------------"QUEL
agréable et délicieux palais, élevé par
le pacha d'Alger, Mustapha_ C'est l'asile de la félicité,
de la gloire, de la puissance, de la splendeur, réunies au calme
et à la sérénité. L'esprit émerveillé
s'écrie, en le voyant : il a été achevé
au moment du plus favorable augure, de l'indice le plus assuré
de prospérité et d'abondance ".
------------T
ELLE est l'inscription, en langue arabe, qui accueille, dès le
vestibule de cette magnifique demeure, actuellement Bibliothèque
nationale d'Alger, les pèlerins de la pensée et de l'étude.
Inscription véritablement prophétique, si l'on considère
la date de son apposition : " L'An 14 après 200 et 1.000
de l'Hégire du Prophète ", c'est-à-dire
1214, soit 1.799 de notre ère.
------------Le
lyrique anonyme inspiré par l'ordonnance de ce palais, qui allie
la noblesse de la forme au charme d'exquis détails, sut trouver
les mots dignes de célébrer à tout jamais son prestige.
Par une grâce dévolue aux poètes, avait-il eu la
vision des cent dix mille volumes, des deux mille manuscrits que recèlent
aujourd'hui ces murs illustres ?
------------Marches
de marbre, colonnes, arceaux, portes et balustrades de bois précieusement
sculptés, forment ici un cadre rêvé aux trésors
de l'esprit.
------------Primitivement
destinées à abriter la vie privée de Mustapha Pacha,
dey d'Alger en 1798 de notre ère, ces beautés architecturales
et décoratives assument de nos jours un rôle plus austère.
------------Savants,
historiens, géographes, écrivains français et musulmans,
étrangers proches ou lointains, ceux du passé et du présent
confondent ici leurs ouvrages en une fraternité spirituelle propre
d'ail-leurs à tous ces temples de l'Intelligence que sont les
Bibliothèques, patrimoines nationaux épars dans le monde.
------------II
est heureux que, sur le sol algérois, le cadre de cette fraternité
intellectuelle soit un palais de style mauresque.
------------Mais
empruntons l'étroite rue Emile-Maupas (anciennement rue de l'état-major),
qui conduit à la princière demeure. Celle-ci s'ouvre dans
un redan de cette voie tortueuse et pittoresque. Pierre Gavault, dans
un article paru en 1894, trouvait à cet emplacement une raison
défensive. En effet, les assaillants éventuels du Palais
du Dey pouvaient, de cette manière, être pris en enfilade
sous le feu des défenseurs
------------Un
auvent de cèdre sculpté abrite une première porte
à clous de bronze, encastrée dons une arcade reposant
sur des colonnes jumelées en marbre blanc. Une deuxième
porte défendait également l'accès de la demeure.
On y voit un heurtoir en forme de lyre et la traditionnelle serrure
découpée dans une épaisse feuille de cuivre
.
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sur la vignette pour l'agrandir
Mais plus évocateurs sont encore les deux grands
heurtoirs qui la surplombent. Ils étaient destinés aux
cavaliers, ainsi que la petite ouverture grillagée au-travers
de laquelle pouvaient parlementer gardiens et visiteurs.
------------Les
portes " cochères " étaient ignorées
des demeures indigènes ; " la grande
porte s'ouvrait elle-même rarement, un guichet ayant précisément
pour but de ne laisser pénétrer qu'une personne à
la fois ".
------------Tout
le caractère secret, la proverbiale prudence, nécessités
par les circonstances de la vie d'alors, se manifestent dès cette
entrée.
------------Le
pacha Mustapha, ancien balayeur élevé à la dignité
de " Kasnadji " (Ministre des Finances), n'avait vraisemblablement
pas un train de vie luxueux. Mais le Prince Ibrahim a laissé
parmi les personnages qu'il y reçut plus tard, avec un faste
seigneurial, le souvenir durable de ses magnificences.
------------Dans
le vestibule, orné de niches et de banquettes de marbre s'imaginent
aisément l'eunuque noir, qui faisait alors l'office de portier
et le mameluck, gardien officiel du palais. En leur riches costumes et
leurs armes damasquinées, ils devaient étinceler dans la
pénombre.
------------C'est
au-dessus de la baie donnant accès dans la " squifa "
que se trouve l'inscription mentionnée plus haut.
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------------Cette
vaste " squifa ", qui prolonge le vestibule, servait de salon
de réception. Sous le portique du fond siégeaient le maître
et les hôtes de marque qu'il tenait à honorer. Sur les dalles
de marbre, les tapis orientaux et les coussins de soies vives alliaient
leur éclat à celui des faïences hollandaises et siciliennes
qui recouvrent les murs. L'imagination, sollicitée dès cet
abord par tant d'objets attachants, se perd en une foule d'évocations
brillantes. Il est malheureusement impossible de détailler ici
les merveilles trop nombreuses recelées en ce palais. Des érudits
les ont décrites pour la joie des architectes et des spécialistes.
Mais, à l'intention du simple visiteur épris d'histoire
et de légende, de belles formes et de couleurs, arrêtons-nous
dans le " patio ", avant de prendre l'escalier qui mène
au premier étage.
------------Au
centre de cette cour intérieure, une vasque arrondie laisse pleuvoir
dans un bassin l'eau dont elle déborde. Le ciel s'y reflète,
des oiseaux viennent y boire. Une paix étonnante règne en
ce lieu, qui rappelle curieusement, avec ses colonnes patinées
de soleil et l'ombre bleue de sa galerie, quelque cloître de couvent
d'Italie.
-------------Ce
patio est pourvu de deux étages d'arcades élégantes.
En levant la tête, la vision des arceaux supérieurs, dans
le chatoiement des faïences où se joue la lumière,
saisit par son charme et sa majesté. Autour des portiques se succèdent
des chambres étroites et longues, dont quatre ont conservé
leurs portes de cèdre sculpté, d'une
exécution remarquable. La première des pièces, à
droite, était celle où la femme du Dey recevait ses amies.
------------A
gauche, un escalier mène à la " douïra ".
Ce mot signifie " petite maison " en langue arabe. La "
douïra " était rigoureusement réservée
au " Maître ". Il y traitait ses affaires, y recevait
ses amis et ses favorites du moment, y organisait ses loisirs. L'entrée
en était sévèrement interdite aux femmes de le maison...
------------Revenons
à l'escalier principal qui mène au premier étage.
Il est orné de niches à la fois décoratives et confortables.
------------La
légende raconte que le pacha aimait à s'y tenir en été
pour couper la fatigue de la montée, et prendre des rafraîchissements.
------------Voici
enfin la galerie du premier étage, véritable centre d'attraction
de tout cet édifice. Son portique est constitué par seize
colonnes, soutenant leur " arcs brisés ". Cannelées
en torsades, avec leurs petits chapiteaux corinthiens pourvus de croissants
minuscules, le temps les a revêtues d'une patine chaude
------------La
décoration des arcs, faite de faïences de Delf violettes et
bleues au rez-de-chaussée, est ici plu brillante : c'est une céramique
sicilienne à fond jaune.
-----------Sertissant
la galerie au bord du patio, une balustrade de bois découpé
à jour déroule ses treillis et de bouquets.
Cette balustrade, d'un travail savant, rappelle par son dessin la grâce
des enluminures persanes.
------------La
disposition des pièces du dessous est là reproduite dans
son ensemble. Ouvertes sur la galerie, ces chambres sont l'asile des livres
: Étagères, tables modestes, chaises et bureaux y accueillent
les studieux fidèles, contrastant par leur austérité
avec le raffinement du décor... Mais que dire des petites tables,
à place unique, disséminées sous le portique ? Elles
évoquent de touchants souvenirs d'écoles d'autrefois. Qui
prend place devant elles, livres et notes en mains, retrouve en son âme
je ne sais quelle fraîcheur enfantine, douce à savourer,
tandis que bruit au dehors le " torrent " du monde.
------------Mais
voici qu'un étroit passage, sur la gauche, conduit à la
" chambre fraîche " où le Dey faisait la sieste
à la chaude saison. A droite, quelques marches, dans le couloir,
mènent à l'ancien petit " bain maure "... Et toujours,
partout recouvrant les murs, ces joyeuses, ces chatoyantes faïences
dont Dar Mustapha possède une collection unique par sa richesse,
sa diversité, sa beauté.
------------Revenant
à l'escalier dont les marches se font ici plus resserrées,
l'on accède à la terrasse du deuxième étage.
------------Dans
le mur d'appui, à l'entour de la cour centrale, se voient huit
anneaux de marbre, de forme carrée. Ils étaient destinés
à recevoir les poteaux qui supportaient le " velum "
au-dessus du patio, tout comme dans les antiques maisons romaines.
------------Donnant
sur la terrasse, sont encore des chambres entièrement carrelées
de faïences multicolores. Un certain nombre de pièces moins
intéressantes, probablement destinées aux gens de service,
se mêlent au plan plus compliqué de cet étage.
------------Un escalier
extrêmement raide et fantaisiste conduit enfin à la terrasse
supérieure, d'où la vue, s'étendant sur la ville
et sur la mer, est maintenant gâtée par les maisons construites
ou surélevées après 1830. La famille du Dey se réunissait
souvent dans le " kouchek ", sorte de kiosque, ou pavillon,
dont les plus belles pièces sont, après la " squifa
" et les galeries, les plus gracieusement décorées
et les plus gaies de tout l'édifice.
------------La
plus vaste est garnie de curieux petits vitrages et de portes sculptées.
------------Maintenant
que voilà, très rapidement esquissée, cette brève
promenade à travers Dar Mustapha, il est nécessaire de rappeler,
non moins brièvement, son histoire. Nous l'emprunterons en partie
aux " Feuillets d'El-Djezaïr " d'Henri Klein, où
elle se trouve résumée.
------------Ce palais
fut construit en 1798, pour le Dey d'alors, Mustapha Pacha, qui habitait
ordinairement la Jenina. II ne se rendait à son habitation particulière
que le jeudi, encadré par ses gardes qui, l'escortant à
l'allée, venaient le reprendre le lendemain à midi. Mais
l'infortuné Mustapha habita peu sa luxueuse demeure. A la suite
d'une émeute suscitée par ses adversaires, il fut destitué
par les janissaires et tué au seuil d'une mosquée où
il avait tenté de se réfugier et " dont
la porte se referma devant lui ".
------------Le Dey
Hamed, succédant à Mustapha, occupa son palais qui devint,
après la conquête, la résidence du général
de Trobriant.
------------Le 17
décembre 1834, Dar Mustapha fut remise entre les mains du prince
Ibrahim, fils du feu Dey, lequel, à sa mort, le légua à
son fils Mustapha, personnage des plus populaires de l'ancien Alger. Connu
sous le nom de " Prince Moustafa ", son type turc, sa corpulence,
et jusqu'à sa moustache noire, rappelaient paraît-il, son
grand-père le Pacha.
------------En 1846,
à la suite d'un procès qui dura huit années, la demeure
des héritiers du " Prince Moustafa " fut vendue pour
la somme de cent mille francs. En 1863, le Département acquit cette
maison, (dont il fit la " Bibliothèque-Musée "
d'Alger), ainsi qu'une villa de Mustapha-Supérieur provenant également
de l'héritage de l'ancien Dey, et dans laquelle fut installé
l'Orphelinat Saint-Vincent de Paul.
------------Rappelons
encore que le premier fonds de cette Bibliothèque nationale fut
constitué par Adrien Berbrugger, avec 2007 manuscrits rapportés
en 1837 de Constantine.
------------A cette
époque (1838), un local de la rue Bab-Azoun fut le noyau, ou plus
justement " le berceau ", de l'actuelle
------------De
très intéressants détails nous sont donnés,
par les ouvrages déjà cités, au sujet des personnages
célèbres qui furent les hôtes de Dar Mustapha.
------------Ibrahim
Pacha y reçut le Duc d'Orléans. Celui-ci, superbement honoré,
y demeura quelque temps. Bolle, en 1839, écrivit une éblouissante
description de ce palais, qu'enrichissaient alors les trésors artistiques
possédés par Ibrahim. Ces pages scintillent comme le plus
étonnant conte des Mille et Une Nuits et nous lèguent l'image
vivante de la prestigieuse demeure.
------------Tel
fut le passé de cet actuel domaine de l'Étude.
------------Une
atmosphère tranquille, et comme décantée, s'y respire
aujourd'hui.
------------Sur
cette galerie du premier étage il est doux d'interrompre, de temps
à autre, quelque attachante recherche, pour écouter le cri
des rapides martinets, dont le vol sillonne le carré de ciel bordé
de tuiles vertes, en haut du patio. En bas, dans l'ombre, la cour où
murmure la vasque au bassin verdi exhale sa fraîcheur.
------------Les
cloches de la cathédrale voisine emplissent parfois l'édifice
de leurs vibrations, mêlant leur grave harmonie aux criailleries
des moineaux sur les terrasses... Et de cet isolement, et de ces bruits,
au cur de la vieille cité, naît le recueillement propice
aux créations futures de l'esprit.
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