Tout un peuple meurtri s'arrache à
son pays.
Départ en une demie-heure :
Ma grand-mère Virginie née SOLARINO et mon
grand-père Charles-Antoine BERTRAND dans leur jardin à BARAKI,
petit village de mon enfance, à une vingtaine de kilomètres
d'Alger, en mai 1962, un mois avant notre départ sur les routes
de l'exil.
Comme vous pouvez le constater, leur maison, construite tout au long d'une
vie, est bien modeste, ils n'étaient pas des " gros colons
" ! Mon grand-père était cheminot.
Ma grand-mère n'ose plus prendre l'autobus, pour livrer ses fleurs
chez Franco le plus grand fleuriste d'Alger.
Un jour, à midi, mes grands-parents, mon oncle sont à table.
Fatima, une vieille voisine musulmane, arrive tout essoufflée,
leur crie de se sauver : " Sauve-toi Lalla ! Sauve-toi ! " Elle
tombe à genoux sur le carrelage de l'entrée, ses grandes
jupes colorées étalées autour d'elle, elle se balance
d'avant en arrière, se frappe la tête sur le sol, et sanglote
: " Qu'Allah te protège ! qu'Allah te protège !
Dans une demi-heure : ils viennent vous égorger ! "
Ma grand-mère réagit à toute vitesse ; elle met dans
un grand sac l'argenterie si difficilement acquise, le peu d'argent qu'ils
ont dans une boîte à biscuits, les photos, les papiers de
la maison, leurs papiers d'identité, la statue de Saint-Antoine
de Padoue qui a toujours veillé sur la famille.
Elle s'arrête, va vers Fatima, toujours agenouillée, la prends
par les épaules, l'embrasse " Vite, cours chez toi, il ne
faut pas qu'ils te trouvent ici. Prends le chien Fatima. Reviens demain,
occupe-toi des bêtes, prends-les et avec un regard où se
lit toute la tristesse du monde : Prends tout, Fatima ! Prends tout. "
Sa voix se brise.
Fatima détache la chaîne qu'elle a autour du cou, prend la
main de ma grand-mère la retourne, l'ouvre, embrasse la petite
Main de Fatma en or, la met dans sa paume, referme les doigts de ma grand-mère
dessus et s'en va en courant, appelant le chien pour qu'il la suive.
Mon oncle pendant ce temps court téléphoner du café
de la place à mon père qui est le seul dans la famille à
avoir une voiture et les voilà tous les trois courant vers le village
sans un regard pour toute une vie de travail, pour cette maison et ce
jardin sorti d'un marécage. Après avoir vaincu le choléra,
la malaria, ils fuient. Toute leur vie est là, derrière
eux. Mon grand-père est tout courbé sur ses pauvres jambes,
ma grand-mère le tire en avant pour l'empêcher de se retourner.
Ils sont restés chez nous à Alger jusqu'au
18 juin 1962 où nous embraquions tous pour la France, laissant
sur le quai mon chien, un superbe Berger-allemand, qui n'a pas été
autorisé à embarquer avec nous (" trop gros, pas de
place " cette phrase est gravée dans mon cur en lettres
rouges de sang).
Mes grands-parents étaient âgés tous
les deux. A notre arrivée en France, ils se sont retrouvés
dans un petit studio et mon grand-père s'est laissé mourir
de chagrin. Il regardait la mer, aussi bleue que ses yeux et il pleurait.
Il n'avait rien demandé à personne. Il avait sa maison,
son jardin, ses arbres, tout cela il voulait le laisser à ses enfants.
Maintenant il n'avait plus rien. Il avait honte de ne rien laisser à
ses enfants.
Il est décédé trois mois après notre arrivée.
Le lien charnel de l'Homme et de la Terre se brise.
Jocelyne MAS
http://www.jocelynemas.com
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