Les obsèques d'Étienne
Dinet
Dinet est mort. Comme un
puissant écho la nouvelle s'est répandue, jetant la consternation
parmi ceux qui furent et qui demeureront ses amis.
Mais c'est surtout en Algérie, dans ce pays qui l'avait depuis
longtemps adopté, et dont il était l'admirateur passionné
et sincère, qu'elle fut accueillie avec le plus de tristesse
; Dinet était nôtre, et intégralement. Des critiques
- aveuglés par quelque méchante jalousie ou simplement
pour étancher certaine soif de verbiage et de préciosité
- le traitèrent de " pompier " Il sourit aux attaques
de ces " orientalistes désorientés ". Il savait
que nous, Algériens, nous le comprenions et l'aimions : cela
lui suffisait.
Car nous l'aimions. Il était pour nous en même temps le
poète et l'historien. Le seul poète qui ait su chanter
toutes les beautés de notre terre et particulièrement
de ce Sud si plein d'attraits et de charmes. Le seul historien qui soit
arrivé à nous tracer un tableau exact et vivant d'un passé
riche en faits héroïques ou légendaires.
Le reproche que l'on peut faire à Dinet, c'est d'avoir délaissé
complètement les nouvelles tendances de l'art pictural. Ce reproche,
je ne le fais pas. Je connais trop les Montparnos modernes et ces "
résidus d'ateliers " pour qu'ils puissent m'inspirer la
moindre admiration. Bien peu ont du talent, les plus connus appellent
la pitié. Quelle marge entre Dinet et Van Dongen !
L'auteur d'" Antar " était resté dans la tradition
des Anciens. Il observait et confiait à la toile ses impressions,
franchement, sans emphase. Son " Homme du Désert ",
qu'il a si souventes fois représenté dans ses attitudes
familières, est, pour employer l'expression de M. Léonce
Bénédite, " tout près du type ", dépouillé
de l'apport complexe des âges successifs, représentatif
d'une humanité générale : il est plus proche sans
doute de l'animalité, mais il est aussi plus proche de la nature
et de la vérité éternelle.
Dinet ignorait le snobisme. Bon et généreux, le meskine
ne frappait jamais vainement à sa porte. Les Arabes, dont il
était la providence, lui vouaient presque un culte. Ils le considéraient
un peu comme un saint, un envoyé du Très-Haut, qu'ils
entouraient de leur respect et de leur dévouement. Plus tard,
séduit par la simplicité et la noblesse de la religion
musulmane, il se convertit à l'Islamisme (Il fit, l'an dernier,
le pèlerinage de la Mecque). Et désormais, avec son fidèle
compagnon et précieux collaborateur Sliman ben Ibrahim, il vécut
à Bou-Saâda, loin de l'Occident, de ses intrigues et de
ses vilenies. Il passa son temps à rêver, à peindre
et à écrire. Ardent patriote, il s'attacha encore à
faire connaître la France aux indigènes et leur révéla
son véritable visage.
Artiste prestigieux - il restera le plus grand peintre de l'Algérie
- Dinet a également sa place parmi les vrais colonisateurs, tout
près des Foucault et des Duveyrier. Son influence sur toutes
les populations des environs de Bou-Saâda est inimaginable. Je
m'en suis rendu compte dès mon arrivée dans cette oasis.
C'est d'abord un gamin qui, me désignant une photo du défunt,
me dit d'une voix émue :
- Tu vois le pauvre, le pauvre monsieur Dinet
Et puis le groom de l'hôtel où je suis descendu qui, répondant
à une question, me déclare fièrement:
- Oui, je m'appelle Hadj... comme M. Dinet !
Les obsèques d'Étienne Dinet doivent avoir lieu à
10 heures, mais dès 9 heures une foule énorme se presse
aux abords de l'humble maison du maître. Spectacle pittoresque
au possible, émouvant surtout, que ces innombrables Bédouins
venus pour la plupart de très loin et qui attendent là,
impassibles, de voir passer le corps du vénéré
" roumi ". Et quand le cortège s'ébranlera,
précédé d'un peloton de spahis, c'est au moins
six mille personnes qui le suivront.
Le deuil est conduit par Mme la Générale Dinet-Rollince,
Sliman ben Ibrahim, M. Lung et M. Pierre Bordes, Gouverneur Général,
qui a tenu à apporter à Dinet l'ultime hommage de la Mère
Patrie. Sur tout le parcours, les curieux se pressent. Dans le quartier
arabe, la bière, supportée par dix hommes, émerge
d'un véritable flot humain
Obéissant dernières volontés du peintre, on lui
fait faire, pour la dernière fois, sa promenade favorite. La
chose n'est pas toujours facile : pour passer la porte du Jardin de
l'Oasis, l'opération est des plus délicates, mais la force
et l'énergie des porteurs triomphent de la difficulté.
A quelques mètres du mausolée que s'était fait
construire le maître - où est déjà enterré
la femme de Hadj Sliman ben Ibrahim - le cortège s'arrête.
Le cercueil est déposé sur une plate-forme spécialement
aménagée, et le marabout de Chahmel récite les
prières rituelles. Dans un silence impressionnant, il lance un
long appel, La voix d'un muezzin lui répond.
Puis c'est la prière générale. Alors tous les visages
se tournent vers la Mecque et un murmure formidable et lugubre s'élève
de cette foule recueillie.
Après les vibrants discours - prononcés en Arabe - de
Si Mostefa, Ahmed Loufik, Laamoudi Samin El-Hadj, Lleb El-Aghi (directeur
du journal " El Islah ") et du fils du cadi de Sidi-Okba,
M. Duffau, administrateur à Bou-Saâda, et M. le Gouverneur
Général exaltent à leur tour les qualités
du cher disparu.
- " Et maintenant, maître si noble et si bon, termine M.
Pierre Bordes, qui, par votre talent et votre labeur, avez honoré
l'art ainsi que votre patrie, prenez le repos que vous avez si bien
gagné. "
La cérémonie est terminée.
Dinet repose maintenant dans sa petite kouba blanche. Des talebs chantent
encore. Dehors, vieillards, femmes, enfants, écoutent attentivement.
De joyeux youyous retentissent, par intermittences : un nouveau saint
entre au Paradis d'Allah, Noël ! Noël !
Midi. Le vent glacial qui n'a cessé de souffler depuis hier soir,
redouble de violence. Les burnous flottent mollement et leurs ombres
démesurées semblent de grands oiseaux noirs au vol lourd
et rythmé. En bas, les dattiers échevelés frissonnent
et gémissent...
... On dirait la voix douloureuse d'une mère qui pleure son enfant
!