-------Trente ans
vont bientôt sonner au beffroi du temps qui passe.
-------Carillon
pour de nouvelles retrouvailles, bien sûr, autant incitées
par la commémoration de l'évènement que par notre
propension à la fête se retrouver entre Pieds-Noirs est toujours
une aventure pleine de rires et de cris joyeux
-------Mais
aussi glas...
-------Glas
dans nos curs, dans nos esprits, glas au plus profond de nous, de
nos rêves, glas en ce jardin secret -le même jardin secret,
pour tous- à la fois tendre et cruel, qui naquit un jour d'exode.
-------Glas
pour rappeler qu'en un sinistre mois de l'année 1962, tout un univers,
d'un seul coup d'un seul, fut brisé, éparpillé, rasé
à tout jamais de l'histoire des Hommes. Le Pied-Noir devint alors
une espèce en voie instantanée de disparition, car le creuset
dans lequel se brassait, depuis plus de 130 ans, tout ce que la Méditerranée
compte de chercheurs d'Eldorado, de fonceurs infatigables, de pionniers
opiniâtres, de travailleurs forcenés, venait de voler en
éclats.
-------Trente
ans...
-------C'est
long, trente ans, quand on ne peut plus se pencher sur ses racines, quand
on ne peut plus passer devant son ancienne école, devant l'église
où l'on s'est marié, se recueillir sur la tombe de ses parents,
faire une belote ou une partie de boules avec des amis qui, vingt ans
auparavant, jouaient déjà aux billes avec vous. Oui, c'est
long, une vie sans plus aucun repère. Si long, qu'il m'arrive parfois
de me demander si ce passé merveilleux a réellement existé,
ou s'il n'est pas plutôt une forme d'auto-défense de mon
cerveau contre le tumulte que je lui impose: le souvenir d'une sorte de
Paradis terrestre, qu'il imprime dans ses neurones. Mais heureusement
non, il ne s'agit pas d'un ersatz : des livres, des journaux, des photographies,
pieusement conservés, sont là pour certifier l'authenticité
de l'Eden évoqué. Alors je regarde, je parcours, je lis
et le miracle, encore une fois, s'opère...
-------Voici
la Place Lelièvre, dont on a dit que, là, battait peut-être
le cur de Bab-el-Oued, berceau de ma jeunesse, avec son école
de garçons de la rue Jean-Jaurès. Une école et des
enseignants de légende. Qui ne se souvient des AMBLARD, STORA,
FAGART, LEBRATY, GERMAIN, et autre PHILLIPI ! De DECRESCENSO, qui nous
"emmenait en gym" au pas cadencé, avec de tonitruants
"un-deux" qu'il prononçait "en-deuil" De TIFFOU
et de sa punition favorite : les coups de règle sur des doigts
aux extrémités jointes. Des "dirlos" MORVAN, puis
NADAL, l'homme d'Aumale, doté d'une "baffe" ravageuse,
à la fois gouailleur et terriblement impressionnant ! Qui ne se
souvient d'ALBERT et de son index raidi, pointé vers le ciel, quand,
avant une "compo" d'histoire, il prononçait son inévitable
avertissement : "Pas de laïus, messieurs, des noms, des faits,
des dates...". Qui ne se souvient d'AMATRUDA la prof d'Arabe, et
de SAINTUREL, celle d'Anglais, à qui l'on en faisait voir de toutes
les couleurs!
-------Dans
les reliques d'autrefois, j'ai retrouvé une photographie de classe
: le Cours Complémentaire 2è année. En laissant mon
regard courir sur ces visages des temps heureux, des noms, des images,
comme toujours, jaillissent du fin fond de ma mémoire... Voici
JEAN, un amoureux des voitures et de la mécanique. MULLOR, dont
les parents étaient boulangers je crois. FERRER, PONS, LAHMEUR,
PALMA, dont le grand frère m'offrait des balades dans son automobile.
CULATTI ,avec qui j'eus ma première bagarre d'adolescent. CABERO,
le cher Michel CABERO, avec qui je n'en finissais pas de me fâcher
et de me rabibocher. BERNARDO, le sage, que l'on trouvait un peu précieux
parce qu'il usait d'un langage autrement plus châtié que
le nôtre. ROCHETEAU, et le superbe pull-over blanc qu'il portait
parfois, vêtement qui suscitait toujours chez moi une incroyable
convoitise. AGOUDJIL, souriant mais perpétuellement timide. QUESADA,
PONT, GINER, ABRIL, un sacré paquet de nerfs AYACHE, toujours très
"smart'. ESCANDELL, VALERO, calme et effacé. OROSCO, MOLL,
MARTIN, ISAFFO, manches retroussées été comme hiver,
en classe, ce qui ne plaisait guère au prof ALBERT, lequel le surnommait
"Andromaque aux bras blancs". MOURJAN, STEINEBRUNNER, mon frère,
celui-ci, que j'ai cherché, en France, pendant plus de vingt ans,
et que j'ai fini par retrouver. MOMPO, HADJADJ, avec qui je disputais
très souvent la première place en dessin. BUSQUES, et puis
DJEBBAR, qui pratiquait la danse à claquettes -enseignée
par sa mère- comme pas un.
l'église
Saint Joseph
|
-------Et
à l'opposé de cette école, de l'autre côté
de la place, rue de Normandie, une église Saint-Joseph. Avec, sur
sa droite en y faisant face, une autre école, plus petite de dimensions
certes, mais unanimement connue et appréciée des gens de
Bab-El-Oued : l'Ecole des Surs. Encore des noms inoubliables qui
émergent de ces évocations: le chanoine CASTERA, avec sa
grande barbe blanche et son bruyant claquoir, mademoiselle ELOISE, qui
s'occupait du catéchisme des garçons, Sur VINCENT,
Sur CATHERINE, Sur FRANÇOISE, Sur GABRIELLE,
l'abbé BERNARDO, et puis Joseph, le bon, le pieux Joseph, qui servait
souvent la messe...
-------Ah
! Chère, très chère place Lelièvre de mon
enfance, que de fantômes dois-tu draîner sur cette aire bénie
! Fantômes d'hommes et de femmes d'un autre temps -et d'un autre
monde- mais aussi fantômes de pierre et de fer. Plus d'église,
plus de kiosque à musique, si célèbre autrefois,
plus de terrain de boules... Fantômes de la rue de Normandie, nommés
ZARAGOCI, roi de "l'Art Ménager", CARRIO, dont le bar
abritait le "Michigan-Clubs' : une cave que j'avais décorée
et où les plus jeunes d'entre nous, filles et garçons, se
réunissaient le dimanche en de formidables "boums" !
Fantômes de la rue de Séville, avec "Monsieur JOSEPH",
puis "Monsieur LOUIS", successifs patrons du Bar des Sports,
qui abritait, lui, le "Pourquoi-Pas-Nous": une cave, là
aussi, que j'avais également décorée, et qui était
le second club de jeunes -les plus âgés- de la place Lelièvre.
Avec TUDURI et son beau-frère GIL, marchands de bonbons, avec Juliette
ARNAUD, l'épicière, et sa fille Raymonde, éminemment
charmantes toutes deux, et qui divisaient les affreux jojos que nous étions
: la moitié d'entre nous soupirait en voyant passer la fille, l'autre
moitié soupirait en voyant passer... la mère ! D'où
d'interminables conversations, discussions, disputes parfois ! Avec BOCCANFUSO,
le brave Antoine, marchand de meubles, doté d'une intarissable
"tchatche" ! Fantômes de la rue Pierre-Loti, avec le souriant
Henri YVARS, camarade d'une infinie gentillesse, toujours prêt à
rendre service, avec aussi -et surtout- le terrible "Muet" !
Une figure de la place Lelièvre, celui-là, une légende
vivante ! Qui ne se souvient de ce muet, sourd, borgne... et unijambiste,
véritable force, pourtant, de la nature, hargneux, teigneux, bagarreur
à souhait, qui n hésitait pas à enlever son pilon
pour en faire une massue, si besoin était .
-------Et puis d'autres, tant d'autres fantômes
de ma jeunesse: José SEGUI, super adorateur de John WAYNE. José
BARONE, que j'avais été le premier à appeler "BAB'S"-pour
quelle raison ? je n'en sais fichtre rien !- et dont le surnom resta.
Louis VITIELLO, toujours bien "sapé", beaucoup de classe.
Charles BONELIT, le "droguiste", l'ami CharIot qui plus tard.
en qualité de sous-off' de la Police Militaire, m'évita
la taule, un soir à Constantine, alors qu'une paire de souliers
en daim bleu m'y avait orienté. François VIDAL et son magasin
de chaussures, toujours prêt à faire crédit aux copains.
Georges MORAGUES, le champion incontesté de la "Morra".
André CABRERA, que nous appelions "la Chèvre"
autant par rapprochement de son nom avec le mot "cabrat' (la chèvre,
en espagnol), que pour le débit ultra rapide et le ton haut perché
de son parler. Guy ILLIANO, dit "la Moule", à cause du
kiosque de fruits de mer que tenaient ses parents. Les frères Joseph
et Rocky GRAZIANO, au nom prédestiné, car grands amateurs
de boxe. Robert MORANT, chez qui. avec d'autres copains, alors que ses
parents festoyaient au dehors, nous passâmes un réveillon
de Jour de l'An qui se solda par une cuite générale ! Louis
MOURJAN, que l'on appelait 'l'Aristo", parce qu'il avait le don pour
dire, en des phrases particulièrement enrubannées, des choses
finalement très simples. Jeannot PAIMER, à l'humour corrosif.
André MARESCA, le "boulangéros" avec qui, adultes,
pendant la guerre d'Algérie, nous partageâmes certains risques.
François PEREZ, dit Paco, aux réparties qui laissaient toujours
dans le doute quant a leur signification : flèches acerbes, ou
plaisanteries ? Jean-Claude NAVA, le musicien, avec qui je disputais,
quand il était libre, d'interminables parties de jacquet. Roger
PULSONE, qui adorait embêter, piquer, faire des niches, gentiment
empoisonner tout le monde, et dont la tête de turc -toute amicale
bien sûr- était l'Aristo. Les frères SANCHO, l'un,
Vincent, calme, posé, d'une grande élégance d'attitude
et de propos. L'autre, François, aux antipodes verbe haut et geste
large, coutumier de la tape 'amicale" sur le dos, en vérité
une bourrade à vous envoyer au sol, mais un être d'une très
grande générosité...
-------Et
puis les autres encore, tous les autres, connus ou anonymes, si différents
et si semblables à la fois, qui, après leurs grands-parents,
puis leurs parents, perpétuèrent une façon de vivre
qui fit de cette merveilleuse place Lelièvre l'un des hauts lieux
de Bab-El-Oued!
-------Voilà,
tout cela faisait partie d'une planète qui fut atomisée
il y aura bientôt trente ans... Trente ans
-------Hier...
-------Je
ne sais pas si les personnes que j'ai citées sont toutes encore
de ce monde, si elles auront l'occasion de parcourir ce texte. Pour celles
dont ce sera le cas, je suis certain qu'elles éprouveront autant
de plaisir à lire ces noms, à se remémorer ces souvenirs,
que j'en ai eu, moi, à les écrire, à les évoquer.
-------Un
plaisir empreint de mélancolie, c'est également certain.
Mais il est des mélancolies qui sont des baumes...
|