mise sur site le 18-08-2003
Gouvernement de l'Algérie : chapitre 3
Cahiers V du Centenaire de l'Algérie
par Louis Milliot , professeur à la Faculté de Droit d'Alger

Publications du Comité National Métropolitain du Centenaire de l'Algérie
Alger, 1930
collection personnelle.

n.b : tous ces textes ont été passés à l'OCR, je ne les pas vérifiés minutieusement. Veuillez pardonner les erreurs éventuelles, vous pouvez même me les signaler.Merci

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CHAPITRE III

--------La grande préoccupation du régime civil va être de façonner une Algérie à l'image de la France. Il s'y efforcera pendant une vingtaine d'années, calquant, pour ainsi dire, les lois métropolitaines, les appliquant, autant que possible, telles quelles, ou avec un minimum de modifications motivées par l'état de choses établi ou par la composition de la population algérienne, en majorité indigène.
--------L'Algérie forme trois départements : Alger, Constantine et Oran, soumis au même régime que les départements métropolitains et ayant une représentation au Parlement. Le décret de convocation du 5 février 1871 les appellera à envoyer, chacun, à l'Assemblée nationale, deux députés élus au scrutin de liste. La loi organique du 30 novembre 1875 n'accordera plus qu'un député au département algérien. La loi du 28 juillet 1881 doublera cette représentation, qui sera élue suivant le même mode de scrutin qu'en France. La loi constitutionnelle du 24 février 1875 et la loi du 9 décembre 1884 doteront encore le département algérien d'un sénateur élu par un collège défini par l'article 11 de la loi organique du 2 août 1875, qui ne comprend pas les membres des conseils d'arrondissements, non institués en Algérie, et dont les délégués communaux sont élus par les conseillers municipaux citoyens français, à l'exclusion des conseillers municipaux indigènes.
--------Ces trois départements sont placés par le décret du 24 octobre 1870 sous l'autorité d'un gouverneur général civil, rattaché au ministère de l'Intérieur et qui centralise, à Alger, le gouvernement et la haute administration. Les deux premiers gouverneurs généraux civils seront, d'ailleurs, un amiral : de Gueydon, et un général: Chanzy ; on les choisira ensuite, de préférence, parmi les hauts fonctionnaires métropolitains : préfets, conseillers d'État, ambassadeurs. Mais les deux militaires tiendront à honneur de servir loyalement le régime; ils s'y efforceront de telle manière qu'ils le marqueront profondément de leur empreinte.

--------En mars 1871, lorsque l'amiral de Gueydon fut nommé gouverneur général, l'Algérie était profondément troublée. La mutinerie des membres affiliés à la Commune de Paris avait, en révélant aux indigènes nos dissensions intérieures, déchaîné l'insurrection. La Kabylie tout entière se révoltait et commençait à déferler sur Alger dégarnie de troupes régulières. On sait de quel cœur intrépide l'homme de guerre prit le commandement, avec quel sang-froid il jugea la situation et comment il s'en rendit maître en quelques semaines. L'administrateur allait rendre au pays des services plus grands encore. Son intelligence vaste et lucide lui montra très vite les points sur lesquels devait principalement porter l'effort de réorganisation. Substituer le gouvernement au commandement sans diminuer le prestige de l'armée; remplacer la justice militaire et les commissions disciplinaires par les tribunaux ordinaires sans affaiblir la répression par une extension prématurée aux indigènes du régime de droit commun; châtier les rebelles sans sévérité excessive et ramener la sécurité indispensable au développement de la colonisation; telles sont les grandes lignes de sa politique. A la mettre en couvre il employa toutes les ressources de son esprit à la fois cultivé et pratique, poursuivant toujours les buts les plus élevés dans les vues les plus larges, servi par une volonté tenace, sagace et circonspecte. Son action prudente apaisa les esprits, rétablit l'ordre moral après l'ordre matériel, régénéra pour ainsi dire, l'Algérie. Partout les villages détruits par l'insurrection se relevèrent de leurs ruines. Un programme de création de nouveaux villages de colonisation fut amorcé par des prélèvements sur les terres séquestrées. Les résultats obtenus par lui en 27 mois, et les nombreux projets qu'il a élaborés avec une connaissance et une compréhension remarquables des choses algériennes, autorisent à penser que si l'amiral était demeuré quelques années de plus à la tête de la Colonie, l'Algérie eût peut-être réalisé bien vite les progrès qu'elle a mis si longtemps à accomplir. « C'est le malheur de l'Algérie, disait Thiers, qu'on n'y laisse jamais ceux qui ont eu le temps de l'apprendre et l'intelligence de la comprendre. » Et Chanzy : « Il a fait, en deux ans, ce que nous, soldats, aurions mis vingt ans à accomplir. »

--------Ce dernier était, du moins, l'homme le plus qualifié pour continuer l'œuvre commencée. Son prestige était immense ' il s'était couvert de gloire pendant la guerre franco-allemande et son républicanisme venait d'être consacré par la présidence du centre gauche. Son expérience du pays où il avait fait toute sa carrière lui conférait une autorité considérable. Puissant organisateur, il donna à la colonisation officielle une impulsion dont elle devait longtemps conserver la vigueur; il acheva sans à-coup la transition du régime militaire au régime civil en dotant l'Algérie de ce cadre administratif qui lui attribue, vraiment, la physionomie d'une autre France. Partisan convaincu de l'assimilation, c'est lui qui en définit le système dans les deux formules : initiative et exécution à Alger; décision et contrôle à Paris.

--------Or, l'application de cette formule va réduire à bien peu de chose le rôle du Gouverneur Général.
Si, en effet, la décision devait être prise à Paris, elle ne le pouvait être en connaissance de cause par le Ministre de l'Intérieur que dans les matières de sa compétence; pour les autres matières, il fallait faire intervenir les différents ministres responsables devant le Parlement. Ainsi devait-on en arriver au système, dit « des rattachements », défini par le décret du 26 août 1881, dans lequel les services de l'Algérie sont placés sous l'autorité directe des Ministres, qui suivent de Paris, chacun en ce qui le concerne, les affaires relevant de son département, transmettent des instructions au Gouverneur Général, sollicitent ses avis et propositions et décident ensuite eux-mêmes ou font prendre la décision par le chef de l'État.

--------Dans cette conception, le Gouverneur Général n'est qu'un agent des ministres, chargé par eux de provoquer les décisions nécessaires et de les exécuter quand elles ont été prises. Il n'a même pas le droit, en principe, de nommer et révoquer le personnel des bureaux du Gouvernement général, lesquels sont considérés comme des bureaux détachés des différents ministères et dirigés par le Secrétaire général du gouvernement; il donne seulement son avis et fait des propositions sur les mutations et nominations. Il établit le projet de budget concernant les services civils, le soumet au Conseil supérieur du gouvernement, lequel, réorganisé et élargi par le décret du 11 août 1875, comprenant, désormais, outre les quatorze hauts fonctionnaires - quinze à partir de 1883 - du Conseil de gouvernement, les trois préfets, les trois généraux commandant les divisions et dix-huit conseillers généraux, examine les propositions budgétaires, l'assiette et la répartition des impôts. Les Ministres arrêtent ensuite ces propositions. Les crédits ouverts à l'Algérie, par la loi de finances, pour les dépenses de l'exercice, sont répartis entre les budgets des différents ministères qui en disposent dans les mêmes formes et conditions et sous les mêmes responsabilités que pour le budget spécial; ils forment une annexe du budget général de l'État. Finalement, le Gouverneur Général n'a de pouvoirs autonomes que ceux qui lui sont conférés par des lois spéciales ou par les ministres, sur les objets déterminés par une série de décrets portant la même date - 26 août 1881 - que le décret posant le principe des rattachements. Il pourra, dans ces matières, prendre des décisions, mais à charge d'en rendre compte aux ministres compétents, qui pourront, eux-mêmes, les annuler ou les réformer selon les cas.

--------Il y a, dans chaque département, un conseil général dont l'effectif sera porté, successivement, à 30 membres citoyens français pour Alger et Constantine, et à 27 pour Oran. L'organisation en est définie par le décret du 29 septembre 1875, qui reproduit les dispositions des lois métropolitaines du 10 août 1871 et du 31 juillet 1875, sauf quelques modifications dont les plus importantes sont la présence de six assesseurs musulmans ayant voix délibérative, nommés par le Gouverneur général, et la participation du général commandant la division aux travaux du conseil général pour les affaires concernant le territoire militaire.

--------L'ancienne division subsiste, en effet, du département en territoire civil et territoire militaire. Mais le premier a considérablement gagné au détriment du second. Étendu jusqu'aux limites du Tell par le décret du 24 octobre 1870, il comprendra trois millions d'hectares à partir de 1873 et cinq millions et demi en 1876. Comment pourvoir à l'administration de ce nouveau territoire civil ? On ne pouvait songer, faute d'une population française suffisante pour constituer des conseils municipaux, 'ni à l'ériger en communes de plein exercice, ni à le rattacher aux communes existantes, dont les circonscriptions se seraient trouvées démesurément agrandies. On chercha d'abord la solution de la difficulté dans une combinaison provisoire des régimes civil et militaire, et on ne la trouva que dans une suspension momentanée de l'application du décret. Puis, Chanzy reprenant l'idée qui avait présidé, sous le régime militaire, à la création du corps des commissaires­civils, s'en servit pour adapter au régime civil la commune mixte du territoire militaire. Il y eut, désormais, en territoire civil, deux catégories de communes :
----- la commune de plein exercice, administrée par un maire et un conseil municipal dont la composition est la même que dans la Métropole et à laquelle on appliquera la loi du 5 avril 1884, sauf sur un petit nombre de points définis par le décret du 7 avril 1884, et qui concernent, notamment, la présence, au sein de l'assemblée, de représentants indigènes élus au suffrage direct par un collège restreint;
----- - et la commune mixte, dont l'organisation est, en principe, celle fixée par l'arrêté du Gouverneur général, en date du 20 mai 1868, pour le Territoire militaire, mais qui est gérée par des fonctionnaires appelés «administrateurs», assistés d'une commission municipale où les centres européens compris dans le périmètre communal sont représentés par des adjoints et membres français élus par les citoyens inscrits sur les listes électorales. Les administrateurs de commune mixte hériteront de la plupart des attributions des officiers des Bureaux arabes. La loi du 28 juin 1881 leur confiera même, pour sept ans, la répression, par voie disciplinaire, des infractions à l'indigénat et ces pouvoirs leur seront renouvelés par des lois successives. Mais il faudra une quarantaine d'années pour fondre les administrateurs et leurs adjoints dans un corps homogène, ayant son esprit, ses méthodes, ses traditions et, finalement, le prestige et l'autorité nécessaires pour en imposer aux indigènes. On n'improvise pas une administration dont les cadres comprendront, dés l'année 1880, 180 administrateurs, adjoints et stagiaires. Son recrutement, principalement composé, au début, d'officiers et de fonctionnaires des services civils de l'Algérie connaissant l'arabe, ne perdra son caractère disparate qu'à partir de 1897, avec l'institution du concours.

--------Le territoire militaire, devenu le territoire de commandement, a perdu dans le Tell toute la superficie attribuée au territoire civil. Il reculera encore devant la colonisation - on n'y comptera plus, dés 1876, que 10.000 Européens - regagnant, en s'étendant vers le Sud, ce qu'il abandonne dans le Nord. Il a conservé son ancienne division en cercles, annexes et postes. La répartition municipale, seulement, se trouve modifiée par la suppression des anciennes communes subdivisionnaires, circonscriptions trop étendues que l'arrêté du Gouverneur général, en date du 13 novembre 1874, découpe en communes, dites « indigènes », formées des cercles et annexes dotés de ressources suffisantes.

--------Le système des rattachements, élaboré de 1870 à 1881, a fonctionné sans soulever de récriminations de 1881 à 1890; mais, à partir de ce moment, il a été violemment attaqué devant le Parlement. Ses résultats ont donné lieu à des critiques sévères, consignées dans les rapports de Burdeau, en 1892, et de Jonnart, en 1893, sur le budget, et ceux de Jules Ferry, de Combes, de Franck-Chauveau et de Labiche, publiés, de 1892 à 1896, comme suite aux travaux de la commission des XVIII.

--------Ces critiques empruntaient à la personnalité de leurs auteurs une autorité trop considérable pour ne pas emporter la condamnation du système. Le Sénat, d'abord, la Chambre des députés, ensuite, invitèrent le gouvernement à rapporter les décrets de rattachement et à réorganiser la haute administration de l'Algérie dans le sens d'une augmentation des pouvoirs du gouverneur, « décor coûteux », disait Jules Ferry, « inspecteur de la colonisation dans le palais d'un roi fainéant ». Comme il arrive toujours, en pareil cas, l'opinion a généralisé et étendu cette condamnation à l'œuvre, elle-même, de la France en Algérie, pendant la période qui va de 1870 à 1890. Sur elle se sont acharnés, tour à tour, les partisans de la décentralisation algérienne et ceux de la politique tunisienne de protectorat Le dénigrement a été poussé si longtemps et si loin que le public métropolitain et le Parlement conservent encore, malgré la prospérité de la colonie et son développement prodigieux, un peu de prévention et de méfiance à l'égard de la gestion des affaires algériennes et que les ouvrages les plus sérieux et les plus récents semblent hésiter à reconnaître le fait, pourtant évident, que la situation actuelle de l'Algérie découle directement des mesures édictées et des positions prises pendant les vingt premières années du régime civil. Ne serait-ce que par esprit de justice distributive, il faut, comme nous l'avons fait précédemment pour le régime militaire, réviser le procès de la politique d'assimilation et corriger la sévérité, vraiment excessive, du jugement prononcé.

--------L'appellation de « politique d'assimilation » désigne, à la fois, un but et une méthode. Le but d'assimilation est, en lui-même, très concevable; il est tout à fait conforme à l'idéal qu'on peut s'attendre à trouver chez un peuple composé, comme le nôtre, d'éléments empruntés à toutes les communautés voisines et lentement fondus en une unité robuste au creuset du sol de la France. Quant à la méthode, elle procède de l'idée, évidemment erronée, que l'Algérie est le prolongement de la France, qu'elle forme trois départements français, et que la population algérienne peut être gouvernée et administrée comme la population métropolitaine. Mais il faut bien remarquer que l'erreur est limitée au milieu indigène, qui représente une société séparée, ayant sa mentalité et ses habitudes particulières, ses intérêts moraux et matériels propres; et que les Européens sont, au contraire, réunis en un groupement dans lequel se retrouvent tous les caractères fondamentaux du peuple français. Cette observation, exacte aujourd'hui encore, après l'évolution qui s'est accomplie en Algérie, était particulièrement topique, il y a un demi-siècle, alors qu'un grand effort de colonisation venait de transporter sur le sol algérien une majorité d'immigrants français et que colons et indigènes, ne se connaissant pas ou se comprenant à peine, vivaient dans le souvenir de l'insurrection de 1871. Elle permet de faire un équitable départ entre les mérites et les faiblesses de l'œuvre d'assimilation poursuivie pendant une vingtaine d'années, en y distinguant ce qui a été accompli dans l'intérêt du peuplement européen et ce qui a été tenté en faveur des indigènes.

--------Il faut d'abord proclamer bien haut que la politique d'assimilation a pleinement atteint son but de peuplement français de l'Algérie. Quelques chiffres suffisent à donner la mesure de l'effort accompli et des résultats obtenus : 200 villages créés et 30.000 colons établis entre 1871 et 1877; 400.000 hectares répartis entre 264 périmètres de colonisation, de 1871 à 1881; la population européenne passant de 245.000 individus, dont 130.000 Français et 115.000 étrangers, en 1871, à 376.000, dont 195.000 Français et 181.000 étrangers, en 1881, et à 536.000, dont 318.000 Français et 218.000 étrangers, en 1896; la population rurale atteignant, à ces deux mêmes dates, 146.000 individus, puis 200.000. Cet effort, principalement soutenu par la colonisation officielle, a été complété par des mesures comme la loi foncière du 26 juillet 1873, qui a facilité l'acquisition des terres par les Européens, le décret du 24 octobre 1870, qui a fait accéder, en bloc, les indigènes israélites à la qualité de citoyens français; et la loi du 26 juin 1889, qui a appliqué le jus soli et la naturalisation automatique aux étrangers nés en Algérie. Mesures trop radicales, sans doute, - on aurait pu, en ménageant les paliers et les transitions nécessaires, éviter la crise qui a profondément troublé l'atmosphère politique algérienne, de 1893 à 1898; ce « mal de l'Algérie » qu'ont été l'antisémitisme et le « péril étranger » - mais qui procédaient de vues très justes et d'une intelligente prévision de l'avenir du pays. Enfin, en encadrant ce milieu européen, de provenance si diverse, d'une administration imitée de la Métropole, la politique d'assimilation l'a plié à nos habitudes de penser et d'agir et, finalement, a imprégné d'esprit français cette masse, alors inconsistante.

--------Elle a été moins heureuse dans ses réformes indigènes. On peut, il est vrai, lui reconnaître le mérite d'avoir organisé la justice civile indigène par les décrets du 29 août 1874, pour la Kabylie, et du 17 avril 1889, pour le reste du territoire civil. Mais elle n'est parvenue à rétablir les désordres de l'insurrection qu'au prix de cette déviation de sa ligne de conduite qu'a été L'institution de la commune mixte du territoire civil; elle est tombée dans le ridicule en appliquant un moment, sans adaptation préalable, la loi du 30 octobre 1886, sur l'instruction primaire, et ses programmes métropolitains du certificat d'études, y compris les dynasties mérovingiennes, l'accord des participes et les énigmes arithmétiques; elle s'est encore trompée, enfin, avec les lois du 26 juillet 1873 et du 28 avril 1887, en poursuivant sur plus de deux millions d'hectares des opérations qui ont soumis prématurément la propriété foncière indigène à la loi française et favorisé des spéculations et des spoliations. Ces derniers faits, portés à la tribune du Parlement et divulgués par la presse, ont soulevé en France une véritable indignation et amené l'échec du grand projet, dit des « cinquante millions », par lequel le Gouvernement proposait de créer 300 nouveaux centres de colonisation et d'établir 15.000 familles françaises, soit 60.000 à 70.000 personnes.

--------Le mal accompli n'était, certes, pas tellement étendu qu'il n'ait pu être rapidement enrayé par des dispositions comme la loi du 16 février 1897, sur la propriété foncière, et le décret du 18 octobre 1892, sur l'instruction primaire. Ses effets, déplorables mais beaucoup plus limités qu'on ne l'a cru en France, dans le premier mouvement d'une généreuse émotion, ont même été réparés dans une certaine mesure par les salaires dont le développement de la colonisation a rémunéré la main-d'œuvre indigène. De grands travaux publics ont été, en effet, exécutés; par exemple, le programme de construction de voies ferrées, tracé par la loi du 18 juillet 1889 qui a porté le réseau algérien, de 1.600 km, en 1881, à 3.000 kilomètres environ, en 1892, Et c'est pendant la même période qu'a été plantée la moitié - soit 100.000 hectares - du vignoble algérien actuel. La vigne, cet arbre-roi qui assujettit à sa culture le colon et l'indigène, deviendra, désormais, aussi indispensable à ce dernier que le blé, cette herbe sacrée!
Mais la France était lasse de l'effort qu'elle fournissait depuis vingt ans. Pour reconquérir l'Algérie insurgée elle avait, au lendemain même de la défaite, mobilisé 85.000 hommes; elle s'était imposé ensuite d'onéreux sacrifices pour l'organiser. Le Français - c'est chose bien connue - est généreux de son sang et économe de son argent. Or, les résultats de la colonisation algérienne paraissaient faibles, au contraste de la Tunisie, si facilement soumise, organisée avec les seules ressources du pays et dont l'essor remarquable autorisait les plus beaux espoirs d'avenir.

--------En Algérie même, le grand mouvement d'immigration avait fait surgir un peuple jeune, vigoureux, sur lequel le régime des rattachements pesait maintenant comme un malaise, décourageant son activité par la centralisation à Paris des affaires, leur dispersion dans les ministères et la lenteur apportée à leur solution par des fonctionnaires irresponsables et ignorants des choses algériennes. Le développement de la Colonie demandait l'exécution d'un programme de travaux d'intérêt général. Comment pourvoir à la création des ressources nécessaires, en l'état d'une Algérie qui, formée de trois unités administratives - les départements -- n'avait pas, elle-même, la personnalité civile, un patrimoine, un budget? Les Algériens, fatigués d'une tutelle trop étroite, réclamaient des libertés, une autonomie.

--------Ce malaise général des esprits, nul, peut-être, n'en a mieux compris les causes et aperçu les remèdes que Jules Cambon, gouverneur général, d'avril 1891 à septembre 1897. Administrateur de carrière, entré dans les services du Gouvernement général en 1874, préfet de Constantine en 1878, délégué du Gouverneur général à la commission extra­parlementaire qui étudia, en 1881, les modifications à apporter à l'organisation de la Colonie, il était bien préparé à la mission qu'on lui confiait. Il brisa l'oligarchie des hommes politiques qui dominaient l'administration algérienne et avaient contribué à user le prestige du précédent gouverneur. Il exerça une influence pondératrice sur les partis. II prit la défense des indigènes non représentés au Parlement, s'efforçant de tenir égale la balance entre leurs intérêts et ceux des Européens. Sa clairvoyance lui montra que la tranquillité de l'Algérie dépendait de l'occupation des oasis sahariennes et, s'il ne réussit pas à faire partager cette opinion par le Gouvernement métropolitain, du moins prépara-t-il l'œuvre d'expansion algérienne qui devait, pendant la période suivante, s'effectuer dans le Sahara et sur les confins marocains. Enfin, prenant part, à la Chambre, comme commissaire du Gouvernement, à toutes les discussions auxquelles donnait lieu la réorganisation de l'Algérie; s'élevant avec vigueur contre le système des rattachements dont il éprouvait vivement les inconvénients; préconisant, dés 1891, devant la Commission d'enquête sénatoriale, une réforme consistant à doter l'Algérie d'un budget spécial, soumis aux délibérations du Conseil supérieur, allégé de toutes les dépenses, de souveraineté qui appuient l'action politique de la France, et réduit à des prévisions d'intérêt purement local, telles que: agriculture, colonisation, travaux publics; Jules Cambon a été un des promoteurs du mouvement de décentralisation algérienne.

--------Après avoir longtemps hésité, dans la crainte que les réclamations algériennes ne fussent le prélude de tentatives d'indépendance, le Gouvernement prit le décret du 31 décembre 1896, qui mettait fin au régime des rattachements et réorganisait la haute administration de l'Algérie dans le sens d'une décentralisation.

--------La méthode d'assimilation avait fait son temps. Elle disparaissait, comme la méthode militaire, pour des raisons tenant, bien plus, à ses qualités et à ses succès qu'à ses faiblesses et à ses échecs. Elle avait été indispensable, croyons-nous, à la formation du milieu néo-français. Une décentralisation administrative octroyée beaucoup plus tôt, un peuplement français moins abondant, une naturalisation moins massive, auraient certainement aggravé ce « péril étranger » dont la crainte a hanté la France à la fin du siècle dernier.

--------Mais son action profonde avait préparé un nouvel état de choses, qui exigeait l'avènement d'une autre méthode. La décentralisation administrative de l'Algérie a été opérée en trois étapes.

--------Tout d'abord, un décret du 23 août 1898, abrogeant et remplaçant les dispositions provisoires de celui du 31 décembre 1896, a défini, à nouveau, les pouvoirs du Gouverneur général; un deuxième décret, puis un troisième, pris le même jour, ont institué l'assemblée des Délégations Financières et réorganisé le Conseil supérieur du Gouvernement. La loi du 19 décembre 1900 a remanié l'ensemble ainsi formé, en dotant l'Algérie de la personnalité civile et d'un budget spécial. Enfin, la loi du 24 décembre 1902 a aménagé une circonscription administrative distincte de l'Algérie : les Territoires du Sud.

--------Le nouveau régime s'inspire de l'idée que l'Algérie n'est pas un simple prolongement de la France continentale; qu'au contraire sa situation géographique, sa formation ethnique et son développement économique lui donnent une physionomie propre; qu'il faut, d'autre part, distinguer dé l'Algérie proprement dite, formée du Tell et des Hauts Plateaux, le Sahara algérien, territoire immense, désertique et impropre au développement d'un peuplement européen. On fera, en conséquence, application à l'Algérie de la mesure prise pour les autres possessions extérieures de la France par la loi du 13 avril 1900, qui institue des budgets coloniaux distincts de celui de l'État et fonctionnant avec des ressources propres: Mais sa situation particulière, son importance exceptionnelle, le caractère de ses institutions, bien différentes de celles des colonies, comportent la nécessité d'une législation budgétaire spéciale. On la distinguera, en outre, des Territoires du Sud, qui forment une unité administrative séparée ayant, elle aussi, la personnalité civile. Enfin, les libertés octroyées seront soigneusement limitées. Il ne s'agit d'accorder à l'Algérie, ni une autonomie, ni même une autonomie financière. La gestion des intérêts, si elle est décentralisée, demeure subordonnée aux pouvoirs publics français, dont rien n'affaiblit l'initiative et le contrôle; l'unité politique subsiste, la souveraineté française est intacte.

--------Les mesures prises dans cette perspective se ramènent à une augmentation des pouvoirs du Gouverneur général; à l'institution d'une assemblée élective : les Délégations Financières; à l'élargissement du Conseil supérieur du gouvernement et à l'organisation des Territoires du Sud. Elles sont, pour la plupart, l'œuvre de Laferrière, vice-président du Conseil d'État, gouverneur général d'août 1898 à octobre 1900, qui, avec une véritable maîtrise juridique et une expérience administrative consommée, sut agencer le mécanisme compliqué, nécessaire à leur application. Elles allaient fournir à l'Algérie un aliment d'activité suffisant pour la détourner des agitations consécutives aux troubles antisémites.

 

 

--------Le Gouvernement général de l'Algérie devient une très importante institution.
--------Nommé par décret rendu en Conseil des Ministres, sur là proposition du Ministre de l'Intérieur, c'est-à-dire, suivant une procédure solennelle qui met en jeu la responsabilité du cabinet tout entier, le Gouverneur général est un des plus hauts fonctionnaires de la République. Sa fonction est entourée d'un grand prestige; représentant du gouvernement français, il a la préséance sur tous autres en Algérie. Des honneurs y sont attachés; ceux auxquels a droit un général commandant une ou plusieurs armées. Elle comporte encore l'avantage d'un traitement élevé, la libre disposition du crédit des fonds secrets, et la jouissance de deux palais. Aussi sera-t-elle briguée par les plus hautes personnalités de la politique et de l'administration. Pour en charger des parlementaires, on tournera, jusqu'à ces derniers temps, la règle constitutionnelle qui prohibe le cumul du mandat avec une fonction rétribuée, - en leur confiant des missions renouvelables de semestre en semestre.

--------Les attributions du Gouverneur général sont multiples. Elles débordent largement les dispositions des décrets de 1898 et des lois de 1900 et 1902. Il faut aller les chercher jusque dans les décrets du 31 décembre 1896 et du 10 décembre 1860. On les trouve encore, dispersées, dans quantité de textes de lois et de décrets spéciaux. Dans l'ensemble, elles résultent d'une double mission de représenter le gouvernement de la République française et l'Algérie, personne civile. Agent régional du gouvernement, le Gouverneur général veille au maintien de l'unité politique française et aux grands intérêts nationaux; il prend, à ce titre, toutes les mesures exceptionnelles et urgentes que comporte l'exercice du droit de souveraineté. Agent d'une administration locale décentralisée, il est chargé de la gestion des intérêts généraux de l'Algérie, fait les affaires courantes du public algérien, exerce la tutelle administrative des départements et des communes. Comme tous les représentants du pouvoir exécutif, il amalgame, d'ailleurs, en un mélange intime, la fonction de gouvernement et la fonction d'administration. Ses arrêtés réglementent des matières qui, en France, feraient l'objet de décrets ou d'arrêtés ministériels. Certaines de ses décisions supposent des pouvoirs présidentiels; d'autres, en plus grand nombre, ceux d'un ministre. Par exemple : il nomme les officiers ministériels, crée les communes mixtes; il peut dissoudre l'assemblée des Délégations Financières, déclarer l'état de siège en cas d'interruption des communications entre l'Algérie et la Métropole, disposer, en temps de paix comme en temps de guerre, pour la sûreté et la défense du territoire, de l'armée de terre et de mer, c'est-à-dire, décider s'il y a, ou non, lieu de l'employer, sauf à en laisser la conduite aux commandants placés sous sa haute autorité; il exerce sur les étrangers et les indigènes musulmans les pouvoirs de haute police définis par la loi du 3 décembre 1849; il correspond directement avec les Résidents généraux de France en Tunisie et au Maroc et notre Consul général de Tripoli. Pour opérer le classement de ces attributions si diverses. Il faut distinguer celles qui intéressent la gestion des services administratifs et financiers de l'Algérie et celles qui concernent la participation du Gouverneur général aux fonctions législative et judiciaire.

--------Le Gouverneur général est, tout d'abord, un grand administrateur. Il représente l'Algérie, personne civile, este en son nom en justice, signe pour elle de nombreux actes tels que : marchés, ventes du domaine privé. Il dirige, en principe, tous les services algériens. Échappent seuls à sa direction : l'Armée, la Marine, les services non musulmans de la justice et de l'Instruction publique et les services de la Trésorerie. Les chefs militaires et maritimes relèvent de leurs départements, pour toutes autres questions que la sécurité et la défense du territoire, comme les autres commandants de corps d'armée et de forces de mer. Les services civils, dits « rattachés », doivent seulement tenir le chef de la Colonie au courant de la marche des affaires, en lui communiquant leurs rapports, instructions et circulaires, en lui rendant compte des événements pouvant intéresser la police, et le consulter sur les modifications apportées à leur organisation. Tous les autres services, dits « particuliers à l'Algérie », sont placés directement sous son autorité. Il pourvoit seul, dans la limite des crédits budgétaires, à la création des emplois, à leur suppression, à leur groupement, à leur répartition; à la nomination et à la révocation des fonctionnaires. Il élabore les règlements qui définissent le statut des fonctionnaires algériens et ceux qui organisent leurs bureaux. Le gouvernement général est agencé comme une administration centrale de ministère, avec des directions et des services et une hiérarchie de directeurs, sous-directeurs, chefs et sous-chefs de, bureaux, rédacteurs, commis et dactylographes, à la tête de laquelle se trouve placé un Secrétaire général du gouvernement, nommé par décret, vice-gouverneur et grand chef des bureaux, qui coordonne le travail et traite toutes les affaires avec le Gouverneur général. La réunion des directeurs, hauts fonctionnaires et conseillers rapporteurs constitue le Conseil de gouvernement, comité consultatif d'une vingtaine de membres, dont l'avis doit être requis dans un assez grand nombre de matières, mais sans jamais être obligatoire.

--------Une gestion administrative aussi étendue exige naturellement de grands pouvoirs financiers. Le Gouverneur général prépare le budget, le présente, après l'avoir soumis à l'agrément des ministres, à l'examen et au vote des assemblées algériennes. Il ouvre les sessions par des discours-programmes qui revêtent toujours une grande importance. Il intervient en personne ou par l'organe de ses commissaires, dans la discussion des propositions budgétaires. Il jouit, enfin, d'une certaine initiative dans l'exécution du budget, grâce à une application, moins rigoureuse en Algérie qu'en France, de la règle de la spécialisation des crédits. Le détail des articles n'est, en effet, soumis aux assemblées que pour faciliter l'examen des commissions et éclairer le vote; et les crédits sont mis par chapitres à la disposition du Gouverneur qui peut, en conséquence, modifier leur emploi dans la limite de leur chiffre total, pour l'exercice budgétaire en cours, seulement.

--------Le Gouverneur général est un administrateur qui participe dans une mesure appréciable à l'exercice de la fonction législative. En dehors du pouvoir réglementaire proprement dit, qui lui est délégué dans un très grand nombre de matières, il reçoit fréquemment, de décrets, et, parfois, de lois, la mission de régler le détail de leur exécution par des arrêtés qui, pris en Conseil de gouvernement, se comportent, à l'égard des règlements législatifs édictés pour l'Algérie, comme les règlements d'administration publique à l'égard des lois. II arrive même que les arrêtés du Gouverneur général revêtent le caractère de véritables textes législatifs; ainsi en est-il quand le chef de l'État lui a délégué, dans une matière spéciale, son pouvoir de législateur algérien. Cette pratique, très ancienne, perdue de vue sous le régime des rattachements, mais dont on peut noter un regain d'activité au cours des dernières années, s'est imposée pour une raison identique à celle qui a rendu nécessaire, dès l'origine, une délégation, par le Parlement au Chef de l'État, du pouvoir de légiférer par décret pour l'Algérie. L'arrêté-loi, comme le décret-loi, marque un renoncement du législateur devant la complexité de l'œuvre à accomplir, et exprime l'obligation dans laquelle il se trouve de se décharger d'une partie de son fardeau.

--------Enfin, le Gouverneur général est juge répressif, avec le pouvoir de prononcer, dans de nombreux cas, des peines comme l'internement, la mise en surveillance, le séquestre, l'amende collective. Juge civil, il tranche, en premier ressort et sauf recours devant le Conseil d'État, les litiges qui intéressent la propriété collective dite « arch » ou « sabega ».

--------En vérité ce sont des « pouvoirs forts » que le Gouverneur général a reçus du nouveau régime; d'autant plus forts que, subordonné aux Ministres, il n'est pas responsable de ses actes devant le Parlement. Il est vrai qu'il rend compte au Ministre de l'Intérieur, immédiatement ou dans un rapport qu'il lui adresse chaque mois, de toutes les mesures prises; et qu'il rédige, chaque année, un rapport qui est communiqué aux Chambres; mais il s'agit là d'un simple contrôle. Il est vrai, encore, que le Ministre peut toujours provoquer un décret mettant fin à sa mission en lui désignant un remplaçant; car le Gouverneur général est un fonctionnaire auquel l'État ne garantit point la durée de ses fonctions. Mais, dans la réalité des choses, après l'avoir choisi pour ce que l'on sait de ses aptitudes, de ses opinions et de ses tendances, on lui laisse toute liberté d'agir, tant que sa politique demeure dans la ligne générale de celle du Ministère et que ses convenances personnelles, ou celles du gouvernement, ne rendent pas désirable la nomination d'un successeur. Le seul contrepoids de son autorité réside, finalement, dans l'obligation générale de respecter la légalité, fût-elle définie par ses propres règlements, à peine de recours devant le Conseil d'État, en annulation de ses décisions, et dans la force de résistance qu'opposent au pouvoir de réforme des institutions stabilisées. L'action du Gouverneur n'est possible que dans l'ambiance d'un consentement général donné à sa politique par l'opinion publique algérienne.

--------Les assemblées algériennes - Conseil Supérieur et Délégations Financières - ont été, d'abord, de simples comités consultatifs, le premier réorganisé, le deuxième créé en 1898, institués afin d'apporter au Gouverneur général le concours d'opinions libres, d'avis éclairés et de vœux réfléchis émis par des représentants qualifiés de la population. La loi du 19 décembre 1900 les a associés à l'œuvre d'administration, en les appelant à participer à l'élaboration du budget. Ce sont des assemblées délibérantes à attributions bien définies, d'ordre exclusivement financier et économique, et soigneusement limitées, sans pouvoir de décision propre, n'ayant donc rien de commun avec des assemblées souveraines. Le Gouverneur général est, au surplus, armé de pouvoirs très énergiques : droit d'annulation des décisions irrégulières et même de dissolution - pour les obliger â demeurer dans le rôle qui leur est assigné et les empêcher de s'ériger en un parlement local.

--------Le Conseil Supérieur de Gouvernement est le Conseil de Gouvernement élargi par l'adjonction de membres qui, pour la plus grande partie, sont élus, de telle sorte que la majorité y appartient à l'élément électif. Il se compose de 22 membres de droit - hauts fonctionnaires chefs de services; - de 16 délégués financiers, dont 4 indigènes, choisis par les Délégations elles-mêmes; de 15 conseillers généraux dont 5 élus par chacune des assemblées départementales; et de 3 notables indigènes et 4 fonctionnaires désignés par le Gouverneur général; au total 60 membres.

--------Les Délégations Financières, assemblée purement élective, sont un essai de représentation sur la base des intérêts et non du nombre. A cet effet, les contribuables algériens sont partagés en trois grands groupes que l'on considère comme ayant, à la fois, des intérêts distincts et des intérêts communs. Ce sont : d'abord, le groupe des colons, représentant les intérêts de la terre et les différentes formes de la richesse agricole; ensuite, le groupe des non­colons, formé du reste des contribuables européens qui représentent, pour l'immense majorité, les intérêts des villes et les divers aspects de la richesse urbaine; enfin, le groupe des indigènes, qui se distingue des deux autres par la race, les mœurs, l'organisation de la famille et de la propriété foncière, et à l'intérieur duquel on distinguera, pour tenir compte de certaines particularités des coutumes, les deux sous-groupes arabe et kabyle.

--------Le groupe des colons et celui des non-colons désignent, chacun, 24 délégués pris parmi les électeurs. L'élection a lieu, au sein de chaque collège, dans des circonscriptions découpées sur le territoire par le Gouverneur général. Le scrutin est individuel; le suffrage direct et restreint. Pour être électeur, il faut réunir trois conditions répondant à l'exigence d'une maturité d'esprit suffisante, d'une certaine expérience des choses algériennes et d'une possession prolongée de la nationalité française; soit : vingt-cinq ans; trois années de résidence en Algérie; être Français depuis douze ans au moins. Pour les non-colons, la qualité de contribuable exige encore l'inscription au rôle des contributions directes ou des taxes assimilées.

--------Le groupe des contribuables indigènes est représenté par vingt et un délégués, dont six kabyles. La désignation en a, d'abord, été faite par le Gouverneur général, en territoire, de commandement; par les membres indigènes des conseils municipaux et commissions municipales, en territoire civil; et par les chefs des groupes de familles appelés " kharoûbâ " en Kabylie. Depuis la loi du 4 février 1919 et la disparition, au 1er janvier 1923, du territoire de commandement, tous les indigènes de l'Algérie sont formés en un collège électoral qui réunit les individus de sexe masculin, âgés de vingt-cinq ans, ayant deux années de résidence dans la même commune et se trouvant dans l'une quelconque des situations énumérées par l'article 10 du décret du 6 février 1919 et qui peuvent être groupées sous les rubriques suivantes : ancien soldat, agriculteur, commerçant, fonctionnaire, lettré, titulaire de certaines distinctions honorifiques. L'élection a lieu au scrutin individuel dans les circonscriptions tracées par le Gouverneur général. Le suffrage est direct dans les communes de plein exercice; il est à deux degrés dans les communes mixtes, où ce sont les membres des commissions municipales et des djamâ'â de douar qui choisissent les délégués financiers parmi les électeurs inscrits sur la liste de la circonscription à représenter.

--------Les deux assemblées émettent des avis et formulent des vœux sur toutes les questions financières et économiques. Elles délibèrent sur les projets d'emprunts et de concessions de chemin de fer et autres travaux publics. Elles participent, enfin, à l'élaboration du budget, mais dans une mesure inégale; les Délégations Financières y jouent le rôle prépondérant; le Conseil Supérieur n'a qu'un droit de révision et de veto, sans initiative propre.

--------La délibération et le vote du budget par les assemblées algériennes sont le moment le plus important d'une procédure compliquée qui fait intervenir, successivement, le Gouverneur général, les Ministres, les Délégations Financières, le Conseil supérieur de gouvernement, le Chef de l'État, le Conseil d'État et le Parlement. Le Gouverneur général prépare les propositions et les soumet à l'agrément des Ministres; les assemblées algériennes les discutent et votent; le Président de la République homologue certaines décisions prises et règle le budget voté; le Conseil d'État donne un visa, selon le principe de la tutelle administrative ; le Parlement, enfin, seul qualifié, suivant une pratique constitutionnelle constante, pour consentir définitivement l'impôt, en autorise la perception par une loi de finances spéciale et exerce, en même temps, 1e droit de regard et de contrôle que lui confère sa qualité de représentant du suffrage universel. L'État français est, d'ailleurs, un important contribuable algérien, puisqu'il assume la charge de dépenses telles que l'entretien des forces de terre et de mer et des subventions aux chemins de fer.

--------Les Délégations financières travaillant, d'abord, séparément ou en commissions interdélégataires, puis, réunies en assemblée plénière, examinent et discutent les propositions de l'Administration. En matière de recettes elles peuvent créer et supprimer les impôts, en modifier l'assiette, le tarif, le mode de perception. Ces décisions sont homologuées ensuite, par des décrets pris après avis du Conseil d'État. En matière de dépenses, leur initiative est soumise à deux limitations : d'une part, on applique au budget algérien, comme à tous les budgets locaux - départementaux, communaux ou coloniaux - qui doivent subvenir à des dépenses d'intérêt général intéressant le fonctionnement des services publics nécessaires au maintien de la souveraineté française, la distinction des dépenses obligatoires et facultatives; le Gouverneur général pourrait requérir du Conseil Supérieur l'inscription des crédits de la première catégorie, que les Délégations Financières auraient omis ou diminués; les Ministres pourraient opérer d'office ce rétablissement, s'il avait été refusé, - d'autre part, l'initiative des propositions, en ce qui concerne les dépenses du personnel, est réservée au Gouverneur général.

--------Le Conseil Supérieur de gouvernement a le droit de réduire les crédits votés par les Délégations Financières. Il ne peut qu'adopter ou rejeter en bloc les décisions prises en matière de recettes.

--------La création des Territoires du Sud répond à la préoccupation du gouvernement français, d'administrer aux moindres frais le Sahara algérien, circonscription immense et désertique, dix fois plus grande que l'Algérie et dix fois moins peuplée, avec deux millions de kilomètres carrés et un demi million, seulement, d'habitants, et dont l'occupation ne se justifie que par la nécessité d'empêcher des agitations et des désordres contagieux pour le pays voisin. Ces deux idées de sécurité et d'économie commandent toute l'organisation de la nouvelle unité administrative, telle qu'elle résulte de la loi du 24 décembre 1902 et des décrets du 30 décembre 1903 et du 14 août 1905.

--------C'est une formation militaire. Les territoires d'Aïn-Sefra, des Oasis, de Ghardaïa et de Touggourt représentent, chacun, une marche commandée par un officier général ou supérieur, nommé par décret sur la présentation du Gouverneur général et la proposition des Ministres de l'Intérieur et de la Guerre. Ce commandant a sous ses ordres les forces militaires et les bureaux des affaires indigènes, avec l'ancienne hiérarchie des Bureaux arabes et la division en cercles, annexes et postes, dans laquelle s'insère la répartition en communes mixtes et indigènes. Comme chef militaire il a les pouvoirs d'un commandant de subdivision; comme administrateur, ceux d'un sous-préfet auquel le préfet aurait consenti de très larges délégations.

--------Les territoires sont, en effet, groupés en une unité administrative ayant une personnalité civile distincte, un patrimoine propre et un budget particulier; placée sous la haute autorité du Gouverneur général de l'Algérie, qui l'administre sans partage d'attributions avec les assemblées algériennes et exerce, en outre, les pouvoirs préfectoraux qu'il n'a pas délégués aux commandants des territoires. Le budget civil est alimenté par les ressources locales. Les dépenses militaires, prises en charge par la France, n'y figurent que pour mémoire. Un certain nombre de services publics, comme les Travaux publics, l'Enseignement, les Postes, Télégraphes et Téléphones, les Douanes, sont assurés par les Directions algériennes et donnent lieu à des règlements par contribution avec le budget de l'Algérie. D'une manière générale, le voisinage des deux circonscriptions entraîne, d'ailleurs, un chevauchement des institutions. Les services spéciaux sont groupés à Alger dans une direction, et un conseiller de gouvernement est chargé de leur inspection. Pour le surplus, la réglementation est la même, et la législation applicable à l'Algérie l'est également, en principe, aux Territoires du Sud.

--------Dans l'esprit du législateur, l'organisation, ainsi réalisée de 1896 à 1902, était une formation provisoire; or, après plusieurs lustres, elle demeure à peu près intacte. Il faut noter, seulement : la lente disparition du territoire de commandement, consommée depuis le 1er janvier 1923 la progression correspondante du territoire civil, aujourd'hui réparti entre 296 communes de plein exercice, représentant plus de 2 millions et demi d'hectares et de deux millions d'habitants; et 78 communes mixtes, avec 18 millions d'hectares et près de trois millions et demi d'habitants; la décentralisation de la justice par la création des tribunaux répressifs indigènes et des cours criminelles; et la loi du 4 février 1919, qui a considérablement accru les droits civils et politiques des indigènes et porté leur collège électoral à 420.000 électeurs.

--------L'Algérie est certainement redevable au nouveau régime, d'un développement de sa richesse qui, ralenti par la guerre, a pris, au cours des dix dernières années, un remarquable essor. La population totale est passée, de moins de 4 millions, en 1886, à plus de 6 millions, en 1926. Les Européens étaient 538.907 en 18%; 680.263 en 1906; 752.043 en 1911 ; 791.433 en 1921 et 833.359 en 1926. Ils possèdent 2.400.000 hectares. dont 223.000 sont plantés en vigne. Les agriculteurs indigènes cultivent deux millions et demi d'hectares et en détiennent 9 millions; ils emploient plus de 50.000 charrues françaises et habitent 70.000 maisons bâties à l'européenne. La colonisation leur payait déjà, avant la guerre, plus de cent millions de salaires. Le budget de l'Algérie, qui s'équilibrait, en recettes et en dépenses, par 55 millions, en 1901, et par 175 millions, en 1910, a atteint 1.320 millions, en 1929, dont 865 pour le budget ordinaire, 455 pour le budget extraordinaire et 150 pour le budget spécial des Postes, Télégraphes et Téléphones.

--------Deux gouverneurs : Lutaud et Jonnart, ont leur nom marqué sur cette page d'histoire algérienne.

--------Lutaud avait montré, comme préfet d'Alger, en 1898, beaucoup d'énergie et de décision; il avait rétabli l'ordre dans les rues et ramené les esprits au respect de l'autorité. C'était un esprit précis et cultivé, un homme du monde qui dissimulait sous une sévérité apparente un grand fond de bonté et de sensibilité. Sa désignation comme gouverneur, en mars 1911, avait été bien accueillie; ses débuts devant les Assemblées algériennes s'annonçaient favorables. Il aurait mis au service de l'Algérie de brillantes qualités d'administrateur si la guerre n'était venue limiter son activité au recrutement indigène et au ravitaillement de la métropole. Dans ces circonstances difficiles, il sut conserver à la France la confiance de ses sujets. Il fit appel à leur loyauté; il leur rappela les liens de fraternité noués sur les champs de bataille; il leur montra leurs destinées étroitement unies aux nôtres et, finalement, réussit à leur communiquer sa foi robuste dans la victoire.. Lorsque l'insurrection éclata dans l'Aurès, en novembre 1916, il se rendit aussitôt dans le pays, le parcourut presque sans escorte, dédaignant les dangers auxquels il s'exposait, prit contact, avec les insurgés, leur parla, les raisonna, les apaisa et, pour pacifier définitivement le massif montagneux, ouvrit des routes et des écoles, créa des services automobiles. Un parlementaire algérien a pu dire de lui, à ses obsèques : " La collaboration intime de l'élément indigène au triomphe de notre cause a été son œuvre essentielle. " Ses idées sur la réforme électorale indigène étant en désaccord avec les projets du gouvernement de la métropole, il quitta le pouvoir en janvier 1918.

--------Jonnart, qu'il avait remplacé et qui lui succéda, revenait en Algérie comme Gouverneur pour la troisième fois. Nommé d'abord en octobre 1900, il avait été obligé de rentrer en France au bout de quelques mois, pour des raisons d'ordre familial. Désigné de nouveau, en mai 1903, il avait conservé le pouvoir jusqu'en 1911. Il le reprit pour dix-huit mois encore, le temps, seulement, d'organiser, dans le milieu indigène, les institutions politiques nouvelles qu'exigeait l'évolution de l'esprit public, consécutive aux grands remous de la guerre. C'est un de nos plus grands administrateurs. Directeur pendant trois ans du cabinet de Tirman, rapporteur du budget de l'Algérie, en 1893, avec un rapport qui a souvent servi de modèle, il connaissait à fond toutes les questions algériennes. Comprenant le pays, l'aimant de tout son cœur, il le servit de toute son âme. Parlementaire influent, habile et souple, autoritaire à l'occasion, il y a accompli une oeuvre laborieuse et intelligente. Son action puissante s'est partout exercée; à l'extérieur comme à l'intérieur : dans la pénétration saharienne et sur les confins algéro-marocains ; sur les assemblées algériennes qu'il dominait de haut et qui, sous sa direction, acquirent du prestige et prirent du relief; dans le développement de la colonisation et l'exécution' des programmes de travaux publics. Il a montré une sollicitude particulière pour les indigènes, s'efforçant d'améliorer leur condition matérielle et morale par l'assistance, l'hygiène et l'instruction publique. Son souvenir demeurera attaché à l'évolution de notre politique indigène dans un sens très libéral et à la réforme, opérée en 1919, dans le statut de nos sujets algériens.