HIPPONE
LA ROYALE
Cité épiscopale de saint Augustin
" Le monde est comme l'homme, il naît, il grandit, il vieillit.
" saint Augustin
De Bône la pétulante à Hippone la gisante
Après les dévastations
vandales, la reconquête byzantine bien que toujours précaire
car toujours menacée, eut pourtant le mérite de relever
les ruines dont l'Afrique était jonchée. Hippo Regius,
aïeule de Bône, fut elle-même réparée,
mais comme Timgad, Thévesle-Tébessa et Cuicul-Djemila,
dans une hâte inquiète voisine de la panique.
Puis surgirent les invasions comme une trombe .de simoun... Et tout,
une autre fois, fut réduit en décombres, et les cadavres
des cités qui avaient été prospères et des
foyers de culture furent ensevelis sous les cendres, les sables et les
ronces. Il fallut, treize siècles plus tard, l'entrée
en scène de la France pour que les villes assassinées
reparussent au soleil, au moins dans leur squelette.
Saluons au passage cette exhumation des villes mortes quand tant de
tâches vitales veulent être satisfaites. Se pencher sur
des ruines, les relever, quand les vivants ont tant de peine à
découvrir un toit. Je crois qu'il est permis de trouver cela
beau.
Léon l'Africain
avait menti
Dès 1837. une Commission archéologique avait été
chargée de reconnaître les champs de ruines algériens,
Mais nos savants se fièrent, à Léon l'Africain
qui avait écrit; qu'a Hippone tout avait disparu, et les pouvoirs
publics se désintéressèrent d'un site qui était
recouvert par des fourrés d'épines.
Cette méprise eut, pour premier résultat de laisser morceler
le terrain ou gisait la cité ensevelie. Et, malgré la
découverte de très belles mosaïques et d'importantes
citernes, qui servent, aujourd'hui encore, à l'alimentation de
Bône, on continua officiellement à se désintéresser
de la ville d'Augustin.
Honneur à l'Academ|e
d'Hippone !
Mais, dès 1863, avait été fondée l'Académie
d'Hippone, grâce à laquelle les ruines ne furent jamais
délaissées. C'est elle, notamment, qui, en 1924, par la
voix de M. Erwan Marec, aujourd'hui directeur des Fouilles, lança
le cri d'alarme qui, renforcé par les interventions de Stéphane
Gsell et d'Albertinl, sans oublier la campagne retentissante de Louis
Bertrand en faveur des " villes d'or ". décida l'Administration
à approuver un programme d'expropriation du périmètre
le plus important des ruines. Que l'exécution de celui-ci ait
été difficultueuse, qui oserait en douter ?
N'importe, après un quart de siècle de tractations, sa
réalisation est aujourd'hui acquise. D'ores5 et déjà,
sur les 60 hectares que recouvrait approximativement la ville antique,
2 ont pu être sauvés et sont devenus propriété
de l'État.
Enfin, on va pouvoir travailler!
Que dis-je? On est en pleine action ; on travaille à.cur
joie. Et les résultats obtenus exaltent l'espérance.
Privilège d'Hippone
Je le dis sans ambages : Hippone est privilégiée. Je veux
dire que le directeur de ses fouilles, M. Erwan Marec, marin doublé
d'un poète, lequel a trouvé là sa troisième
vocation, lui consacre une ardeur qui tient de la passion.
La dernière fois que je vis Bône il pleuvait et la tristesse
de l'amiral Marec de ne pouvoir me faire visiter ses découvertes
était si contagieuse que je suis parti navré d'avoir dù
ne pas les voir. Et dans le train glacé et rempli de gouttières
qui m'emportait vers Souk-Ahras, la Thagaste où naquit saint
Augustin, j'allais soliloquant : " Ah ! si tous les hommes s'acquittaient
de leur tache avec cet enthousiasme, que la vie serait belle. ! que
vivre serait doux ! Et ce wagon lui-même n'offrirait pas ce spectacle
de délabrement sordide " Hélas ! tout le monde ne
peut pas être poète ! Regrettons-le.
Et passons.
Amphion ressuscité
M. Erwan Marec n'est pas un poète latent. Cette strophe que j'extrais
d'un long poème " Hippone ", publié naguère
dans la fastueuse revue " Algeria ", de l'Ofalac en est 1a
preuve péremptoire.
Oyez et applaudissez :
Un paganisme aussi vieux que le monde
Retrouve ici son assise profonde
Et tout l'espace en est comme imprégné,
Pan fait chanter le moindre bouquet d'arbres,
Et chaque sac, en exhumant des marbres
Relève un temple où les dieux ont régné.
Je le dis comme je le pense : ces flexibles décasyllabes, dont
le rythme et l'intonation sont ceux du " Cimetière marin
" de Valéry, expriment l'âme essentielle de l'Hippone
initiale que personnifient ces Minerve, ces Esculape et ces Vénus
que les fouilles font surgir de la terre et de l'ombre.
En sorte que ce poète qui exhume des dieux enfouis depuis deux
mille ans, ce qui légitime le " terra dives " de Virgile
appliqué à l'Afrique, qui relève les portiques
et les temples abattus, nous fait penser à l'Amphion édifiant
Thèbes aux cent portes aux accords de sa lyre.
Sous la conduite de ce résurecteur, dont la courtoisie égale
l'érudition et l'éloquence, effectuons hâtivement
la visite de son royaume.
Hippone, premiere escale
(avant Carthage) des marchands de Sidon
Ava Byrsa elle-même, qui fut la première Carthage, le golfe
d'Hippone fut hanté par les marchands phéniciens qui lui
auraient donné son nom. lequel n'est pas latin. Cela nous reporte
au Xll° siècle avant J.-C.
De cette première installation humaine historiquement attestée,
hum.ble escale de " neggociatores " venus de Tyr et de Sidon,
il ne reste faut-il le dire ? que de rares documents. On n'ose guère
lui attribuer que quelques statuettes de faïence, avec un admirable
tronçon de mur à bossage, dont les blocs calcaire, agencés
sans mortier, représenteraient le soubassement de " l'emporium
" primitif.
D'autres, arguant que la mer a sensiblement reculé, par suite
de colmatage, inclinent à voir en cette muraille les restes d'un
quai du port du comptoir phénicien. Là seraient venues
s'abriter les embarcations transportant la pacotille orientale que l'on
écoulait par le troc, le seul moyen d'échange possible
à cette époque où la monnaie n'existait pas.
Enfin. de nombreuses stèles funéraires sur lesquelles
figure le sigle de Tanit, ont été exhumées sur
le versant de la colline où culmine la basilique dédiée
à saint Augustin, là même où, aux temps puniques,
s'érigeaient les terrasses du sanctuaire de Baâl-Hammom,
dieu d'origine syrienne dont Rome fera Saturne.
Quant à l'épithète " royale ", Hippone
la devrait au privilège d'avoir été choisie, après
Zama, croit-on (201 avant J.-C.) comme résidence par les rois
de Numldie, et aussi par besoin de la différencier d'Hippo Diarrhytus,
la Bizerte moderne.
Un drame eschylien dans
le golfe de Bône
Sautons les siècles, et arrivons à la victoire de César
à.Thapsus (46 avant J.-C.) qui consomma la défaite de
Pompée et la ruine de l'indépendance du royaume de Juba
son allié. Ici, je laisse la parole à l'amiral Marec :
- C'est dans le port d'Hippone que se joue le dernier acte de cette
lutte gigantesque, puisque c'est là que le chef du parti pompéien,
l'Imperator Metellus Scipion, ayant tenté de gagner l'Espagne,
après Thapsus, avec douze vaisseaux non armés et le reste
de ses partisans, mais contraint par le mauvais temps à relâcher
dans le golfe, y fut surpris par la flotte de Sittius (allié
de César) infiniment plus forte et qui eut tôt fait de
les encercler. Scipion, se voyant sur le point de tomber au pouvoir
de ses ennemis, qui réclamaient à grands cris l'Imperator,
répondit d'une voix tonnante du haut de son vaisseau près
de couler : " Bene se habet Imperator ! " (l'Imperator se
porte bien !) et se perçant de son glaive (ce que fera Juba lui-même),
il se précipita dans les flots, n'ayant pas voulu survivre à
ce désastre.
Cette mort dramatique de Pompée, drame vraiment éschylien,
qui rappelle à un siècle de distance la fin héroïque
de la femme d'Asdrubal se jetant dans les flammes lors du sac de Carthage
par Sclpion l'Afriain, quel sujet de concours, pour un prix de Rome
de peinture et quel thème d'exercice de style pour les apprentis
bacheliers des lycées et collèges bônois !
La paix romaine
César vainqueur, il organise sa conquête en juxtaposant
" l'Afrlca nova " à " l'Africa vetus " et
Bône, maintenant romaine, reçoit Salluste pour premier
gouverneur, lequel, s'il n'a pas déjà. écrit "
Le Bellum Jugurthinum ", est déjà concussionnaire
ou le sera demain.
En dépit de tout, la " Pax romana " s'instaure, et,
dès l'ère des Antonlns, le municipe d'Hippone est érigé
en " colonie ".
La paix, fille de l'ordre, est mère de l'abondance. La plaine
de Bône, naturellement féconde, se couvre de moissons,
de vignes et d'oliviers. C'est dire qu'elle participe du fameux "
grenier de Rome " que fut l'Afrique pour l'Urbs et ses sportulaires
professionnels, dont l'idéal se bornait aux jeux du cirque et
au pain. Et nul doute qu'il y avait sur le forum d'Hlppone une personnification
de 1'Annona Sancta, déesse du Ravitalllement aux bras nus chargés
d'épis avec, pour attribut, une corne d'abondance.
Dès cette époque sont datées les ruines de villas
et de " fundi " dont les mosaïques rescapées,
aux sujets de chasses et de pêches, nous émerveillent encore
par l'art de leur " mise en page " et leur polychromie.
Merveilles archéologiques
La prospérité d'Hippone, de cette époque au Bas-Empire,
se révèle dans ses monuments et l'abondance de ses statues,
et aussi par les huit routes qui la relient
à l'extérieur.
Au nombre des monuments en partie déblayés, je dois citer
les thermes qui s'ornaient d'effigies, dont quatre sont relevées
: celle de Minerve, d'Hercule, d'Aphrodite et d'Esculape.
Ces thermes étaient-ce ceux de Sossius où, le 28 août
392, saint Augustin, contempteur de l'Hérésie et champion
de l'Unité, rencontra, pour une discussion publique - nous dirions
un meeting - le manichéen Fortunat, lequel, confondu par l'apologiste
chrétien, s'enfuit sans se convertir ? Et à cet Hercule,
aujourd'hui énasé, lui avait-on doré la barbe comme
à celui de Carthage dont parle le même Augustin dans l'un
de ses sermons ?
Et voici le théâtre. Supérieur par ses dimensions
à la majorité de ceux que l'on connaît, d'un décor
raffiné, il pouvait contenir 5.000 à 6.000 spectateurs.
Quel dommage que les spectacles qui s'y sont déroulés
n'aient été que bouffonneries parodies, hilarodies !
Quant au forum, presque entièrement dégagé, lui
aussi est remarquable par son ampleur exceptionnelle, puisqu'il mesure
76 mètres sur 43, alors que celui de Timgad ne dépasse
pas 50 mètres en son plus long côté.
Ici encore s'érigeait un peuple de statues car les lapicides
ne chômaient pas à cette époque, mais celles-ci
se distinguent par l'art de leur modèle. Une tête de Vespasien
en marbre blanc est frappante entre toutes. D'un réalisme si
accrocheur, d'une vie si rayonnante, avec sa bouche onduleuse et la
fascination de ses yeux sans regard, qu'on ne peut pas s'en détacher.
Une statue qu'on est sur de ne pas retrouver, c'est; celle de l'empereur
Hadrien, laquelle, indique la dédicace, était en argent
massif avec une couronne d'or et coûta 120.000 sesterces aux hadrianolâtres
!
J'en passe et m'en désole, mais faire le faut, hélas !
Cependant je dirai ce mirifique trophée de bronze, haut de 2
m. 50, découvert sur ce même forum en 1948. Au jugement
des archéologues les plus dignes de confiance, cette relique,
qui proviendrait d'un mémorial de la victoire de César
sur Pompée, est une piéce d'une valeur absolument unique.
Un musée en voie
d'achèvement
Ajoute aux merveilles déjà énumérées
et à celles que je tais faute de place pour les dire, ce trophée
légitime l'érection du musée qui s'achève
aujourd'hui sur le Charft-el-Artran, lequel sauvera ces trésors
échappés aux sévices des barbares et des siècles,
trésors qui semblent prouver qu'Hippone n'était pas indigne
de son épithète royale, de
même qu'ils justifient l'appréciation de M. Louis Leschi
; " Hippone doit être un de ces lieux privilégiés
où l'humaniste trouve sa dilection. "
Hippone chrétienne
Je voudrais, maintenant, évoquer l'Hippone chrétienne.
Plus de place ! Car déjà cette chronique s'étire
plus qu'il ne sied. Je dirai simplement que six églises ou chapelles
ont été identifiées et que le christianisme dut
y être introduit au début du III° siècle. Mais
rien jusqu'à aujourd'hui, ne permet d'affirmer que l'on a retrouvé
la Basilique de la Paix où, pendant 34 ans offlcia saint Augustin,
dont la grande voix retentissait aux quatre échos de la Chrétienté.
Pour finir, je fais mien ie sentiment de M, Marec : " la ville
moderne de Bône ne sera véritablement digne de son origine
et de son nom que le jour où elle aura su être l'instigatrice
et l'ouvrière de la résurrection de son auguste aïeule,
le jour où l'ombre d'Augustin l'Africain, revenant hanter les
lieux où dort sa chère cité épiscopale,
retrouvera devant ses pas, rendu à la lumière et symboliquement
ouvert à toutes les foules étroitement unies, le chemin
restauré de sa Basilique de la Paix. (" Hippone,
Antique Hippo Regius ".)
Que ce vu s'accompllsse ! Que saint Augustin veille sur "
l'Africa nova " ! Et qu'il comble de ses grâces ceux qui
recherchent sa trace dans la cendre des siècles !
P. S, - Si le musée d'Hippone ne doit pas s'appeler " Musée
Albertini ", m'excusera-t-on de suggérer qu'on lui donne
le nom de l'auteur des " Villes d'or ", lequel fit du si bon
travail en faveur des ruines romaines ? On accapare volontiers le titre
de son livre, que l'on pille à tire-larigot. Mais Louis Bertrand
mérite mieux que cet hommage sournois et, j'ose le dire, occulte.
L'occasion est donc excellente de prouver officiellement qu'on n'est
pas des ingrats, ni des pleutres.