Bordj-Bou-Arreridj, la ville héroïque
PIEDS-NOIRS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI - N° 106 - NOVEMBRE 99

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Bordj-Bou-Arreridj, la ville héroïque

-----Bordj-Bou-Arreridj, chef-lieu de canton qui comprenait 22 000 habitants au moment où la France quittait l'Algérie, se composait, un siècle auparavant, de 90 foyers formant l'agglomération autour du bordj et une vingtaine de colons établis dans la campagne proche. Ce sont donc 400 personnes, femmes et enfants compris, ainsi que des soldats d'armes diverses qui vont devoir affronter, en 1871, l'attaque de milliers de cavaliers kabyles conduits par El Hadj Mohammed Ben El Hadj Ahmed El Mokrani, Bachaga de la Medjana, et soutenir un siège de dix jours. Résistance imprévue des assaillants, qui devait déconcerter et permettre à la défense de Sétif de s'organiser afin d'éviter un sort similaire.

Les Portes de Fer

-----Situé à 239 km d'Alger et 49 de Sétif et à 900 mètres d'altitude sur le plateau désertique de la Medjana, le village n'existe pas encore lorsque, fin octobre 1839, le Duc d'Orléans, avec l'armée du Général Valée, décide le bivouac au lieu-dit Aïn-Bou-Arreridj. La colonne est en route pour Alger et doit franchir le redoutable défilé rocheux des Portes de Fer, propice aux embuscades. Les légions romaines n'y étaient jamais parvenues et les Turcs payaient une redevance annuelle pour avoir le droit de passer. L'armée française doit à Ahmed Ben Mohammed El Mokrani, père du précédent et Khalifa de la Medjana, de traverser cette partie de la Kabylie et de franchir les Portes sans essuyer un seul coup de feu, et, sans payer. On dit même que, fier de montrer aux populations ces nombreux soldats d'une grande puissance devenus ses alliés, le Khalifa a versé à ses vassaux, sur son trésor personnel, et en grand secret, le tribut jusque là réglé par les Turcs.
-----La fatigue d'une longue journée, les soucis de l'installation du soir naissant, dans un lieu inhospitalier, ne permettent pas aux soldats de distinguer, à quelque distance, de hauts murs en ruines dressés sur la crête d'un piton. Ce sont les restes presqu'effacés du bordj des Turcs, édifiés sur des vestiges romains en ce point stratégique, et brûlés à deux reprises par les Mokrani

Origine du nom

-----Bou-Arreridj est un nom arabe. Sa traduction littérale est " l'homme au panache " ? Jusqu'à une époque récente, les grands chefs indigènes vêtus à l'orientale portaient, dans des circonstances exceptionnelles, des plumes d'autruche fixées dans un cordon en poil de chameau qui maintient le chèche sur la volumineuse calotte de feutre du guennour. Qui peut-être cet homme " empanaché " qui a laissé son nom aux sources
-----Un chef de la grande conquête arabe qui passa aux franges de la Kabylie sans y pénétrer ?Arrêté près des sources fraîches, sa prestance aurait-elle tant impressionné les autochtones qu'ils auraient donné ce nom aux sources ? Tout naturellement, les Turcs en ont ainsi baptisé le fort construit à proximité. On parlait " du " bordj, il fallut attendre l'implantation française pour qu'on parle désormais " de " bordj. Le simple changement d'article indiquait la naissance d'un village.
-----1868 vit sa reconnaissance administrative par la création d'un commissariat civil et, le 3 septembre 1870, Bordj-Bou-Arreridj accéda au rang de commune de plein exercice.

Reconstruction du bordj

-----Revenant d'une bataille contre Abd-El Kader à M'Sila, une colonne commandée par le Général Négrier laisse au bordj 300 hommes sous les ordres du capitaine Dargent qui s'activent à organiser leur défense. À mains nues, munis de quelques pelles et pioches, ils déblaient la tour, bouchent les brèches dans les murs et construisent la redoute, une enceinte de cent quatre vingt mètres de long sur un contre-fort d'un rocher. Le bordj devenait ainsi une construction massive, solide, flanquée de quatre tours et coiffée d'une coupole conique.
-----Rassurés par cette présence, les premiers colons s'installent et rendent aux cultures des terrains en friche depuis des siècles.
En 1843, l'armée construit dans le fort une baraque en pisé, couverte en planches, pour abriter l'infirmerie, les magasins, les logements du capitaine, du médecin, et des sous-officiers, Les soldats campent sous la tente, situation peu enviable lorsqu'on songe à la rigueur des hivers. Le médecin a fort à faire car la région, rendue insalubre par un ruisseau marécageux coulant au pied du fort, est infestée par les fièvres. Le logement de la troupe sous la tente se révèle être une trop lourde charge pour l'Etat qui décide la construction d'une caserne. En 1847, elle est édifiée sur le plateau et entourée de petits bastions. Un ruisseau qui descend de quatre sources situées à mille deux cent mètres au nord du fortin est dérivé jusqu'à la caserne ; autour d'elle, les Européens bâtissent de modestes maisons, sans songer à les entourer de hauts murs protecteurs, tant la sécurité leur semble assurée. Bordj-Bou-Arréridj est un lieu dont l'importance n'avait échappé ni aux Romains, ni aux Turcs, Elle est évidente pour les Français qui n'ont pas encore conquis la Kabylie. Le village se trouve au milieu d'une plaine coupée de collines, bordée au nord par les montagnes de Babors, à l'Ouest par les défilés des Biban qui, de la province de Constantine, donnent accès à celle d'Alger au sud, la plaine représente l'un des principaux passages du Tell dans le Hodna, par le massif montagneux de Maadid. Inconvénient grave : le ravitaillement en eau du village ne se fait que par le ruisseau capté par les soldats, car il ne possède pas de puits. Le sol s'étant révélé fertile après avoir été assaini, l'abondance de l'eau facilitant l'irrigation, la région se couvre de champs de céréales, et de jardins. Un marché hebdomadaire s'instaure qui devient vite important. Il attire les producteurs des environs et des commerçants, venus de loin, y achètent des céréales, des bestiaux, du miel et de la cire provenant de la montagne proche de Mansourah, de Mégita et des BéniAbbés.

Pouvoirs réduits

-----En 1845, une ordonnance place le Khalifa Ahmed Ben Mohammed sous les ordres du colonel commandant de cercle. Il n'a plus de contact local. Cette mesure porte atteinte à son prestige d'autant qu'on lui retire en 1846 le commandement des Ouled Naïl et en 1847 certaines tribus kabyles. Le Khalifa s'isole dans son bordj de la Medjana et n'assure plus ses fonctions.
-----Au cours d'un voyage, il meurt à Marseille en 1853.
-----Le gouvernement de Paris profite de la circonstance pour réduire encore un peu plus les terres familiales et son fils El Mokrani qui reçoit le titre de Bachaga de la Medjana trouve son fief bien réduit, même si sa superficie en reste importante, et si son influence s'exerce bien au-delà des limites administratives.
-----Un voyage à la Mecque puis à Paris où il sera invité à la cour de l'Empereur l'émerveillera. Il rentrera enchanté d'être l'allié d'un tel pays si important dans le monde. En 1861, il reçoit la Légion d'honneur puis sera commandeur et en 1870 deviendra membre du Conseil Général de Constantine.
-----C'est pourtant lui qui va lancer les tribus dans une formidable insurrection qui durera neuf mois et s'étendra jusqu'aux portes d'Alger à l'ouest et, au sud, jusqu'au Sahara.

Les années noires

-----1866 et 1867 sont marquées par une terrible famine. Deux fléaux se sont abattus sur le pays :les sauterelles et la sécheresse. Les pauvres et miséreux meurent par milliers. Les secours publics et privés s'organisent, officiers et colons y contribuent. Mgr Lavigerie ouvre un orphelinat pour recueillir les enfants errant sur les routes. Les grands chefs puisent dans leurs réserves et, quand ils n'en ont plus, empruntent aux usuriers juifs pour acheter du grain. El Mokmni s'adresse à un ami, M. Mesrine, gendre de M. Lavie, important minotier de Constantine, et obtient un prêt, garanti par le Maréchal de Mac Mahon, alors Gouverneur Général de l'Algérie.
En 1868, Bordj-Bou-Arreridj, devenue commune mixte voit sa superficie atteindre plus de 5 hectares et sa population se composer de 1416 habitants soit : 212 français, 82 étrangers, 148 juifs et 974 musulmans. L'été 1870, les bruits de guerre se précisent. La population voit les premières troupes embarquer pour la métropole. El Mokrani se rend à Alger. Il promet au général Durrieu, sous-gouverneur, qu'il maintiendra l'ordre et la paix dans son commandement. Sur la route du retour, près d'Aumale, une rumeur le frappe brutalement : Durrieu a été arrêté et emprisonné à Alger!
-----Il n'en tient pas compte et, dès son arrivée, il prend l'initiative d'une adresse à l'Empereur qu'il fait signer par vingt chefs. Ils réaffirment leur loyauté, offrent leur argent et leur sang pour la France en péril "comme il fut répandu avec celui de vos soldats sur les mêmes champs de bataille : en Cochinchine, en Crimée, au Mexique, en Italie et en tant d'autres pays ". Ce geste sincère reste sans réponse. Le gouvernement ne voulait pas avoir une dette de reconnaissance envers les grands chefs. Quelques mois plus tard, six d'entre eux dont quatre Mokrani lançaient la rébellion dans la province de Constantine

La défaite de 1870 et ses conséquences

-----La guerre s'abat sur la France. Les grands chefs arabes enregistrent les premiers revers sans émoi mais sont accablés par la défaite de Sedan, le 2 septembre 1870. Le "Grand Sultan" qu'Allah a mis à la tête de la France et de l'Algérie est prisonnier. La Prusse a donc anéanti la France et va régner en maîtresse sur l'Algérie. Sur le plan politique et économique c'est la grande débandade.
Bien plus grave, dans un temps très court, le gouvernement, établi à Tours car Paris est encerclé, prend 58 décrets à propos de l'Algérie qui bouleversent brutalement la politique, la justice et l'administration. Le plus connu est celui du 24 octobre 1870 qui porte le nom du chef du gouvernement qui l'a rédigé et promulgué, Adolphe Crémieux qui octroie aux juifs la nationalité française, établit le gouvernement civil et institue les jurys d'assises.
-----De toute éternité, les Arabes méprisent les Juifs, même quand ils ont recours à eux pour des transactions commerciales ou des prêts usuraires qui les ont souvent ruinés. Ils les méprisent trop pour les tuer en combat, mais suffisamment pour leur rendre la vie quotidienne difficile. Dans un amalgame saisissant des décrets, les musulmans voient soudain qu'un juif gouverne la France, qu'il impose le régime civil et que le sort des musulmans va être soumis au bon plaisir de juifs jurés. Pour les Chefs arabes, cela représente une injure et une mauvaise action

L'affaire Mahieddine

-----Désorientés et de plus en plus inquiets, les chefs aménagent leurs bordjs en défense et continuent d'amasser des réserves. Un bruit prend corps et s'amplifie
-----Mahieddine, fils de l'Émir Abd-el-Kader, se trouve en Tunisie. Il prépare la Djihad et aidé par l'armée turque, il va reconquérir l'Algérie.
-----Alerté dans son exil de Damas, l'Émir Abdel-Kader désavoue son fils et manifeste sa réprobation avec vigueur.
Pendant trois mois, il attaquera villes et villages, tuant tous les européens isolés et incendiant et pillant leurs fermes.
Ainsi Souk-Ahras est attaquée le 26 janvier. El Milia assiégée du 4 au 8 février. Laghouat est prise le 6 mars. Tebessa est assiégée le 8 mars...
-----El Mokrani n'est pas prêt pour la Djihad, ni même pour sauter le pas. Son orgueil est encore retenu pas ses engagements envers la France.
-----Mais devant la déliquescence du pouvoir, il passe le pas.
-----Le 15 mars, toujours respectueux des formes, El Mokrani écrit au général Augeraud et au Capitaine Olivier pour leur redire qu'il n'obéira pas aux civils et les informer : "Je m'apprête à vous combattre, que chacun aujourd'hui prenne son fusils. " Il fait couper les poteaux du télégraphe, la conduite d'alimentation d'eau et déploie environ 15 000 hommes autour de Bordj-Bou-Arreridj.

Dix jours de siège

-----Le 16 mars, entouré des membres de sa famille, à la tête des goums dans la riche tenue des grandes fantasias, accompagné par les you-you des femmes, El Mokrani se lance à l'attaque du village en hurlant.
-----La défense de Bordj est assurée par 400 personnes environ, assez peu entraînées au combat : 300 mobiles des Bouches-du-Rhône, 80 colons armés, et quelques gendarmes et spahis. Le fort comprend aussi 4 obusiers qui seront sans utilité, faute de projectiles pour les alimenter. En attendant l'attaque, depuis son arrivée, le commandant a organisé la défense du village. Il a fait creuser des tranchées profondes et édifier des barricades qui ferment les rues donnant sur la campagne. Civils et militaires savent que cette défense ne résistera pas à l'assaut soutenu de nombreux insurgés.
-----Le soir même de ce premier jour, le commandant fait sonner la retraite dans le fort. Le village est aussitôt envahi, pillé, incendié et saccagé.
-----Dans la nuit, le commandant envoie trois spahis dans trois directions pour faire connaître la situation dramatique de Bordj-Bou-Arreridj.
-----Le 17, la journée se passe à aménager cet espace restreint non prévu pour abriter autant de monde.
-----Le 18, le Bachaga El Mokrani demande au capitaine Olivier de venir lui parler. Avec l'accord du commandant, celui-ci accepte. Pendant tout le temps où Olivier était parmi les Ouled Mokrane, pas un coup de feu n'a été tiré.
-----L'officier revient au fort, rend compte de sa mission qui est une reddition sans combat, alors qu'il a reçu l'ordre de tenir, et risquer le massacre en chemin. De plus une colonne commandée par le colonel Bonvalet a promis de venir à leurs secours.
-----Les deux jours suivants sont calmes mais les cadavres n'ayant pu être enlevés par les assaillants, ils empuantissent l'atmosphère, et, spectacle horrible, des cochons errants commencent à les dévorer.
La nourriture manque et l'eau est rationnée.
-----Le 21, l'attaque reprend et dans le fort, on s'aperçoit que les rebelles creusent des galeries souterraines. Une chance, ils mettent le feu à un baril de poudre qui leur explose en pleine face détruisant leurs galeries.
-----Le 25, dans la soirée, les assaillants quittent le village, la colonne du colonel Bonvalet arrive de Sétif.
-----Le 27, les civils, sous bonne escorte, sont évacués sur Sétif et El Mokrani se réfugie dans les montagnes et s'allie au vieux chikh Bel Haddad, à la tête de 100 000 hommes qui viennent d'entrer dans la guerre sainte en une quinzaine de points entre Alger et ColIo.
Malgré les changements intervenus dans la politique française où un militaire, l'Amiral de Geydon, a remplacé les civils en Algérie et que Thiers a succédé au "juif ", le Bachaga continue à se battre.
-----Près d'Aumale, le général Cérez a entrepris de pacifier la région et au cours d'un accrochage, El Mokrani est tué. Son frère Boumezrag fait enterrer le corps à la Qalaa des Béni-Abbés sans signe distinctif. La rébellion se poursuivra jusqu'en janvier 1872.
Féodal anachronique, El Mokrani représente la dernière grande figure d'une noblesse militaire algérienne. Sa mort marque la fin d'une conception de la vie, sinon d'une lignée, l'effacement d'un monde tandis que s'en ouvre un autre : l'Algérie vraiment française construite par la IIIe République. Les cinq frères d'El Mokrani et son fils qui ont pris une part active à la rébellion sont condamnés par la cour d'assises au bannissement en Nouvelle-Calédonie .
-----Ils y sont restés quelques années et furent pour beaucoup amnistiés pour avoir aidé les autorités calédoniennes à stopper la révolte de 1878.
-----Seule exception, le fils d'El Mokrani n' est rentré en Algérie qu'en 1927.
-----L'église a été détruite et le commandant du Chevron fera édifier un socle de deux mètres de haut sur son emplacement et sceller ait sommet la croix tombée avec le clocher.
-----Quelques années plus tard, un monument a été élevé au centre du carré des militaires du cimetière de Bordj. Il se composait d'une pyramide quadrangulaire posée sur un socle.
-----Deux plaques de marbre, sur deux faces, rendaient hommages aux morts des régiments ayant combattu l'ensemble des insurgés de la Medjana.
-----Pour la défense de Bordj-Bou-Arreridj proprement dite, une plaque commémorative a été apposée sur le mur de la caserne donnant sur l'ancien cours Théodose, devenu par la suite, cours du Cheyron.
-----En 1962, le monument a été abattu, la pyramide détériorée et crevassée, la plaque disparue du mur de la caserne.
-----Tout semble oublié sauf notre mémoire en ces quelques pages et pour reprendre l'inscription perdue de la plaque :
-----Honneur et patrie.
-----La défense de ce fort organisée par le commandant du Cheyron et le capitaine Olivier a été soutenue par les 4e et 6e
compagnies du 43e mobiles des Bouches-duRhône, la gendarmerie, la milice française et indigène de Bordj-Bou-Arreridj.
15-26 mars 1871 A nous le souvenir, à eux l'immortalité

J-M Lopez
Sources historiques:
Francine Dessaigne :"Bord -BonArreridj, l'insurrection de 1871"
aux Éditions de I'Atlanthrope
Sources iconographiques: Nicolas Jean-Pierre que nous remercions