BONE-ANNEBA
Une ville à la fleur de l'âge
Et les fruits passeront la promesse des fleurs
Bône a l2O ans. Pour
une ville, c'est à peine la prime d'adolescence.
Le bourgeon et la fleur de l'age. Et pourtant, regardez : débordante
de vitalité, dilatée, tentaculaire, déjà
lui manque l'espoçe nécessaire à son développement.
Cette sève effervescente qui fait craquer l'écorce est
un gage d'épanouissement. Tous les espoirs sont permis, tous
les rêves sont licites.
Mon but n'est pas de faire une description de Bône, Mais après
avoir évoqué ce qu'elle fut dans le temps depuis la chute
d'Hippone, comment taire ce qu'elle est devenue depuis qu'elle est française?
Je ne dirai rien de son équipement technique, ni de ses ressources
économiques, ni de ses uvres sociales.
Non que je les méprise, je ne suis pas si vain ! Mais ce n'est
pas ma mission qui n'est que touristique.
La plus belle promenade
urbaine de l'Algérie
A tout seigneur tout honneur. Le cours Jérôme-Bertagna
mérite sa réputation. Spaciosité, propreté,
animation, beaux ombragés, fraîcheur, on admire à
franc cur.
Je ne sais rien en Algérie qui lui soit comparable. Mais seulement
à Tunis l'ample avenue Jules-Ferry.
Ah ! si Alger avait ça !
Si j'osais faire une réserve qui prouve ma sincérité,
ce serait au sujet de ce kiosque à musique aux béquilles
de guingois, qui en rompt la perspective et gâche son harmonie.
A mon jugement, ce kiosque est une macule dans ce décor de grand
style : une chenille sur une rose.
Horreurs sculpturales
Quant au square, qui prolonge le cours au nord, comme il serait lui-même
plus beau sans les statues qui l'encombrent en le défigurant
! Baudelaire a parlé " d'horreurs picturales ". C'est
d'horreurs sculpturales qu'il faut parler ici. Oh ! Cette Phryné
devant ses juges, représentée à l'instant où
son défenseur la dénude pour émouvoir les vieillards
!
Cette nudité difforme est un attentat au beau et je me sens pour
elle une âme iconoclaste. Qu'on la culbute et la concasse ! Et
dire que tant de sculpteurs de talent crient famine l
Dans tout Bône, je n'ai vu qu'une Jeanne d'Arc grandeur nature
très bien drapée, sobre et fervente, qui mérite
l'ostension. Quant au " Monsieur Thiers " de Mercié,
en bronze et en jaquette, bien qu'il détonne ici il ne manque
pas de " présence ".
Je veux louer aussi les colonnes en marbre de Filfila, qui ennoblissent
la façade de l'hôtel de ville à beffroi. Quelle
délectation pour l'il que la présence radieuse de
ces
beaux fûts luisants, dont la matière onctueuse - pulpeuse,
allais-je écrire - a l'air d'être animée. Et pour
la main qui s'y appuie, .s'y caresse, s'y attarde, quelle sensation
de palper une créature vivante ! Elles sont si lisses et si tièdes
que l'on s'étonne quelles résistent à la pression
des doigts.
Bône, ville plate
Quant au port, son trafic intense et coloré est la démonstration
que Bône n'est pas Bougîe, dont la darse, comme celle de
Djidjelli, est un havre dormant. Où Bougie l'emporte sur Bône.
c'est par son décor de nature absolument unique.
Même Alger, ici, ne l'égale pas, faute de posséder
les montagnes du Babor.
Une disgrâce de Bône qui, d'emblée. m'a déçu,
c'est qu'elle, est plate. Comme à Tunis. comme à Casa,
comme à Oran il faut chercher la mer. La séduction d'Alger
et la gloire
de Bougie, c'est qu'elle est là, immense, omniprésente.
Écumeuse ou radieuse, bleue ou verte, blonde ou bleue, d'opale
ou de corail, toujours belle et fascinatrice, elle est la grande présence
souveraine, inéluctable : on ne peut pas ne pas la voir.
Et toute la ville s'étage en pyramide pour l'admirer.
Au cimetière musulman
:
La tombe de la mère d'Isabelle Eberhard
Aux alentours de Bône, les promenades sont nombreuses et je les
ai toutes faites dans l'auto d'un ami. Mais si je n'eus pas la tentation
de me rendre à la nécropole chrétienne, "
qui donne envie de mourir à ceux qui la visitent " (ce dont
je doute en vérité car nos tombeaux sont lugubres), je
suis monté au cimetière musulman où je voulais
saluer la tombe de " l'Esprit blanc " : Nathalie Dorothée
Charlotte d'Eberhardt, mère de l'auteur des " Notes de Route
", laquelle repose ici depuis 55 ans.
Le tombe est la, à main gauche, la première en entrant,
" place réservée aux étrangers ". Tout
en marbre, c'est un caisson à deux degrés, en forme de
catafalque, creusé au centre du godet rituel où viennent
boire les oiseaux, avec une stèle ornée d'une rose à
chaque extrémité, et sur chacune une inscription, l'une
en arabe, l'autre en français. Cette dernière nous indique
que la mère de l'Amazone, née à Saint-Péterbourg
en 1835, mourut à Bône en 1897, donc à 62 ans, 7
ans avant sa fille, laissée orpheline à 20 ans.
Saint-Pétersbourg Bône : deux antipodes. Entre eux, quelle
destinée ! Cette tombe, la plus cossue du cimetière. édifiée
par Isabelle lorsqu'elle était encore riche, que de fois elle
hanta la pensée de l'Errante dans ses déambulations à
travers les oasis ! Fille fidèle, jusqu'a ses derniers jours
elle évoque " l'Esprit blanc " et la tombe blanche
d'Annéba, ce dont témoignent " Mes Journaliers ".
Et cette évocation la soutint dans ses combats contre l'adversité.
Je note que ces manuscrits furent recueillis à Bône même
par René-Louis Doyon qui assuma leur diffusion, ce dont tous
les " isabophiles " lui sont reconnaissants, puisque ces pages
posthumes sont et sont elles seules, " le miroir fidèle
de la vraie âme " de leur auteur, selon l'expression de Si
Mahmoud lui-même.
Aimons-la cette tombe blanche au milieu des tombes bleues. et envions
aux Bônois le privilège qu'ils ont d'en être les
dépositaires. Car non seulement les cendres de la mère
de l'Amazone reposent en ce sépulcre, mais cette terre fut foulée
par Isabelle elle-même ; ici, elle s'est recueillie ; ici, elle
a pleuré ; ici, désespérée ; elle a voulu
mourir.
La mort en bleu majeur
L'originalité de cette " djebana " de Bône, c'est
que toutes les tombes (les exceptions exceptées) sont badigeonnées
de chaux teintée de bleu. Bleu crû presque indigo, si le
badigeon est frais ; bleu flou de plumbago, sitôt qu'il est fané,
avec tous les intermédiaires du bleu fleur de bourrache au bleu
fleur de chardon.
Outre cette symphonie azur, nous frappe ici le nombre, vraiment innumérable,
des sépultures d'enfants.
Bleues elles-mêmes, on dirait des joujoux, des tombelles de poupées.
Les stèles aussi sont différentes de celles qu'on volt
ailleurs. L'une des deux est un cylindre de quarante centimètres
couronné d'une torsade qui figure un turban, l'autre une tablette
de bois et de forme ogivale surmontée d'un croissant, ce qui
simule, à distance, un hibou stylisé : le signe de Minerve
après le signe de Tanit !
Sur les tombes prolifèrent des buissons de géranium. Tous
rouges, c'est une conflagration qui fait cligner les yeux. Flétris,
c'est comme des caillots de sang : le sang coagulé de ces morts
et de ces mortes. Des haies de cassies embaument. Des pins. Des figuiers.
Et l'ensemble entouré de flammes noires de cyprès.
Entre ceux-ci, en bas, tout près : la mer, immense et grésillante,
où un adolescent en chéchia couleur de géranium.
image de la Jeunesse du Monde, fait ricocher une périssoire,
elle-même bleue comme la mer, comme le ciel, comme les tombes
-
périssoires amarrées sur l'océan de l'Eternité...
Certaines épitaphes sont bilingues, l'une en arabe, l'autre en
français.
Mais je ne vois pas, ici, ce que j'ai vu à El-Kettar : la photographie
du mort sortie dans un " chehad ". Le ¢ modernisme, à
Bône, n'en est pas encore là !
Au moment de partir, une inscription m'arrête : là, sur
une dalle, en français : " Défense d'ouvrir ".
Je n'ai pas encore compris...
Dernière vision
Revenu vers la tombe de Mme d'Eberhardt, près de franchir la
porte, je me suis retourné. Là-bas, dans l'ombre des cyprès,
les stèles en front de chouette composent une réunion
de striges et de grands-ducs d'un effet saisissant. Et je pense que
le soir, dans la pénombre trouble du dernier crépuscule,
entre chien et loup, l'heure du mystère et des fantômes,
où la nuit sous la lune, ces spectres maléfiques pourraient
faire frissonner.
La pêche au bâton
Avant d'escalader la sainte colline d'Hippone (dont je diffère
ma visite aux champs de ruines) je me suis arrêté devant
l'oued Boudjemaá. que chevauche un pont romain, modernisé
donc enlaidi, mais toujours en service. et devant la Seybouse, deux
vraies rivières au flot puissant, qui servaient autrefois de
refuge aux tartanes et aux chebecs des corsaires.
Dans un vieux livre que je citais mardi sur l'occupation espagnole,
j'ai lu que les poissons étaient si abondants jadis dans ces
deux oueds, qu'on les assommait au bâton ! Ce devait être
à la saison où les anguilles et les aloses quittent les
abysses maritimes pour frayer dans les eaux douces. Cette information
date de l'an 1535. Cela est bien changé, et sans doute depuis
longtemps : en se multipliant, l'homme dépeuple les eaux.
La basilique Saint-Augustin
Après celle du poétique cimetière céruléen,
ma grande joie, à Bone, aura été la découverte
de la basilique d'Hippone dédiée à saint Augustin.
Réédition améliorée de celle de Saint-Louis
de Carthage, elle a plus de prestige.
Extérieurement, grâce aux nobles pierres du pays dont elle
est édifiée, cent fois plus belles que le plâtras
dont est bâtie celle de Carthage ; intérieurement, grâce
à la sobre richesse de son ornementation, d'où la camelote
est bannie comme un péché mortel. C'est un poème,
une symphonie, un Te Deum minéral et de couleurs chatoyantes,
digne réellement du grand Docteur, honneur de l'Humanité
et de l'Église universelle, qu'on a voulu honorer.
Chatoiement des caissons de cèdres aux enluminures assourdies
; des coupoles armoriées, des verrières de bon goût,
des marbres de Filfila et des granits d'Herbillon dont sont faites les
colonnes, les autels et le dallage. Au contact de cette noble matière,
on mesure la pauvreté des matériaux modernes, les stucs,
les ciments et les pisés barbares.
Une très belle chose, oui, un ensemble sans tache, la seule église
" finie " et vraiment digne de Dieu que je connaisse en Algérie
et dans toute l'Afrique du Nord. Et je ne crois pas possible que la
basilique de la Paix qui fut celle de saint Augustin, et que nos archéologues
recherchent sans la trouver, ait pu être plus belle.
Du parvis, c'est un panorama de montagnes et d'eaux bleues qui me ra.ppelle
la vue aérienne de Carthage, et c'est le même ciel cendreux
et agité que lors de mon pèlerinage sur la colline de
Byrsa.
Arrivé tôt, je trouve le temple vide. Puis viennent trois
musulmans que je crois des Mozabites. Ils font le tour du sanctuaire,
s'arrêtent aux autels latéraux. et tout de suite se retirent.
Resté seul, longuement je me recueille devant le reliquaire de
l'abside. où le cubitus droit du Docteur de la Grâce, celui
qui articulait la main qui écrivit tant d'uvres impérissables,
est enchâssé et exposé à la vénération
des fidèles.
Puis je m'attarde à. écouter la voix du vent dans les
tours, puissante et continue comme des orgues célestes.
Mais la grande voix espérée. Votre voix, fils de Monique,
votre voix que j'attendais, que j'écoutais, je ne l'ai pas entendue
!