Extraits d'un texte non publié, que le lecteur
aurait bien tort de rapprocher de ses propres souvenirs. Les similitudes
qu'il pourrait y trouver seraient le fruit du hasard.
Octobre 1944
Les écoles et les lycées furent restitués
à temps pour assurer la rentrée. Albert et Guillaume furent
inscrits au lycée de Ben Makach, en principe réservé
aux pensionnaires, mais qui acceptait en externes ou demi-pensionnaires
les enfants des Puits. Pour ceux-ci, il y avait aussi une huitième
et une septième. Ainsi les deux garçons ne furent pas
séparés et purent affronter ensemble leurs nouvelles conditions
de vie.
Etre en classe toute la journée, ils n'en avaient fait l'expérience
que deux mois à leur arrivée aux Puits. Se retrouver dans
un bahut avec plusieurs centaines d'élèves de tous âges,
c'était nouveau pour eux. Mais quel bahut !
A trois kilomètres des Puits, en pleine campagne, le lycée
était au cur d'un parc de cent hectares. Les élèves,
déposés au terminus du trolley, franchissaient un vaste
portail en un groupe compact qui s'effilochait tout au long d'une allée
interminable, rectiligne, bordée de vieux mûriers. Le lycée,
dissimulé par la végétation, n'apparaissait sur
la gauche qu'à la fin de cette longue marche. Franchi un hall
spacieux, territoire du surveillant général, on accédait
à une galerie couverte qui desservait sur la droite un bâtiment
à deux niveaux : classes au rez-de-chaussée et dortoirs
à l'étage. Sur la gauche, une vaste cour ombragée
de quelques beaux arbres et son préau étaient bordés
sur deux côtés de murs élevés, infranchissables.
Un autre bâtiment à deux étages flanquait le dernier
côté, lui tournant le dos pour s'ouvrir sur la cour suivante.
Au total les bâtiments disposés en croix de Lorraine et
leurs six cours formaient le dispositif austère du lycée.
La première cour était dévolue aux externes de
la huitième à la cinquième, enfants des Puits à
qui on épargnait ainsi le rude contact des pensionnaires venus
du fond du bled. Les petits pensionnaires de sixième et cinquième
étaient avec leurs quatre classes dans la deuxième cour.
A partir de la quatrième, externes et pensionnaires étaient
mélangés, la distinction entre les classes se faisant
par les programmes.
Par mesure d'exception, des filles étaient admises en externat.
Elles étaient une demi-douzaine dans chaque classe et pour la
plupart, fort sages.
Monsieur Tadéi allait atteindre sa soixante-cinquième
année, la dernière de sa longue carrière d'instituteur.
Les enfants avaient un grand respect pour lui, que Guillaume poussait
jusqu'à la véné-ration. Il travailla de son mieux,
non par ambition mais pour mériter son estime. En cela, il partageait
ses vues avec Abard, la fille du propriétaire du Grand Café,
et cette émulation faisait d'eux, à tour de rôle,
la meilleure ou le meilleur de la classe. Sur un point, Abard lui était
très supérieure : l'écriture, qu'elle avait parfaite.
Avait-elle un prénom ? Non, pas plus qu'aucun des autres enfants.
A l'école, au lycée, on ne connaissait ses camarades que
par leur nom, c'était la marque d'un rapport d'égalité.
Parfois un sobriquet était la preuve d'une certaine popularité.
Monsieur Tadéi était le modèle de l'instituteur
républicain. Français d'Algérie depuis plusieurs
générations, il n'avait pas le moindre doute sur la légitimité
de la présence française au Maghreb. Il en était,
pensait-il, la vivante illustration. Les quelques musulmans de la classe,
fils de la petite bourgeoisie des Puits, étaient à ses
yeux aussi français que les autres et il ne voyait aucun abus
à leur faire chanter à l'unisson de leurs copains une
chanson de marche du temps de la conquête :
Pan pan l'Arbi
Les chacals sont par ici
Les chacals et les vitriers
N'ont jamais laissé l'colon nu-pieds |
(
)
Octobre 1945
La rentrée à Ben Makach se fit comme
avant guerre. Tout était enfin en ordre de marche. Les derniers
souvenirs de l'hôpital américain avaient disparu sous un
badigeon virginal, le mobilier avait été restauré,
il ne manquait pas un encrier de porcelaine dans les trous des tables,
le plein d''encre violette avait été fait. Le parc avait
retrouvé sa fraîcheur, les empreintes des baraquements
avaient été effacées par la végétation.
Pour Albert et Guillaume, qui rentraient l'un, en troisième,
l'autre, en cinquième, le plus grand changement fut l'usage du
vélo pour faire leur aller et retour quotidien. Par le chemin
Antique, une charmante route de campagne, ils ralliaient leur bahut
en dix minutes d'un effort joyeux au lieu d'aller chercher le trolleybus
à son arrêt au cur des Puits, de l'attendre au milieu
des enfants agités, de s'y faire bousculer pendant un bon quart
d'heure, d'achever le périple par la longue marche depuis le
portail du parc. Quelle joie de narguer les copains lorsqu'il leur advenait
de dépasser la colonne en mouvement ! Fort peu d'enfants venaient
à vélo comme eux. Fort peu, à vrai dire, avaient
des parents aussi libéraux que Jules et Julie. Leur confiance
était justifiée, car pendant les cinq ans qui suivirent,
tout se passa bien, ou presque. Guillaume eut des démêlés
avec un adolescent arabe, qui trainait la savate dans Ben makach et
qui chercha à le rançonner, un jour où il sortait
seul du lycée. L'ayant arrêté, il lui réclama
de l'argent ; Guillaume n'en avait pas. Comme cette simple affirmation
ne satisfaisait pas le percepteur autoproclamé, il se fit menaçant
mais Guillaume, vif comme l'éclair, réussit à filer.
Il retint les menaces que l'autre proféra dans son dos. Dans
les semaines qui suivirent, il examinait attentivement les environs
avant de traverser Ben Makach. Plusieurs fois, l'apercevant, l'autre
hurlait en courant vainement après lui. Avec le temps, il renonça
à son manège. Peut-être cela n'avait-il été
qu'un jeu ? Si tel avait été le cas, il n'avait pas du
tout amusé Guillaume. Il n'en avait pas parlé à
ses parents, car le souvenir de sa dénonciation calomnieuse au
cours du séjour chez le pasteur Rodier pesait toujours sur sa
conscience. Mais Albert, informé, avait veillé à
faire route avec lui aussi souvent qu'il l'avait pu.
Les pensionnaires, deux fois plus nombreux que les externes, comportaient
une bonne proportion d'élèves musulmans. Dès la
classe de quatrième, Albert puis Guillaume apprirent à
cohabiter avec eux sur un plan de stricte égalité. Le
dire ainsi déforme la réalité. En fait, ils eurent
affaire à une grande diversité parmi leurs camarades de
classe. Des frankaoui comme eux, parlant avec " l'accent de
Paris ", il y en avait peu, cinq peut-être dans une classe
de quarante. Les européens d'Algérie, à l'accent
pataouète plus ou moins appuyé, faisaient une moitié
de la classe. Encore aurait-on pu rechercher le particularisme de chacun
suivant la consonance de son nom, qui suggérait une origine métropolitaine,
espagnole, italienne, ou même polonaise ou cosaque ! Les juifs
d'Algérie étaient en nombre égal aux frankaoui.
Et les musulmans, arabes ou kabyles, faisaient un quart de l'effectif.
Une autre distinction pouvait se faire : ceux des villes et ceux de
la campagne. Ces derniers, fils de colons et de caïds, s'imposaient
aux autres. Le plus souvent en retard dans leur scolarité, ils
avaient une sérieuse avance dans l'expérience de la vie,
acquise au contact des réalités du bled. Ils ne faisaient
aucun complexe de leurs difficultés scolaires, sûrs de
la vacuité des connaissances livresques et tout aussi sûrs
du destin qui les attendait : ils succèderaient à leur
père. Combien étaient-ils ? une dizaine. Plus grands et
plus forts, ils dominaient bénignement le reste de la classe,
ayant du respect pour le savoir, même si cela ne les concernait
pas. C'est parmi eux cependant qu'émergeait le plus souvent le
premier en éducation physique. Parmi ceux des villes, il était
possible de reconnaître de menues différences suivant qu'ils
appartenaient à l'agglomération de la ville capitale ou
qu'ils provenaient, pensionnaires pour la plupart, de bourgades ou petites
villes de l'arrière-pays. Ils étaient presque tous des
élèves zélés, pressés par leurs parents
de faire leur chemin dans la société. Enfin, n'oublions
pas que quelques filles des Puits complétaient l'effectif.
En fin de compte, la principale distinction se faisait entre les pensionnaires
et ceux qui revenaient tous les jours chez eux, externes ou demi-pensionnaires.
Les premiers partageaient bien plus que le temps scolaire, ils formaient
une grande famille, pour le meilleur et pour le pire. Albert et Guillaume
en étaient conscients, eux qui passaient la grande récréation
après le déjeuner au milieu d'eux.
Cet enchevêtrement de particularités rendait improbable
la formation de clans pratiquant l'exclusion ou l'ostracisme. Peut-être
était-ce un modèle pour l'Algérie, irreproductible
hélas. Il arri-vait cependant que des circonstances particulières
fissent se dresser le spectre de l'affrontement, sinon de la haine.
Pendant la grande récréation, le milieu de chaque cour
était réservé au foot. Dans les bordures et sous
les préaux, face aux murs, on jouait passionnément à
la pelote basque. Autour des arbres, se pratiquait le jeu du couteau
et, dans des zones tranquilles à l'abri du mouvement, le jeu
de billes trouvait refuge. Les équipes de foot se faisaient et
se défaisaient sur un thème toujours différent
: une classe contre une autre, une région contre une autre, ou
bien des ag-glomérats sans règle de sélection apparente.
Les en-fants désuvrés constituaient un fond de specta-teurs,
peu enclins à des démonstrations bruyantes. Pourtant,
deux ou trois fois par an, un match opposait européens et musulmans,
ou plutôt, pour parler le langage des enfants, français
et arabes. L'ambiance changeait du tout au tout. Il s'agissait d'en
découdre et personne ne s'y trompait. Les jeux dans les bordures
n'étaient plus de mise, les spectateurs se muaient en supporters
et leur nombre était inhabituel. Les surveillants étaient
aux aguets. Au début du match, chacun s'efforçait à
garder un comportement sportif, sinon chevaleresque, mais cela ne durait
pas. Dès que deux joueurs en venaient aux mains, les surveillants
se jetaient sur eux et les chassaient de la cour. On évitait
ainsi le pire et c'était un soulagement pour tous lorsque la
sonnerie annonçant le temps des études mettait fin à
la confrontation. Ainsi était déchargé en une fois
tout le ressentiment accumulé jour après jour à
partir de querelles infimes ou de rancurs inavouables.
Il advint à Guillaume d'être au centre d'une telle configuration,
bien malgré lui. La course à pied était populaire
parmi les enfants et les profs de gym en encourageaient la pratique.
Ce jour-là, au début de la grande récréation,
il fut décidé d'organiser une course-poursuite : le départ
serait donné à tous les volontaires, qui partiraient ensemble
et qui, faisant et refaisant le tour de la cour, seraient éliminés
lorsqu'ils seraient rattrapés par les plus rapides. Il n'y aurait
pas de limite de temps : que le meilleur gagne ! Guillaume, endurant,
se retrouva au bout d'une demi-heure parmi la dizaine de rescapés,
échelonnés sur le pourtour. Ceux qui se laissaient distancer,
perdant tout espoir de recoller au peloton, abandonnaient. Et c'est
ainsi qu'ils ne furent plus que quatre, plus que trois, plus que deux.
Guillaume met-tait résolument ses foulées dans les foulées
du premier. Alors, la rumeur passa de cour en cour :
- Y'a un arabe et un français qui se disputent à la course
! Viens Oir !
-Pas possib' ! L'Arabe y va gagner, c'est toujours les plus rapides.
-Ouais ! Mais c'est la course de résistance. I 'z'ont commencé
au début de la récré et i' continuent jus-qu'à
la fin si personne il abandonne.
Guillaume eut conscience que leur lutte n'était plus leur seule
affaire, que tous deux devenaient les otages d'un enjeu qui les dépassait.
Son rival, plus grand que lui et fin comme un sloughi, déroulait
une foulée toute en souplesse. Courant dans son ombre, il veillait
à économiser ses forces. Les spectateurs se mirent à
leur prodiguer des conseils.
-Continue comme ça, Stambouli, il fatigue.
-Vas-y, Mansac, accroche-toi !
-Accélère ! Tu le décroches !
-C'est bien, ne le lâche pas !
Conseils inutiles par leur contenu mais combien réconfortants
! On n'est plus seuls, on court pour le public, on court pour un clan
! Stimulé par ses sup-porters, Stambouli accélère
et prend quelques mètres d'avance. Guillaume soutient son rythme.
-Vas-y, Stambouli ! Vas-y, Stambouli !
-Tiens bon, Mansac, tiens bon, Mansac !
Les élèves, de plus en plus nombreux, scandent leurs encouragements,
qui parviennent comme une drogue au cerveau des deux enfants. Les pions,
voyant leurs cours désertées, ont rejoint l'arène.
Stambouli se retourne, Guillaume n'est pas loin derrière lui.
Il croyait l'avoir semé au prix de l'effort qu'il vient de faire.
Du coup, il est découragé et reprend le train. Il entend
la respiration de son rival et sent le rythme de ses foulées
juste derrière lui. Il se retourne à nouveau et du bras,
l'invite à prendre la tête. Guillaume est subjugué
! Jusque là suiveur, il devient rival. Quel honneur et quelle
responsabilité ! Il lui faut maintenir le train, ni trop vite
ni trop lentement. Ne pas gaspiller ses dernières ressources
mais inspirer du respect à l'autre.
-I' reste dix minutes jusqu'à la sonnerie !
-Laisse-le mener, il va fatiguer !
-Reste derrière, attends avant de démarrer !
L'enjeu devient clair pour les deux vaillants coureurs : il s'agit d'avoir
distancé l'autre quand la fin de la récré sonnera.
Tenir et accélérer
Mais lequel aura le plus d'énergie
? Et quand démarrer ? Stambouli sera le plus rapide au sprint.
Guillaume, s'il veut garder une chance, devra forcer le train avant
la dernière minute, en pariant que l'autre est au bout du rouleau.
Il lui fait signe de passer. Stambouli n'hésite pas. Et ainsi,
sans ralentir, ils se relaient, comme deux camarades, tour après
tour. Chacun guète le moindre signe de défaillance chez
son adversaire et la promptitude à pendre le relais est une arme
psychologique.
-Plus que cinq minutes !
-Plus que quatre minutes !
-Plus que trois minutes !
L'attentisme des enfants, malgré leur allure crâne, est
le signe de leur fatigue. Que se passera-t-il ? L'un d'eux va-t-il s'effondrer
avant même que l'autre n'ose accélérer ? La ligne
d'arrivée virtuelle est l'affaire du surveillant qui déclenchera
la sonnerie. L'angoisse monte chez les spectateurs, ils sont impatients
du dénouement.
-Allez,Stambouli, c'est le moment ! Attaque !
-Allez, Mansac, écure-le !
Ni l'un ni l'autre n'entendent les conseils, ils sont dans un état
second, ils n'ont qu'une idée, tenir sans défaillir !
Les pions ont pris conscience du péril et décident d'arrêter
la course sans attendre. Au passage des enfants, ils se mettent en travers
et les empoignent fermement. Stambouli et Guillaume se débattent
faiblement, comme pour laisser croire qu'ils ont encore du jus. Dans
la cour, c'est la déception. Chacun, soutenant son héros,
exigeait sa victoire. Pour tous, le sentiment prévaut qu'elle
lui a été volée. Stentor, un pion surnommé
ainsi pour sa voix forte et grave, interpelle la cour :
-Ils ont gagné tous les deux ! Ce sont des braves !
Il prend les deux braves par l'épaule :
-Serrez-vous la main !
Surpris, ayant à peine repris leur souffle, ils se font face
pour la première fois et se serrent la main, puis disparaissent,
happés par leurs supporters respectifs. La sonnerie retentit
enfin, la cour se vide. On en parlera encore longtemps pendant les classes
de l'après-midi.
Le professeur de Maths comprend qu'il s'est passé quelque chose.
Plutôt que de prêcher dans le désert, il interrompt
son cours.
-Bon, on va marquer une pause. Pourquoi toute cette agitation ?
-Mansac il a fait la course avec un élève qui s'appelle
Stambouli. Ils ont couru pendant toute la récréation.
-Et alors ?
-Alors on voulait que Mansac il gagne.
-Moi je voulais que Stambouli il gagne !
-Et qui a gagné ?
-C'est Mansac !
-Non ! C'est Stambouli !
-Je n'y comprends rien. Mansac, tu as gagné ou tu as perdu ?
-Les surveillants nous ont arrêté et ils ont dit qu'on
était ex-aequo.
-Et toi, qu'en penses-tu ?
-Je crois que si la course avait continué, j'aurais fini par
perdre.
Consternation de la classe, massivement en faveur de Guillaume. La bonne
foi et le respect de l'autre ne sont pas des sentiments courants. Le
prof a dégonflé la baudruche et le cours reprend.
Cette affaire est arrivée aux oreilles de Domino,
en réalité Dominique Corsi, directeur du Lycée.
Désormais la course à pied sera interdite pendant les
récréations.
Domino, comme l'appellent les élèves, est un personnage
haut en couleurs. Petit, vif, sanguin, autoritaire, il ne laisse pas
dériver sa barque. A lycée singulier, directeur singulier
! Il semble que ce soit le bon assemblage. Avant de prétendre
afficher des ambitions pédagogiques, il faut faire régner
l'ordre. Et que chaque professeur cultive son pré carré
! Il n'est pas homme à rester entre les quatre murs de son bureau.
Quand on le voit patrouiller le long des galeries, on sait qu'il a une
cible. Il se précipite sur un grand potache en blouse grise qui
cherche à se dissimuler dans la colonne alignée en rangs
par deux devant la porte de classe. Il lui saisit la joue entre le pouce
et l'index ; il l'extrait du groupe et se met à lui secouer la
tête en tous sens en l'invectivant.
-Archibut, qu'est-ce qu'on m'apprend ? Tu as eu zéro en français
! Et ton père qui m'a téléphoné person-nellement
à ton sujet ! Tu veux lui faire de la peine, à ton père
? Tu veux lui faire de la peine ? Réponds !
-Euh
Archibut, un grand flandrin qui pourrait bien renverser Domino si l'envie
lui en prenait, subit l'assaut avec résignation. S'il avait quelque
chose à répondre, comment le pourrait-il, avec sa mâchoire
tordue par la prise de la brute ? Domino le lâche et reprend sa
course. Le manège recommence un peu plus loin.
-Kharadine, tu as tabassé un petit.
-Non, m'sieur. C'est lui qui m'a agacé !
-Kharadine, même si tous les petits te montent sur le dos, tu
les touches pas. Ca va finir par un malheur. C'est ça que tu
cherches ? C'est ça ?
La tête de Kharadine va et vient. Lui aussi est résigné.
Toutes sortes de blagues courent au sujet de Domino. On prétend
qu'il était directeur de prison et que l'administration pénitentiaire
n'en voulait plus. On raconte aussi qu'il a fait le tour de tous les
lycées du département d'Alger comme surveillant général
et qu'on a fini par s'en débarrasser en lui assurant une promotion,
alors que personne ne voulait prendre le poste.
Quant à ses ambitions pédagogiques, lorsque le proviseur
du Grand Lycée, qui le coiffe, lui mute sans appel les enseignants
qu'il trouve indignes de son établissement ? Parlons-en, des
profs de Ben Makach! Pauvres hères, résignés à
la voie de garage où on les a poussés. Ils forment une
collection de têtes de Carnaval qui alimentent les récits
cocasses des enfants. Binanaz, la minuscule prof d'Anglais, toujours
soucieuse de parfaire l'accent de ses élèves, a gagné
son surnom en faisant répéter quarante fois au même
mauvais sujet le mot " bananes " dans la langue de Shakespeare.
Lorsqu'elle ordonne un devoir sur table, elle en profite pour s'empiffrer
d'un énorme sandwich de cochonnaille tout en corrigeant les cahiers
; les élèves gardent un il sur elle : qui aura l'honneur
d'une grosse auréole grasse, médaille qui vaut bien un
premier prix ? Son tout petit chien l'attend sagement à la laisse
à côté de la conciergerie. D'aucuns prétendent
avoir vu son petit garçon à une autre laisse, un joli
enfant noir tout frisé, fruit de ses amours avec un GI.
Son collègue Martinez est beau garçon. il a gardé
l'allure du rugbyman qu'il était au temps de ses études.
L'anglais le passionne moins que le noble sport et il n'est pas difficile
d'orienter son cours vers l'art de la mêlée ou du placage,
en français pour plus de clarté. Lorsque la classe est
trop dissipée, il ordonne aux uns, aux autres ou à tous,
pour le prochain cours, de copier cent fois une longue phrase, toujours
la même, en Français. Comme un jour, par indolence, il
a jeté ces brillants travaux en vrac dans la corbeille à
papier, ils ont été pieusement récupérés
et consciencieusement repassés, pour un deuxième et, qui
sait ? Un troisième tour.
Tric-Trac, qui se déplace avec deux béquilles calées
sous ses aisselles, a trouvé dans son affectation à Ben
makach la solution à ses problèmes de déplacements
et c'est pourquoi il a renoncé à son poste au Grand lycée.
Avec lui, en une seule année, les élèves rattrapent
quatre à cinq ans d'ignorance accumulée. Mais quelle chiourme
! Il entre dans la classe et s'installe à grand-peine à
son bureau. Le silence est assourdissant ! Il pointe son doigt sur un
élève, puis sur un autre.
-Tordjmann, mon père n'aurait-il pas été ?
-Euh
Would not my father have been.
-C'est bien. Bernadin, n'aurait-il pas été?
-Would
he not have been.
-C'est bien
Ces deux-là, tout tremblants, s'en sont bien tirés. Mais
d'autres trébucheront sur des questions de grammaire épineuses
et devront copier cent fois la bonne réponse.
L'arabe est enseigné comme langue étrangère. Ainsi
les principes universels de l'enseignement gaulois sont-ils respectés,
sans que soit ignorée la spécificité de l'espace
algérien. Il convient de préciser : l'arabe parlé
et l'arabe écrit, qui s'écrivent l'un et l'autre. Le premier
est la langue du Maghreb, le second est la langue du Coran. Ainsi en
seconde et en première, ceux qui ont opté pour la section
" B " peuvent choisir les deux langues arabes en plus du latin
et du français, échappant ainsi à l'apprentissage
de l'anglais et de l'allemand. Nom-breux sont les élèves
musulmans qui font ce choix. Aucun enfant européen ne l'envisage,
même pour une seule des deux. A quoi bon ? S'ils sont en ville,
le français est de règle. S'ils vivent dans le bled, ils
savent déjà les cinq cents mots nécessaires et
suffisants.
-Moi je trouve que c'est pas juste. Pourquoi i'z'ont le droit de pas
prendre les langues étrangères ?
-Ti as raison. Le bachot, avec ça, fissa, si i' se tapent une
mauvaise note en français et en latin, i' se rattrapent avec
l'arabe, i' le parlent depuis qu'i' sont nés.
Ce point de vue, souvent formulé, fait fi des efforts de quelque
lettrés arabisants, dignes émules d'Isabelle Eberhardt,
pour valoriser l'Islam et la cul-ture du Maghreb aux yeux des européens.
Quant au kabyle, mieux vaut ne pas en parler.
Legrand dit le Mou et Gavot dit le Baveux se partagent la lanterne rouge
de la nullité pédago-gique. Le premier est supposé
enseigner l'histoire et la géographie. Cela consiste pour lui
à lire d'une voix monocorde le cours qu'il a mis au point une
fois pour toutes au début de sa carrière. Son seul effort
additionnel est la correction des compositions. Elle apparaît
si hâtive que l'on prétend qu'il note en fonction de l'échelonnement
des copies dans son escalier, après qu'il en ait lancé
la liasse du haut du palier. Au reste, il proclame : " je veux
des copies de poids ! " Il n'aime pas les Arabes. Il le manifeste
clairement par une décote particulière. Quant au Baveux,
il ne mérite pas le traitement que lui infligent les enfants.
Il est la victime expiatoire de ces petits monstres, toujours prêts
à accabler les faibles. Il est terrorisé par sa classe
qui le bombarde de bouts de craie quand il écrit au tableau.
Enseigner lui est un cauchemar. Incapable d'aborder la litté-rature
contemporaine, il se cantonne dans les textes classiques et l'on ânonne
" les Femmes Savantes " ou " le Cid ". La pièce
de Corneille paraît une pâle traduction du chef d'uvre
d'Edmond Brua, dont les élèves scandent les meilleures
répliques, dominant la voix du Baveux.
L'Académie a affecté à Ben Makach un jeune ag-régé
d'histoire et géographie, volontaire pour l'Algérie, venu
de Lyon. Pour le punir de son outre-cuidance, on lui désigne
ce poste ; et rame la galère ! Choupette, c'est le surnom que
lui vaut son air de fort en thème trop gentil, se trouve en charge
de classes réputées difficiles. Guillaume, qui est alors
en troisième, en fait l'expérience. Les durs de la classe
se frottent les mains et les autres se réjouissent à l'avance
des joyeux événements qu'on leur promet. Un miracle se
produit, Choupette en peu de temps transforme les gosses ignares en
historiens et géographes éminents. Pourtant un jour, les
cancres n'en peuvent plus de faire du zèle. Ils amorcent un chahut
que reprend toute la classe. Choupette s'interrompt. Il les regarde
avec commi-sération. Son message est clair : quelle déception
pour lui d'avoir affaire à de pareils imbéciles ! Le silence
revient sans qu'il ait dit un mot, sans qu'il ait fait un geste. Il
n'y aura plus jamais de chahuts. Le sommet de son enseignement de géographie
est la surimposition de la vallée du Rhône. Avec des croquis
esquissés à grands traits de craie, il explique pourquoi
le fleuve fougueux sculpte plusieurs fois des défilés
profonds au cours de son périple de Lyon à la mer, alors
qu'en passant plus à l'ouest il aurait pu se façonner
de larges et douces vallées, comme du reste il l'a fait d'un
défilé à l'autre. Guillaume est impressionné
par la démonstration. Il la restituera brillamment à la
composition et cela lui vaudra la première place. En histoire,
c'est Hamidou qui excelle. Choupette semble enchanté de ce partage,
qui crée une saine émulation entre les principales composantes
de sa classe. Il ne restera pas long-temps : l'Université l'attend.
L'année suivante, retombés dans l'ornière de l'enseignement
du Mou, Hamidou et Guillaume sont consternés lorsqu'à
l'issue de la première composition d'histoire, le second émerge
avec la meilleure note alors que le premier disparaît dans l'anonymat.
C'est grossièrement injuste mais les deux garçons, s'en
ouvrant l'un à l'autre, concluent qu'il n'y a rien à faire,
sinon se répéter l'aphorisme sur le bonheur d'être
pris pour un con par un con.
Contrairement à ce que le bon sens suggère, les résultats
de Ben Makach au brevet et au bachot n'étaient pas infâmants.
Peut-être le bon niveau de l'enseignement scientifique y était-il
pour quelque chose ? Domino avait-il su imposer son autorité
dans ce domaine, sacrifiant seulement le domaine littéraire aux
exigences de son supérieur ? En première, dans la classe
de Guillaume un quatuor de brillants mathé-maticiens se disputait
les honneurs du classement. On les appelait " le carré magique
". L'un d'eux sera ministre de la jeune nation algérienne,
les trois autres feront de belles carrières d'ingénieurs
en France.
Et les arts d'agrément ? Grenouille, c'était son nom,
avait transmis par ses gènes son talent d'ar-tiste à ses
deux fils et deux filles, qui dans les quatre classes où ils
se suivaient, étaient toujours et à juste titre les premiers
en dessin. Cela lui suffisait. Que les autres se débrouillent
à représenter un buste ou un vase de fleurs ou un vieux
fruit ou je ne sais quoi d'autre, bref, l'objet posé sur le présentoir
au centre de l'amphithéâtre et qui y resterait jusqu'à
complète lassitude. Jamais on ne le vit s'arrêter derrière
un élève pour lui donner des indications. Une fois seulement,
(quelle mouche l'avait-elle piqué ?) fit-il un cours ex cathedra,
le même à toutes les classes, des plus petits aux plus
grands. LA PERSPECTIVE ! Comme les beaux jours arrivaient, il emmenait
ses élèves " dessiner sur le motif " dans un
coin du parc et tous y trouvaient leur compte. Mais le compte final,
pour Guillaume, était dans la comparaison de son dessin de composition
avec celui du fils Grenou-ille. Eternel second, il constatait que la
distance entre eux ne cessait de croitre au fil des ans.
Le sport bénéficiait d'un très beau gymnase et
de toutes les ressources du grand parc, espaces naturels et stades.
En juin, le bassin d'irrigation servait de piscine. Deux professeurs
se partageaient les effectifs. Dufour, bardé de tous les diplômes,
avait l'usage exclusif du gymnase et faisait faire des exercices difficiles.
Sa discipline de fer était bien acceptée par les "
durs ", que le cheval d'arçon ou le trapèze stimulaient.
De son côté, le gentil Sadoc, qui n'était pas diplômé
et qui devait sa carrière à sa qualité de champion
de France de cross-country, devait se contenter du parc ou, quand il
pleuvait, d'un préau. A vrai dire, il faisait merveille à
sa manière dans l'animation des sports collectifs et dans la
mise en uvre de l'hébertisme. Pourquoi tant de mépris
à son égard de la part de Dufour ? Guillaume crut longtemps
que ce n'était qu'une question de diplômes, jusqu'au jour
où, comme il secouait un grand élève qui lui tenait
tête, ce dernier le traita de sale raton. Il reçut une
solide raclée, bien méritée. Quant à Guillaume,
il apprit ainsi que Sadoc était arabe, ce que tous les autres
savaient. Il apprit surtout qu'être arabe était pour beaucoup
d'européens une tare indélébile.
Au lycée Ben Makach, Albert ni Guillaume ne
se firent d'amis, ou plutôt, ceux qui étaient leurs amis
avaient avec eux un lien extérieur au lycée. Pour décrire
les relations ordinaires avec les autres enfants, il était plus
juste de parler de camaraderie. Oui, il y avait bien une demi-douzaine
d'entre eux pour lesquels chacun ressentait une affinité qui
aurait pu déboucher sur une amitié si les familles avaient
ouvert leurs portes. Mais, pour les pensionnaires envolés au
loin ou enfermés entre les quatre murs du lycée à
la fin de la semaine, cela était exclu. Pour les externes, les
barrières élevées par chaque clan rendaient la
chose improbable. Et comment se pratiquait la camaraderie ? Très
simplement, par les jeux et par les interminables discussions. Il n'y
avait là rien de particulier à Ben Makach.
Ce qui était particulier, c'était la présence des
filles, dans un espace où elles n'auraient pas dû se trouver.
Si la plupart, par leur attitude et par leur réserve, décourageaient
les phantasmes des garçons, quelques-unes, aguicheuses, étaient
devenues très populaires. Guillaume eut la chance de suivre de
près le parcours flamboyant de Sylvie, avec qui il fit sa quatrième
et sa troisième. Elle déboula un beau jour dans sa classe,
provoquant un silence admiratif du haut de ses quatorze ans, avec sa
silhouette de star américaine et sa cascade de cheveux blonds.
Elle avait été renvoyée de tous les établissements
de filles de la Ville Capitale et ce n'était qu'à l'entregent
de son père, haut fonctionnaire au grand pouvoir, qu'elle avait
dû son repêchage par Domino. Dans son parcours antérieur,
les enseignantes avaient pu apprécier sa remarquable imperméabilité
aux programmes scolaires. Il lui restait à faire la démons-tration
de ses capacités dans l'art de la séduction. Pour cela,
il lui fallait un partenaire. Archibut était tout désigné.
Le seul à porter moustache, il avait suffisamment tchatché
à propos de ses exploits amoureux pour se sentir une obligation
morale de joindre l'acte à la parole. La première démonstration
publique eut lieu dans la demi-obscurité de la salle de sciences
naturelles. Le professeur, accaparé par la projection de photos
d'animalcules, n'était pas en mesure d'évaluer les parades
du couple d'humains assis sur deux grands tabourets de laboratoire dans
l'obscurité du fond de la salle. Mais quelques élèves
à la curiosité toujours en éveil avaient préféré
suivre cette manipulation, plutôt qu'accumuler des notions complexes
sur la reproduction des amphibiens. Ils en eurent pour leur argent et
purent généreusement rapporter à leurs camarades
tout ce qu'en pareille circonstance on pouvait faire, assis, avec les
mains et la bouche.
La réputation de Sylvie grandit de jour en jour, le récit
de ses exploits s'enrichissant d'épisodes en partie imaginaires,
construits sur des observations incertaines et sur la vantardise de
ses favoris. Tout ceci était joyeux et ne prêtait pas à
conséquence.
Les choses prirent un tour déplaisant lorsque l'année
suivante, la fin de l'année scolaire s'annonçant avec
la certitude du départ de Sylvie vers d'autres horizons, une
bande de frustrés organisa un assaut en groupe à la fin
d'un cours de géographie animé par le fameux Choupette.
Ils furent bien six à la coincer dans la porte à la fin
de la classe et à la peloter sans ménagements pendant
de longues secondes, jusqu'à ce que ses cris d'orfraie et ses
coups de griffes lui rendissent la liberté. C'était le
vendredi à la dernière heure de classe et cela se reproduisit
encore deux fois sous l'il ahuri de Choupette, qui n'avait pas
de réponse pédagogique à ce simulacre de viol collectif,
par ailleurs très instructif pour lui comme échantillon
de géographie humaine. Par la suite, il autorisa la jeune fille
à sortir un peu en avance.
Sylvie, qui allait sur ses seize ans, ne fréquenta plus d'établissement
scolaire. Vouée à des cours par correspondance lui épargnant
tout risque de sur-charge intellectuelle, elle fit dans le firmament
de la Ville Capitale une trajectoire d'étoile de première
grandeur, qui culmina avec la félicité très brève
du principal collaborateur de son père, quadragénaire
chargé de famille aussitôt muté en métropole.
Plus tard elle épousa un jeune et brillant haut fonctionnaire,
qui reçut en dot un avancement inespéré de l'autre
côté de la Méditerranée. Comme Jeanne et
le beau-père de Fernand, ils furent heureux et eurent beaucoup
d'enfants.
La disparition de Sylvie créa un vide. Albert
avait passé son bac et poursuivait ses études au Grand
Lycée. Il était écrit que Guillaume serait encore
témoin de premier rang d'un nouvel épisode des scandales
de Ben Makach. Vermot, un élève de sa classe jusqu'alors
passé inaperçu, ne fut plus appelé que Vermot le
couleau lorsqu'il fut avéré qu'il avait des rapports homosexuels
avec Archibut. Ce dernier, qui s'en vanta, en tira tous les honneurs
dans le rôle du mâle, alors que Vermot subissait opprobre
et mépris. Ainsi en était-il au Maghreb, peut-être
par héritage des turcs. D'autres adolescents tirèrent
parti des penchants du malheureux, le retrouvant dans les chiottes pendant
les classes ou dans le parc à l'occasion. Plus personne ne lui
parlait, hormis Verdier, un garçon imprégné d'esprit
de charité, qui tentait, par de longues discussions pendant la
grande récréation, de le sortir de l'ornière et
de le ramener sur le droit chemin. Mais le vice prend des engagements
qu'il ne tient pas.
Albert avait réussi son premier bachot haut-la-main.
Il restait à Guillaume à suivre la voie qui lui était
tracée. Mission accomplie, en descendant au Grand Lycée
il franchissait la porte de l'adolescence et il entrait dans un monde
moins singulier, plus conforme au modèle proposé par la
Métropole.
(
..)