Une visite à l'Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville
Premières impressions.
Je n'avais jamais vu l'Hôpital Psychiatrique de Joiriville. Je
me figurais de vastes bâtiments, d'aspect sévère
et rébarbatif, tenant de la caserne et de la prison : grands
murs épais, fenêtres étroites pourvues de gros barreaux
de fer. A l'intérieur, des salles communes, plus ou moins bien
ordonnées car, chacun sait que la propreté n'est pas le
souci dominant des pensionnaires. Toujours d'après l'idée
que je m'en faisais, les aliénés étaient perpétuellement
agités, se fuyant l'un l'autre, et leurs infirmiers étaient
beaucoup plus geôliers que gardes-malades.
Sombre tableau que la réalité n'a pas confirmé.
Lorsqu'il approche de ce que fut le communal de Joinville, le promeneur
non averti s'étonne à la vue du grand village qui se présente
à lui. Son étonnement se changera en admiration, lorsqu'on
lui dira que c'est là un asile d'aliénés.
L'Hôpital Psychiatrique de Joinville a exactement l'aspect d'un
village : un village qui serait sorti de terre tout d'une pièce,
dont toutes les maisons seraient neuves et riantes, d'une architecture
moderne et d'un confort certain ; un village de luxe ou de plaisance...
Bâtiments anciens
et nouveaux.
Les plans primitifs, dressés par MM. Garnier et Vaselou, architectes
à Alger, ont prévu tous les développements auxquels
nous assistons aujourd'hui. C'est dire que ceux-ci procèdent
non pas de volontés différentes qui ajoutent, élargissent
arbitrairement, suivant les nécessités du moment, mais
bien d'une idée directrice unique qui a conçu un ensemble
où chaque bâtiment se trouve être à sa place
et possède une destination propre. S'il a fallu procéder
par étapes, dans l'exécution d'un tel plan, rien cependant
n'a pu nuire à l'harmonie de l'ensemble.
On peut parler déjà d'ancien et de nouvel hôpital.
Il y a les bâtiments aménagés depuis le 13 juillet
1933 et les nouveaux pavillons, les plus vastes, actuellement en voie
d'achèvement.
Ce sont les premiers qui m'ont accueilli. Ils sont composés d'un
corps principal flanqué de deux ailes. Au milieu se trouvent
les services administratifs, à gauche, la partie réservée
aux hommes, à droite celle des femmes.
Dans l'une et dans l'autre aile, dortoirs et réfectoires se partagent
le plus grand nombre de pièces. J'ai pu me rendre compte de l'extrême
propreté régnant dans ces lieux, comme d'ailleurs dans
toutes les parties de l'hôpital.
Les dortoirs font plaisir à voir, avec leurs lits de fer uniformément
blancs et soigneusement faits: pas de plis disgracieux, le matelas ne
s'affaisse pas et la couverture, strictement tirée, lui donne
cette forme à angles droits qui procure à l'ensemble d'un
dortoir cette impression d'ordre et de bonne tenue recherchée
par tous les chefs d'internats.s
Même impression de netteté dans les réfectoires.
L'air et la lumière y entrent à flots, par de grandes
verrières mobiles. Les tables ont reçu un revêtement
de zinc décapé qui, astiqué chaque matin, brille
comme un miroir.
Les autres dépendances sont à l'avenant : la dépense
et la cuisine dégageant une appétissante odeur de soupe,
les salles de bains, etc., les chambres d'isolement elles-mêmes,
où sont enfermés individuellement les malades sujets à
des crises dangereuses pour leur entourage. Les cours sont propres,
vastes et bien exposées.
Les constructions nouvelles élargissent singulièrement
les données présentées par les premiers bâtiments.
Outre ceux réservés à l'Administration et au Service
de Santé, on distingue deux groupes de pavillons : l'un réservé
aux hommes et l'autre aux femmes.
Dans chaque groupe intervient encore la distinction entre indigènes
et européens. Voulant placer les malades dans un cadre familier,
les constructeurs ont prévu, pour les premiers, des pavillons
en style arabe. De même, chaque pavillon ne sera pas désigné
par une appellation dérivant du genre de folie qu'il doit abriter,
mais il y aura le pavillon bleu, le pavillon blanc... N'est-ce pas là
une délicate attention ?
Chacun a été conçu dans un style moderne et gai.
De larges ouvertures permettront à la lumière et à
l'air de pénétrer partout' librement.
Parmi les plus remarquables nommons : celui de l'administration, où
tous les services administratifs seront centralisés ; celui de
là santé, avec salle de visite, infirmerie, etc.. ; celui
de la dépense, renfermant des cuisines très vastes, à
l'agencement des plus modernes ; celui de la buanderie, qui fonctionne
déjà, avec étuves, lessiveuses, essoreuses...,
le tout du modèle le plus perfectionné, etc..
L'hôpital possédera également une station d'épuration,
vers laquelle des canalisations appropriées conduiront toutes
les eaux après utilisation. Purifiées, elles serviront
à l'irrigation.
J'indiquerai encore deux monuments qui donnent à ces lieux un
cachet tout particulier : la chapelle, gracieuse, tout à fait
dans le style des petites églises, de village, et une blanche
mosquée.
Le puits.
On s'étonnera, peut-être, que j'ouvre un paragraphe spécial
pour cet ouvrage, de nécessité primordiale : le puits.
Il mérite d'être ainsi mis en relief, parce qu'il apporte
une heureuse solution à la question de l'eau dans la région
de Joinville.
Jusqu'au forage de ce puits, toutes les tentatives faites pour trouver
dans le sous-sol ce précieux liquide avaient échoué.
Le puits de l'hôpital est le seul existant actuellement dans la
région.
Il a été foré sur une profondeur de 105 à
110 mètres. L'eau monte à 45 mètres environ du
sol. Elle est abondante, limpide et parfaitement potable. Le pompage
ne pouvant se faire encore électriquement, le débit journalier
est cependant de 120 m3 environ sans que, l'opération qui dure
une dizaines d'heures, le niveau de l'eau, dans la colonne, baiss sensiblement.
Ce puits constitue donc une première expérience qui, au
dire des experts, permet de conclure que le courant d'eau l'alimentant
est pratiquement intarissable. On envisage le forage d'un second puits
près du premier, ce qui permettrait de subvenir très largement
aux besoins divers en eau de l'Hôpital Psychiatrique.
Quelques chiffres.
Voici, du surplus, quelques chiffrés qui pourront donner une
idée plus; exacte de l'importance de cet hôpital.
Le communal de Joinville, sur lequel il est édifié, comporte
90 hectares.
Les bâtiments et leurs dépendances couvrent une superficie
de 25 hectares. Le surplus du terrain est réparti en jardins
potagers, en vergers, en prairies, en plantations d'arbres d'essences
diverses. 12.000 arbres, dont 1.000 fruitiers, ont déjà
été plantés et l'établissement tire de ses
jardins tous les légumes dont il a besoin.
A l'ouverture de l'hôpital, le 13 juillet 1933, 112 malades y
ont été internés. Le registre des entrées
accuse aujourd'hui un nombre de 780 aliénés, sur lesquels
470 sont encore en traitement.
Les nouveaux bâtiments seront, en majeure partie, achevés
en mai-juin 1936. Ils permettront d'accepter 1.000 pensionnaires de
plus, ce qui portera le nombre des places à 1.500, et les statistiques
permettent de prévoir que l'asile sera au complet au bout de
2 ans de fonctionnement.
Malgré cette importance acquise, l'Hôpital Psychiatrique
de Joinville sera encore insuffisant pour les besoins seuls de l'Algérie.
Un simple rapprochement de nombres le prouve. En dehors des 470 malades
traités à Joinville, il y a encore, dans les asiles de
France, environ 1,500 aliénés algériens, ce qui
porte le nombre des malades à près de 2.000, pour 1.500
places disponibles. Si l'on veut que tous les malades algériens
soient traités dans leur pays, il faudra nécessairement,
dans un temps plus ou moins éloigné, envisager la possibilité
de nouveaux agrandissements - et le terrain ne manque pas.
Le budget actuel de l'hôpital est de 2.800.000 frs.
Administration.
L'Hôpital Psychiatrique de Joinville a, à sa tête,
un directeur responsable, M. Zerbini, qui appartient aux cadres des
Services de l'Assistance Publique du Gouvernement Général.de
l'Algérie.
Il est assisté d'un économe, M. Villèle, d'un receveur
et d'une commission consultative présidée par M. G. Ricci,
maire de Blida. Cette commission est composée de MM. Duclos,
délégué financier, rapporteur général
du budget de l'Algérie, Dachot, conseiller général,
et Lafaille, retraité.
Les malades.
Et maintenant, parlons des pensionnaires de l'Hôpital Psychiatrique.
Je ne dirai rien de leur triste maladie, dont tout le monde connaît
plus ou moins les effets, sans pouvoir en discerner les causés.
M. Lasnet, médecin-inspecteur général, directeur
de la Santé Publique, le Professeur Porot, conseiller technique
pour la 'psychiatrie et, plus près d'eux, M. le médecin-chef
Vallet mettent à leur service toute leur science qui est grande
et leur dévouement qui est absolu.
Ils ont trouvé, en là personne de M. Zerbini, le directeur
administratif le plus compréhensif et le plus actif.
Sous la direction du Médecin-Chef un personnel infirmier d'élite
donne les soins nécessaires et administre les traitements particuliers
réclamés par chaque cas.
L'état physique des aliénés est l'objet d'une attention
spéciale, car l'influence du physique sur le moral est réel
et souvent on guérit le déséquilibre de celui-ci
par la guérison de celui-là.
Le souci dominant de la Direction, aussi bien d'ailleurs que de ceux
qui ont présidé à l'élaboration des plans
de l'hôpital, est d'écarter du malade toute impression
d'internement. On pourrait se croire dans une maison de repos d'un genre
spécial, beaucoup plus que dans un asile d'aliénés.
Parmi ceux-ci, tous ceux dont l'état ne réclame pas une
surveillance particulière, circulent librement. Beaucoup travaillent
: l'un est portier. Un autre cuisinier, un autre aide à l'entretien
des locaux, d'autres encore trouvent à exercer leur métier
de peintre, de jardinier, etc.. Pour ceux-ci, la surveillance est très
discrète et ils touchent, pour leur travail, une rétribution
quotidienne de 1 fr. 50 qui, déposée à l'Économat,
forme un petit pécule dont ils se servent pour s'octroyer eux-mêmes
quelques douceurs ou qu'ils toucheront à leur sortie de l'hôpital.
Tous les aliénés, en dehors des dangereux, prennent leurs
repas en commun et dorment en dortoir.
Cette vie commune n'est nullement préjudiciable, comme on pourrait
le supposer, à l'efficacité du traitement qui leur est
appliqué.
On m'a dit que les hommes montraient plus de calme que les femmes pendant
les séances hebdomadaires de cinéma. La T.S.F. elle-même,
trouve, à l'asile, de nombreux amateurs.
Nécessité
d'un tel établissement en Algérie.
Ces quelques lignes ne prétendent pas brosser un tableau complet
et détaillé de l'Hôpital Psychiatrique et de la
vie menée par ceux qui l'habitent. Leur prétention est
moindre et leur auteur sera heureux s'il a pu donner une idée,
même imparfaite, de l'importance acquise par cet établissement.
Celle-ci n'est pas niable, mais d'aucuns ont discuté son opportunité,
sa nécessité. Les asiles, dit-on, ne manquent pas en France
et le montant de leur pension est inférieur de quelques francs
par jour à celui pratiqué à Joinville (sauf cependant
dans le département de la Seine, où il lui est supérieur)
.
Je n'ai aucune qualité ni compétence pour discuter le
pour ou le contre de la question, mais il existe quatre points que je
tiens à souligner et qui expliquent, ce me semble, la nécessité
d'un tel hôpital en Algérie et militent en faveur de son
développement:
1° En France, la pension totale se trouve, pour les Algériens,
singulièrement aggravée par les frais de voyage. Un malade
envoyé dans un asile métropolitain ne s'y rend pas seul
: deux infirmiers viennent le chercher et l'accompagnent. C'est donc
cinq passages que le département doit rembourser : la seule traversée
Alger-Marseille coûtera environ 1.800 francs, somme à laquelle
s'ajoutera le prix du voyage de Marseille à l'asile...
Le sujet guéri, sa sortie de l'hôpital sera souvent différée,
parfois pendant plusieurs mois, car on hésitera, avec justes
raisons; surtout s'il s'agit d'un Arabe, à le renvoyer seul dans
son pays.
2° Dans le même ordre d'idées, nos malades algériens
internés en France, ne parlant ni ne comprenant le français,
seront de ce fait isolés des autres malades et leur internement
pèsera sur eux à la façon d'une captivité.
D'autre part, les Arabes répugnent à l'internement de
leurs femmes loin de leur pays.
3° Les aliénés algériens, internés en
France, laissent en Algérie leurs biens à l'abandon. Qui
s'en occupe ? Personne. Ou si quelqu'un s'y intéresse, ce ne
sera pas toujours pour sauvegarder les intérêts du légitime
propriétaire.
En Algérie, au contraire, tous les biens des pensionnaires de
Jonville sont surveillés par un service créé et
organisé spécialement pour cela, M. Lafaille, membre de
la commission consultative, la dirige avec un zèle et une compétence
dignes d'éloges.
Ceci a son importance, considéré surtout du point de vue
des malades et de leur famille.
4° Un dernier point qui n'est pas négligeable. Le budget
de l'hôpital étant très élevé, puisqu'il
se chiffre actuellement par 2.800.000 francs, l'économie algérienne
ne peut que gagner à ce qu'une somme aussi importante et d'essence
exclusivement coloniale, demeure et circule en Algérie.
Je m'en voudrais de terminer sans remercier M. Zerbini, directeur de
l'hôpital, et M. le médecin-chef Vàllet, de leur
excellent accueil, de leur courtoise affabilité et des utiles
renseignements qu'ils ont bien voulu me donner. Je les prie de trouver
ici l'expression de toute ma gratitude.