mise sur site le 18-08-2003
Gouvernement de l'Algérie : chapitre 2
Cahiers V du Centenaire de l'Algérie
par Louis Milliot , professeur à la Faculté de Droit d'Alger

Publications du Comité National Métropolitain du Centenaire de l'Algérie
Alger, 1930
collection personnelle.

n.b : tous ces textes ont été passés à l'OCR, je ne les pas vérifiés minutieusement. Veuillez pardonner les erreurs éventuelles, vous pouvez même me les signaler.Merci

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CHAPITRE II

-------Audax lapheti genus ! Tous ceux qui abordèrent, le sabre en main, poussés par le vent qui porte les conquêtes et renverse les dominations, surent, désormais, à quelle œuvre grandiose on les conviait : reprendre la tradition romaine, perdue depuis un millénaire et ramener l'Afrique barbare à la civilisation axiale supérieure de l'Europe méditeranéenne.
-------Comme ils l'aimèrent, alors, cette terre sauvage, farouche avec ses plaines désertes, ses horizons de montagnes bleues et ses guerriers de blanc vêtus, religieux comme des moines, braves comme des lions!
-------Qu'ils l'aient aimée peut seul expliquer le dénouement de ce drame violent de la conquête, dont vainqueurs et vaincus sortirent réconciliés, unis sous les drapeaux de nos belles divisions d'Afrique, et l'inattendu de cet autre spectacle : des soldats administrant le pays avec une telle maîtrise, suivant une méthode si intelligemment conçue et si bien adaptée que leur oeuvre, bientôt séculaire, demeure encore l'assise profonde de notre organisation nord­africaine.
-------Les fastes de notre armée d'Afrique relèvent de l'histoire. Le régime d'administration militaire demande seul à être ici précisé.

-------Implicitement annexée à la France, l'Algérie entre dans le groupe des établissements français d'Afrique que la loi du 24 avril 1833 déclare régis par les ordonnances royales.
-------C'est une colonie militaire dont l'ordonnance du 22 juillet 1834 définit brièvement le régime. Elle est rattachée au Ministère de la Guerre et dirigée par un chef auquel le Roi a délégué d'importantes attributions de gouvernement et d'administration.
-------Le Gouverneur Général dispose de la force armée, conduit lui-même les opérations dé guerre, négocie et conclut la paix avec les indigènes. Son activité dans ce domaine n'a d'autres
limites que celles imposées par la politique intérieure et extérieure et le risque d'être désavoué par le Gouvernement, en cas d'entreprise inopportune: Il prépare les projets d'ordonnances nécessaires à l'organisation du pays conquis et les transmet au Ministre. Au besoin, en cas d'urgence, il édicte, sans attendre que ces projets aient été ratifiés, des arrêtés qui, en rendent provisoirement exécutoires les dispositions. Directement ou indirectement, il a donc tous pouvoirs pour transporter, telles quelles, en Algérie, les institutions métropolitaines, en principe applicables au pays du fait de son annexion; ou leur faire subir une adaptation préalable aux circonstances locales; ou, au contraire, retarder leur application; ou, enfin, leur substituer des organismes nouveaux.
-------C'est Bugeaud, rude tâcheron du labeur de conquête, qui va forger la pièce essentielle de cette armature militaire. L'Arrêté ministériel du 1er février 1844, qui organise le service des Bureaux Arabes, mise au point d'une série d'expériences tentées depuis la prise d'Alger, porte l'empreinte de son génie créateur. On perfectionnera la construction. Mac Mahon lui donnera sa réglementation définitive dans la minutieuse circulaire du 21 mars 1867, mais n'y ajoutera rien de vraiment nouveau.

-------Les Bureaux des Affaires Arabes sont composés d'officiers de toutes armes, spécialisés dans la connaissance de la langue, des mœurs et des habitudes des indigènes; placés dans la position, dite « hors cadres », ou détachés des corps de troupe et mis à la disposition du Service.
-------Celui-ci comprend : un bureau central appelé « Bureau Politique », à Alger; trois directions provinciales prés les généraux commandant les divisions d'occupation ; des bureaux de première et deuxième classe près les généraux commandant les subdivisions et les officiers supérieurs, chefs des circonscriptions dénommées cercles; des bureaux d'annexes dans les cercles trop étendus; enfin, des postes dont les chefs sont chargés de missions spéciales ou temporaires.

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Un Bureau Arabe réunit : un officier, chef de bureau; un ou plusieurs officiers-adjoints ; un interprète ; un ou plusieurs secrétaires qui sont des sous-officiers ou soldats français; un secrétaire arabe ou khodia ; un chaouch, sorte de garçon de bureau ; une force armée composée d'un détachement de spahis réguliers; des auxiliaires indigènes, fantassins et cavaliers. Un médecin est attaché au bureau.
-------Les officiers ont des attributions multiples qui en font des manières de protées de l'administration. Ils préparent et classent la correspondance relative aux affaires arabes; prennent connaissance de ces affaires à l'audience quotidienne des réclamations ou « chekâïât » ; font la police du territoire ; jouent le rôle d'officiers de police judiciaire ; tiennent les registres d'état civil, d'écrou et d'amende ; surveillent la justice et l'instruction musulmanes, les groupements religieux, marabouts et zaouias ; enfin et surtout, recueillent et transmettent des renseignements de toute nature : topographiques, historiques, politiques, sociaux et économiques.

-------Ainsi agencé, le Service des Bureaux Arabes allait bien vite devenir un instrument admirablement approprié au but de pacification et d'organisation poursuivi. Quelques années devaient lui suffire pour acquérir du milieu indigène une connaissance approfondie, véritable trésor d'expérience, bien gardé, soigneusement entretenu, sans cesse accru par un personnel de recrutement homogène, ayant ses traditions propres et son esprit de corps. La maîtrise politique qu'elle lui conférera, l'autorité morale et le prestige qu'il en retirera, le destineront à jouer, pendant de longues années, un rôle de tout premier plan : celui de trait d'union entre Européens et indigènes. Des premiers il bridera les impatiences. Il calmera, des derniers, les inquiétudes, dissipera les doutes et défiances, brisera l'indiscipline et la révolte, les habituant peu à peu à cet ordre de choses tout nouveau qu'est la paix française, les persuadant en même temps de notre supériorité et de notre force.
-------Mais, comme les abeilles, l'Administration militaire travaille pour autrui : elle prépare la venue du régime civil.

-------L'histoire de l'Algérie sous le second Empire est la relation d'un conflit aigu entre l'élément civil et l'autorité militaire, dont les phases principales et les péripéties ont été souvent retracées. Ce sont : l'affaire Doineau, en 1856; la suppression du Gouvernement général, en 1858, et la création du Ministère de l'Algérie et des Colonies qui vivra jusqu'en 1860; les voyages de Napoléon III, au cours des années 1860 et 1863, et les grandes enquêtes de 1868 et 1869, la première dirigée par le Comte Le Hon, la deuxième présidée par le Maréchal Randon et dont les conclusions sont consignées dans le rapport d'Armand Béhic.
-------L'effort de l'attaque menée contre le régime militaire devait porter principalement sur les Bureaux arabes. Ceux-ci, primitivement conçus comme un instrument perfectionné mis aux mains des officiers généraux et supérieurs, avaient fini par s'attribuer un rôle autrement important. Détenant la compétence et l'expérience, ils avaient pris, sur des chefs trop souvent étrangers au service, ou qui, lorsqu'ils en provenaient, ne faisaient qu'y passer, un ascendant moral assez fort pour attirer à eux la réalité du pouvoir, un pouvoir d'autant plus redoutable qu'il s'exerçait sans le contrepoids de la responsabilité. Il y eut des abus; des scandales éclatèrent. Devant la Cour d'assises d'Oran comparut le capitaine Doineau, chef du Bureau arabe de Tlemcen, inculpé d'attaque contre une diligence et d'assassinat commis sur la personne de l'agha Ben Abdallah dont il aurait eu à craindre les révélations. Jules Favre, défenseur d'un des accusés, fit, par­dessus sa tête, le procès de cette administration sous laquelle faisaient défaut, disait-il, les garanties indispensables de liberté et de justice; de ces officiers qui, maîtres de la vie et de la fortune de leurs administrés, les soumettaient à un odieux arbitraire, dilapidaient les fonds secrets mis à leur disposition et, dans la crainte que leurs coupables agissements ne fussent divulgués par les colons, entravaient leur établissement.

 

 

-------Ces arguments de plaidoirie, qui eurent à l'époque un grand retentissement, ne suffisent pas à expliquer devant l'histoire que les bureaux arabes aient perdu, sous l'Empire, la faveur de l'opinion publique et que le discrédit dans lequel ils allaient tomber ait rejailli sur le régime. Épisodes de la lutte, coins du champ de bataille, ils définissent les positions des parties en présence. Mais la critique impartiale ne peut les prendre assez au sérieux pour y voir la cause profonde du conflit.

-------Tout d'abord, les abus de certains de ses membres n'avaient pas infecté le corps tout entier des bureaux arabes. Si, d'autre part, les colons, aigris par leurs échecs, étaient portés à en accuser l'autorité militaire, il est trop évident qu'après le violent effort de la conquête et des premières tentatives de colonisation sous la Royauté, la République de 1848 et l'Empire naissant, le recueillement s'imposait. Le milieu indigène, profondément bouleversé par la lutte, soumis mais frémissant encore, inquiet de la menace prononcée contre sa possession du sol par une formidable immigration, demandait à être rassuré.

-------Les échecs de notre colonisation démontraient la nécessité d'une mise au point de nos méthodes, pendant que les résultats d'ores et déjà acquis commandaient une organisation des services publics indispensables à la vie et au développement de la société moderne nouvellement installée dans le cadre social primitif. C'était un grand labeur à accomplir. Rendons à César ce qui lui appartient : il l'a, d'une manière générale, mené à bien. Le second Empire a poursuivi avec diligence l'équipement économique de l'Algérie. Les travaux publics : ports, routes, voies ferrées, barrages, ont été rapidement entrepris et exécutés. La situation des indigènes a été fixée dans un esprit de générosité et de sagesse. Si Napoléon III conçut jamais - c'est un point douteux d'histoire - la politique indigène, dite du « royaume arabe », qui fit grand bruit après sa lettre fameuse à Pélissier, cette conception s'est toujours objectivée en réalisations prudentes, souvent heureuses. Ainsi en est-il des deux sénatus-consultes du 22 avril 1863. sur la propriété foncière, et du 14 juillet 1865, sur le statut des indigènes; deux textes dont les dispositions ont été si soigneusement élaborées, si bien agencées et si heureusement frappées que les réformes les plus récentes, opérées dans cet ordre de matières, ne font guère que les développer, parfois même en reprendre l'exécution retardée : telle cette institution de la djemââ du douar - commune, si longtemps perdue de vue, que la législation de 1918-1919 a remise en vigueur. - Si, pendant cette période, la distribution des terres par la colonisation officielle a été à peu prés arrêtée, comment oublier la délimitation des territoires des tribus, fractions et douars, accomplie de 1863 à 1870? Sept millions d'hectares reconnus et classés dans les quatre catégories: « melk » ou propriété privative; « arch » ou propriété collective; communaux de douar et biens domaniaux; couvre préparatoire immense, qui a permis l'essor de la colonisation libre et la reprise de la colonisation officielle après 1870.

-------Enfin, c'est se faire de la situation algérienne une idée bien fausse que se représenter, sous l'étiquette de la politique d'assujettissement, un milieu civil dans lequel l'autorité militaire aurait étouffé toute liberté. Entre 1845 et 1870, de précieuses garanties ont été successivement octroyées à la population immigrée. Le régime militaire a subi une évolution qui atteste de belles qualités de souplesse et de remarquables facultés d'adaptation. Il a aménagé le cadre complet d'un régime civil dont les organes fonctionnaient ou avaient été, d'ores et déjà, amenés à pied d'œuvre : justice et administration centrale à l'image des services métropolitains; départements avec préfets, sous-préfets et conseils généraux; municipalités avec maires, adjoints et conseillers, la distinction des communes de plein exercice, mixtes et subdivisionnaires intervenant ensuite pour tenir compte, à la fois, des progrès réalisés par la colonisation et des particularités du milieu indigène. La transition était donc préparée. Les événements de 1870 devaient seulement brusquer le cours fatal des choses.

-------La vérité est qu'il faut chercher ailleurs que dans les exactions des Bureaux Arabes et leur opposition à la colonisation la cause profonde du conflit entre civils et militaires. Elle réside dans cette fatalité du développement des états organisés, qui dresse l'une contre l'autre ces deux forces, jusqu'à ce que le pouvoir militaire et l'armée, devenue la « grande muette », soient définitivement subordonnés, soumis et obéissants au pouvoir civil.

-------L'Algérie, pays de climat méditerranéen et de population clairsemée, tout désigné, par conséquent, pour recueillir le trop plein de l'Europe méridionale, était à peine pacifiée que vers elle se dirigeait un mouvement de migration qui devait porter le nombre des Européens de 600 en 1830, à 160.000 en 1856 et à plus de 200 000 en 1870. Au sein de cette société, en majorité française et, pour le reste, d'origine et de culture latines, l'esprit public allait se former des mêmes courants, des mêmes passions que l'opinion métropolitaine et subir les mêmes contrecoups des événements politiques. Il est tout à fait normal que s'y soit répandue l'idée, acquise en France depuis la Révolution, formulée comme un principe dans la Déclaration des droits de l'homme et dans les constitutions de 1791, de 1793 et de l'an III - de la prédominance du pouvoir civil et de la subordination du pouvoir militaire. - Le sentiment d'aversion dans lequel l'opposition libérale englobait le régime impérial et l'armée qui avait pris part au coup d'État, qui servait d'étai à l'Empire et qui n'était pas encore fondue dans le peuple français par le recrutement national, allait même s'exaspérer, en Algérie, du fait de la présence de nombreux déportés politiques.

-------Vinrent la défaite, l'écroulement de l'Empire. Et le décret du 24 décembre 1870 supprima aussitôt le bureau politique et les bureaux divisionnaires et subdivisionnaires, ne laissant aux autres qu'une action restreinte, de caractère purement administratif, et à titre transitoire seulement. Frappés à la tête par la rupture d'une hiérarchie qui faisait toute leur force et discrédités au point d'être solennellement accusés par le Ministre Crémieux, d'avoir poursuivi une « politique antinationale », les Bureaux arabes étaient menacés de disparaître.

-------La condamnation était trop sévère pour demeurer sans appel. L'institution sera bien vite réorganisée par le décret du 1er janvier 1871. Mais, l'insurrection de la Kabylie ayant paru démontrer que l'administration militaire ne saurait être acceptée définitivement et sans retour par les indigènes, on va la cantonner dans le Sud, sous l'étiquette, à peine modifiée, de Bureaux des Affaires Indigènes et lui enlever beaucoup de son importance, en la remplaçant peu à peu par l'administration civile.