Bab El Oued ressemble à ses habitants. Il a le
verbe haut et le rire en bandoulière. Il tape cinq en signe de
complicité et des " bras d'honneur " à la fatalité.
Il aime " tchatcher " pour le simple plaisir de se mêler
à la conversation. Il garde de son passé d'homme de la mer
et de la misère un goût prononcé pour le travail bien
fait et tient en grande considération celui qui ramène le
fruit de son labeur à la maison. La bonne réputation d'un
homme rejaillit infailliblement sur tous les membres de la famille et
la femme est l'objet de toutes les attentions. Si l'homme est le poumon
de la maisonnée, la femme en est le coeur, l'épicentre,
le muscle. Mère au foyer, elle est la poutre maîtresse de
l'édifice familial. Ses prérogatives touchent à toutes
les étapes de la vie. Elle est le ministre des finances, de l'enseignement,
de l'intérieur et des loisirs. Les tâches ménagères
et l'éducation de ses enfants demeurent tout de même sa priorité.
Elle adore son intérieur mais ne dédaigne pas sortir de
temps en temps prendre le pouls du quartier. Pour cela, le jardin et le
marché sont les témoins privilégiés de tout
se qui se trame dans le faubourg.
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Bab El Oued compte deux grands marchés en son sein.
Copie conforme du
marché de la place de Chartres avec son toit couvert
et ses lattes de bois, ses délimitations bien définies avec
ses quatre côtés dédiés au poisson, à
la viande, aux fruits et aux légumes, le marché de Bab El
Oued est le rendez-vous des ménagères et des médisances,
des rires et des larmes, des apprentis sorciers de tous poils, des buveurs
d'absinthes remplacés plus tard par l'anisette, des amateurs de
soubressades et de " boutifars ", de beignets arabes et de zlabias,
de beignets italiens et de cornets de glace, d'amitié et de football.
Tout ce petit monde, mu par l'ivresse des mots et des rires, des marchandages
et des disputes, des couleurs et des arômes, arpentent ses allées
parfumées de kemoun et de sésame, ses ruelles avoisinantes
peuplées de forains, marchands des quatre saisons, de salaisons,
de mercerie, de figues de barbarie, de jujubes ou de barbe à papa.
A l'intérieur, le boucher débite des " steaks américains
", steaks hachés coincés entre deux fines feuilles
de Cellophane.
Le client hésitant tâte les légumes ou les fruits
sous oeil débonnaire du marchand car ici le client est roi. Tout
en patrouillant au ralenti, les agents de police du commissariat tout
proche du cinquième arrondissement apportent leur pierre à
la bonne ambiance du marché. Pour la plupart du quartier, ils promènent
leur uniforme au milieu d'une foule dont chaque visage appelle quelques
uns de leurs meilleurs souvenirs d'enfance. Les nombreuses rencontres
se font au détriment du repas car les discussions durent des heures,
à en oublier presque la sortie des écoles pour les enfants,
du bureau ou de l'atelier pour le mari. Les hommes évoquent le
prochain match de l'A.S.S.E contre les coqs du GALLIA, derby qui fout
" la rouf " aux supporters des deux formations, tant ces affrontements
déchaînent les passions.
Le marché de Bab El Oued qui promène sa désinvolture
autour des Trois Horloges, qui grouille comme une ruche d'abeilles entre
les étals, qui s'arrête au café pour " taper
la khémia " et " tchatcher " pour ne rien dire,
qui " tape cinq " pour mieux se faire comprendre car ici la
gestuelle accompagne la parole et souvent, la supplante, demeure le centre
nerveux du faubourg pour qui désire prendre le pouls de sa population.
Ici, plus question de délimitations originelles. On vient des quartiers
Léon ROCHES, Consolation, Messageries, Basseta, Rochambeau, Triolet,
DURANDO, MALAKOFF. On vient aussi pour y passer un moment et retrouver
les amis de jeunesse en dégustant une bonne " calentita "
salée et poivrée " juste ce qu'il faut ", taper
le beignet arabe chez BLANCHETTE ou le beignet italien chez TONY MARIO.
Le wattman du tram tente vainement de se débarrasser de la grappe
d'enfants agrippée à l'arrière de la machine en comprimant
la poire qui meugle telle une vache étranglée. De son coté,
le conducteur, à petits coups répétés, fait
tinter la cloche en martelant la sonnette dorée qu'il tient à
portée de main ou bien utilise le Klaxonà pédale
pour se frayer un chemin parmi la foule ô combien indisciplinée.
Le petit " yaouled " qui, depuis la guerre remplace le petit
juif dans les métiers de rues, insiste pour cirer les chaussures
d'un jeune homme adossé à la devanture du café, occupé
à guetter le passage d'une jolie fille dont le regard en croisant
le sien fertilisera son imagination et suffira à son bonheur. Si
le client cède à sa démarche, il commence par cracher
sur les chaussures, puis passe un chiffon pour uniformiser le brillant.
Ensuite, il dépose une pointe de cirage et astique à la
vitesse grand V. Enfin, il tape du revers de sa brosse sur sa caisse pour
faire changer de pied et deux fois pour avertir que la besogne est terminée.
Au cri de " porteur, porteur " d'autres yaouleds, tels des "
samotes ", viennent à bout de la résistance des ménagères
pour porter leurs paniers, gagnant au passage quelques pièces de
monnaie. Pour prévenir la clientèle de sa présence,
le marchand de calentita tape de sa spatule en fer sur le rebord de sa
plaque noire où sont sagement rangés les carrés prédécoupés
de cette salaison à base de farine de pois chiches. Bruits familiers
qui ensoleillent le marché, mêlé à d'autres
résonances, d'autres rires et d'autres fureurs. A l'angle de l'Avenue
des Consulats, un groupe d'hommes tape la " mora " à
grand renfort de coups de gueule qui tromperaient toute personne étrangère
à ce jeu espagnol importé de la Basseta, sur les intentions
des participants. Les Français connaissent une version aseptisée
de ce jeu : la pierre, la feuille et les ciseaux. Mais la comparaison
s'arrête là.
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