CHAPITRE
6
-------Aussitôt
nanti des pouvoirs étendus que lui donnait, dans le sud, la loi
de 1902, le Gouverneur général de l'Algérie qui était
à ce moment là M. Jonnart, donna une impulsion nouvelle
à la pénétration saharienne. Aux intrigues plus ou
moins avouées qui, au su de chacun, avaient occasionné précédemment
la prise d'In-Salah et même l'occupation des oasis du Sud, se substitua
une politique nette, franche, consciente des objets poursuivis, et disposant,
pour les réaliser, de pouvoirs, de forces et d'un budget adéquats.
-------M.
Jonnart eut la bonne fortune de mettre la main, dès le début,
pour mener à bonne fin la tâche gigantesque, sur deux personnalités
de premier plan, le général, aujourd'hui maréchal,
Lyautey qui sut organiser et mettre sur pied toute la partie occidentale
des confins, et le commandant devenu depuis le général Laperrine,
qui eut à s'occuper de l'extrême Sud des provinces d'Alger
et de Constantine.
-------Trop
d'auteurs, et en particulier M. Augustin Bernard, dans son excellent livre
sur la pénétration saharienne, ont parlé de l'action
du général Lyautey dans le Sud oranais pour qu'il soit nécessaire
d'y revenir longuement.
-------On
sait que cet officier de haute valeur, déjà connu pour sa
collaboration active avec le général Galliéni à
Madagascar et au Tonkin, par ses brillantes qualités d'écrivain
et, à l'occasion de diplomate, fut envoyé dans le Sud oranais,
en 1903, après les très nombreux incidents, attaques et
pillages qui marquèrent les débuts de notre pénétration
dans ces régions. Parmi ces incidents, il faut surtout citer l'attentat
de Zenagha, près de Figuig, dans lequel le Gouverneur général
avait failli disparaître, les combat3 d'Hassi Resel et de Noukhila
et le glorieux siège de Taghit.
-------Le
général Lyautey investi, dans le territoire militaire d'Aïn-Sefra,
de toute nouvelle création, de pouvoirs très étendus,
se mit aussitôt au travail.
Action politique d'abord, dans laquelle il excellait.
En quelques mois, il avait mis la main sur les tribus Oulad Djerir et
Doui Ménia qui avaient constitué jusque-là nos principaux
ennei lis, malgré nos conventions précédentes de
1870.
-------Tâche
d'organisation et d'équipement des arrières ensuite. Pour
protéger les régions nouvellement occupées du Guir,
de la Zousf ana et de la Saoura, contre les périls venus de l'Ouest,
il créa une série de postes, dont Colomb-Béchar fut
le plus important, qui formant façade extensible' visà-vis
de la dissidence, au delà des objectifs à couvrir, constitua
contre leurs alkressions une barrière et une base de départ
intéressantes pour les contre-attaques.
-------Enfin,
il sut obtenir, grâce au grand ascendant moral qui, dès ce
moment, se dégageait de sa personne, les forces qui lui étaient
nécessaires et créa des organismes appropriés à
la nouvelle guerre qui lui était imposée : Compagnies de
légion et d'infanterie montée, maghzens arabes très
solides
-------Bref, de ce côté, la situation
fut rapidement rétablie, et si, faute de pouvoir prendre vis-à-vis
du Tafilalet, d'où continueraient' longtemps encore de partir des
harkas contre nos détachements et nos gens, les résolutions
nécessaires, un résultat décisif ne put être
obtenu, du moins furent supprimés les incesssants coups de main
et même les meurtres individuels qui avaient marqué la précédente
période.
-------Tandis
que Lyautey commençait, dans le Sud algérien, la magnifique
oeuvre que , désormais il allait poursuivre sans arrêt jusqu'à
son couronnement, dans le Sahara méridional et oriental une oeuvre
non moins magistrale, et peut-être plus originale en soi, était
en voie de création.
-------Le
commandant Laperrine fut le principal artisan de cette création.
Mais à côté de lui, et de ses collaborateurs immédiats,
il nous faudra montrer deux autres grandes figures qui presque jusqu'à
leur mort seront inséparables de la sienne. Il s'agit du saint
missonnaire le Père de Foucauld et du grand chef des Hoggar Moussa
Ag Amastane. A eux trois, ils ont résumé l'oeuvre principale
de la France de 1902 à 1913.
-------Lorsque,
pour la première fois, je rencontrai le capitaine Laperrine à
Tombouctou, en 1896, il s'était déjà fait un nom
dans le Soudan par la part glorieuse qu'il avait prise aux précédentes
colonnes, contre Samory, sultan négrier, et contre les Touareg.
A la tête d'uné troupe incomparable, qu'il avait modelée
à son image, l'escadron de spahis soudanais, il était venu
prendre position en face des Touareg formant l'extrême pointe vers
le Nord et l'Est de la pénétration française.
des indigènes, une science assez complète de l'âme
et du caractère touaregs ; - il avait même pris contact au
combat d'Akenken avec des guerriers venus du Hoggar et sa curiosité
s'était sentie éveillée de ce côté.
Deux ans plus tard, le capitaine Laperrine était à la tête
de l'escadron de spahis sahariens montés à méhari
que le capitaine Germain venait de créer à El-Goléa.
A ce moment la poussée vers le Sahara s'accentuait; Foureau et
Lamy avaient réussi leur mission. Le capitaine Pein et Flamand-
avaient pris possession d'In Salah et la poussée circulaire qui,
partie d'El-Goléa, s'était exercée
-------Déjà
par des contacts journaliers il était entré en relations
avec les tribus touareg du fleuve. Il comptait parmi eux de nombreux amis
et avait su deviner à côté de leurs défauts
d'hommes farouches et indomptables leurs qualités de bravoure et
de générosité foncière qui formaient un si
étrange contraste avec leurs brusques accès de sauvagerie
et de brigandage. Aussi, lorsqu'aux derniers jours de 1896, on l'invita
à rentrer en France, il fit tout son possible pour rester au Soudan
Grâce à une mission de confiance qui l'envoya vers la ville
maure de Bacikounou, pour y recueillir un officier de tirailleurs parti
sans ordre à sa conquête, il put retarder de quelques semaines
l'échéance redoutée. - Enfin il fallut partir.
-------Le
capitaine Laperrine emportait du moins, avec tout un bagage de connaissances
pratiques dans le maniement vers le Touat et le Gourara, avait abouti
à la fondation des postes d'Adrar et de Timimoun. On sait que cette
conquête avait entraîné des dépenses énormes
et motivé la création de l'organisme des Territoires du
Sud.
-------Le
commandant Laperrine présenta à ce moment ses projets de
formation de troupes méharistes indigènes très mobiles,
recrutées parmi les grands nomades eux-mêmes et fortement
encadrés par des éléments français de choix.
Ces troupes se substitueraient très économiquement aux éléments
réguliers entretenus jusqu'à ce moment à très
grands frais. Du point de vue administratif, les officiers de ces nouvelles
troupes rassembleraient entre leurs mains tous les pouvoirs et auraient
à assurer l'administration immédiate des quelques tribus
du Sahara. Ces mêmes officiers dans le nouveau
système, fondé sur le principe de vivre sur 'le pays ou
du moins moyennant des marchés réalisés sur place,
prendraient également la direction de tous les services. Ils seraient
intendants, ingénieurs, artilleurs, fantassins, cavaliers...
-------Le
commandant du territoire, allégé de tout souci administratif,
dirigerait en personne la partie la plus délicate, à savoir
la politique indigène. Au prix d'incessants déplacements,
il prendrait personnellement contact avec toutes les tribus et avec tous
les chefs, s'enquérant de leur état matériel et moral,
les apprivoisant peu à peu par des palabres amicales et confiantes.
-------Le
commandant Laperrine, comme le général Lyautey, avait cette
puissance d'attraction incomparable qu'exercent autour d'eux les hommes
d'action prédestinés.
-------Une
phalange de jeunes et ardents officiers dévoués à
leur chef dont ils appréciaient le stoïcisme, l'abnégation,
le dévouement à la chose publique, donnaient à l'oeuvre
commune toutes leurs forces, toute leur intelligence.
-------Le
chef lui-même prit à son compte les premières
explorations, les voyages difficiles ou de signification
politique. Dans la colonne de méharistes très légère
qu'il emmenait, les bagages et le confort étaient réduits
à l'extrême : vivres et eau étant étroitement
mesurés... Et cependant, tandis que le capitaine chevauchait auprès
de quelque chef ou guide touareg, lui faisait dire, sous couleur amicale,
tout qu'il savait du pays, des hommes, etc... un officier, sextant et
boussole en main, dressait les itinéraires nouveaux, un autre étudiait
la géologie, etc...
-------Ces
méthodes rendirent admirablement. En cinq ans, les Touareg Hoggar
dont le nouveau chef Moussa Ag Amastane avait tout de suite apprécié
la réalité des choses, nous étaient complètement
ralliés - et le colonel Laperrine vantait leur intelligence et
les résultats de leur apprivoisement. Les nobles Taitoq et Kelrela
de l'Adrar étaient venus spontanément au devant du nouveau
chef. Ses reconnaissances pénétraient dans l'Est où
elles retrouvaient les. goumiers du capitaine Touchard lancés de
l'annexe de Touggourt jusqu'aux portes de Djanet.
-------Enfin
un contact définitif était pris avec les troupes soudanaises
qui, sur l'autre rive du Sahara, commençaient à s'ébranler
vers le Nord. A Timiaouin, la colonne Laperrine rencontrait le capitaine
Theveniaux et ce premier contact, rendu un peu orageux par les circonstances,
servait de base au premier accord de délimitation de 1904 que le
colonel Laperrine vint lui-même en 1909 faire ratifier et modifier
à Niamey d'accord avec le colonel Venel dont j'étais l'adjoint.
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-------Vers
l'extrême Ouest, la reconnaissance lancée vers Tacdenit,
un moment compromise par les fatigues d'un été rigoureux
et l'empoisonnement des eaux de Tnihaïa, complétait le réseau
des missions sahariennes. Le capitaine Nieger, cartographe attitré
du territoire des Oasis, put tirer de celles-ci les éléments
de l'excellent croquis au 1/1.000.000 en couleurs, qui pendant plus de
dix ans servira d'instrument de travail pour tous_ les sahariens.
-------Laperrine
sentait cependant que sur l'âme touareg il fallait conserver un
contact permanent et il le voulait ce contact, dans le massif du Hoggar
même. Aussi lorsque son ancien 'ami, le vicomte de Foucauld, devenu
le Père de Foucauld, après un long stage en Syrie et une
exploration remarquable du Maroc, vint chercher asile et repos dans le
Sahara, il fit appel à son dévouement pour occuper ce poste
de confiance qui serait celui de directeur de l'âme des Touareg
Hoggar et son représentant attitré du point de vue moral.
-------On
a déjà souvent fait le portrait du Père de Foucauld,
mais sa béatification prochaine, suivie peut-être, de sa
sanctification, fait perdre de vue, me semble-t-il, les grands traits
du caractère de ce missionnaire qui fut avant tout un grand Français,
un soldat et dont la charité et l'humanité profondes furent
les qualités dominantes.
-------Grand
Français ! toute sa correspondance (et elle fut nombreuse) le démontre.
Avant tout il veut que la France réalise à tout jamais son
empire sur le bloc africain. occidental. Toute tentative de liaison fraternelle,
tout projet de route nouvelle, de ligne télégraphique, de
chemin de fer, trouve en lui un partisan résolu et il encourage
les auteurs.
-------Moine
soldat. Pour obtenir au désert la pax " gallica ", premier
résultat à atteindre, il est plus que personne d'avis d'employer
les méthodes pacifiques d'apprivoisement. Mais contre les bandits
irréductibles, les dissidents auteurs de pillages et négriers
sans scrupules, il veut la manière forte : " Prenez
donc cinquante méharistes avec vous, me dit-il à
notre première rencontre, en 1913 au Hoggar,
allez dans le Djebel Sud marocain, enlever par surprise notre ennemi Abidin
qui depuis 15 ans pille sans arrêt et rançonne les noirs
et les blancs de toute la région entre Hoggar et Niger - et lorsque
vous
l'aurez pris, pas de pitié - Fusillé ! ".
Et malgré cette fermeté virile, quel esprit de charité
immense l'anime ! Il est à Tamanrasset en contact direct avec les
principales tribus nobles des Hoggar et leur chef Moussa Ag Amastane.
Il y a aussi des Dag Rali, vassaux à l'âme libre, intelligents
et dévoués - et quelques centaines de Harratin qui cultivent
l'arrem - Auprès de tous il se prodigue, donnant ses conseils aux
chefs, des remèdes aux malades, demandant pour les malheureux et
les plus méritants des récompenses qui les atteindront.
Jamais plus heureux que s'il a pu convaincre son vieil ami Ouksem de mieux
traiter ses cultivateurs, ou d'essayer dans ses champs quelque culture
nouvelle qui amènera du mieux être.
-------Il
est fier de ses amis et de ses élèves et chaque fois que
passe un officier à Tamanrasset, il l'accueille à bras ouverts
et organise pour lui des fêtes indigènes où les dames
touaregs sont conviées et où l'on chante, joue de l'amzad,
où l'on vit comme dans de véritables ahal (cours d'amour).
-------Et
son esprit d'humilité ! La popularité, la publicité,
le laissent indifférent. Il ne veut pas qu'on parle de lui. Il
écrit des ouvrages remarquables. de sociologie et de linguistique
touareg. Il les intitule : " Essai de dictionnaire n et les met sous
la signature d'un ami. On voit cette âme ardente d'homme d'action
se contenir et se combattre toujours elle-même, pour se contraindre
à l'humilité, mais le mot humiliation le réveillerait
!
-------Et
il faut ajouter à la liste des grands Français qui ont fait
cette époque, Moussa Ag Amastane, aménokal des Touareg Hoggar.
Je le rencontrai pour la première fois en uillet 1914, à
Tin Tarabin, centre de cultures du Hoggar, situé tout auprès
de Bir El -Gharama, lieu du massacre de la colonne Flatters que je venais
de visiter. Il vint au-devant de moi, à pied, vêtu de ses
plus beaux atours, le sabre des nobles en bandoulière, ses grands
yeux noirs cachés à demi par le nikab et le litham.
-------Par
l'intelligence et la finesse, Moussa était très nettement
le premier de sa tribu. Après avoir compris dès le début
que la résistance à l'influence française marquerait
la disparition des 'restes des Kel Ahaggar, il s'était, en 1904,
rallié franchement à nous. Le colonel Laperrine, avec sa
vivacité et sa grande bonté si loyale, avait immédiatement
.fait sa conquête et si le chef touareg comprenait moins bien les
dessous bien compliqués pour lui de l'âme religieuse du Père
de Foucauld, du moins voyait-il en lui le représentant spirituel
du grand chef et vénérait-il ses qualités de modestie
et de charité qui entraînaient tous les coeurs.
-------Moussa
nous était définitivement et profondément rallié
On a pu supposer que sa fidélité subit quelques atteintes
en 1917 lorsqu'après l'assassinat du Père de Foucauld il
se retira quelque peu du Hoggar pour se rapprocher du Soudan et des bandes
senoussistes.
-------Je
suis le témoin que jusqu'au dernier moment Moussa ne cessa de se
retourner vers le commandant militaire que j'étais, pour me demander
une aide et m'assurer de son concours complet.
-------Et
si Moussa, au début de 1917, quitta le Hoggar, c'est qu'on l'avait
sans doute averti qu'à la suite de contre ordres regrettables,
la colonne de secours que j'avais conduite vers lui, avait été
disloquée et rendue sans objet.
-------Laperrine,
de Foucauld, Moussa, tous trois sont morts ; je voudrais qu'un monument
rassemblât ces trois figures d'amis dans un même groupe qui
caractériserait l'oeuvre pacificatrice de la France au Sahara de
1902 à 1920.
-------Lorsqu'en
1911 Laperrine vit son uvre bien assise, les vastes territoires
sahariens qu'il avait reconnus et explorés devenus bien français
- lorsqu'il constata que les populations des oasis aussi bien que les
grands nomades du Sud nous étaient définitivement ralliés,
il partit se reposer pour quelques années en France. Il savait
que les traditions qu'il. avait créées- seraient respectées
de ses successeurs dont il continuait par ses correspondances d'être
le directeur moral. Il avait pu, de plus, améliorer le sort des
populations misérables par la création et l'aménagement
de points d'eau, la création d'écoles professionnelles et
d'infirmeries indigènes. Au coeur politique du pays touareg, au
Hoggar, il savait d'ailleurs que, son ami le Père de Foucauld monterait
bonne garde autour de ses protégés.
-------En
fait, aucune des innovations introduites par le colonel Laperrine aux
oasis, tant en matière de direction politique que de méthodes
d'administration et au besoin de répression ne fut perdue dès
lors de vue et c'est précisément ce respect de la tradition
et des enseignements donnés qui ont assuré à l'oeuvre
saharienne de la France, dans la période qui s'étend `de
1910 à 1916, une tranquillité immuable et un développement
progressif.
-------Son
successeur, le commandant Payn et le capitaine Charlet qui avait dignement
remplacé Nieger, à la tête de la compagnie saharienne
des oasis, eurent même le mérite d'agrandir vers l'Est jusqu'à
Djanet le rayon de nos possessions - tandis que !es excellents méharistes
de la. Compagnie saharienne dans les admirables combats de Grizzim et
de Zmeila infligeaient aux Beraber de l'Ouest une sanglante punition et
qu'à l'Est, le combat d'Esseyen où le- lieutenant Gardel
soutenait, pendant deux jours, l'assaut de plusieurs centaines de Senoussistes
qu'il refoulait finalement à la baïonnette, imposait de ce
côté à nos voisins, le respect de nos frontières
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