CHAPITRE
III
--------La grande
préoccupation du régime civil va être de façonner
une Algérie à l'image de la France. Il s'y efforcera pendant
une vingtaine d'années, calquant, pour ainsi dire, les lois métropolitaines,
les appliquant, autant que possible, telles quelles, ou avec un minimum
de modifications motivées par l'état de choses établi
ou par la composition de la population algérienne, en majorité
indigène.
--------L'Algérie
forme trois départements : Alger, Constantine et Oran, soumis au
même régime que les départements métropolitains
et ayant une représentation au Parlement. Le décret de convocation
du 5 février 1871 les appellera à envoyer, chacun, à
l'Assemblée nationale, deux députés élus au
scrutin de liste. La loi organique du 30 novembre 1875 n'accordera plus
qu'un député au département algérien. La loi
du 28 juillet 1881 doublera cette représentation, qui sera élue
suivant le même mode de scrutin qu'en France. La loi constitutionnelle
du 24 février 1875 et la loi du 9 décembre 1884 doteront
encore le département algérien d'un sénateur élu
par un collège défini par l'article 11 de la loi organique
du 2 août 1875, qui ne comprend pas les membres des conseils d'arrondissements,
non institués en Algérie, et dont les délégués
communaux sont élus par les conseillers municipaux citoyens français,
à l'exclusion des conseillers municipaux indigènes.
--------Ces
trois départements sont placés par le décret du 24
octobre 1870 sous l'autorité d'un gouverneur général
civil, rattaché au ministère de l'Intérieur et qui
centralise, à Alger, le gouvernement et la haute administration.
Les deux premiers gouverneurs généraux civils seront, d'ailleurs,
un amiral : de Gueydon, et un général:
Chanzy ; on les choisira ensuite, de préférence,
parmi les hauts fonctionnaires métropolitains : préfets,
conseillers d'État, ambassadeurs. Mais les deux militaires tiendront
à honneur de servir loyalement le régime; ils s'y efforceront
de telle manière qu'ils le marqueront profondément de leur
empreinte.
--------En
mars 1871, lorsque l'amiral de Gueydon fut nommé gouverneur général,
l'Algérie était profondément troublée. La
mutinerie des membres affiliés à la Commune de Paris avait,
en révélant aux indigènes nos dissensions intérieures,
déchaîné l'insurrection. La Kabylie tout entière
se révoltait et commençait à déferler sur
Alger dégarnie de troupes régulières. On sait de
quel cur intrépide l'homme de guerre prit le commandement,
avec quel sang-froid il jugea la situation et comment il s'en rendit maître
en quelques semaines. L'administrateur allait rendre au pays des services
plus grands encore. Son intelligence vaste et lucide lui montra très
vite les points sur lesquels devait principalement porter l'effort de
réorganisation. Substituer le gouvernement au commandement sans
diminuer le prestige de l'armée; remplacer la justice militaire
et les commissions disciplinaires par les tribunaux ordinaires sans affaiblir
la répression par une extension prématurée aux indigènes
du régime de droit commun; châtier les rebelles sans sévérité
excessive et ramener la sécurité indispensable au développement
de la colonisation; telles sont les grandes lignes de sa politique. A
la mettre en couvre il employa toutes les ressources de son esprit à
la fois cultivé et pratique, poursuivant toujours les buts les
plus élevés dans les vues les plus larges, servi par une
volonté tenace, sagace et circonspecte. Son action prudente apaisa
les esprits, rétablit l'ordre moral après l'ordre matériel,
régénéra pour ainsi dire, l'Algérie. Partout
les villages détruits par l'insurrection se relevèrent de
leurs ruines. Un programme de création de nouveaux villages de
colonisation fut amorcé par des prélèvements sur
les terres séquestrées. Les résultats obtenus par
lui en 27 mois, et les nombreux projets qu'il a élaborés
avec une connaissance et une compréhension remarquables des choses
algériennes, autorisent à penser que si l'amiral était
demeuré quelques années de plus à la tête de
la Colonie, l'Algérie eût peut-être réalisé
bien vite les progrès qu'elle a mis si longtemps à accomplir.
« C'est le malheur de l'Algérie,
disait Thiers, qu'on n'y laisse jamais ceux qui ont eu le temps de l'apprendre
et l'intelligence de la comprendre. » Et Chanzy :
« Il a fait, en deux ans, ce que nous, soldats,
aurions mis vingt ans à accomplir. »
--------Ce
dernier était, du moins, l'homme le plus qualifié pour continuer
l'uvre commencée. Son prestige était immense ' il
s'était couvert de gloire pendant la guerre franco-allemande et
son républicanisme venait d'être consacré par la présidence
du centre gauche. Son expérience du pays où il avait fait
toute sa carrière lui conférait une autorité considérable.
Puissant organisateur, il donna à la colonisation officielle une
impulsion dont elle devait longtemps conserver la vigueur; il acheva sans
à-coup la transition du régime militaire au régime
civil en dotant l'Algérie de ce cadre administratif qui lui attribue,
vraiment, la physionomie d'une autre France. Partisan convaincu de l'assimilation,
c'est lui qui en définit le système dans les deux formules
: initiative et exécution à Alger; décision et contrôle
à Paris.
--------Or,
l'application de cette formule va réduire à bien peu de
chose le rôle du Gouverneur Général.
Si, en effet, la décision devait être prise à Paris,
elle ne le pouvait être en connaissance de cause par le Ministre
de l'Intérieur que dans les matières de sa compétence;
pour les autres matières, il fallait faire intervenir les différents
ministres responsables devant le Parlement. Ainsi devait-on en arriver
au système, dit « des rattachements », défini
par le décret du 26 août 1881, dans lequel les services de
l'Algérie sont placés sous l'autorité directe des
Ministres, qui suivent de Paris, chacun en ce qui le concerne, les affaires
relevant de son département, transmettent des instructions au Gouverneur
Général, sollicitent ses avis et propositions et décident
ensuite eux-mêmes ou font prendre la décision par le chef
de l'État.
--------Dans
cette conception, le Gouverneur Général n'est qu'un agent
des ministres, chargé par eux de provoquer les décisions
nécessaires et de les exécuter quand elles ont été
prises. Il n'a même pas le droit, en principe, de nommer et révoquer
le personnel des bureaux du Gouvernement général, lesquels
sont considérés comme des bureaux détachés
des différents ministères et dirigés par le Secrétaire
général du gouvernement; il donne seulement son avis et
fait des propositions sur les mutations et nominations. Il établit
le projet de budget concernant les services civils, le soumet au Conseil
supérieur du gouvernement, lequel, réorganisé et
élargi par le décret du 11 août 1875, comprenant,
désormais, outre les quatorze hauts fonctionnaires - quinze à
partir de 1883 - du Conseil de gouvernement, les trois préfets,
les trois généraux commandant les divisions et dix-huit
conseillers généraux, examine les propositions budgétaires,
l'assiette et la répartition des impôts. Les Ministres arrêtent
ensuite ces propositions. Les crédits ouverts à l'Algérie,
par la loi de finances, pour les dépenses
de l'exercice, sont répartis entre les budgets des différents
ministères qui en disposent dans les mêmes formes et conditions
et sous les mêmes responsabilités que pour le budget spécial;
ils forment une annexe du budget général de l'État.
Finalement, le Gouverneur Général n'a de pouvoirs autonomes
que ceux qui lui sont conférés par des lois spéciales
ou par les ministres, sur les objets déterminés par une
série de décrets portant la même date - 26 août
1881 - que le décret posant le principe des rattachements. Il pourra,
dans ces matières, prendre des décisions, mais à
charge d'en rendre compte aux ministres compétents, qui pourront,
eux-mêmes, les annuler ou les réformer selon les cas.
--------Il
y a, dans chaque département, un conseil général
dont l'effectif sera porté, successivement, à 30 membres
citoyens français pour Alger et Constantine, et à 27 pour
Oran. L'organisation en est définie par le décret du 29
septembre 1875, qui reproduit les dispositions des lois métropolitaines
du 10 août 1871 et du 31 juillet 1875, sauf quelques modifications
dont les plus importantes sont la présence de six assesseurs musulmans
ayant voix délibérative, nommés par le Gouverneur
général, et la participation du général commandant
la division aux travaux du conseil général pour les affaires
concernant le territoire militaire.
--------L'ancienne
division subsiste, en effet, du département en territoire civil
et territoire militaire. Mais le premier a considérablement gagné
au détriment du second. Étendu jusqu'aux limites du Tell
par le décret du 24 octobre 1870, il comprendra trois millions
d'hectares à partir de 1873 et cinq millions et demi en 1876. Comment
pourvoir à l'administration de ce nouveau territoire civil ? On
ne pouvait songer, faute d'une population française suffisante
pour constituer des conseils municipaux, 'ni à l'ériger
en communes de plein exercice, ni à le rattacher aux communes existantes,
dont les circonscriptions se seraient trouvées démesurément
agrandies. On chercha d'abord la solution de la difficulté dans
une combinaison provisoire des régimes civil et militaire, et on
ne la trouva que dans une suspension momentanée de l'application
du décret. Puis, Chanzy reprenant l'idée qui avait présidé,
sous le régime militaire, à la création du corps
des commissairescivils, s'en servit pour adapter au régime
civil la commune mixte du territoire militaire. Il y eut, désormais,
en territoire civil, deux catégories de communes :
----- la commune de
plein exercice, administrée par un maire et un conseil municipal
dont la composition est la même que dans la Métropole et
à laquelle on appliquera la loi du 5 avril 1884, sauf sur un petit
nombre de points définis par le décret du 7 avril 1884,
et qui concernent, notamment, la présence, au sein de l'assemblée,
de représentants indigènes élus au suffrage direct
par un collège restreint;
----- - et la commune mixte, dont l'organisation
est, en principe, celle fixée par l'arrêté du Gouverneur
général, en date du 20 mai 1868, pour le Territoire militaire,
mais qui est gérée par des fonctionnaires appelés
«administrateurs», assistés
d'une commission municipale où les centres européens compris
dans le périmètre communal sont représentés
par des adjoints et membres français élus par les citoyens
inscrits sur les listes électorales. Les administrateurs de commune
mixte hériteront de la plupart des attributions des officiers des
Bureaux arabes. La loi du 28 juin 1881 leur confiera même, pour
sept ans, la répression, par voie disciplinaire, des infractions
à l'indigénat et ces pouvoirs leur seront renouvelés
par des lois successives. Mais il faudra une quarantaine d'années
pour fondre les administrateurs et leurs adjoints dans un corps homogène,
ayant son esprit, ses méthodes, ses traditions et, finalement,
le prestige et l'autorité nécessaires pour en imposer aux
indigènes. On n'improvise pas une administration dont les cadres
comprendront, dés l'année 1880, 180 administrateurs, adjoints
et stagiaires. Son recrutement, principalement composé, au début,
d'officiers et de fonctionnaires des services civils de l'Algérie
connaissant l'arabe, ne perdra son caractère disparate qu'à
partir de 1897, avec l'institution du concours.
--------Le territoire
militaire, devenu le territoire de commandement, a perdu dans le Tell
toute la superficie attribuée au territoire civil. Il reculera
encore devant la colonisation - on n'y comptera plus, dés 1876,
que 10.000 Européens - regagnant, en s'étendant vers le
Sud, ce qu'il abandonne dans le Nord. Il a conservé son ancienne
division en cercles, annexes et postes. La répartition municipale,
seulement, se trouve modifiée par la suppression des anciennes
communes subdivisionnaires, circonscriptions trop étendues que
l'arrêté du Gouverneur général, en date du
13 novembre 1874, découpe en communes, dites
« indigènes », formées des cercles
et annexes dotés de ressources suffisantes.
--------Le
système des rattachements, élaboré de 1870 à
1881, a fonctionné sans soulever de récriminations de 1881
à 1890; mais, à partir de ce moment, il a été
violemment attaqué devant le Parlement. Ses résultats ont
donné lieu à des critiques sévères, consignées
dans les rapports de Burdeau, en 1892, et de Jonnart, en 1893, sur le
budget, et ceux de Jules Ferry, de Combes, de Franck-Chauveau et de Labiche,
publiés, de 1892 à 1896, comme suite aux travaux de la commission
des XVIII.
--------Ces
critiques empruntaient à la personnalité de leurs auteurs
une autorité trop considérable pour ne pas emporter la condamnation
du système. Le Sénat, d'abord, la Chambre des députés,
ensuite, invitèrent le gouvernement à rapporter les décrets
de rattachement et à réorganiser la haute administration
de l'Algérie dans le sens d'une augmentation des pouvoirs du gouverneur,
« décor coûteux »,
disait Jules Ferry, « inspecteur de la
colonisation dans le palais d'un roi fainéant ».
Comme il arrive toujours, en pareil cas, l'opinion a généralisé
et étendu cette condamnation à l'uvre, elle-même,
de la France en Algérie, pendant la période qui va de 1870
à 1890. Sur elle se sont acharnés, tour à tour, les
partisans de la décentralisation algérienne et ceux de la
politique tunisienne de protectorat Le dénigrement a été
poussé si longtemps et si loin que le public métropolitain
et le Parlement conservent encore, malgré la prospérité
de la colonie et son développement prodigieux, un peu de prévention
et de méfiance à l'égard de la gestion des affaires
algériennes et que les ouvrages les plus sérieux et les
plus récents semblent hésiter à reconnaître
le fait, pourtant évident, que la situation actuelle de l'Algérie
découle directement des mesures édictées et des positions
prises pendant les vingt premières années du régime
civil. Ne serait-ce que par esprit de justice distributive, il faut, comme
nous l'avons fait précédemment pour le régime militaire,
réviser le procès de la politique d'assimilation et corriger
la sévérité, vraiment excessive, du jugement prononcé.
--------L'appellation
de « politique d'assimilation »
désigne, à la fois, un but et une méthode. Le but
d'assimilation est, en lui-même, très concevable; il est
tout à fait conforme à l'idéal qu'on peut s'attendre
à trouver chez un peuple composé, comme le nôtre,
d'éléments empruntés à toutes les communautés
voisines et lentement fondus en une unité robuste au creuset du
sol de la France. Quant à la méthode, elle procède
de l'idée, évidemment erronée, que l'Algérie
est le prolongement de la France, qu'elle forme trois départements
français, et que la population algérienne peut être
gouvernée et administrée comme la population métropolitaine.
Mais il faut bien remarquer que l'erreur est limitée au milieu
indigène, qui représente une société séparée,
ayant sa mentalité et ses habitudes particulières, ses intérêts
moraux et matériels propres; et que les Européens sont,
au contraire, réunis en un groupement dans lequel se retrouvent
tous les caractères fondamentaux du peuple français. Cette
observation, exacte aujourd'hui encore, après l'évolution
qui s'est accomplie en Algérie, était particulièrement
topique, il y a un demi-siècle, alors qu'un grand effort de colonisation
venait de transporter sur le sol algérien une majorité d'immigrants
français et que colons et indigènes, ne se connaissant pas
ou se comprenant à peine, vivaient dans le souvenir de l'insurrection
de 1871. Elle permet de faire un équitable départ entre
les mérites et les faiblesses de l'uvre d'assimilation poursuivie
pendant une vingtaine d'années, en y distinguant ce qui a été
accompli dans l'intérêt du peuplement européen et
ce qui a été tenté en faveur des indigènes.
--------Il faut
d'abord proclamer bien haut que la politique d'assimilation a pleinement
atteint son but de peuplement français de l'Algérie. Quelques
chiffres suffisent à donner la mesure de l'effort accompli et des
résultats obtenus : 200 villages créés et 30.000
colons établis entre 1871 et 1877; 400.000 hectares répartis
entre 264 périmètres de colonisation, de 1871 à 1881;
la population européenne passant de 245.000 individus, dont 130.000
Français et 115.000 étrangers, en 1871, à 376.000,
dont 195.000 Français et 181.000 étrangers, en 1881, et
à 536.000, dont 318.000 Français et 218.000 étrangers,
en 1896; la population rurale atteignant, à ces deux mêmes
dates, 146.000 individus, puis 200.000. Cet effort, principalement soutenu
par la colonisation officielle, a été complété
par des mesures comme la loi foncière du 26 juillet 1873, qui a
facilité l'acquisition des terres par les Européens, le
décret du 24 octobre 1870, qui a fait accéder, en bloc,
les indigènes israélites à la qualité de citoyens
français; et la loi du 26 juin 1889, qui a appliqué le jus
soli et la naturalisation automatique aux étrangers nés
en Algérie. Mesures trop radicales, sans doute, - on aurait pu,
en ménageant les paliers et les transitions nécessaires,
éviter la crise qui a profondément troublé l'atmosphère
politique algérienne, de 1893 à 1898; ce «
mal de l'Algérie » qu'ont été l'antisémitisme
et le « péril
étranger » - mais qui procédaient de vues
très justes et d'une intelligente prévision de l'avenir
du pays. Enfin, en encadrant ce milieu européen, de provenance
si diverse, d'une administration imitée de la Métropole,
la politique d'assimilation l'a plié à nos habitudes de
penser et d'agir et, finalement, a imprégné d'esprit français
cette masse, alors inconsistante.
--------Elle a été
moins heureuse dans ses réformes indigènes. On peut, il
est vrai, lui reconnaître le mérite d'avoir organisé
la justice civile indigène par les décrets du 29 août
1874, pour la Kabylie, et du 17 avril 1889, pour le reste du territoire
civil. Mais elle n'est parvenue à rétablir les désordres
de l'insurrection qu'au prix de cette déviation de sa ligne de
conduite qu'a été L'institution de la commune mixte du territoire
civil; elle est tombée dans le ridicule en appliquant un moment,
sans adaptation préalable, la loi du 30 octobre 1886, sur l'instruction
primaire, et ses programmes métropolitains du certificat d'études,
y compris les dynasties mérovingiennes, l'accord des participes
et les énigmes arithmétiques; elle s'est encore trompée,
enfin, avec les lois du 26 juillet 1873 et du 28 avril 1887, en poursuivant
sur plus de deux millions d'hectares des opérations qui ont soumis
prématurément la propriété foncière
indigène à la loi française et favorisé des
spéculations et des spoliations. Ces derniers faits, portés
à la tribune du Parlement et divulgués par la presse, ont
soulevé en France une véritable indignation et amené
l'échec du grand projet, dit des « cinquante millions »,
par lequel le Gouvernement proposait de créer 300 nouveaux centres
de colonisation et d'établir 15.000 familles françaises,
soit 60.000 à 70.000 personnes.
--------Le
mal accompli n'était, certes, pas tellement étendu qu'il
n'ait pu être rapidement enrayé par des dispositions comme
la loi du 16 février 1897, sur la propriété foncière,
et le décret du 18 octobre 1892, sur l'instruction primaire. Ses
effets, déplorables mais beaucoup plus limités qu'on ne
l'a cru en France, dans le premier mouvement d'une généreuse
émotion, ont même été réparés
dans une certaine mesure par les salaires dont le développement
de la colonisation a rémunéré la main-d'uvre
indigène. De grands travaux publics ont été, en effet,
exécutés; par exemple, le programme de construction de voies
ferrées, tracé par la loi du 18 juillet 1889 qui a porté
le réseau algérien, de 1.600 km, en 1881, à 3.000
kilomètres environ, en 1892, Et c'est pendant la même période
qu'a été plantée la moitié - soit 100.000
hectares - du vignoble algérien actuel. La vigne, cet arbre-roi
qui assujettit à sa culture le colon et l'indigène, deviendra,
désormais, aussi indispensable à ce dernier que le blé,
cette herbe sacrée!
Mais la France était lasse de l'effort qu'elle fournissait depuis
vingt ans. Pour reconquérir l'Algérie insurgée elle
avait, au lendemain même de la défaite, mobilisé 85.000
hommes; elle s'était imposé ensuite d'onéreux sacrifices
pour l'organiser. Le Français - c'est chose bien connue - est généreux
de son sang et économe de son argent. Or, les résultats
de la colonisation algérienne paraissaient faibles, au contraste
de la Tunisie, si facilement soumise, organisée avec les seules
ressources du pays et dont l'essor remarquable autorisait les plus beaux
espoirs d'avenir.
--------En
Algérie même, le grand mouvement d'immigration avait fait
surgir un peuple jeune, vigoureux, sur lequel le régime des rattachements
pesait maintenant comme un malaise, décourageant son activité
par la centralisation à Paris des affaires, leur dispersion dans
les ministères et la lenteur apportée à leur solution
par des fonctionnaires irresponsables et ignorants des choses algériennes.
Le développement de la Colonie demandait l'exécution d'un
programme de travaux d'intérêt général. Comment
pourvoir à la création des ressources nécessaires,
en l'état d'une Algérie qui, formée de trois unités
administratives - les départements -- n'avait pas, elle-même,
la personnalité civile, un patrimoine, un budget? Les Algériens,
fatigués d'une tutelle trop étroite, réclamaient
des libertés, une autonomie.
--------Ce malaise
général des esprits, nul, peut-être, n'en a mieux
compris les causes et aperçu les remèdes que Jules Cambon,
gouverneur général, d'avril 1891 à septembre 1897.
Administrateur de carrière, entré dans les services du Gouvernement
général en 1874, préfet de Constantine en 1878, délégué
du Gouverneur général à la commission extraparlementaire
qui étudia, en 1881, les modifications à apporter à
l'organisation de la Colonie, il était bien préparé
à la mission qu'on lui confiait. Il brisa l'oligarchie des hommes
politiques qui dominaient l'administration algérienne et avaient
contribué à user le prestige du précédent
gouverneur. Il exerça une influence pondératrice sur les
partis. II prit la défense des indigènes non représentés
au Parlement, s'efforçant de tenir égale la balance entre
leurs intérêts et ceux des Européens. Sa clairvoyance
lui montra que la tranquillité de l'Algérie dépendait
de l'occupation des oasis sahariennes et, s'il ne
réussit pas à faire partager cette opinion par le Gouvernement
métropolitain, du moins prépara-t-il l'uvre d'expansion
algérienne qui devait, pendant la période suivante, s'effectuer
dans le Sahara et sur les confins marocains. Enfin, prenant part, à
la Chambre, comme commissaire du Gouvernement, à toutes les discussions
auxquelles donnait lieu la réorganisation de l'Algérie;
s'élevant avec vigueur contre le système des rattachements
dont il éprouvait vivement les inconvénients; préconisant,
dés 1891, devant la Commission d'enquête sénatoriale,
une réforme consistant à doter l'Algérie d'un budget
spécial, soumis aux délibérations du Conseil supérieur,
allégé de toutes les dépenses, de souveraineté
qui appuient l'action politique de la France, et réduit à
des prévisions d'intérêt purement local, telles que:
agriculture, colonisation, travaux publics; Jules Cambon a été
un des promoteurs du mouvement de décentralisation algérienne.
--------Après
avoir longtemps hésité, dans la crainte que les réclamations
algériennes ne fussent le prélude de tentatives d'indépendance,
le Gouvernement prit le décret du 31 décembre 1896, qui
mettait fin au régime des rattachements et réorganisait
la haute administration de l'Algérie dans le sens d'une décentralisation.
--------La
méthode d'assimilation avait fait son temps. Elle disparaissait,
comme la méthode militaire, pour des raisons tenant, bien plus,
à ses qualités et à ses succès qu'à
ses faiblesses et à ses échecs. Elle avait été
indispensable, croyons-nous, à la formation du milieu néo-français.
Une décentralisation administrative octroyée beaucoup plus
tôt, un peuplement français moins abondant, une naturalisation
moins massive, auraient certainement aggravé ce « péril
étranger » dont la crainte a hanté la France à
la fin du siècle dernier.
--------Mais
son action profonde avait préparé un nouvel état
de choses, qui exigeait l'avènement d'une autre méthode.
La décentralisation administrative de l'Algérie a été
opérée en trois étapes.
--------Tout
d'abord, un décret du 23 août 1898, abrogeant et remplaçant
les dispositions provisoires de celui du 31 décembre 1896, a défini,
à nouveau, les pouvoirs du Gouverneur général; un
deuxième décret, puis un troisième, pris le même
jour, ont institué l'assemblée des Délégations
Financières et réorganisé le Conseil supérieur
du Gouvernement. La loi du 19 décembre 1900 a remanié l'ensemble
ainsi formé, en dotant l'Algérie de la personnalité
civile et d'un budget spécial. Enfin, la
loi du 24 décembre 1902 a aménagé une circonscription
administrative distincte de l'Algérie : les Territoires du Sud.
--------Le
nouveau régime s'inspire de l'idée que l'Algérie
n'est pas un simple prolongement de la France continentale; qu'au contraire
sa situation géographique, sa formation ethnique et son développement
économique lui donnent une physionomie propre; qu'il faut, d'autre
part, distinguer dé l'Algérie proprement dite, formée
du Tell et des Hauts Plateaux, le Sahara algérien, territoire immense,
désertique et impropre au développement d'un peuplement
européen. On fera, en conséquence, application à
l'Algérie de la mesure prise pour les autres possessions extérieures
de la France par la loi du 13 avril 1900, qui institue des budgets coloniaux
distincts de celui de l'État et fonctionnant avec des ressources
propres: Mais sa situation particulière, son importance exceptionnelle,
le caractère de ses institutions, bien différentes de celles
des colonies, comportent la nécessité d'une législation
budgétaire spéciale. On la distinguera, en outre, des Territoires
du Sud, qui forment une unité administrative séparée
ayant, elle aussi, la personnalité civile. Enfin, les libertés
octroyées seront soigneusement limitées. Il ne s'agit d'accorder
à l'Algérie, ni une autonomie, ni même une autonomie
financière. La gestion des intérêts, si elle est décentralisée,
demeure subordonnée aux pouvoirs publics français, dont
rien n'affaiblit l'initiative et le contrôle; l'unité politique
subsiste, la souveraineté française est intacte.
--------Les mesures
prises dans cette perspective se ramènent à une augmentation
des pouvoirs du Gouverneur général; à l'institution
d'une assemblée élective : les Délégations
Financières; à l'élargissement du Conseil supérieur
du gouvernement et à l'organisation des Territoires du Sud. Elles
sont, pour la plupart, l'uvre de Laferrière, vice-président
du Conseil d'État, gouverneur général d'août
1898 à octobre 1900, qui, avec une véritable maîtrise
juridique et une expérience administrative consommée, sut
agencer le mécanisme compliqué, nécessaire à
leur application. Elles allaient fournir à l'Algérie un
aliment d'activité suffisant pour la détourner des agitations
consécutives aux troubles antisémites.
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--------Le
Gouvernement général de l'Algérie
devient une très importante institution.
--------Nommé
par décret rendu en Conseil des Ministres, sur
là proposition du Ministre de l'Intérieur, c'est-à-dire,
suivant une procédure solennelle qui met en jeu la responsabilité
du cabinet tout entier, le Gouverneur général est un des
plus hauts fonctionnaires de la République. Sa fonction est entourée
d'un grand prestige; représentant du gouvernement français,
il a la préséance sur tous autres en Algérie.
Des honneurs y sont attachés; ceux auxquels a droit un général
commandant une ou plusieurs armées. Elle comporte encore l'avantage
d'un traitement élevé,
la libre disposition du crédit des fonds secrets, et la
jouissance de deux palais. Aussi sera-t-elle briguée par
les plus hautes personnalités de la politique et de l'administration.
Pour en charger des parlementaires, on tournera, jusqu'à ces derniers
temps, la règle constitutionnelle qui prohibe le cumul du mandat
avec une fonction rétribuée, - en leur confiant des missions
renouvelables de semestre en semestre.
--------Les attributions
du Gouverneur général sont multiples. Elles débordent
largement les dispositions des décrets de 1898 et des lois de 1900
et 1902. Il faut aller les chercher jusque dans les décrets du
31 décembre 1896 et du 10 décembre 1860. On les trouve encore,
dispersées, dans quantité de textes de lois et de décrets
spéciaux. Dans l'ensemble, elles résultent d'une double
mission de représenter le gouvernement de la République
française et l'Algérie, personne civile. Agent régional
du gouvernement, le Gouverneur général veille au maintien
de l'unité politique française et aux grands intérêts
nationaux; il prend, à ce titre, toutes les mesures exceptionnelles
et urgentes que comporte l'exercice du droit de souveraineté. Agent
d'une administration locale décentralisée, il est chargé
de la gestion des intérêts généraux de l'Algérie,
fait les affaires courantes du public algérien, exerce la tutelle
administrative des départements et des communes. Comme tous les
représentants du pouvoir exécutif, il amalgame, d'ailleurs,
en un mélange intime, la fonction de gouvernement et la fonction
d'administration. Ses arrêtés réglementent des matières
qui, en France, feraient l'objet de décrets ou d'arrêtés
ministériels. Certaines de ses décisions supposent des pouvoirs
présidentiels; d'autres, en plus grand nombre, ceux d'un ministre.
Par exemple : il nomme les officiers ministériels, crée
les communes mixtes; il peut dissoudre l'assemblée des Délégations
Financières, déclarer l'état de siège en cas
d'interruption des communications entre l'Algérie et la Métropole,
disposer, en temps de paix comme en temps de guerre, pour la sûreté
et la défense du territoire, de l'armée de
terre et de mer, c'est-à-dire, décider s'il y a, ou non,
lieu de l'employer, sauf à en laisser la conduite aux commandants
placés sous sa haute autorité; il exerce sur les étrangers
et les indigènes musulmans les pouvoirs de haute police définis
par la loi du 3 décembre 1849; il correspond directement avec les
Résidents généraux de France en Tunisie et au Maroc
et notre Consul général de Tripoli. Pour opérer le
classement de ces attributions si diverses. Il faut distinguer celles
qui intéressent la gestion des services administratifs et financiers
de l'Algérie et celles qui concernent la participation du Gouverneur
général aux fonctions législative et judiciaire.
--------Le
Gouverneur général est, tout d'abord,
un grand administrateur. Il représente l'Algérie,
personne civile, este en son nom en justice, signe pour elle de nombreux
actes tels que : marchés, ventes du domaine privé. Il dirige,
en principe, tous les services algériens. Échappent
seuls à sa direction : l'Armée, la Marine, les services
non musulmans de la justice et de l'Instruction publique et les services
de la Trésorerie. Les chefs militaires et maritimes relèvent
de leurs départements, pour toutes autres questions que la sécurité
et la défense du territoire, comme les autres commandants de corps
d'armée et de forces de mer. Les services civils, dits «
rattachés », doivent seulement tenir le chef de la Colonie
au courant de la marche des affaires, en lui communiquant leurs rapports,
instructions et circulaires, en lui rendant compte des événements
pouvant intéresser la police, et le consulter sur les modifications
apportées à leur organisation. Tous les autres services,
dits « particuliers à l'Algérie », sont placés
directement sous son autorité. Il pourvoit seul, dans la limite
des crédits budgétaires, à la création des
emplois, à leur suppression, à leur groupement, à
leur répartition; à la nomination et à la révocation
des fonctionnaires. Il élabore les règlements qui définissent
le statut des fonctionnaires algériens et ceux qui organisent leurs
bureaux. Le gouvernement général est agencé comme
une administration centrale de ministère, avec des directions et
des services et une hiérarchie de directeurs, sous-directeurs,
chefs et sous-chefs de, bureaux, rédacteurs, commis et dactylographes,
à la tête de laquelle se trouve placé un Secrétaire
général du gouvernement, nommé par décret,
vice-gouverneur et grand chef des bureaux, qui coordonne le travail et
traite toutes les affaires avec le Gouverneur général. La
réunion des directeurs, hauts fonctionnaires et conseillers rapporteurs
constitue le Conseil de gouvernement, comité consultatif d'une
vingtaine de membres, dont l'avis doit être requis dans un assez
grand nombre de matières, mais sans jamais être obligatoire.
--------Une
gestion administrative aussi étendue exige naturellement de
grands pouvoirs financiers. Le Gouverneur général
prépare le budget, le présente, après l'avoir soumis
à l'agrément des ministres, à l'examen et au vote
des assemblées algériennes. Il ouvre les sessions par des
discours-programmes qui revêtent toujours une grande importance.
Il intervient en personne ou par l'organe de ses commissaires, dans la
discussion des propositions budgétaires. Il jouit, enfin, d'une
certaine initiative dans l'exécution du budget, grâce à
une application, moins rigoureuse en Algérie qu'en France, de la
règle de la spécialisation des crédits. Le détail
des articles n'est, en effet, soumis aux assemblées que pour faciliter
l'examen des commissions et éclairer le vote; et les crédits
sont mis par chapitres à la disposition du Gouverneur qui peut,
en conséquence, modifier leur emploi dans la limite de leur chiffre
total, pour l'exercice budgétaire en cours, seulement.
--------Le Gouverneur
général est un administrateur qui participe dans une mesure
appréciable à l'exercice de la fonction législative.
En dehors du pouvoir réglementaire proprement dit, qui lui est
délégué dans un très grand nombre de matières,
il reçoit fréquemment, de décrets, et, parfois, de
lois, la mission de régler le détail de leur exécution
par des arrêtés qui, pris en Conseil de gouvernement, se
comportent, à l'égard des règlements législatifs
édictés pour l'Algérie, comme les règlements
d'administration publique à l'égard des lois. II arrive
même que les arrêtés du Gouverneur général
revêtent le caractère de véritables textes législatifs;
ainsi en est-il quand le chef de l'État lui a délégué,
dans une matière spéciale, son pouvoir de législateur
algérien. Cette pratique, très ancienne, perdue de vue sous
le régime des rattachements, mais dont on peut noter un regain
d'activité au cours des dernières années, s'est imposée
pour une raison identique à celle qui a rendu nécessaire,
dès l'origine, une délégation, par le Parlement au
Chef de l'État, du pouvoir de légiférer par décret
pour l'Algérie. L'arrêté-loi, comme le décret-loi,
marque un renoncement du législateur devant la complexité
de l'uvre à accomplir, et exprime l'obligation dans laquelle
il se trouve de se décharger d'une partie de son fardeau.
--------Enfin, le
Gouverneur général est juge répressif,
avec le pouvoir de prononcer, dans de nombreux cas, des peines comme
l'internement, la mise en surveillance, le séquestre, l'amende
collective. Juge civil, il tranche, en premier ressort et sauf recours
devant le Conseil d'État, les litiges qui intéressent la
propriété collective dite «
arch » ou « sabega ».
--------En
vérité ce sont des « pouvoirs
forts » que le Gouverneur général a reçus
du nouveau régime; d'autant plus forts que, subordonné aux
Ministres, il n'est pas responsable de ses actes devant le Parlement.
Il est vrai qu'il rend compte au Ministre de l'Intérieur, immédiatement
ou dans un rapport qu'il lui adresse chaque mois, de toutes les mesures
prises; et qu'il rédige, chaque année, un rapport qui est
communiqué aux Chambres; mais il s'agit là d'un simple contrôle.
Il est vrai, encore, que le Ministre peut toujours provoquer un décret
mettant fin à sa mission en lui désignant un remplaçant;
car le Gouverneur général est un fonctionnaire auquel l'État
ne garantit point la durée de ses fonctions. Mais, dans la réalité
des choses, après l'avoir choisi pour ce que l'on sait de ses aptitudes,
de ses opinions et de ses tendances, on lui laisse toute liberté
d'agir, tant que sa politique demeure dans la ligne générale
de celle du Ministère et que ses convenances personnelles, ou celles
du gouvernement, ne rendent pas désirable la nomination d'un successeur.
Le seul contrepoids de son autorité réside, finalement,
dans l'obligation générale de respecter la légalité,
fût-elle définie par ses propres règlements, à
peine de recours devant le Conseil d'État, en annulation de ses
décisions, et dans la force de résistance qu'opposent au
pouvoir de réforme des institutions stabilisées. L'action
du Gouverneur n'est possible que dans l'ambiance d'un consentement général
donné à sa politique par l'opinion publique algérienne.
--------Les
assemblées algériennes - Conseil Supérieur et
Délégations Financières - ont été,
d'abord, de simples comités consultatifs, le premier réorganisé,
le deuxième créé en 1898, institués afin d'apporter
au Gouverneur général le concours d'opinions libres, d'avis
éclairés et de vux réfléchis émis
par des représentants qualifiés de la population. La loi
du 19 décembre 1900 les a associés à l'uvre
d'administration, en les appelant à participer à l'élaboration
du budget. Ce sont des assemblées délibérantes à
attributions bien définies, d'ordre exclusivement financier et
économique, et soigneusement limitées, sans pouvoir de décision
propre, n'ayant donc rien de commun avec des assemblées souveraines.
Le Gouverneur général est, au surplus, armé de pouvoirs
très énergiques : droit d'annulation des décisions
irrégulières et même de dissolution - pour les obliger
â demeurer dans le rôle qui leur est assigné et les
empêcher de s'ériger en un parlement local.
--------Le
Conseil Supérieur de Gouvernement est le
Conseil de Gouvernement élargi par l'adjonction de membres qui,
pour la plus grande partie, sont élus, de telle sorte que la majorité
y appartient à l'élément électif. Il se compose
de 22 membres de droit - hauts fonctionnaires chefs de services; - de
16 délégués financiers, dont 4 indigènes,
choisis par les Délégations elles-mêmes; de 15 conseillers
généraux dont 5 élus par chacune des assemblées
départementales; et de 3 notables indigènes et 4 fonctionnaires
désignés par le Gouverneur général; au total
60 membres.
--------Les
Délégations Financières, assemblée
purement élective, sont un essai de représentation sur la
base des intérêts et non du nombre. A cet effet, les contribuables
algériens sont partagés en trois grands groupes que l'on
considère comme ayant, à la fois, des intérêts
distincts et des intérêts communs. Ce sont : d'abord, le
groupe des colons, représentant les intérêts de la
terre et les différentes formes de la richesse agricole; ensuite,
le groupe des noncolons, formé du reste des contribuables
européens qui représentent, pour l'immense majorité,
les intérêts des villes et les divers aspects de la richesse
urbaine; enfin, le groupe des indigènes, qui se distingue des deux
autres par la race, les murs, l'organisation de la famille et de
la propriété foncière, et à l'intérieur
duquel on distinguera, pour tenir compte de certaines particularités
des coutumes, les deux sous-groupes arabe et kabyle.
--------Le
groupe des colons et celui des non-colons désignent,
chacun, 24 délégués pris parmi les électeurs.
L'élection a lieu, au sein de chaque collège, dans des circonscriptions
découpées sur le territoire par le Gouverneur général.
Le scrutin est individuel; le suffrage direct et restreint. Pour être
électeur, il faut réunir trois conditions répondant
à l'exigence d'une maturité d'esprit suffisante, d'une certaine
expérience des choses algériennes et d'une possession prolongée
de la nationalité française; soit : vingt-cinq ans; trois
années de résidence en Algérie; être Français
depuis douze ans au moins. Pour les non-colons, la qualité de contribuable
exige encore l'inscription au rôle des contributions directes ou
des taxes assimilées.
--------Le
groupe des contribuables indigènes est représenté
par vingt et un délégués, dont six kabyles. La désignation
en a, d'abord, été faite par le Gouverneur général,
en territoire, de commandement; par les membres indigènes des conseils
municipaux et commissions municipales, en territoire civil; et par les
chefs des groupes de familles appelés " kharoûbâ
" en Kabylie. Depuis la loi du 4 février 1919 et la disparition,
au 1er janvier 1923, du territoire de commandement, tous les indigènes
de l'Algérie sont formés en un collège électoral
qui réunit les individus de sexe masculin, âgés de
vingt-cinq ans, ayant deux années de résidence dans la même
commune et se trouvant dans l'une quelconque des situations énumérées
par l'article 10 du décret du 6 février 1919 et qui peuvent
être groupées sous les rubriques suivantes : ancien soldat,
agriculteur, commerçant, fonctionnaire, lettré, titulaire
de certaines distinctions honorifiques. L'élection a lieu au scrutin
individuel dans les circonscriptions tracées par le Gouverneur
général. Le suffrage est direct dans les communes de plein
exercice; il est à deux degrés dans les communes mixtes,
où ce sont les membres des commissions municipales et des djamâ'â
de douar qui choisissent les délégués financiers
parmi les électeurs inscrits sur la liste de la circonscription
à représenter.
--------Les
deux assemblées émettent des avis et formulent des vux
sur toutes les questions financières et économiques. Elles
délibèrent sur les projets d'emprunts et de concessions
de chemin de fer et autres travaux publics. Elles participent, enfin,
à l'élaboration du budget, mais dans une mesure inégale;
les Délégations Financières y jouent le rôle
prépondérant; le Conseil Supérieur n'a qu'un droit
de révision et de veto, sans initiative propre.
--------La
délibération et le vote du budget par les assemblées
algériennes sont le moment le plus important d'une procédure
compliquée qui fait intervenir, successivement, le Gouverneur général,
les Ministres, les Délégations Financières, le Conseil
supérieur de gouvernement, le Chef de l'État, le Conseil
d'État et le Parlement. Le Gouverneur général prépare
les propositions et les soumet à l'agrément des Ministres;
les assemblées algériennes les discutent et votent; le Président
de la République homologue certaines décisions prises et
règle le budget voté; le Conseil d'État donne un
visa, selon le principe de la tutelle administrative ; le Parlement, enfin,
seul qualifié, suivant une pratique constitutionnelle constante,
pour consentir définitivement l'impôt, en autorise la perception
par une loi de finances spéciale et exerce, en même temps,
1e droit de regard et de contrôle que lui confère sa qualité
de représentant du suffrage universel. L'État français
est, d'ailleurs, un important contribuable algérien, puisqu'il
assume la charge de dépenses telles que l'entretien des forces
de terre et de mer et des subventions aux chemins de fer.
--------Les
Délégations financières travaillant, d'abord, séparément
ou en commissions interdélégataires, puis, réunies
en assemblée plénière, examinent et discutent les
propositions de l'Administration. En matière de recettes elles
peuvent créer et supprimer les impôts, en modifier l'assiette,
le tarif, le mode de perception. Ces décisions sont homologuées
ensuite, par des décrets pris après avis du Conseil d'État.
En matière de dépenses, leur initiative est soumise à
deux limitations : d'une part, on applique au budget algérien,
comme à tous les budgets locaux - départementaux, communaux
ou coloniaux - qui doivent subvenir à des dépenses d'intérêt
général intéressant le fonctionnement des services
publics nécessaires au maintien de la souveraineté française,
la distinction des dépenses obligatoires et facultatives; le Gouverneur
général pourrait requérir du Conseil Supérieur
l'inscription des crédits de la première catégorie,
que les Délégations Financières auraient omis ou
diminués; les Ministres pourraient opérer d'office ce rétablissement,
s'il avait été refusé, - d'autre part, l'initiative
des propositions, en ce qui concerne les dépenses du personnel,
est réservée au Gouverneur général.
--------Le
Conseil Supérieur de gouvernement a le droit de réduire
les crédits votés par les Délégations Financières.
Il ne peut qu'adopter ou rejeter en bloc les décisions prises en
matière de recettes.
--------La
création des Territoires du Sud répond
à la préoccupation du gouvernement français, d'administrer
aux moindres frais le Sahara algérien, circonscription immense
et désertique, dix fois plus grande que l'Algérie et dix
fois moins peuplée, avec deux millions de kilomètres carrés
et un demi million, seulement, d'habitants, et dont l'occupation ne se
justifie que par la nécessité d'empêcher des agitations
et des désordres contagieux pour le pays voisin. Ces deux idées
de sécurité et d'économie commandent toute l'organisation
de la nouvelle unité administrative, telle qu'elle résulte
de la loi du 24 décembre 1902 et des décrets du 30 décembre
1903 et du 14 août 1905.
--------C'est
une formation militaire. Les territoires d'Aïn-Sefra, des Oasis,
de Ghardaïa et de Touggourt représentent, chacun, une marche
commandée par un officier général ou supérieur,
nommé par décret sur la présentation du Gouverneur
général et la proposition des Ministres de l'Intérieur
et de la Guerre. Ce commandant a sous ses ordres les forces militaires
et les bureaux des affaires indigènes, avec l'ancienne hiérarchie
des Bureaux arabes et la division en cercles, annexes et postes, dans
laquelle s'insère la répartition en communes mixtes et indigènes.
Comme chef militaire il a les pouvoirs d'un commandant de subdivision;
comme administrateur, ceux d'un sous-préfet auquel le préfet
aurait consenti de très larges délégations.
--------Les
territoires sont, en effet, groupés en une unité administrative
ayant une personnalité civile distincte, un patrimoine propre et
un budget particulier; placée sous la haute autorité du
Gouverneur général de l'Algérie, qui l'administre
sans partage d'attributions avec les assemblées algériennes
et exerce, en outre, les pouvoirs préfectoraux qu'il n'a pas délégués
aux commandants des territoires. Le budget civil est alimenté par
les ressources locales. Les dépenses militaires, prises en charge
par la France, n'y figurent que pour mémoire. Un certain nombre
de services publics, comme les Travaux publics, l'Enseignement, les Postes,
Télégraphes et Téléphones, les Douanes, sont
assurés par les Directions algériennes et donnent lieu à
des règlements par contribution avec le budget de l'Algérie.
D'une manière générale, le voisinage des deux circonscriptions
entraîne, d'ailleurs, un chevauchement des institutions. Les services
spéciaux sont groupés à Alger dans une direction,
et un conseiller de gouvernement est chargé de leur inspection.
Pour le surplus, la réglementation est la même, et la législation
applicable à l'Algérie l'est également, en principe,
aux Territoires du Sud.
--------Dans l'esprit
du législateur, l'organisation, ainsi réalisée de
1896 à 1902, était une formation provisoire; or, après
plusieurs lustres, elle demeure à peu près intacte. Il faut
noter, seulement : la lente disparition du territoire de commandement,
consommée depuis le 1er janvier 1923 la progression correspondante
du territoire civil, aujourd'hui réparti entre 296 communes de
plein exercice, représentant plus de 2 millions et demi d'hectares
et de deux millions d'habitants; et 78 communes mixtes, avec 18 millions
d'hectares et près de trois millions et demi d'habitants; la décentralisation
de la justice par la création des tribunaux répressifs indigènes
et des cours criminelles; et la loi du 4 février 1919, qui a considérablement
accru les droits civils et politiques des indigènes et porté
leur collège électoral à 420.000 électeurs.
--------L'Algérie
est certainement redevable au nouveau régime, d'un développement
de sa richesse qui, ralenti par la guerre, a pris, au cours des dix dernières
années, un remarquable essor. La population totale est passée,
de moins de 4 millions, en 1886, à plus de 6 millions, en 1926.
Les Européens étaient 538.907 en 18%; 680.263 en 1906; 752.043
en 1911 ; 791.433 en 1921 et 833.359 en 1926. Ils possèdent 2.400.000
hectares. dont 223.000 sont plantés en vigne. Les agriculteurs
indigènes cultivent deux millions et demi d'hectares et en détiennent
9 millions; ils emploient plus de 50.000 charrues françaises et
habitent 70.000 maisons bâties à l'européenne. La
colonisation leur payait déjà, avant la guerre, plus de
cent millions de salaires. Le budget de l'Algérie, qui s'équilibrait,
en recettes et en dépenses, par 55 millions, en 1901, et par 175
millions, en 1910, a atteint 1.320 millions, en 1929, dont 865 pour le
budget ordinaire, 455 pour le budget extraordinaire et 150 pour le budget
spécial des Postes, Télégraphes et Téléphones.
--------Deux gouverneurs
: Lutaud et Jonnart, ont leur nom marqué
sur cette page d'histoire algérienne.
--------Lutaud
avait montré, comme préfet d'Alger,
en 1898, beaucoup d'énergie et de décision; il avait rétabli
l'ordre dans les rues et ramené les esprits au respect de l'autorité.
C'était un esprit précis et cultivé, un homme du
monde qui dissimulait sous une sévérité apparente
un grand fond de bonté et de sensibilité. Sa désignation
comme gouverneur, en mars 1911, avait été bien accueillie;
ses débuts devant les Assemblées algériennes s'annonçaient
favorables. Il aurait mis au service de l'Algérie de brillantes
qualités d'administrateur si la guerre n'était venue limiter
son activité au recrutement indigène et au ravitaillement
de la métropole. Dans ces circonstances difficiles, il sut conserver
à la France la confiance de ses sujets. Il fit appel à leur
loyauté; il leur rappela les liens de fraternité noués
sur les champs de bataille; il leur montra leurs destinées étroitement
unies aux nôtres et, finalement, réussit à leur communiquer
sa foi robuste dans la victoire.. Lorsque l'insurrection éclata
dans l'Aurès, en novembre 1916, il se rendit aussitôt dans
le pays, le parcourut presque sans escorte, dédaignant
les dangers auxquels il s'exposait, prit contact, avec les insurgés,
leur parla, les raisonna, les apaisa et, pour pacifier définitivement
le massif montagneux, ouvrit des routes et des écoles, créa
des services automobiles. Un parlementaire algérien a pu dire de
lui, à ses obsèques : " La collaboration intime de
l'élément indigène au triomphe de notre cause a été
son uvre essentielle. " Ses idées sur la réforme
électorale indigène étant en désaccord avec
les projets du gouvernement de la métropole, il quitta le pouvoir
en janvier 1918.
--------Jonnart,
qu'il avait remplacé et qui lui succéda, revenait en Algérie
comme Gouverneur pour la troisième fois. Nommé d'abord en
octobre 1900, il avait été obligé de rentrer en France
au bout de quelques mois, pour des raisons d'ordre familial. Désigné
de nouveau, en mai 1903, il avait conservé le pouvoir jusqu'en
1911. Il le reprit pour dix-huit mois encore, le temps, seulement, d'organiser,
dans le milieu indigène, les institutions politiques nouvelles
qu'exigeait l'évolution de l'esprit public, consécutive
aux grands remous de la guerre. C'est un de nos plus grands administrateurs.
Directeur pendant trois ans du cabinet de Tirman, rapporteur du budget
de l'Algérie, en 1893, avec un rapport qui a souvent servi de modèle,
il connaissait à fond toutes les questions algériennes.
Comprenant le pays, l'aimant de tout son cur, il le servit de toute
son âme. Parlementaire influent, habile et souple, autoritaire à
l'occasion, il y a accompli une oeuvre laborieuse et intelligente. Son
action puissante s'est partout exercée; à l'extérieur
comme à l'intérieur : dans la pénétration
saharienne et sur les confins algéro-marocains ; sur les assemblées
algériennes qu'il dominait de haut et qui, sous sa direction, acquirent
du prestige et prirent du relief; dans le développement de la colonisation
et l'exécution' des programmes de travaux publics. Il a montré
une sollicitude particulière pour les indigènes, s'efforçant
d'améliorer leur condition matérielle et morale par l'assistance,
l'hygiène et l'instruction publique. Son souvenir demeurera attaché
à l'évolution de notre politique indigène dans un
sens très libéral et à la réforme, opérée
en 1919, dans le statut de nos sujets algériens.
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