BOU-SAADA PITTORESQUE !
Chaque année, pour
s'attirer un plus grand nombre d'hiverneurs, le Syndicat des Hôteliers
de Nice, usant de moyens fallacieux, lance au bon moment à travers
le monde des touristes la nouvelle d'un épouvantable cataclysme
tombé, toujours comme par hasard, sur l'Algérie. Tous
les fléaux y passent...
Cependant, en dépit de ses détracteurs intéressés,
l'Algérie demeure, à mon avis, un centre de tourisme des
plus plaisants, non seulement par son climat exceptionnel et son ciel
ravissant, mais surtout par le confort, de ses hôtels, l'excellence
de ses routes, la beauté de ses panoramas, enfin par la majesté
grandiose de ses " Villes d'Or ", aux ruines millénaires,
et le charme prodigieux de ses oasis qui dessinent sur le désert
brûlant d'admirables taches vertes et qui s'ouvrent à nos
yeux comme autant de champs d'étude et d'exploration, tout en
aiguisant, par leur caractère intimement saharien, la curiosité
de l'artiste et de l'observateur.
Éloigné de toute voie terrée, défendu par
ses parois rocheuses, finement teintées de rose et par son cirque
de montagnes brunies, le ksar de Bou-Saâda, mieux qu'aucune autre
agglomération indigène du Sud, a pu ainsi, à l'abri
de la civilisation occidentale, conserver à peu près intacte
son âme islamique,
A peine en huit heures de temps, les 200 kilomètres séparant
Alger de Bou-Saâda ont été franchis sans encombres,
à travers une route en lacets des plus accidentées, grâce
à l'excellente voiture Delahave que la Maison Catelan, pour faciliter
et agrémenter notre excursion, a eu l'amabilité de mettre
à notre disposition.
Aussi bien à l'aller qu'au retour, le trajet choisi par les automobiles
Catelan - qui font régulièrement le service Alger-Bou-Saàda
deux fois par semaine - offre au regard émerveillé du
voyageur d'indescriptibles paysages surtout lorsque l'auto, s'emballant
soudain dans une descente rapide, franchit les admirables gorges de
Palestro, aux rochers gigantesques que le soleil d'Afrique semble avoir
roussi de ses feux ardents.
La petite place sur laquelle nous venons d'arriver est l'endroit le
plus animé de Bou-Saâda.
Elle nous séduit de suite par ses maisons basses à arcades,
son jardin public, aux allées ombreuses et fraîches, qui
évoque au crépuscule quelque vieux coin de province française,
son café européen dont la salle étroite et sombre
laisse exhaler une odeur de grains et de moisi et à la porte
duquel stationnent les autobus célestes - gratte ciel Ambrosi
- venant de Bouïra et d'Aumale.
Un peu plus loin, c'est la halte des caravanes de chameaux chargés
de leurs lourdes cargaisons de laine, de céréales et de
dattes et qu'on verra s'éloigner en file indienne le lendemain,
une fois le marché terminé " pour les lointaines
oasis des Zibans et les plaines du Hodna ".
Dans une des principales rues qui débouchent sur la place, on
distingue de sordides échoppes Israélites au fond desquelles
des marchands, à la barbe en collier, piquent attentivement à
la machine de grossières toiles écrites ou brodent finement
d'éclatants " filalis ".
En flânant, dès notre arrivée, dans le quartier
arabe, nous nous attardons devant les boutiques emplies de " turqueries
". C'est là qu'on trouve les lézards empaillés,
les éventails de raphia brodé, les poignards minuscules
gainés de rouge et les absurdes orfèvreries - bibelots
rutilants - qui font la joie des femmes mauresques.
Mais peu à peu, une tendre lueur crépusculaire donne aux
choses des formes irréelles et Bou-Saâda s'offre à
nous, dans son poignant isolement, comme une rose des sables perdue
à l'entrée du désert.
Accompagnés de notre guide, nous gravissons l'aride colline du
fort Faidherbe dont la silhouette moyen nageuse se découpe nettement
dans le soir violet. Le long du sentier, à travers les éboulis
de pierres et parmi des genêts gris comme de légères
fumées à ras du sol, des bergères kabyles, habillées
d'andrinople rouge, mènent paître aux alentours leurs paisibles
troupeaux de chèvres noires.
Au loin, se dressent les monts bronzés du Kerdara, puis les montagnes
de Sidi-Asdine et de Baten, dont les sommets irisés se reflètent,
au coucher du soleil, en un merveilleux mirage sur le sable roux des
dunes désertes.
O Bou-Saâda, ton histoire, grandiose dans sa simplicité,
m'émeut ce soir à la vue de tes blancs minarets, rehaussés
des pourpres du couchant, et dont les noms mélodieux d'"
Ouled-Attik ", d' "El-Nakhla " et de " Mouamincs
" me ramènent en pensée à ta lointaine et
poétique origine.
Nous voici maintenant en plein oued BouSaâda, au lit clair et
sinueux, un peu argenté, bordé d'inaccessibles rochers
sombres et de vieux murs tapissés de mousse. Le paysage a quelque
chose de sacré et de mélancolique.
Entre les cactus, une kouba blanche repose dans une suprême extase
sous le ciel infini illuminé par des myriades d'étoiles.
Dans les jardins environnants, hermétiquement clos comme des
sanctuaires, s'entrecroisent les vignes grimpantes, les lianes vigoureuses,
les grenadiers écarlates et les mandariniers aux pénétrantes
senteurs d'Orient.
Du fond de l'eau, bleuie par la nuit, s'élève en une éternelle
prière, le croassement triste des crapauds. Et les vagues silhouettes
des petits ânes trottinant sur les rives de l'oued, passent et
disparaissent lentement dans des sentiers perdus. A présent,
à pas feutrés on chemine dans les ruelles tortueuses du
vieux quartier indigène. Les maisons rapprochées forment
d'étroits couloirs obscurs le long desquels s'ouvrent, à
de rares endroits, de noirs moucharabiehs jalousement grillagés
suspendus dans l'angle d'une venelle, éclairant une lourde porte
en bois de palunier contre laquelle se cache, ne voulant ni voir ni
être vue, quelque femme empaquetée dans son haïck
de laine. Un peu plus loin, ô vision poignante des monstrueuses
sorcières de Goya, une vieille mauresque horriblement noirâtre
et décharnée chauffe au-dessus d'un ardent feu de braise
ses pauvres mains noueuses déjà à demi-mortes.
En suivant la rue des Ouled-Naïls on s'arrête à chaque
pas pour regarder l'intérieur des cafés maures et des
maisons de danses, qui sont à Bou-Saâda, comme dans d'autres
villes du Sud, des lieux de joie, d'amour et de mort. On y pénètre
toujours avec une sorte de crainte puis, à la vue des danseuses
- étranges fleurs du désert - revêtues d'or et de
brocart comme des déesses, on est gagné peu à peu,
malgré soi, par un suprême enivrement. Quant arrive le
tour des danses nues les musiciens arabes voilent pudiquement, leurs
yeux et de stridents " you you " tour à tour joyeux
et épouvantés éclatent aux quatre coins de la salle
enfumée et basse. Derboukas, flûtes et tambourins reprennent
leurs rengaines avec furie...
Et voici Fatoum au torse fauve couleur des dunes qui évolue,
toute nue, dans la lumière voilée de la pièce devant
ses admirateurs dévorés de désir, rythmant ses
danses - souple et gracieuse comme une jeune gazelle - du tintement
clair de ses bracelets d'argent.
D'autres Ouled-Naïls nous séduisent, elles aussi, par leur
indicible beauté et le charme dolent de leurs grands yeux rêveurs
où se reflète leur âme vagabonde et passionnément
triste. Ces ardentes amoureuses, drapées de soie et d'indiennes
à fleurs, parées de vives pierreries, se tiennent sur
le pas des portes, en des poses hiératiques de bouddha, offrant
à tous, derrière leurs cigarettes allumées - étincelants
rubis sous le ciel de saphir - " le même regard énigmatique,
le même sourire figé de leurs visages polychromes ".
De temps à autre on voit surgir à l'entrée d'une
grande cour ouverte à tous les passants, une ombre blanche et
silencieuse qui se glisse mystérieusement comme un fantôme
éperdu dans l'étrange et lugubre maison à la suite
d'une de ces singulières courtisanes. Et bientôt de vagues
murmures, des voix étouffées de douleur et d'amour, parviennent
jusqu'à nous comme une sinistre complainte à travers la
grande nuit du Sud, éternellement bleue...
Le lendemain, avant de reprendre le chemin du retour, nous avons l'honneur
et le plaisir d'aller voir le grand Maître orientaliste Etienne
Dinet qui nous accueille dans sa discrète demeure mauresque avec
une bonne grâce toute française et une savante politesse
orientale.
Nos dernières heures passées à Bou-Saâda,
s'envolent bêlas ! trop vite.
A la porte de l'Hôtel Transatlantique - somptueux palace bâti
au pied du Kerdada - notre auto nous attend déjà.
Pourtant, que de choses nous voudrions voir encore ! Que d'impressions
voudrions-nous recueillir et conserver surtout dans nos yeux émerveillés,
afin de nous en souvenir longtemps, lorsque nous n'aurons plus, pour
apaiser la soif de notre âme nostalgique, la grandiose et miroitante
steppe saharienne...