent à
affermir rapidement sa réputation. Il eut non seulement le commandement
d'une colonne mobile de la division d'Oran, constituée à Mostaganem, mais aussi 1e commandement supérieur de la zone maritime de la province. De Mostaganem, il étendit son rayon d'action de manière à recouper celui de La Moricière qui était à Mascara, et réussit en janvier 1842 à porter 100.000 rations à son camarade. --------Lorsque Bugeaud eut réoccupé Tlemcen en février 1842. Il y fit venir Bedeau, en raison de l'importance de cette place. Abd el Kader s'était en effet établi dans le voisinage, soulevant les tribus de la région. A la tête d'une colonne dans laquelle figuraient le général Mustapha ben Ismaël et ses Douairs, Bedeau se porta successivement dans diverses directions, châtiant les tribus qui avaient accueilli Abd el Kader, poursuivant l'Émir lui-même, et infligeant des pertes à ses contingents. Comme la zone de Nedroma restait particulièrement troublée, il parvint à en organiser la défense avec l'aide de fractions indigènes ralliées, Abd el Kader lassé se retira alors dans le Sud. --------Bedeau profita de la tranquillité qui suivit ce départ pour organiser la région, et pour régler, par une entrevue avec le caïd marocain d'Oudjda, les petits incidents de la frontière. Il conquit rapidement auprès des Indigènes une véritable popularité. L'un des grands chefs de la région écrivait à Bugeaud : « Dans tout le pays de France et dans tout notre pays, personne ne peut être comparé au général Bedeau. Cet homme excelle par sa raison sa sagesse et sa sagacité dans toutes les circonstances; il sait se rendre agréable à tout le monde. Tout le monde est attiré vers lui et tous sont revenus a lui à cause de son amitié sincère et de sa générosité sans égale. Voilà un homme qui travaille dans vos intérêts et dans les nôtres. » --------Bugeaud, qui constatait les excellents résultats obtenus, demanda pour lui la cravate de commandeur, en écrivant au Ministre : « Vous savez les services qu'il a rendus dans la province d'Oran, les beaux combats qu'il a livrés, la sagesse et la résolution qu'il a montrées en toute occasion. Je le regarde comme l'une des grandes espérances de l'armée. On trouve peu de têtes aussi bien organisées ». --------Pour mener à bonne fin son uvre de pacification, Bedeau parcourait avec une colonne toutes les parties de sa circonscription. Déjouant les manuvres hostiles, châtiant énergiquement les coupables, accueillant avec bienveillance les incertains. Il montra le même esprit de conciliation avec les Marocains. Sa colonne ayant été attaquée en mars 1843, par les gens du caïd d'Oudjda accompagnés de partisans d'Abd el Kader, il riposta, mais sans poursuivre ses agresseurs; il se borna à écrire au caïd d'Oudjda, à qui il fit reconnaître, au cours d'une entrevue, les torts de ses administrés. Il fut cependant obligé d'user de rigueur contre quelques tribus qui refusaient de reconnaître son autorité. --------En 1844, Abd el Kader s'étant établi près de la frontière marocaine, Bedeau dut créer au sud de Tlemcen le poste de Sebdou, La Moricière, qui commandait à Oran, obtint de Bugeaud la création de Lalla-Maghrnia à l'ouest, et s'y porta : les travaux d'installation du poste commencèrent dès les premiers jours de mai. Aussitôt les Marocains s'émurent ; la Guerre Sainte fut prêchée ; le chef marocain El Guenaoui ayant mis les Français en demeure d'évacuer Lalla Maghrnia, La Moricière répondit par un refus. Les Marocains attaquèrent le 30 mai le camp français à Sidi Aziz, et furent vigoureusement repoussés. Bugeaud, accouru le 12 juin avec des renforts, proposa à El Guenaoui une entrevue avec Bedeau. --------Pendant
que Bedeau et El Guenaoui, respectivement suivis à quelque distance
en arrière des troupes d'appui, discutaient entre eux, les Marocains
ne purent s'empêcher de « faire parler la poudre »,
et tirèrent sur les troupes françaises, celles-ci faisant
preuve d'une extrême modération, ne ripostèrent pas,
évitant une issue tragique à l'entrevue. Bedeau conserva
une ferme contenance, en face d'El Guenaoui qui prétendait imposer
la Tafna comme frontière d'Algérie; Guenaoui se sépara
de lui en lui disant : « C'est la guerre ». En effet, dès
que Bedeau eût rejoint La Moricière et qu'ils eurent repris
la direction de leur camp, ils furent attaqués par des cavaliers
indigènes. --------Le commandement de la province de Constantine, que Bedeau reçut en octobre 1844, quelques semaines après son grade de lieutenant-général, lui permit de donner la mesure, dans une région plus calme, de ses grandes qualités de colonisateur et d'administrateur. Dès son arrivée à Constantine, il s'occupa des travaux de routes, de l'état sanitaire des postes, de la propreté de la ville, de la sécurité des tribus et des convois. Il chercha à améliorer les relations avec les Indigènes, rédigeant un rapport spécial relatif à la constitution et à la protection de la propriété indigène. --------Il se trouvait
en congé à Paris en octobre 1845, lorsque la nouvelle du
désastre de Sidi Brahim le fit rappeler; il prit le commandement
de la colonne de Médéa destinée à assurer
le calme dans la province d'Alger. --------Bedeau voulait « une population européenne nombreuse, active, industrielle », et, pour l'attirer, désirait avant tout établir la sécurité. Il n'était nullement, pour cela, hostile aux Indigènes et ne voulait pas leur imposer « une domination violente » ; il désirait, au contraire, en respectant leurs usages, leurs murs, leur religion, leur amour-propre, « modérer le froissement primitif que la puissance étrangère apporte avec elle partout où elle s'établit » ; il entendait leur procurer progressivement du bien-être, et faire d'eux non des ennemis, mais des associés. « Je crois, concluait-il, à la possibilité de l'association des intérêts européens et indigènes : le premier prospérant par la supériorité de son industrie; le second bénéficiant par le prix de revient économique de ses productions perfectionnées ». --------Bugeaud
ayant résigné ses fonctions de gouverneur général
en 1847, Bedeau exerça pendant quelque temps l'intérim jusqu'à
l'arrivée du duc d'Aumale ; puis, après avoir repris en
octobre le commandement de la province de Constantine, il obtint un congé
pour la France à la fin de novembre. Il se trouvait à Paris
lorsque la Révolution de février 1848 éclata. Il
devint dès lors, comme plusieurs de ses camarades, un homme politique.
Exilé en 1852 par Louis-Napoléon, il ne revint en France
qu'en 1859 et mourut en 1863. (1)Voir: Sidi-Brahim, par le Général Paul Azan, Paris, librairie Lavauzelle, 1930 |