Le
Casino Municipal
Le nouveau Casino Municipal
élève ses imposantes masses architecturales, son corps
central et ses deux pavillons latéraux sur l'ancien emplacement
d'une construction vétusté, de style Louis-Philippard,
qui se vengeait de sa monotonie extérieure de caserne ou de prison
en groupant sous son toit des institutions multiples et disparates :
un musée d'art, un tribunal de simple police, une geôle
et un centre de prophylaxie contre les maladies spéciales.
Par sa ligne et son mouvement, le nouvel édifice est très
bien, simple, rationnel comme l'exigeait le matériau employé
à le construire et qui fut le ciment armé, d'un plan remarquable,
de proportions agréables et fort belles. Pourtant les difficultés
à surmonter pour le soustraire à la banalité du
style palace furent fort grandes : exiguïté relative de
la place disponible, nécessité de se conformer au plan
de voirie sur deux côtés imposant les arcades et par là
interdisant les mouvements accusés de la façade. De tout
cela, les architectes triomphèrent avec honneur, nous dotant
d'un monument que sa destination ne vouait du reste pas au grandiose,
duquel on ne peut exiger qu'il soit une cathédrale, mais qui
est à l'échelle et de justes proportions, sans ornement
de surcharge ni luxe inutile, sobre sans insolence, élégant
sans clinquant, noble sans austérité et heureusement rehaussé
par ses terrasses d'une pointe d'originalité spécifiquement
algérienne et locale.
L'intérieur est d'une ordonnance tout aussi belle et judicieuse.
Au sous-sol, les services, les communs, les cuisines et les caves ;
au rez-de-chaussée, d'un côté, le théâtre,
les portes simples, à l'échelle humaine, s'ouvrant sur
la clairière du jardin-garage, qui permettent d'accéder
à la salle de spectacles, élégante, bien comprise,
d'une acoustique parfaite et d'un dessin charmant, avec ses tapis, ses
fauteuils rouges, ses loges, sa rampe, son éclairage et son luxe
sourd bien faits pour mettre le spectateur à l'aise sans l'écraser
par trop de magnificence ; ailleurs, des locaux à usage d'exploitation
hôtelière, puis sur le boulevard, l'entrée du restaurant,
l'escalier qui mène au premier étage. Rien d'écrasant,
rien qui ne soit en liaison avec l'ensemble : au-dessus des portes à
tambour, les fresques aux couleurs, comme il sied, calcaires du peintre
Carlos Raimon, d'un algérianisme plutôt relatif et surtout
vu de Paris, des murs blancs crème à rehauts d'or discret
et intaillés par places de panneaux décoratifs et l'accueil
aimable des moelleux tapis d'une lie de vin effacée, sur chaque
marche retenus par une large et scintillante bande de cuivre. On monte
et c'est le premier étage. Pilastres, hauts plafonds, immense
salle que des dénivellations fragmentent pour la nécessité
des divers usages, mais que l'il prend dans un seul regard sous
la grande lumière tombée des hautes baies. Des sièges
autour des tables rondes : le café, la salle de thé, mais
discrète, sans nickel ni rutilance intempestive. Des murs crayeux,
de couleur crème, des tentures de velours vert dont le ton rattrape
le vert plus pâle des sièges, des plafonds mouvementés
de gorges et de corniches d'où tombent, un peu en pyramides renversées,
les lampadaires faits de plaques de cristal dépoli. A droite,
le bar américain ; à gauche, sur toute la portée
de la façade, les salles du restaurant par de hautes fenêtres
tendues d'une glace et de rideaux de guipures en contrariant en X larges
ouvertes sur le boulevard et les perspectives illimitées de l'horizon
marin. Sol carrelé de marbre, feutré de tapis ou fait
de bois lisse selon que l'on y passe, qu'on s'y arrête ou qu'on
y danse. Un couloir et la salle de baccara, immense pièce tendue
d'épaisse moquette d'un grenat sourd hachuré de motifs
noirs, les trois tables de jeu, les fauteuils innombrables et profonds.
Le double escalier qui mène au théâtre et, réplique
de la salle centrale du restaurant, la salle de la boule. Cinq tables,
murs vert d'eau filetés d'or, tapis, grandes baies vitrées
ouvrant sur le jardin et la rue de Constantine. Il y a là, comme
de l'autre côté et à une échelle forcément
réduite, quelque chose qui rappelle la grande architecture française
et l'élégance de la Galerie des Glaces. A côté,
le salon de lecture dans une note colorée différente.
On monte encore et c'est l'hôtel, deux étages de palace.
Ameublement sobre et net, hygiénique, sans la frigidité
nue du style touring ; fauteuils, tables, lits, miroirs, tapis partout
et tentures aux couleurs reposantes. Et partout, pour chaque chambre,
une salle de bain, porcelaine blanche et nickel. Cloisons, on pourrait
dire étanches, isolatrices, imperméables au bruit, où
vous aurez la certitude de vous détendre et de dormir sans voir
votre repos à tout moment cassé par les bruits de la vie
qui continue, les discours ou les jeux de vos voisins de palier. Des
terrasses, des jardins suspendus ou faire de la chaise-longue en contemplant
le magnifique déroulement des perspectives : les coteaux et la
baie, la ville et la mer.
Tel est le Casino Municipal en soi, dans sa structure et son plan. Il
nous faut dire ce qu'il est et ce qu'il se propose d'être, par
ailleurs, de par la grâce de ceux qui le dirigent : M. Aletti,
qui a la haute main sur l'exploitation, et M. Laurent, délégué
du Conseil d'administration, qui l'assiste.
Tous deux sont des hommes charmants, d'accueil ouvert, qui unissent
à toutes les qualités de l'homme privé les hautes
vertus de l'homme d'affaires. C'est M. Aletti, dont on a pu dire avec
raison qu'il était le Napoléon de l'industrie hôtelière
française, qui a lancé Vichy et fait de cette bourgade
insignifiante en soi, quoique riche de ses eaux fameuses, la reine des
stations thermales françaises, la ville des élégances,
du luxe et des plaisirs. Un tel homme, aussi actif, possédant
son tour de main, son chic et son art, pourra beaucoup pour Alger et
c'est un vrai bonheur qu'il soit venu se fixer parmi nous et prendre
à tâche d'apporter à notre ville ce qui lui a toujours
manqué jusqu'ici : l'appoint du touriste étranger, le
mouvement, le luxe, la vie et toutes les ressources qui sont consécutives
et qui découlent.
Cela à force d'ingéniosité, de talent dépensé,
de travail honnête et consciencieux.
Dancing et jeux n'y seront pas de destination plus immorale qu'ailleurs,
bien au contraire; le théâtre nous offrira des spectacles
nouveaux.
L'hôtel comme on l'a dit, présentera un confort à
peu près inconnu jusqu'ici, sauf dans les très grands
hôtels de luxe où les prix, eux aussi, sont de luxe.
La restauration s'affirme supérieure, inégalable quant
au choix, à la qualité, à l'art de présenter
et à la science des cuiseurs. Le chef Sommer, qui assume la lourde
charge de diriger les cuisines, est un véritable artiste.
Construction, immeubles et meubles, matériel, on peut évaluer
à une centaine de millions le capital investi dans cette entreprise.
Elle se destine à aider à la prospérité
d'Alger et de l'Algérie en y attirant les étrangers, en
imprimant une vigoureuse impulsion à l'industrie du tourisme
et des voyages. Sur notre terre inconnue ou méconnue, dont trop
peu savent le charme et les splendeurs, elle provoquera l'afflux des
visiteurs, la circulation de l'argent ; elle nous vaudra des ressources
nouvelles, du travail, du mouvement, de l'activité, toutes choses
dont l'Algérie et les Algériens tireront des profits.
Mais à cela seulement ne se bornera pas son rôle et une
contre-partie tout autant appréciable est qu'elle contribuera
à la colonisation intellectuelle et éducative poursuivi
depuis un siècle par la France sur la terre africaine. A notre
peuple algérien si valeureux et riche en possibilités,
elle apportera un peu de l'esprit de Paris et dans une certaine mesure
elle apprendra l'élégance, la tenue, le bon goût,
l'amour du beau.
Pour tous ce sera un affinement, un dressage, une ascension vers des
modes supérieurs de vivre et de sentir et pour beaucoup, qui
se sentiront pousser des dents, un appel à l'énergie,
au développement de l'être en force et en puissance, une
émulation honnête, l'éveil des désirs qui
créent les gestes et les activités.
Et c'est pour toutes ces raisons là, réelles, pratiques,
utilitaires ou bien idéales, distantes et même intellectuelles
que les Algériens se doivent d'apporter le plus entier concours
à la réussite d'une uvre plutôt désintéressée
et de gens délibérément venus vers eux beaucoup
plus pour leur être utiles que pour se servir d'eux.