BOUFARIK dans la plaine de la Mitidja
Un discours à la Chambre en 1834 : L'ALGÉRIE, BOULET DE LA FRANCE
adressé par Sylvette Leblanc
Tiré de :Nobles Vies, Grandes Œuvres
100 ans d'Effort Français en Algérie
BOUFARIK
par Edmond Gojon
Librairie Plon Paris
1930
sur site le 4-08-2005

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.......Or, pendant que nos soldats se battaient, pendant que, nos premiers colons luttaient, le parlement lui, veillait.
-------Il se départageait en colonistes et en anticolonistes. Comment ne pas comprendre les angoisses et les inquiétudes de ces derniers ?
-------N'étaient-elles pas légitimes ?
-------Après les glorieuses pages écrites par l'armée d'Afrique, de tristes nouvelles parvenaient.
-------Une immense désillusion s'empara de tous les hommes de bonne foi effrayés de voir ce que la conquête coûtait en or et en hommes.
- Où allons-nous ? s'écriaient les anticolonistes.
- A la dilapidation du sang français !
-------On ne saurait trop s'incliner devant d'aussi nobles scrupules. La conquête? Elle s'évanouissait dans un grand fracas de fanfares pour étouffer dans les marécages perdus. On la peignait sur les assiettes. Elle rayonnait sur maints éventails. Elle fut à la mode. Et les images d'Épinal... Ah1 les images où souriaient les d'Orléans et les d'Aumale, les Yusuf et les Bugeaud, tant d'autres.
-------Mais qui songeait aux mille petits soldats engloutis ? Devant tant de tombes furtives, le rapporteur de la Commission d ' Afrique déclare que " si la conquête était à refaire, il ne faudrait pas l'entreprendre. "
-------Il avoue cependant que l'honneur, tout au moins l'amour-propre national étaient engagés et que, d'autre part, il paraissait difficile de ne pas prendre en considération le vœu populaire.
-------C'était ménager la chèvre et le chou.
-------Alors éclate, à la Chambre, le fameux débat de 1834. M. Hippolyte-Philibert Passy, rapporteur général du budget, déclare :
-------" A l'époque où Alger passa dans nos mains furent conçues de vastes et magnifiques espérances. C'était la suprématie de la Méditerranée qui venait de nous échoir,
-------" Ces espérances, les faits accomplis ne les ont point justifiées...
-------" Ainsi, messieurs, tout nous fait craindre qu'il ne faille attendre ni du succès des projets de civilisation intérieure, ni de la transplantation des colons tirés de l'Europe, aucun des avantages dont nous avons besoin pour compenser les charges de l' occupation d'Afrique.
-------" Dans cette oeuvre, ne consultons que les intérêts, vrais, directs, permanents de la France; n'allons pas surtout nous croire engagés à réaliser l'impossible, à poursuivre à grands frais un système de conquête et de colonisation auquel manque toute garantie, toute certitude de succès...
"
-------Le 28 avril, nouvelle discussion.
-------M. de Sade prononce un violent réquisitoire contre l'occupation. La Chambre écoute. Elle est ébranlée.
" ------- - Nous laissons, conclut M. de Sade, nous laissons au gouvernement le soin de décider le moment de l'abandon définitif. "
-------A son tour, M. Piscatory prend la parole :
-------" Il me reste à déclarer que ma conviction sincère est qu'il serait heureux pour la France de n'avoir jamais conquis Alger. "
-------Puis apparaît M. Dupin, économiste, jurisconsulte : " En résumé, je dis que l'état de choses est calamiteux. La colonisation est une chose absurde. Point de colons. Point de terres à leur concéder, pas de garanties surtout à leur promettre. "
-------Et il termine son discours par ces mots: " Il faut hâter le moment de libérer la France d'un fardeau qu'elle ne pourra et qu'elle ne voudra pas porter longtemps.
-------Des applaudissements crépitent.
-------Cependant, là-bas, Abd-el-Kader gonfle ses voiles. Sa smala flotte de dune en dune, immense vaisseau fantôme inlassablement poursuivi. Et nos petits soldats, de s'engloutir dans le profond creuset de la guerre. La France souffre.
Le 1er mai, à la Chambre, M. Escanyé rallume le débat.
M. Escanyé est un anticoloniste enragé. Et, dans le silence de son cabinet, il a inventé onze raisons de repousser toute entreprise de coloniser l'Algérie.
-------Je ne les énumérerai pas toutes.
-------Voici les premiers arguments :
-------" Je repousse toute entreprise de colonisation à Alger :
-------" 1° Parce que les rapports d'une métropole et d'une colonie sont en général contraires à tout principe de saine économie politique et même à tout principe d'équité;
-------" 2° Parce que jamais colonie ne fut présentée sous de plus fâcheux auspiceset avec moins de chances de succès. "
-------Mais, à son banc, un homme médite. Bah ! un poète !A quoi rêve-t-il? Que griffonne-t-il d'une main nerveuse?.. Une poésie?.. Ah ! la poésie !... Cependant, quel grignotage sous ses yeux, quelle démolition !... Il faut abandonner Alger. Il faut abandonner l'Algérie. Timide, M. de la Pinsonnière, membre de la Commission d'enquête, essaie de défendre l'occupation :
-------" Sans doute, énonce-t-il d'une voix perdue, l'occupation d'Alger est une mesure fâcheuse, mais elle est pour nous une nécessité absolue qu'il faut subir. "
-------Il se retire, peu approuvé.
-------MM. de Laborde et Mauguin essayent de défendre, à leur tour, l'Algérie.
-------Mais quels murmures hostiles couvrent leurs voix ! Ils se retirent, découragés.
-------M. Hippolyte Passy prend la parole :
-------" Alger est une détestable possession, un boulet que la France traînera après elle et qui embarrassera longtemps sa marche en Europe...
-------" J'affirme, conclut-il, que si l'un d'entre vous consentait à aventurer son avenir, sa fortune, ses ressources sur des chances de succès aussi incertaines, aussi fragiles que celles que présente la colonisation du terrain algérien, je ne balancerais pas à le taxer d'imprévoyance et de folie ! "
-------Alors, le griffonneur se lève. Quelle gravité sur ce visage. Sanglé dans sa longue redingote, ce député gravit à son tour les marches de la tribune. Le voici, debout, revêtu d'une dignité et d'une sévérité immenses. Sur les bancs, court un long murmure.
-------Les anticolonistes de s'agiter. Les colonistes de s'émouvoir.
-------Quelques applaudissements éclatent, brefs, discrets, vite éteints.
-------M. Alphonse de Lamartine va parler. Une étrange pâleur couvre ce maigre visage. Loué avec emphase, attaqué avec acharnement, on le juge. C'est un fantaisiste, disent les uns. C'est un virtuose, déclarent les autres.
-------Ses pires ennemis comme ses meilleurs amis l'accablent d'une courte phrase :
-------- C'est un poète ! murmurent ses amis.
-------- Ce n'est qu'un poète ! clament ses ennemis.
Ah ! que la plaisanterie est facile. La poésie ? mot commode qui justifie l'indulgence, autorise la sévérité.
-------" Si vous cédez avec entraînement à une voix qui vous appelle, c'est que la voix est poétique, c'est qu'elle a des privilèges d'ivresse, c'est que la poésie est une sorte de sensualité contre laquelle notre pauvre humanité , se défend mal. "
-------- Que voulez-vous, ont déclaré bien des gens pour expliquer leur adhésion rapide au mouvement de 1848, j'étais jeune encore. Je me rappelais les douces émotions des Méditations et de Jocelyn. J'adorais Lamartine. Il était poète jusque sur les marches de l'Hôtel de ville et je battais des mains à la poésie quand on croyait que j'acclamais la République.
-------Ceux qui, en petit nombre, ont bouché leurs oreilles pour ne pas entendre, disent au contraire :
-------- Je n'ai jamais donné dans l'utopie, parce que je savais que Lamartine était un poète, et que la poésie est le contraire de la politique, de l'art de gouverner les hommes.
-------" Cette double explication repose sur une erreur. Ce qui fait le charme durable, la puissance de la poésie, c'est son union étroite avec la logique universelle. Les âmes ne se confient longtemps qu'à une voix qui résume leurs instincts, et s'il n'y a rien de plus général que les idées essentielles, il n 'y a rien qui soit plus personnel que les idées utopiques, que les paradoxes.
-------1" Un grand poète national ne saurait être un excentrique, c'est l'idéalisateur d'un lieu commun .
-------Non, la poésie qui est une détestable excuse, mais une merveilleuse explication, n'est jamais coupable quand elle est la vraie poésie. Elle ne se trompe pas : son privilège de gloire vient même de son infaillibilité. Cependant, M. Granier de Cassagnac écrira un jour ; " Tout ce qui constitue M. de Lamartine, son éclat, sa carrière, ses livres, sa politique, son pouvoir, sa popularité, sa chute sont autant d'énigmes ayant le même mot :chimère !... Isolé de tout, distinct de tous, ne s'appuyant sur rien, ne s'alliant à personne, M. de Lamartine constitue une telle personnalité ou s'est tracé un tel rôle, qu'il semble voué à la réunion des contraires : les penchants de la solitude et les goûts de la domination.
-------"Et M. de Cormenin de plaisanter :
-------" Lamartine? Il chante lorsqu'il parle, il chante lorsqu'il écrit, il chante lorsqu'il médite, il chante lorsque la nuit tombe, il chante lorsque le jour se lève, il chante lorsque le vent gémit, il chante lorsque l'oiseau gazouille, il chante lorsqu'il chante, il chante toujours. ")
-------Mais M. de Cormenin - si M. de Lamartine chante - écrit bien mal !...
 

-------Je préfère le mot de la nièce de Pitt, lady Stanhope disant à Lamartine, touriste sans mandat, sans mission officielle, à Lamartine, simple voyageur :
-------" Vous êtes un de ces hommes de désir et de bonne volonté dont Dieu a besoin comme d'instrument pour les oeuvres merveilleuses qu'il va bientôt accomplir parmi les hommes. "
-------C'était en 1833.
-------Je ferme la parenthèse.
-------
Donc, M. de Lamartine monte à la tribune. Il parle:
-------" ... Un pays comme la France ne peut pas hésiter quatre ans devant sa propre résolution, sans déconsidération pour lui et sans dommage pour son avenir . Il fallait, il faut encore forcer la France à parler en posant plus nettement la question. Il faut lui dire :
-------Voulez-vous conserver Alger au prix de trente millions et de trente mille hommes par année ? Voulez-vous conserver Alger avec un moindre développement et des conditions onéreuses ? enfin, n'en voulez-vous pas du tout? Si vous n'en voulez pas du tout, retirez les troupes et fermez le trésor. Si, ainsi que je l'espère, vous voulez conserver Alger au moins comme colonie expérimentale et comme occupation militaire, déterminez dès aujourd'hui la forme, la mesure, les conditions de cette colonie, et rendez douze ou quinze millions aux contribuables.
-------" Vous mettez fin ainsi à cet agiotage scandaleux des terres de la régence, que l'on vend et que l'on revend sans y semer un épi, comme un papier de Bourse qui va périr entre les mains du dernier possesseur.
-------" Vous rassurerez les colons en leur disant: Voici sur quoi vous devez compter, voilà jusqu'où vous pouvez vous étendre sous la puissante garantie de la mère patrie.

-------" Au reste, cette délibération, si fâcheuse sous d'autres rapports, aura eu au moins ce- résultat d'arracher au gouvernement ce mot qui satisfait le sentiment national :
Nous n'abandonnerons jamais Alger.
-------" Mais ce mot qui suffit à notre orgueil ne suffit pas à nos intérêts; il ne dit pas comment nous conserverons notre conquête. Selon moi, les questions devraient être ainsi posées :
-------" 1° La France doit-elle entrer dans le système des colonisations ?
-------" 2° Alger est-il la colonie qui convienne à la France, et qui lui promette de l'indemniser de ses dépenses ?
-------" 3° Dans le cas où, sous le rapport agricole et commercial, Alger ne présenterait pas tous les avantages désirables à la France, comme colonie militaire, comme avant-garde de la civilisation sur la barbarie, comme vedette sur la mer qui nous appartient, sur la Méditerranée, conserverons-nous Alger?
-------" 4° Quelle sera la constitution définitive, la forme et la mesure de cette colonie ?
-------" Dans ma conviction, de grandes colonisations entrent indispensablement dans le système politique que l'époque assigne à la France et à l'Europe. L'Orient les rappelle, et le défaut de débouchés intérieurs les rend nécessaires à nos populations croissantes. Les orateurs qui ont parlé contre ce système n'ont envisagé les colonisations que sous le rapport commercial et agricole; ils ont négligé le coût politique de la question. Ils ont puisé leurs arguments dans l'économie politique, science nouvelle qui donne souvent ses axiomes pour des faits, et ses paradoxes pour des vérités.
-------" Mais des exemples prouvent en deux mots ce qu 'une heure de logique est impuissante à démontrer. Que serait la Grèce, dans l'histoire, sans ses colonies d' Asie, de Sicile et d'Italie ? Que serait Rome, sans ses colonies, sur tout l'univers romain? Que serait l'Espagne, sans ses colonies du nouveau continent ? Qu'eût été la Hollande ? Que serait l'Angleterre surtout, sans son système d'existence universelle, d'ubiquité coloniale? Qu'importe que les Indes lui coûtent plus ou moins de cet or que son immense mouvement commercial a accumulé dans ses mains? L'Angleterre a vécu, elle a prospéré, elle a grandi, elle a jeté ses bras gigantesques sur toutes les mers et sur les quatre parties du monde ; elle a donné de l'emploi à toutes ses forces, des carrières à toutes ses activités; elle a répandu sa langue, ses mœurs, son esprit, sa domination morale; elle a créé et elle s'est rendu nécessaire la conservation de la première marine du monde; elle a enfanté des peuples qui perpétueront son nom et son influence.
-------" Dites ce que vous voudrez, messieurs, voilà la colonisation ! Elle ne crée pas immédiatement les richesses, mais elle crée le mobile du travail; elle multiplie la vie, le mouvement social, elle préserve le corps- politique ou de cette langueur qui l'énerve ou de cette surabondance de forces sans emploi qui éclate tôt ou tard en révolutions et en catastrophes...
-------" On a blâmé l'expédition d'Égypte: ne soyons pas si pressés de répudier la pensée d'un grand homme, attendez encore quelques années pour la juger. Indépendamment de ce nom des Pyramides inscrit sur nos drapeaux, l'expédition d'Égypte a laissé un germe qui portera son fruit pour la France.
-------" Alger est-il la colonie qui, sous le rapport agricole et commercial, présente le plus d'avantages à la France ? J e vous renvoie à cet égard, messieurs, à l'excellen,t discours de M. de Sade. Je pense comme lui sur ce point, et plus que lui, car je connais les Bédouins. J'ai la conviction que des colonies utiles et agricoles sont ou impossibles ou très difficiles dans leur voisinage, à moins d'une force militaire permanente. C'est une race à part, c'est une de ces races dont la nature est d'être en guerre éternelle avec toute civilisation, une de ces familles d'hommes de proie qu'aucune civilisation ne peut apprivoiser.
-------Étudiez l'histoire des grandes colonies orientales tentées par les Grecs ou les Romains en Syrie et en Arabie; voyez Palmyre et Héliopolis: ces villes merveilleuses, bâties aux confins des déserts pour servir d'entrepôt au commerce des Indes, n'ont pu les écarter de leurs murs, même dans le temps de leur plus grande prospérité, et ils sont revenus depuis des siècles camper sous leurs ruines, qu'ils ont reconquises à la barbarie et à la stérilité.
-------" Je crois donc que nous aurons d'extrêmes difficultés de ce côté. Mais on peut les vaincre, on peut le tenter du moins. Devons-nous reculer devant la première difficulté sérieuse et tout abandonner parce que nous ne pouvons peut-être pas tout obtenir?.. Ne craignons-nous pas qu'on nous taxe d'une légèreté aussi trop nationale, en nous voyant rejeter ainsi cette domination de l'Afrique, qui semble nous brûler les mains ? Devons-nous abandonner Alger ?
-------" Les conclusions au moins tacites des orateurs que nous avons entendus me font craindre qu'ils n'aient fait germer cette pensée dans l'esprit de la Chambre et du pays.
-------" Pensée funeste, messieurs, pensée antinationale, antisociale, antihumaine que nous devons repousser comme nous repousserions la pensée d'une honte ou d'un crime... -------"
Dans un grand brouhaha, M. de Lamartine descend de la tribune. .
-------Des applaudissements le saluent. Il y a, sur certains bancs, les mêmes rumeurs.
-------Et les anticolonistes de .murmurer :
-------- Ce poète nous assomme. Il siégeait au plafond. Que n'y reste-t-il, grands dieux, que n'y reste-t-il? Après ce débat, le crédit de 400 000 francs demandé par le gouvernement pour la colonisation fut réduit par la Chambre à 250 000 francs sur la demande de la Commission.
-------Et les attaques de continuer.
-------En 1837, après la prise de Constantine, M. de Gasparin, à la Chambre des pairs, propose d'abandonner la place après l'avoir démantelée; à la Chambre des députés, M. Duvergier de Hauranne qualifie de funeste et d'impolitique l'expédition de Constantine et MM. Jobert et Desjobert demandent avec obstination l'évacuation de l'Algérie.
-------"L'Algérie, boulet de la France. "
-------M. Alphonse de Lamartine retourne à ses solitudes hautaines, rentre dans son dédaigneux silence.
-------Mais derrière lui, autour de lui, quelles ombres. Une immense lumière les accable. Elles luttent. Elles se défendent de l'injustice, de l'oubli. Il y a déjà des cimetières. Tous ces pauvres grands morts en appellent à ceux qui les ont si généreusement défendus. Eh! quoi, leurs efforts seraient demeurés inutiles ?
-------- Un poète !... ce n'est qu'un poète !... murmurent autour de Lamartine ces messieurs. Oui, un poète, sans doute, mais qui d'un pénétrant regard, a su comprendre deviner, saisir - par delà Rome et par delà Carthage - ce que l'Algérie serait, un jour, pour la France.
-------Et cette France nouvelle n'a, certes pas, oublié le plus illustre de ses avocats.

Tiré de :

Nobles Vies, Grandes Œuvres
100 ans d'Effort Français en Algérie
BOUFARIK
par Edmond Gojon
Librairie Plon Paris
1930