Reprise
de l'article sous l'image.
Un Atelier de Dinet à Bou-Saâda
Le sable ! Toujours le
sable ! Des lits caillouteux de rivières à sec que la
voiture franchit à toute vitesse et comme si les bêtes,
se rendant compte de la difficulté qu'elles auront à escalader
l'autre rive, prenaient leur élan d'avance. Au loin, de grandes
montagnes, aux découpures étranges. Nous approchons de
Bou-Saâda. Voici, presque vertical et géométriquement
coupé, le Djebel Guelaâ (la Forteresse). C'est le "
Billard du colonel Pin " des Français. Cependant, au loin,
un peu de verdure se découvre : l'oasis ! Nous arrivons. Péniblement,
la diligence traverse, deux heures durant, une plaine dont le sable
est mélangé de cailloux roulés. Puis des fortifications
se déploient devant nos yeux ; une verdure fraîche tranche
sur l'aridité des environs, hauts plateaux désolés
et steppes sablonneuses où croissent difficilement quelques touffes
de " tesselra " et d'alfa " maboul ". Nous avons
atteint la " Ville de l'Homme heureux ", Bou-Saâda.
Bah ! l'homme heureux, c'est la légende, c'est le nom créé
par la reconnaissance du nomade qui trouve là les vivres et l'eau,
ces uniques dieux du grand désert, c'est le cri de joie du chamelier
fatigué des longues traites toujours semblables à travers
ce pays où s'étend loin, loin, toujours plus loin, la
mer morne des sables.
Pour qui est fait à la vie mouvementée des grandes villes,
pour qui est plié aux habitudes européennes, quoi de moins
récréatif que cette agglomération de maisons et
de terrasses en terre jaunâtre dont tout le charme consiste peut-être
en leur irrégularité, que cette fontaine de la grande
place, que cet abreuvoir où se désaltèrent des
bandes de chameaux, que ces ruelles tortueuses !
Arrêté devant la boutique d'un mozabite où s'entassent
pêle-mêle la toile et la quincaillerie, les étriers
et les foulards, les miroirs et les vipères cornues, qui pourra
bien me faire croire que cette ville est un lieu de délices,
que ses toits abritent un homme heureux ? Cet homme-là ne possède
pas de chemise, affirment les contes arabes. Dans ces conditions, sans
doute, ils seraient nombreux ici les élus du bonheur, mais si
jamais un doute ne s'était élevé dans mon esprit
sur la véracité de l'apologue oriental, il fût certainement
né de ce voyage.
Et brusquement, en mon errance vagabonde qui m'a conduit de la Kouba
de Sidi-ben-Attia à celle de Sidi-Brahim, je l'ai trouvé,
mon oiseau rare. Blotti parmi les lauriers roses, en pleine rivière
de Bou-Saâda, le voici l'homme heureux sortir d'une petite maisonnette
blanche ; c'est Dinet fuyant l'agitation des cités, c'est Dinet
à la recherche de l'idéal ciel bleu, de la sérénité
des matins et de la splendeur des soirs qui s'en est venu planter son
chevalet sous les palmiers de cette calme oasis. Son esprit se retrempe,
dit-il, dans ce face à face avec l'immensité et de fait
son pinceau semble une mine de mauves doux comme des velours, de roses
triomphants, d'ors éclatants comme des cris de victoire. Son
jardin est proche ; c'est l'oasis et la pépinière, sous-bois
délicieux de figuiers, de pistachiers, de mûriers et de
saules que coupent des sentiers bordés de ruisseaux.
Réfugié comme Daudet en une solitude délicieuse,
il a son moulin, lui aussi, seulement les lapins n'y montrent point
leur petit derrière blanc et l'histoire lui fait prendre des
allures guerrières. Involontairement, l'imagination évoque
à son aspect des temps déjà lointains et pas oubliés
cependant des Algériens, cette désastreuse époque
où, aux malheurs qui fondaient sur la mère patrie, venaient
s'ajouter pour ses fils attachés au sol africain la tristesse
de deuils et d'incendies désolant les exploitations fondées
par eux à force de labeur et de courage.
Durant la grande insurrection de 1870, le
moulin Ferrero, seul point de cette aride contrée
où nos troupes aient pu trouver des approvisionnements de farine,
était gardé militairement et fournissait toutes les colonnes
du Sud algérien. Jour et nuit ses roues tournaient pour faire
du pain à ceux qui se battaient si bravement, de Djelfa
à Bou-Saâda. Maintenant, le visiteur trouve marquées
ces deux étapes de notre civilisation, le moulin rappelant les
dernières affres de la guerre et la petite kouba de Dinet souriant
à l'avenir pacifique et au progrès des arts.