Bugeaud, la ville des hortensias
Pieds-Noirs d'hier et d'aujourd'hui octobre 99 n°105
sur site le 25-11-2010

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Bugeaud, la ville des hortensias


-----Je ne pense pas désobliger les Bônois, ni trahir la vérité, en écrivant que dont il est le jardin et le "refrigerium".
C'est par Herbillon et les monts de l'Edough que j'ai atteint Bugeaud. Bordée de chênes d'une magnifique prestance, avec un frais sous-bois de bruyères et de genêts, d'arbousiers et de lauriers (le laurus nobilis), qui est celui d'Apollon, mais devenu pour nous celui des cuisinières cette route forestière est d'une grande poésie.
-----Dans les ravins humides, des merisiers s'assemblent, tout engainés de lierre, ailleurs, des chèvrefeuilles, des houx, des clématites et des salsepareilles. Invisible, un oiseau chante un ruisseau tintinnabule...
-----Près d'atteindre Bugeaud, une image romantique nous fait longtemps songer. C'est une arche de pierre patinée par les siècles de l'aqueduc qui dirigeait, Rome régnant, l'eau du massif aux citadins assoiffés d'Hippo Regius. Enguirlandée de lianes et veloutée de mousse, que les rayons solaires criblent à travers les branches, cette ruine à la Hubert Robert, contemporaine de Trajan, est l'un des beaux souvenirs que je garde de l'Edough.
-----Sur le plateau de Bou-Zizi, des vestiges plus anciens forcent aussi l'attention : éclats et blocs de rochers bruts, ils rappellent au passant que ce haut lieu fut jadis, il y a des millénaires, hanté par l'homme néolithique celui qui dressa les dolmens et les cercles de pierres, et dont l'identité reste indéterminée.
-----Quant au Kef Sebaâ, le Rocher du Lion, arête culminante de l'Edough avec 1000 et 8 mètres, il évoque éloquemment le temps où le roi des bêtes avait ici son refuge.
-----Dans les mêmes parages, je signale la Fontaine des Princes, qui garde le souvenir des fils de Louis-Philippe.
L'ours a-t-il vécu dans l'Edough au XVIème siècle?
-----Dans ma récente chronique sur Bône, je citais un document datant de l'occupation espagnole où le capitaine Gomez, qui gouvernait la citadelle au début du XVIe siècle, signalait que le poisson était tellement nombreux dans la Seybouse et dans l'Oued Bou-Djemaâ qu'on l'assommait à coups de bâton. Le même informateur nous apprend qu'à cette même époque, l'Edough était très giboyeux - aussi giboyeux que les oueds poissonneux. "On y trouve des lions, des porcs-épics, des ours, des sangliers " , écrivait-il.
J'accepte tout, excepté l'ours.
-----Est-il, en effet, vraisemblable que ce plantigrade ait pu vivre en Algérie en 1535, date à laquelle le capitaine mentionnait sa présence ? Certes "l'ursus arctos" a vécu dans cette contrée. On a reconnu ses ossements dans certaines grottes du Djurdjura et dans celle du Taya, ce djebel voisin de Roknia dont j'ai parlé naguère. Mais en 1535, le climat local était ce qu'il est aujourd'hui, bien que la broussaille fut alors plus abondante. L'ours pouvait-il y vivre ? On m'a dit : "Pourquoi pas ? Il vit bien dans les Pyrénées en 1950 !" Mais les Pyrénées ne sont pas la Numidie!

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Le cerf de Barbarie
-----Un hôte de l'Edough que ne signale pas le capitaine Gomez, c'est le cerf-le cerf de Barbarie - qui vit dans les taillis. Personnellement, je ne l'ai pas vu, sinon en captivité chez les gardes forestiers. Mais j'ai lu qu'il était si abondant naguère que les colons du voisinage, victimes de ses déprédations, avaient sollicité son extermination par les Pouvoirs Publics.
-----Cet arrêt de mort avant paru intempestif, ceux-ci auraient invité les agriculteurs lésés à laisser paître les cerfs, puis à dresser un état des dommages qu'ils commettraient, dont ils les indemniseraient.
-----Si cette mesure de protection des cervidés de Barbarie était mieux que platonique, de quel cœur on crierait " Vive l'Administration ! "
-----Comme le Babor. dont je parlais il y a quelques semaines, une partie de l'Edough, la plus belle et la plus grande (770 hectares) a été érigée en parc national. Officiellement. cela met la forêt, sa faune et sa flore, à l'abri de toute destruction, de toute exploitation. Officiellement, mais pratiquement ? Qui a vu le parc d'Ain-N'Sour, où des troupeaux de vaches sont à demeure, reste dubitatif quant à l'efficacité du décret qui institua les Parcs Nationaux.

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Le lion de l'Atlas a pullulé dans l'Edough
-----Si je doute que l'ours brun ait vécu dans l'Edough, du moins en 1535, le lion y pullula, comme vers Teniet-el-Haâd, le Zaccar et autres lieux. N'est-ce pas aux environs de Guelnu, dans la Mahouna, donc aux portes de Bône, que le "lionicide" Gérard s'est illustré jadis? Et la scène de chasse de la somptueuse mosaïque de 25 m2 qui depuis quelques semaines, décore la salle principale du musée archéologique d'Hippone en voie de finition, a certainement été exécutée d'après nature par les mosaïstes animaliers latins.
Enfin j'ai lu que le dernier lion d'Algérie, avait été tué précisément dans l'Edough en 1890. Il est vrai que d'autres contrées, l'Aurès notamment, revendiquent le même privilège.
-----Mais si cette date de 1890 était vraie, il faudrait voir dans la survivance du roi des fauves 60 ans après l'établissement des Français, un témoignage irrécusable de sa pullulation lors de notre arrivée. Gérard confirme cette vue, lequel estimait qu'une soixantaine de couples léonins vivaient encore en Kroumirie, sur la frontière algéro-tunisienne, en 1830 date de l'occupation de la Régence par la France.
-----Si donc le lion du désert et des sables ne fut jamais qu'un mythe, une image littéraire, sa Majesté le Lion de l'Atlas, type même du genre f1is, fut une réalité redoutable et redoutée, puisqu'en 1830 on aurait pu écrire sur chaque montagne du Moghreb comme sur les vieux Atlas " Ici, il y a du lion ". Du lion et de la panthère, car si l'un abondait, l'autre surrabondait. Ce dont témoigne aussi la mosaïque d'Hippone.

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L'Edough est-il les monts Pappua ?
-----Comme celle du lBahor, l'identité latine d'Edough reste inconnue de nos archéologues et de nos géographes. Certains l'identifient aux monts Pappua de l'antique Numidie, où Gélimer, dernier roi vandale, aurait été traqué par un lieutenant de l'illustre Bélisaire, général de l'empereur Justinien, lors de la reconquête de l'Afrique par Byzance, l'année 533. Mais aucun document n'autorise à l'affirmer.
-----Deux lignes de Saint-Augustin élucideraient cette énigme de toponymie locale. Hélas ! comme pour tous ceux de son temps, le monde extérieur n'existait pas pour l'auteur des "Confessions-. Pas une phrase descriptive dans toute son oeuvre. Pas un nom de fleuve ni de montagne, qu'il s'agisse de Thagaste où il est né, de Madaure et de Carthage où il fut étudiant, d'Hippone où s'écoulèrent quarante ans de sa vie. Rien qui précise et situe la réalité spatiale. Abstrait dans sa pensée, aigle ou cygne, il plane si haut qu'il ne voit rien de t'univers ambiant le beau visage de la terre n'existe pas pour lui!

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Edou, Edoughe, Edour, ou ldou?
-----Et le vocable Edough est-il arabe, berbère ou phénicien ? Nul non plus ne le dit ! Sa prononciation correcte, quelle est-elle ? Je dis "Elou". Un autre dit "Edoughe ". Si ce nom est arabe, il faudrait dire "Edour", puisque gh = r'. lsabelle Eberhardt, qui a vécu à Bône parmi les musulmans et qui parlait l'arabe et l'écrivait comme elle parlait et écrivait le russe et le français, transcrit Edough "Idour ".
Quel est le terme juste ? Lequel de nos savants instruira notre ignorance impatiente de savoir?

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Le charme double de Bugeaud
-----Le charme de Bugeaud est forestier et maritime. Le front dans le feuillage et les pieds dans la mer, je le verrais très bien consacré tout ensemble à Diane et à Neptune, de même que j'imagine, entre les vagues et la futaie, le colloque des Sylvains avec les Néréides.
De la pergola de l'hôtel du Rocher, l'établissement le mieux situé de l'intérieur de l'Algérie et le plus confortable, la vue plonge dans le gouffre azuré, qui miroite et psalmodie 900 mètres plus bas. Sans quitter votre siège, vous l'entendez bruire la voyez qui palpite. Effectuez quelques pas sur la crête ombragée (je dis 20 pas et non 100), un immense panorama thallassique se révèle, dans le plus pittoresque décor de roches sculptées, de plages blondes, de criques, d'écueils, de promontoires... Et l'on envie le chasseur sous-marin qui peut, d'une plongée, compléter le décor merveilleux de surface par celui des profondeurs. Quelle féérie, accessible au seul homme amphibie, doit recouvrir ce miroir de lapis lazuli, d'opale ou de turquoise!

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La route enchantée
-----Si la route forestière d'Herbillon à Bugeaud est l'une des plus belles que je sache, celle de Bône à Bugeaud, bien que brève, est une autre merveille. Surtout pendant t'été. On haletait en bas et on se liquéfiait. On monte, et c'est un autre monde. En 12 kilomètres, donc en moins d'un quart d'heure, on s'élève à 900 mètres au-dessus des buées, des odeurs et des poussières de la cité torride. A chaque tour de pneu, nos forces nous reviennent avec la joie de vivre. On est Atlas allégé du poids du ciel qui l'écrasait. On se dilate et s'épanouit. On était morfondu, on est allègre et optimiste.
-----Je compare les délices que dispense cette ascension à ceux que j'éprouvai en montant d'Affreville à Miliana, un jour d'août. C'est la même délivrance, la même résurrection, la même action de grâce ! Et il faut avoir connu ces euphories radieuses après ces prostrations, pour mesurer la sujétion de notre âme à notre corps, de l'esprit à la matière. Et comme le sang commande en nous, c'est-à-dire la météo.
-----Et la mer, qu'il faut chercher en bas dans la ville plate et encombrée, comme elle est présente ici, et belle, et fascinante entre les arbres gigantesques de cette route aérienne, abrupte et méandrique - presque hélicoïdale !

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La mort fascinatrice
Au kilomètre 8, n'omettez pas de stopper "Col du chacal", disent la carte et le guide. Pour moi c'est le plus beau des cimetières musulmans. Oui, plus beau, dans son abandonnement, que celui même de Rôtie, dont j'ai dit tant de bien.
A l'orée de la forêt, sur un mamelon isolé, enfouies dans des fourrés de bruyères et de fougères, les tombes sont bleues comme en bas, d'un bleu lavé de pervenche, d'hortensia et de lavande du même azur opalescent que le ciel et la mer sur lesquels elles se détachent.
-----Quelle paix et quelle douceur ! Quelle est sereine et enjôleuse, quelle est fascinatrice, la mort qui terrifie ! Oui, ici, mais ici seulement, dans la libre lumière et la libre nature, loin des horreurs agressives de nos "mobiliers" funéraires, mourir me semble possible. Et je pense et je dis faire de la mort une beauté, seuls les musulmans le savent.

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La ville des hortensias
-----C'est une image nocturne que je garde de Bugeaud, une image de mirage et de rêve éveillé.
-----J'étais remonté de Bône pour fuir sa suffocation estivale et ses moustiques. (Ah ! les moustiques de Bône ! Dans ma lutte avec eux, je suis tombé de mon lit, une nuit, dans mon hôtel !). Ici, c'était la fraîcheur de la montagne en France, et pas un vrombissement d'élytres d'anophèle !
-----Longtemps j'errai sous les frênes, les acacias, les platanes, les noyers, les châtaigniers... Dans un jardin d'enfants, des cris et des poursuites disaient la joie de vivre. Epars et taciturnes, des pavillons fleuris semblaient un décor de théâtre.
Ailleurs, tout autour, une pénombre embaumée, un recueillement pensif, le mystérieux clair-obscur des rayons et des ombres. Et partout, en haies, en massifs, en plate-bandes, des hortensias multicolores, les premiers que je voyais (et les seuls que je vis) en pleine terre en Algérie.
-----Et sur tout cela, le plus phosphorescent, le plus radieux, le plus divin des firmaments d'Afrique, duquel, en gerbes d'étincelles, ruisselaient des météores, parachutistes de Dieu.
-----Et ce soupir monta de mon âme à ma bouche:
"Qu'il est doux,
"Ce soir d'août,
"Sur l'Edough

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Cette vision de bonheur et de beauté tranquilles, où le ciel et la terre étaient de connivence, c'est l'image que j'emportai de mon passage à Bugeaud. Et celle que je revois, ce soir, en l'évoquant.

Claude-Maurice Robert