---------Encadrée
dans l'État français, l'Algérie n'est pas encore
complètement incorporée à la nation française.
---------Une
nation est une unité préparée par une communauté
de race, de langue, de religion, d'histoire et d'habitudes, peu à
peu transformée en communauté spirituelle par un long effort
de réflexion - ce que Michelet appelle le lent travail de soi sur
soi, accompli par la grande âme de l'être en formation. Elle
est fondée sur un consentement qui s'analyse en une volonté
de vivre ensemble, résultant d'une communion.
---------Et,
sans doute, il y a en Algérie, réunies dans un peuplement
européen pétri de sang français et profondément
imprégné de notre esprit, toutes les affinités mentales
et les habitudes qui ont créé notre unité nationale.
Entre Français, et créoles ou néo-français,
il peut exister des nuances de pensée, non des différences
véritables, encore moins une opposition. L'influx du sang étranger,
si important et récent qu'il soit dans le peuple algérien,
ne saurait faire redouter des troubles circulatoires dans le cur
puissant de la France méditerranéenne. Contemplés
dans le recul de l'histoire, l'antisémitisme et le " mal de
l'Algérie " apparaissent comme des psychoses passagères
dont quelques mesures, à la fois prudentes et énergiques,
ont suffi à calmer la fébrilité et le seul écoulement
du temps a amené la disparition. Si l'on se prend, enfin, à
réfléchir au conflit de devoirs moraux qui pourrait naître
dans le cur de nombreux algériens, au cas où des difficultés
surgiraient entre nations latines, on s'aperçoit que le mélange
des races dans le creuset nord-africain est un nouveau ciment d'union
européenne et que, dans l'hypothèse où une lutte
fratricide éclaterait, les néo-français joueraient,
selon toute vraisemblance, le rôle qu'attribue aux Sabines la légende
romaine.
---------La
situation est bien différente en ce qui concerne les indigènes.
Il y en a, certes, un grand nombre qui peuvent, avec un légitime
orgueil, proclamer qu'ils sont, en même temps, de
" bons Musulmans " et de
" bons Français ".
Mais il faut voir la masse telle qu'elle est : soumise, sans rien de forcé
ni même de résigné, car il n'y a pas de pouvoir qui
puisse, pratiquement, se maintenir par la contrainte pure; nous obéissant
de son plein gré, mais plutôt en vertu de l'habitude qu'entraîne
toute longue cohabitation, que d'un consentement résultant d'affinités
électives; séparée de nous, malgré des sentiments
de sympathie et d'estime réciproques, par un état social
à base de nomadisme, une religion différente et des traditions
contraires.
---------Ces
traditions viennent, il est vrai, d'être interrompues par la guerre.
Les indigènes s'y sont jetés avec nous par milliers; ils
ont enduré nos souffrances, partagé nos deuils, vibré
de nos espoirs et tressailli, enfin, de notre orgueil de la victoire.
C'est un facteur nouveau, dont l'influence matérielle et morale
peut être décisive pour le rapprochement des deux races.
On se tromperait, toutefois, si l'on croyait en aider la réalisation
par des anticipations. Il y aurait, d'autre part, imprudence à
oublier le vertige dans lequel a si souvent sombré la fidélité
indigène devant le mirage de l'indépendance musulmane et
à perdre de vue que certains peuples, après s'être
mis à l'école de l'Occident et lui avoir emprunté
ses techniques, se replient sur leur âme ancestrale et s'enferment
dans un nationalisme jaloux.
---------En
mettant les choses au mieux, il demeure que notre idéal de justice
égalitaire et notre conception de la chose publique ne sont pas
encore compris, - et que nous ne savons si et quand ils le pourront être
- par la masse de nos sujets musulmans.
---------Nous appelons
égalité le droit, reconnu à chacun, d'employer les
mêmes moyens juridiques d'action pour acquérir et conserver
la jouissance des biens de ce monde.
---------Les
indigènes en comprennent parfaitement le principe parce que l'égalitarisme
est un trait bien connu de la structure sociale des communautés
musulmanes. Tous les Musulmans possèdent, en effet, les mêmes
droits et nul ne jouit, par le seul fait de sa naissance, d'un véritable
privilège. Les qualités physiques, morales et intellectuelles
peuvent faire le prestige d'un homme très grand parmi ses semblables,
donner un ascendant particulier à certaines familles dans le clan,
à certains clans dans la tribu. Un chef, grâce à sa
valeur personnelle, grâce au nombre de ses partisans, peut exercer,
sur toute une tribu et même au delà, une influence considérable.
Il pourra en résulter des inégalités de fait, entraînant
pour certains une véritable servitude; - jamais un lien de dépendance
reposant sur une distinction de classes entre Musulmans; car, en pays
d'Islam, tous les hommes libres se valent, et le prix du sang est le même
pour tous.
---------Mais le
désaccord apparaît dans la notion qu'on a, de part et d'autre,
des biens matériels et spirituels dont la jouissance est souhaitable.
Plus près que nous de la nature, les indigènes perçoivent
plus clairement la hiérarchie essentielle des choses qui comptent.
Ils conservent aux sentiments et aux idées leur taille relative
dans l'existence, à côté de ces autres soucis d'une
plus sincère importance que sont le travail quotidien, la moisson
à préparer, l'aisance à acquérir et à
garder. Leur vie spirituelle est rudimentaire; la religion suffit à
la satisfaction de tous leurs besoins moraux. Il y a discordance entre
cette morale religieuse et notre morale laïque; notre idéal
de justice terrestre leur échappe, parce que le tréfonds
de leur pensée est qu'il n'y a de justice qu'en Dieu. D'une manière
générale, il existe donc une incompréhension réciproque.
La manifestation la plus typique en est, peut-être, l'état
actuel du problème de la naturalisation et du statut politique
des indigènes.
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---------Loin d'opposer
à ceux-ci le préjugé anglo-saxon d'une supériorité
de race ou l'hostilité profonde d'une Espagne catholique, nous
nous sommes toujours efforcés de les attraire à notre civilisation.
C'est dans ce but que nous leur avons, dès 1865, donné des
facilités d'accession aux droits du citoyen, qui leur conféraient
déjà, une véritable vocation à l'égalité
au sein de notre nationalité. Devant le peu d'empressement qu'ils
ont mis à accepter cette offre généreuse, il eût
été sage de ne pas la pousser plus loin. Au contraire, le
Parlement, attribuant la rareté de leurs demandes à des
entraves de l'Administration, a tenu à briser ces résistances
supposées et à leur ouvrir toutes grandes les portes de
la famille française. La loi du 4 février 1919 leur a reconnu
le droit d'obtenir la qualité de citoyen, sur une simple demande
en justice, sous la seule réserve des conditions indispensables
de loyalisme et de moralité, les laissant libres de lever cette
option et de réaliser, quand il leur plaira, le bénéfice
de l'égalité virtuelle qu'elle contient. Le même texte
leur accordait, d'ores et déjà, tous les droits civils du
Français et un pouvoir de suffrage limité à la participation,
plus haut définie, dans la gestion des intérêts locaux,
sans s'apercevoir qu'il y a contradiction, au moins dans une certaine
mesure, à faciliter le passage de la condition de sujet à
celle de citoyen, tout en diminuant la distance qui les sépare.
---------Après
dix ans d'expérience il faut bien se rendre à l'évidence.
Une éducation politique ne s'improvise pas; or, celle de l'indigène
était complètement à faire. L'essai qui en a été
tenté ne pourra, même dans son cadre restreint, donner de
résultats appréciables qu'au bout d'un certain nombre de
lustres. Quant aux droits politiques du citoyen, quelques dizaines d'individus,
seulement, en font, chaque année, la demande. Quelques centaines,
assez évolués pour en comprendre la valeur et en souhaiter
l'octroi, hésitent encore à le solliciter, mais le subiraient
sans déplaisir, s'il leur était imposé. La masse
persiste à n'y attacher aucun prix et réprouve la renonciation
au statut musulman, dont s'accompagne l'acquisition de la qualité
de citoyen français.
---------On
n'a pas encore assez réfléchi à la signification
profonde de cette attitude. On ne se rend pas compte que nos sujets musulmans
discutent comme un dogme contestable ce qui est pour nous un postulat
: la précellence de notre civilisation occidentale. " Que
Dieu habite la tente de Sem ; que Dieu donne l'étendue à
Japhet ", dit la Genèse. S'il est vrai qu'il n'y a de puissance
qu'en Dieu, notre supériorité sur les fils de Sem ne peut
être que passagère.
---------Tant
que nous dominerons ainsi, sans convaincre, il y aura un contre-sens politique
évident à vouloir associer à notre entreprise ceux
qui ne partagent pas notre idéal.
---------Plus encore,
d'ailleurs, que notre idéal de justice, c'est la coupure de l'âge
sédentaire qui nous sépare des indigènes; c'est l'ordre
social.
---------Le
nôtre est tout entier dominé par la production, c'est-à-dire,
le travail régulier qui arrache à la terre la subsistance
et permet d'accumuler des réserves pour parer à l'insuffisance
des récoltes; d'où la nécessité de s'arrêter,
de se fixer, qui amène les habitudes sédentaires; le besoin
clé sécurité qui entraîne la formation des
villes; la vie urbaine dont le développement aboutit à la
civilisation qui en est l'expression spirituelle. Or, un tiers à
peine de la population algérienne peut être considéré
comme
définitivement fixé; le reste vit à l'état
plus ou moins nomade, c'est-à-dire, compte plus ou moins sur la
nature pour lui fournir sa subsistance sans l'effort continu d'un ,travail
de production. Le passage de ces nomades à la vie sédentaire
ne sera pas le résultat d'un libre choix - car le travail régulier
est si pénible et si peu naturel à l'homme qu'à proprement
parler il ne s'y est jamais habitué - mais de la nécessité;
il sera, sans doute, l'effet de l'accroissement de la population. Encore
faut-il remarquer qu'il est de vastes étendues où la vie
ne se prête qu'au nomadisme. Il y aura donc pendant longtemps, en
Algérie, des populations molles et indolentes, fidèles aux
traditions de l'âge pastoral et sur lesquelles nos idées
demeureront sans prise.
---------Dans
ce milieu, la stabilité des relations et des situations acquises
apparaît comme un but plus urgent et primordial pour notre entreprise
de civilisation que la réalisation de notre idéal de justice.
Il faut qu'on comprenne, en France, que l'égalité distribuée
aux indigènes sous une forme massive est un leurre et peut être
un danger; qu'un pouvoir généralisé de suffrage ne
serait qu'une façade derrière laquelle se perpétueraient
les traditions de pouvoir personnel et les organisations de clan et de
clientèle; qu'il y aurait lieu, au contraire, de distinguer, à
cet égard, entre nomades et sédentaires, entre citadins
et ruraux et de tenir compte, à l'intérieur de ces grandes
catégories, du degré d'évolution des individus et
des groupes.
---------Rien
n'empêcherait, d'ailleurs, d'incorporer, progressivement, à
l'ordre de choses établi, des réformes qui seraient autant
de transitions permettant aux impatients, eux-mêmes, d'attendre
des modifications plus profondes du régime. Car la goutte de justice
que distille la conquête de chaque privilège a, pour les
premiers bénéficiaires, une valeur infinie.
---------Il
faut songer, enfin, qu'il peut exister d'autres types d'ordre organique
que le nôtre. Une idée comme la religion musulmane, qui a
développé des courants sociaux continus et créé
des institutions durables, est une force positive et, par conséquent,
un fait dont on aurait tort d'escompter la disparition. Qui sait les réserves
virtuelles et la puissance latente d'un Islam, déjà fécondé
peut-être par la pensée française ?
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