Frejus en noir et en couleurs
-Si l'on vous déclarait comme ça, tout de go, que Fréjus est, par excellence, un des foyers de la révolution africaine noire, vous
seriez probablement surpris, étonné, peut-être même sceptique, mais très certainement ébahi. Et pourtant...

pnha n°65, février 1996
sur site le 15/10/2002

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------Si l'on vous déclarait comme ça, tout de go, que Fréjus est, par excellence, un des foyers de la révolution africaine noire, vous seriez probablement surpris, étonné, peut-être même sceptique, mais très certainement ébahi. Et pourtant...
------Le 25 novembre 1927, est mort à l'hôpital militaire de Fréjus, dans la plus grande misère et dans l'état physique le plus délabré qui soit, un noir dénommé Lamine Senghor.
------Qui était-il au juste ?
------Il s'agit là d'une figure inconnue du public, d'un individu inconnu de la grande masse de ses contemporains, d'un malheureux-pauvre-nègre quasi anonyme et presque inconnu des services officiels.
------Comment et pourquoi parler de lui aujourd'hui ?
------Voyons d'abord le décor.
------Qu'est-ce que Fréjus et son hôpital viennent faire dans cette aventure hors du commun ?
------A ce stade des évocations, rappelons que Fréjus fut, pendant de longues années et de nombreuses générations, une garnison de troupes coloniales. De nos jours, cette tradition se perpétue encore à travers la nouvelle dénomination des troupes coloniales devenues des troupes de marine, dont certaines restent toujours basées à Fréjus.
Ainsi donc, cette ville, lorsqu'elle n'abritait pas de troupes à l'état statique de garnison pour la formation militaire de base des jeunes recrues, servait-elle de camp de transit pour les troupes noires, aussi bien en temps de paix qu'en temps de guerre. Et quand on parle de transit en temps de guerre, il s'agit aussi bien des gros renforts de bataille pour la métropole que des détachements destinés aux colonies, notamment à l'Asie. La différence entre le sens du flux et celui du reflux se dégageait des attitudes et des comportements de ces braves et malheureux soldats. Dans le sens descendant, le spectacle presque lugubre donné par les éclopés rescapés des champs de bataille sur le chemin du retour vers le pays des ancêtres, était celui du désenchantement. Quant à celui des morts et des moribonds qui imposaient un surcroît de travail aux services sanitaires et hospitaliers de Fréjus, il ne manquait pas de gravité. C'est le contact avec cet établissement de traitement qui a fait que la plupart des démobilisés coloniaux continuaient d'y revenir pour s'y faire soigner, ou même... pour y mourir.
------C'est ce qui est arrivé à notre fameux Lamine Senghor.
------Il s'agit d'un sergent Sénégalais, ancien combattant blessé de la grande guerre 14/18, gazé au cours des combats auxquels il a participé, et miné par une implacable tuberculose.
------Rapatrié et démobilisé au Sénégal, en 1919, avec une maigre pension d'invalidité à 30 %, il décida de réagir, mais de réagir à sa façon. Il imagina de miner le système qui l'avait miné dans son corps pour, ensuite, l'abandonner à une vie misérable. Se voyant trop faible pour combattre l'ingratitude dont il avait été l'objet, et se voyant condamné à court terme, il comprit qu'il lui fallait agir avec méthode.
------Revenu en France en 1921, il fonda tout bonnement, et en premier lieu, c'est-à-dire en 1926, ce qui d'ailleurs prêtait à sourire, un "Comité de Défense de la Race Nègre". Pour le compte de ce "Comité" dont il n'était encore que le seul membre, il entreprit de se rendre dans tous les ports situés entre Fréjus et Marseille, où le trafic maritime drainait une certaine masse d'ouvriers noirs. Au nom de ses blessures et de ses décorations, il s'adressait à ses frères de couleur pour fustiger les reniements de la France. Son argument principal n'était pas son dramatique cas personnel, qu'il évoquait seulement à titre d'exemple, mais il stigmatisait surtout la promesse de francisation faite aux combattants noirs pour les inciter à venir se battre et, s'il le fallait, à mourir pour la France. Or, il s'est avéré qu'une fois la victoire acquise, acquise durement et chèrement payée par ces naïfs Noirs des colonies, la promesse de francisation était traîteusement enterrée.
Inlassablement, il erra de ville en ville, de bas-fonds en bas-fonds, de quai en quai, pour adresser ses propos aux dockers et marins, nègres d'Afrique, d'Amérique et des Antilles. Il cherchait désespérément, mais sans relâche, à faire naître et vibrer un sentiment de "solidarité raciale". Il s'attachait, en plus et surtout, à prêcher un retour aux sources africaines. C'est alors qu'il lança l'idée d'un panafricanisme des faibles, des opprimés et des exploités. De cette façon, il arriva, en un an, à recruter un bon nombre d'adhérents pour le compte de son Comité.
------Pour prolonger ses plaidoyers, il imagina de fabriquer et de laisser après son passage, un témoin vigilant auprès de ceux qu'il essayait de convaincre.
------C'est ainsi qu'il leur distribuait, plus qu'il ne leur vendait, une sorte d'imprimé qu'il rédigeait lui-même en français, et qu'il faisait tirer à bas prix, avec de modestes moyens de fortune. Les dépenses, pour la réalisation matérielle de ce cri de coeur d'un écorché vif, étaient prélevées sur sa maigre pension.

----Quant au "journal", il était pompeusement baptisé: "LA VOIX DES NEGRES".
------Pour ce qui est de l'énergie motrice de cette entreprise, Lamine Senghor la puisait dans une double ambition
--d'abord, il voulait affirmer sa négritude comme une profession de foi ;
-- ensuite, il considérait comme un honneur suprême de ramasser ce titre de Nègre, traîné dans la boue, pour en faire un flambeau.
------Dans cet état d'esprit entreprenant et offensif, il estimait que ce qu'il avait donné à la France qui ne lui en avait pas été reconnaissante, il pouvait ausi bien le donner à son pays d'origine. L'action de défense de la France et des Français allait dorénavant se transposer en action de libération de ses frères de couleur. Les fantasmes qui l'habitaient lors des défilés de son régiment dont il était le porte-drapeau, allaient désormais être mis au service de la cause des siens. Et c'est ainsi que de façon progressive et naturelle il s'est décerné le titre d'emblème, ou plutôt non, de "symbole-flambeau-de-la-négritude". De la sorte, il jugeait que si le drapeau qu'il avait fidèlement servi dans les tranchées l'avait trahi et renié, il lui restait à créer et à véhiculer le flambeau de la négritude. Le but à atteindre serait de répandre et de faire triompher ses revendications personnelles en les identifiant à celles de ses congénères.
------Et c'est au milieu de ce rêve plein de courage et de détermination, même s'il y entre une grande part d'illusions et d'utopie que, à bout de force et de santé, crachant le sang et les poumons, il entra en août 1927 à l'hôpital militaire de Fréjus, pour se faire remettre en meilleur état.
------Hélas ! C'était la fin.
------Mais, si c'était la fin de sa vie, il s'avéra que ce n'était quand même pas la fin de son combat. En effet, la flamme fut reprise par l'un de ses adeptes, un jeune Malien, instituteur en Côte d'Ivoire et venu en France, plus précisément à Aix-en-Provence, pour y suivre des cours de perfectionnement. Ce disciple avait pour nom Tiémoko Kouyate.
------Ici s'arrête l'histoire de Lamine Senghor, puisque son aventure personnelle est liée à celle de sa vie. Quant à celle de Kouyate, elle eut une fin encore plus tragique puisque, sous l'occupation de la France par les nazis, ce jeune révolutionnaire malien préféra rester sous la botte coloniale française que passer sous la botte nazie, ou sous le joug fasciste mussolinien. Entré dans la résistance auprès des F.T.P., il fut fusillé par les nazis au fort de Montluçon, en 1942.
------FRANCE, T'EN SOUVIENS-TU ?
------Mais ceci est encore une autre histoire.
------La morale à retenir de cette évocation pathétique, est que Lamine Senghor, le fondateur du "Comité de Défense de la Race Nègre", également fondateur de "La Voix des Nègres", a entrepris un combat pacifique et une croisade pacifiste pour " La Solidarité Raciale Noire". C'est de cette façon que Fréjus se trouve liée à l'histoire du mouvement nègre puisque un de ses précurseurs y a trouvé son refuge et sa fin.
------L'action que ce précurseur y a entreprise peut, en conjugaison avec plusieurs autres rêves utopiques du même acabit, être considérée comme un fameux jalon sur le chemin qui devait mener à la reconnaissance de l'identité nègre. Le mouvement ainsi lancé par de sombres anonymes mérite bien, au regard de ce qu'il a donné, que ses auteurs ne soient plus aussi injustement oubliés. Ceci n'est qu'une bien modeste contribution aux héros qui ont oeuvré pour la réhabilitation de la conscience de leur peuple.
------De Toussaint Louverture à Lamine Senghor, de Martin Luther King à Nelson Mandela, les "révolutionnaires nègres" ont imposé un changement de vocabulaire et de considération à tous les prétendus descendants de la cuisse de Jupiter.
------On peut retirer à un homme son pain de sa bouche, mais on ne peut pas le déposséder de ce qui fait sa dignité. C'est là que réside toute sa force intime et secrète. Elle reste soudée à son âme.
(Cf: Archives/Ville de Fréjus et P. Dewitte)

Wynna Nat-Iraten