Bordj-Bou-Arreridj, la ville héroïque
-----Bordj-Bou-Arreridj,
chef-lieu de canton qui comprenait 22 000 habitants au moment où
la France quittait l'Algérie, se composait, un siècle auparavant,
de 90 foyers formant l'agglomération autour du bordj et une vingtaine
de colons établis dans la campagne proche. Ce sont donc 400 personnes,
femmes et enfants compris, ainsi que des soldats d'armes diverses qui
vont devoir affronter, en 1871, l'attaque de milliers de cavaliers kabyles
conduits par El Hadj Mohammed Ben El Hadj Ahmed El Mokrani, Bachaga de
la Medjana, et soutenir un siège de dix jours. Résistance
imprévue des assaillants, qui devait déconcerter et permettre
à la défense de Sétif de s'organiser afin d'éviter
un sort similaire.
Les Portes de Fer
-----Situé
à 239 km d'Alger et 49 de Sétif et à 900 mètres
d'altitude sur le plateau désertique de la Medjana, le village
n'existe pas encore lorsque, fin octobre 1839, le Duc d'Orléans,
avec l'armée du Général Valée, décide
le bivouac au lieu-dit Aïn-Bou-Arreridj. La colonne est en route
pour Alger et doit franchir le redoutable défilé rocheux
des Portes de Fer, propice aux embuscades. Les légions romaines
n'y étaient jamais parvenues et les Turcs payaient une redevance
annuelle pour avoir le droit de passer. L'armée française
doit à Ahmed Ben Mohammed El Mokrani, père du précédent
et Khalifa de la Medjana, de traverser cette partie de la Kabylie et de
franchir les Portes sans essuyer un seul coup de feu, et, sans payer.
On dit même que, fier de montrer aux populations ces nombreux soldats
d'une grande puissance devenus ses alliés, le Khalifa a versé
à ses vassaux, sur son trésor personnel, et en grand secret,
le tribut jusque là réglé par les Turcs.
-----La fatigue
d'une longue journée, les soucis de l'installation du soir naissant,
dans un lieu inhospitalier, ne permettent pas aux soldats de distinguer,
à quelque distance, de hauts murs en ruines dressés sur
la crête d'un piton. Ce sont les restes presqu'effacés du
bordj des Turcs, édifiés sur des vestiges romains en ce
point stratégique, et brûlés à deux reprises
par les Mokrani
Origine du nom
-----Bou-Arreridj
est un nom arabe. Sa traduction littérale est " l'homme au
panache " ? Jusqu'à une époque récente, les
grands chefs indigènes vêtus à l'orientale portaient,
dans des circonstances exceptionnelles, des plumes d'autruche fixées
dans un cordon en poil de chameau qui maintient le chèche sur la
volumineuse calotte de feutre du guennour. Qui peut-être cet homme
" empanaché " qui a laissé son nom aux sources
-----Un chef
de la grande conquête arabe qui passa aux franges de la Kabylie
sans y pénétrer ?Arrêté près des sources
fraîches, sa prestance aurait-elle tant impressionné les
autochtones qu'ils auraient donné ce nom aux sources ? Tout naturellement,
les Turcs en ont ainsi baptisé le fort construit à proximité.
On parlait " du " bordj, il fallut attendre l'implantation française
pour qu'on parle désormais " de " bordj. Le simple changement
d'article indiquait la naissance d'un village.
-----1868
vit sa reconnaissance administrative par la création d'un commissariat
civil et, le 3 septembre 1870, Bordj-Bou-Arreridj accéda au rang
de commune de plein exercice.
Reconstruction du bordj
-----Revenant d'une
bataille contre Abd-El Kader à M'Sila, une colonne commandée
par le Général Négrier laisse au bordj 300 hommes
sous les ordres du capitaine Dargent qui s'activent à organiser
leur défense. À mains nues, munis de quelques pelles et
pioches, ils déblaient la tour, bouchent les brèches dans
les murs et construisent la redoute, une enceinte de cent quatre vingt
mètres de long sur un contre-fort d'un rocher. Le bordj devenait
ainsi une construction massive, solide, flanquée de quatre tours
et coiffée d'une coupole conique.
-----Rassurés
par cette présence, les premiers colons s'installent et rendent
aux cultures des terrains en friche depuis des siècles.
En 1843, l'armée construit dans le fort une baraque en pisé,
couverte en planches, pour abriter l'infirmerie, les magasins, les logements
du capitaine, du médecin, et des sous-officiers, Les soldats campent
sous la tente, situation peu enviable lorsqu'on songe à la rigueur
des hivers. Le médecin a fort à faire car la région,
rendue insalubre par un ruisseau marécageux coulant au pied du
fort, est infestée par les fièvres. Le logement de la troupe
sous la tente se révèle être une trop lourde charge
pour l'Etat qui décide la construction d'une caserne. En 1847,
elle est édifiée sur le plateau et entourée de petits
bastions. Un ruisseau qui descend de quatre sources situées à
mille deux cent mètres au nord du fortin est dérivé
jusqu'à la caserne ; autour d'elle, les Européens bâtissent
de modestes maisons, sans songer à les entourer de hauts murs protecteurs,
tant la sécurité leur semble assurée. Bordj-Bou-Arréridj
est un lieu dont l'importance n'avait échappé ni aux Romains,
ni aux Turcs, Elle est évidente pour les Français qui n'ont
pas encore conquis la Kabylie. Le village se trouve au milieu d'une plaine
coupée de collines, bordée au nord par les montagnes de
Babors, à l'Ouest par les défilés des Biban qui,
de la province de Constantine, donnent accès à celle d'Alger
au sud, la plaine représente l'un des principaux passages du Tell
dans le Hodna, par le massif montagneux de Maadid. Inconvénient
grave : le ravitaillement en eau du village ne se fait que par le ruisseau
capté par les soldats, car il ne possède pas de puits. Le
sol s'étant révélé fertile après avoir
été assaini, l'abondance de l'eau facilitant l'irrigation,
la région se couvre de champs de céréales, et de
jardins. Un marché hebdomadaire s'instaure qui devient vite important.
Il attire les producteurs des environs et des commerçants, venus
de loin, y achètent des céréales, des bestiaux, du
miel et de la cire provenant de la montagne proche de Mansourah, de Mégita
et des BéniAbbés.
Pouvoirs réduits
-----En 1845, une
ordonnance place le Khalifa Ahmed Ben Mohammed sous les ordres du colonel
commandant de cercle. Il n'a plus de contact local. Cette mesure porte
atteinte à son prestige d'autant qu'on lui retire en 1846 le commandement
des Ouled Naïl et en 1847 certaines tribus kabyles. Le Khalifa s'isole
dans son bordj de la Medjana et n'assure plus ses fonctions.
-----Au cours
d'un voyage, il meurt à Marseille en 1853.
-----Le gouvernement
de Paris profite de la circonstance pour réduire encore un peu
plus les terres familiales et son fils El Mokrani qui reçoit le
titre de Bachaga de la Medjana trouve son fief bien réduit, même
si sa superficie en reste importante, et si son influence s'exerce bien
au-delà des limites administratives.
-----Un voyage
à la Mecque puis à Paris où il sera invité
à la cour de l'Empereur l'émerveillera. Il rentrera enchanté
d'être l'allié d'un tel pays si important dans le monde.
En 1861, il reçoit la Légion d'honneur puis sera commandeur
et en 1870 deviendra membre du Conseil Général de Constantine.
-----C'est
pourtant lui qui va lancer les tribus dans une formidable insurrection
qui durera neuf mois et s'étendra jusqu'aux portes d'Alger à
l'ouest et, au sud, jusqu'au Sahara.
Les années noires
-----1866 et 1867
sont marquées par une terrible famine. Deux fléaux se sont
abattus sur le pays :les sauterelles et la sécheresse. Les pauvres
et miséreux meurent par milliers. Les secours publics et privés
s'organisent, officiers et colons y contribuent. Mgr Lavigerie ouvre un
orphelinat pour recueillir les enfants errant sur les routes. Les grands
chefs puisent dans leurs réserves et, quand ils n'en ont plus,
empruntent aux usuriers juifs pour acheter du grain. El Mokmni s'adresse
à un ami, M. Mesrine, gendre de M. Lavie, important minotier de
Constantine, et obtient un prêt, garanti par le Maréchal
de Mac Mahon, alors Gouverneur Général de l'Algérie.
En 1868, Bordj-Bou-Arreridj, devenue commune mixte voit sa superficie
atteindre plus de 5 hectares et sa population se composer de 1416 habitants
soit : 212 français, 82 étrangers, 148 juifs et 974 musulmans.
L'été 1870, les bruits de guerre se précisent. La
population voit les premières troupes embarquer pour la métropole.
El Mokrani se rend à Alger. Il promet au général
Durrieu, sous-gouverneur, qu'il maintiendra l'ordre et la paix dans son
commandement. Sur la route du retour, près d'Aumale, une rumeur
le frappe brutalement : Durrieu a été arrêté
et emprisonné à Alger!
-----Il n'en
tient pas compte et, dès son arrivée, il prend l'initiative
d'une adresse à l'Empereur qu'il fait signer par vingt chefs. Ils
réaffirment leur loyauté, offrent leur argent et leur sang
pour la France en péril "comme il fut répandu avec
celui de vos soldats sur les mêmes champs de bataille : en Cochinchine,
en Crimée, au Mexique, en Italie et en tant d'autres pays ".
Ce geste sincère reste sans réponse. Le gouvernement ne
voulait pas avoir une dette de reconnaissance envers les grands chefs.
Quelques mois plus tard, six d'entre eux dont quatre Mokrani lançaient
la rébellion dans la province de Constantine
La défaite de
1870 et ses conséquences
-----La guerre s'abat
sur la France. Les grands chefs arabes enregistrent les premiers revers
sans émoi mais sont accablés par la défaite de Sedan,
le 2 septembre 1870. Le "Grand Sultan" qu'Allah a mis à
la tête de la France et de l'Algérie est prisonnier. La Prusse
a donc anéanti la France et va régner en maîtresse
sur l'Algérie. Sur le plan politique et économique c'est
la grande débandade.
Bien plus grave, dans un temps très court, le gouvernement, établi
à Tours car Paris est encerclé, prend 58 décrets
à propos de l'Algérie qui bouleversent brutalement la politique,
la justice et l'administration. Le plus connu est celui du 24 octobre
1870 qui porte le nom du chef du gouvernement qui l'a rédigé
et promulgué, Adolphe Crémieux qui octroie aux juifs la
nationalité française, établit le gouvernement civil
et institue les jurys d'assises.
-----De toute
éternité, les Arabes méprisent les Juifs, même
quand ils ont recours à eux pour des transactions commerciales
ou des prêts usuraires qui les ont souvent ruinés. Ils les
méprisent trop pour les tuer en combat, mais suffisamment pour
leur rendre la vie quotidienne difficile. Dans un amalgame saisissant
des décrets, les musulmans voient soudain qu'un juif gouverne la
France, qu'il impose le régime civil et que le sort des musulmans
va être soumis au bon plaisir de juifs jurés. Pour les Chefs
arabes, cela représente une injure et une mauvaise action
L'affaire Mahieddine
-----Désorientés
et de plus en plus inquiets, les chefs aménagent leurs bordjs en
défense et continuent d'amasser des réserves. Un bruit prend
corps et s'amplifie
-----Mahieddine,
fils de l'Émir Abd-el-Kader, se trouve en Tunisie. Il prépare
la Djihad et aidé par l'armée turque, il va reconquérir
l'Algérie.
-----Alerté
dans son exil de Damas, l'Émir Abdel-Kader désavoue son
fils et manifeste sa réprobation avec vigueur.
Pendant trois mois, il attaquera villes et villages, tuant tous les européens
isolés et incendiant et pillant leurs fermes.
Ainsi Souk-Ahras est attaquée le 26 janvier. El Milia assiégée
du 4 au 8 février. Laghouat est prise le 6 mars. Tebessa est assiégée
le 8 mars...
-----El Mokrani
n'est pas prêt pour la Djihad, ni même pour sauter le pas.
Son orgueil est encore retenu pas ses engagements envers la France.
-----Mais
devant la déliquescence du pouvoir, il passe le pas.
-----Le 15
mars, toujours respectueux des formes, El Mokrani écrit au général
Augeraud et au Capitaine Olivier pour leur redire qu'il n'obéira
pas aux civils et les informer : "Je m'apprête à vous
combattre, que chacun aujourd'hui prenne son fusils. " Il fait couper
les poteaux du télégraphe, la conduite d'alimentation d'eau
et déploie environ 15 000 hommes autour de Bordj-Bou-Arreridj.
Dix jours de siège
-----Le 16 mars,
entouré des membres de sa famille, à la tête des goums
dans la riche tenue des grandes fantasias, accompagné par les you-you
des femmes, El Mokrani se lance à l'attaque du village en hurlant.
-----La défense
de Bordj est assurée par 400 personnes environ, assez peu entraînées
au combat : 300 mobiles des Bouches-du-Rhône, 80 colons armés,
et quelques gendarmes et spahis. Le fort comprend aussi 4 obusiers qui
seront sans utilité, faute de projectiles pour les alimenter. En
attendant l'attaque, depuis son arrivée, le commandant a organisé
la défense du village. Il a fait creuser des tranchées profondes
et édifier des barricades qui ferment les rues donnant sur la campagne.
Civils et militaires savent que cette défense ne résistera
pas à l'assaut soutenu de nombreux insurgés.
-----Le soir
même de ce premier jour, le commandant fait sonner la retraite dans
le fort. Le village est aussitôt envahi, pillé, incendié
et saccagé.
-----Dans
la nuit, le commandant envoie trois spahis dans trois directions pour
faire connaître la situation dramatique de Bordj-Bou-Arreridj.
-----Le 17,
la journée se passe à aménager cet espace restreint
non prévu pour abriter autant de monde.
-----Le 18,
le Bachaga El Mokrani demande au capitaine Olivier de venir lui parler.
Avec l'accord du commandant, celui-ci accepte. Pendant tout le temps où
Olivier était parmi les Ouled Mokrane, pas un coup de feu n'a été
tiré.
-----L'officier
revient au fort, rend compte de sa mission qui est une reddition sans
combat, alors qu'il a reçu l'ordre de tenir, et risquer le massacre
en chemin. De plus une colonne commandée par le colonel Bonvalet
a promis de venir à leurs secours.
-----Les deux
jours suivants sont calmes mais les cadavres n'ayant pu être enlevés
par les assaillants, ils empuantissent l'atmosphère, et, spectacle
horrible, des cochons errants commencent à les dévorer.
La nourriture manque et l'eau est rationnée.
-----Le 21,
l'attaque reprend et dans le fort, on s'aperçoit que les rebelles
creusent des galeries souterraines. Une chance, ils mettent le feu à
un baril de poudre qui leur explose en pleine face détruisant leurs
galeries.
-----Le 25,
dans la soirée, les assaillants quittent le village, la colonne
du colonel Bonvalet arrive de Sétif.
-----Le 27,
les civils, sous bonne escorte, sont évacués sur Sétif
et El Mokrani se réfugie dans les montagnes et s'allie au vieux
chikh Bel Haddad, à la tête de 100 000 hommes qui viennent
d'entrer dans la guerre sainte en une quinzaine de points entre Alger
et ColIo.
Malgré les changements intervenus dans la politique française
où un militaire, l'Amiral de Geydon, a remplacé les civils
en Algérie et que Thiers a succédé au "juif
", le Bachaga continue à se battre.
-----Près
d'Aumale, le général Cérez a entrepris de pacifier
la région et au cours d'un accrochage, El Mokrani est tué.
Son frère Boumezrag fait enterrer le corps à la Qalaa des
Béni-Abbés sans signe distinctif. La rébellion se
poursuivra jusqu'en janvier 1872.
Féodal anachronique, El Mokrani représente la dernière
grande figure d'une noblesse militaire algérienne. Sa mort marque
la fin d'une conception de la vie, sinon d'une lignée, l'effacement
d'un monde tandis que s'en ouvre un autre : l'Algérie vraiment
française construite par la IIIe République. Les cinq frères
d'El Mokrani et son fils qui ont pris une part active à la rébellion
sont condamnés par la cour d'assises au bannissement en Nouvelle-Calédonie
.
-----Ils y
sont restés quelques années et furent pour beaucoup amnistiés
pour avoir aidé les autorités calédoniennes à
stopper la révolte de 1878.
-----Seule
exception, le fils d'El Mokrani n' est rentré en Algérie
qu'en 1927.
-----L'église
a été détruite et le commandant du Chevron fera édifier
un socle de deux mètres de haut sur son emplacement et sceller
ait sommet la croix tombée avec le clocher.
-----Quelques
années plus tard, un monument a été élevé
au centre du carré des militaires du cimetière de Bordj.
Il se composait d'une pyramide quadrangulaire posée sur un socle.
-----Deux
plaques de marbre, sur deux faces, rendaient hommages aux morts des régiments
ayant combattu l'ensemble des insurgés de la Medjana.
-----Pour
la défense de Bordj-Bou-Arreridj proprement dite, une plaque commémorative
a été apposée sur le mur de la caserne donnant sur
l'ancien cours Théodose, devenu par la suite, cours du Cheyron.
-----En 1962,
le monument a été abattu, la pyramide détériorée
et crevassée, la plaque disparue du mur de la caserne.
-----Tout
semble oublié sauf notre mémoire en ces quelques pages et
pour reprendre l'inscription perdue de la plaque :
-----Honneur
et patrie.
-----La défense de ce fort organisée par le commandant du
Cheyron et le capitaine Olivier a été soutenue par les 4e
et 6e
compagnies du 43e mobiles des Bouches-duRhône, la gendarmerie, la
milice française et indigène de Bordj-Bou-Arreridj.
15-26 mars 1871 A nous le souvenir, à eux l'immortalité
J-M Lopez
Sources historiques:
Francine Dessaigne :"Bord -BonArreridj, l'insurrection de 1871"
aux Éditions de I'Atlanthrope
Sources iconographiques: Nicolas Jean-Pierre que nous remercions
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