Mars 1962 en Algérie
après les accords d'Évian

BAB EL OUED du 23 au 26 Mars 1962
:
1°/ un témoignage par Jean-Claude Thiodet
2°/ + un supplément d'information par Henri Robinot-Bertrand
3°/ Autre version par Alain Robert Perez (15-1-2007)
sur site le 13-12-2003...+ le 15-1-2007

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------Le 22 Mars 1962 , il m'a été demandé par téléphone par une personne que j'ai identifié par la suite, de me rendre à la clinique Durando à Bab el oued le Vendredi 23 vers 7 heures, le matin en prévoyant de pouvoir y demeurer quelques jours.

------Ce que j'ai fait.

------J'ai donc vécu les 23 , 24 , 25 et 26 mars dans la clinique et j'ai pu voir ce qui était visible de là.

LES FAITS TELS QUE JE M'EN SOUVIENS DANS UN ORDRE A PRÉCISER

------Le Vendredi 23
------Dans la matinée, la clinique a reçu la visite du "Capitaine" Jacques ACHARD, dont on peut parler ouvertement, puisque sa responsabilité est historiquement reconnue et décrite dans tous les travaux sur cet événement .

------Des coups de feu ont éclaté, puis des bruits de mitraillade qui ont duré un temps que je ne peux pas déterminer. Jacques ACHARD qui faisait des allées et venues en direction des trois horloges, était très préoccupé par la rumeur d'un affrontement sanglant qui semblait s'être produit dans le quartier de la rue Savorgnan de Brazza,(rectification de Paule Q.: il s'agit de la rue Vasco de Gama et non Savorgnan de Brazza. Mon immeuble se trouvait au coin de la rue Montaigne et de la rue Général Verneau , juste au dessus de la place Desaix) au niveau du cinéma Plazza entre des commandos OAS et des soldats du contingent. On a ensuite parlé de la mort de plusieurs de ces jeunes gens, mais je n'ai pas encore pu déterminer où cela s'était passé. Selon certains écrits, ce serait Boulevard GUILLEMIN, entre la rue Eugène ROBE et le début de l'Avenus de la BOUZAREAH. Dès l'après midi du 23, le bouclage étant devenu effectif, des unité de gendarmes mobiles ( les rouges ) sont entrées dans la ville et se sont mises à tirer sur les façades. Des tirs ont été effectués sur la façade de la clinique et des projectiles ont pénétré dans une salle d'opération donnant sur l'avenue DURANDO.
J. ACHARD continuait ses sorties régulièrement .

------En fin de matinée ou début d'après midi ( ? ) je suis monté sur la terrasse de la clinique au 5eme étage, avec les Docteurs Gilbert et Roger CHICHE, patrons de la Clinique, deux confrères dont je n'ai pas, pour le moment ,la permission de dévoiler l'identité, et des infirmières de l'établissement :

------4 à 6 avions , les fameux T6 arrivèrent , et après un tour de reconnaissance qui les faisait passer sur Bab El Oued , venant d'Alger par la côte, à peu près au dessus de la Consolation, pour virer à gauche au dessus d'El Kettar et finir leur boucle du coté du Kassour, pour revenir par le même trajet, et , parvenus au dessus du quartier compris entre le boulevard de Provence et l'hôpital MAILLOT ( souvenirs de plus de 30 ans ) piquer sur l'aile gauche, et mitrailler la ville.

------Je n'ai pas besoin de décrire la rapidité de notre fuite vers les escaliers, et de notre descente aux étages inférieurs !! Jusqu'où cela pouvait il aller ?

.------L'après midi du 23, nous avons reçu un certain nombre de blessés civils par balles, et un Gendarme blessé au pied que j'ai traité dans la salle qui avait été mitraillée. Si mes souvenirs sont exacts, une ambulance militaire l'a ensuite évacué vers l' hôpital MAILLOT.

------Dans le courant de l'après midi, un blessé crânien par balle , probablement un militaire déserteur, m'a été envoyé de la cité des EUCALYPTUS par un jeune externe du service de Mustapha où j'étais chef de Clinique . On m'avait en effet demandé d'installer dans cette cité un petit poste de secours. Le jeune confrère était très très courageux mais dépassé par la situation médicale. Après m'avoir téléphoné et sur mes conseils, il avait pu obtenir l'aide des pompiers qui avaient amené le blessé à la clinique.
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Vers la fin de la soirée, un jeune confrère, Interne des Hôpitaux, en poste à Mustapha a forcé le barrage et est venu se joindre à nous. Il est actuellement Professeur de Faculté, et a un service hospitalier dans une ville que je ne peux pas citer, car il n'a pas répondu à mes courriers et désire donc être oublié.

------La nuit est arrivée : le "coup " de Bab el Oued était terminé pour les commandos OAS , mais pas pour les forces de l'ordre. Les véhicules militaires ont patrouillé toute la nuit, écrasant les voitures en stationnement, arrachant les rideaux métalliques avec des Haf track , tiraillant à tort et à travers et sur tout ce qu'ils voyaient bouger aux fenêtres et sur les balcons des immeubles ( voire la photographie de la petite Ghislaine GRES ).

------Nous ne savions pas ce qui s'était passé dans les autres quartiers de la ville .

------Le Samedi 24
------Le Samedi toute la journée les perquisitions se sont déchaînées. Il a fallu accepter que les gendarmes visitent la clinique. Jacques ACHARD y séjournait toujours plus ou moins et nous craignions qu'il ne soit découvert.
Il a porté depuis ce jour une cicatrice d'appendicectomie !!. ainsi, les gendarmes n'ont pu trouver que des blessés qui avaient été opérés et attendaient leur évacuation vers les hôpitaux et cliniques d'Alger.

------Les pompiers arrivaient tant bien que mal à entrer dans le quartier, et nous avons profité de leurs passages pour évacuer sur Alger plusieurs "blessés" .

------Au soir du 24, je pense qu'aucun membre des commandos delta n'était plus dans Bab el Oued. Jacques ACHARD avait disparu à notre insu, probablement à la faveur du passage d'une ambulance de pompiers.

------Le Dimanche 25
------La ville paraissait calme et nous sommes allés visiter les autres quartiers. Il semblait ne plus y avoir de gendarmes dans la ville. Nous sommes allés rue Léon Roche, jusqu'à l'immeuble dit " le barrage " où nous avons pu constater les impacts d'obus et de mitrailleuse lourde, le saccage dans les appartements, armoires vidées, vaisselle et instruments ménagers détruits, poupées, et autres jouets piétinés etc.

------Dans la journée, Monseigneur DUVAL que j'avais souvent rencontré, car j'étais le médecin du petit séminaire, a accédé à ma demande plusieurs fois réitérée , de descendre dans le quartier afin de visiter les populations de BAB EL OUED et leur apporter son réconfort religieux. Il s'est fait conduire dans la ville par le haut, en descendant de Notre Dame d'Afrique vers la BASSETTA

------Naturellement , dès qu'il a été reconnu, il a été hué, et a prudemment rebroussé chemin

------Au début de l'après midi, la croix rouge est arrivée et a "pris les choses en mains ": cela faisait deux jours que la clinique distribuait les vivres , le lait pour les nourrissons et les médicaments dont elle disposait.

------Il faut noter que le médecin chef de l'hôpital MAILLOT contacté depuis la clinique a refusé de participer à une distribution de vivres et même seulement de pain.

------Dans l'après midi, le Professeur BOURGEON a pu entrer dans la ville .

------Remplaçant le Président du Conseil de l'Ordre , le Professeur THIODET, bloqué à Saint Eugène où il habitait, Il était allé en négocier l'autorisation avec le préfet, faisant valoir que s'il ne donnait pas l'autorisation que des secours médicaux passent le barrages, de nombreux malades ou blessés risquaient d'en être victimes et que l'administration supporterait lourdement la responsabilité des conséquences du manque de soins, et de leur refus de secours à personnes en danger.

------Le Pr. BOURGEON a fait avec notre aide le point de la situation sanitaire, et a organisé " officiellement " l'évacuation .

------Dans l'après midi , des militaires dont j'ai oublié à quelle arme ils appartenaient sont entrés dans le quartier, et ont pris position aux points clé. Une auto mitrailleuse de type AMX a stationné à l'angle de la rue Weinbrener(?) et de l'Avenue DURANDO , entre le commissariat et la clinique. Nos tentatives de dialogue avec le jeune lieutenant qui commandait la compagnie s'est soldé par un échec . Il nous manifestait une hostilité violente.

-----Par contre, un lieutenant de commandos de marine est arrivé à la clinique par des circonstances dont je ne peux plus me souvenir: Il était extrêmement troublé par la situation des Français d' Algérie , ayant combattu dans de nombreuses régions pour l'Algérie Française , et nous a manifesté la plus grande sympathie. Il a passé plusieurs heures avec nous et a dîné à la clinique. Je pense que la nuit s'est passée calmement.

------Le Lundi 26
------Le Lundi 26 , nous nous sommes réveillés dans une ville silencieuse; Des patrouilles circulaient, mais il nous a encore été possible de nous promener dans les rues, vêtus de blanc et de visiter certains immeubles, constatant les traces de tirs, les détritus de toutes sortes et la présence de véhicules endommagés voire même écrasés par les engins blindés, de même que les devantures de magasins défoncés , et rideaux arrachés.

------Il faut signaler l'action admirable, et que nous n'avons apprise que plus tard, du docteur GOEO - BRISONNIERE qui tout seul a porté secours à la population pendant toutes ces journées de bouclage, et également la conduite du Docteur Paul ABOUDAHRAM dont le cabinet se trouvait au 2 de l' Avenue de la BOUZAREAH, et qui ne pouvant rien faire du fait de la proximité immédiate du barrage militaire, nous a rejoints dès le 23 au matin pour nous apporter son aide.

------Enfin, au début de l'après midi du 26, nous écoutions la radio et suivions le récit de ce qui commençait à se passer à la Grande Poste, quand l'épouse du Docteur Roger CHICHE qui avait un appartement dans l'immeuble faisant l'angle entre la rue d'ISLY et la rampe BUGEAUD a appelé son mari, et précisément à ce moment là les premiers coups de feu ont éclaté, ( et pas les claquements des pales d'un hélicoptère ) et elle a raconté sur le vif, affolée, ce qu'elle voyait se dérouler au pied de son immeuble.

------À partir de là, c'est une autre histoire.

------Il y a des manques dans ce rapport totalement personnel.

.------Il faudrait savoir en particulier dans quelles circonstances des coups de feu ont été échangés entre les commandos et les appelés du contingent le 23 au matin., Il semble que quatre à six jeunes militaires aient été tués ou blessés, mais à quel endroit exact cela s'est passé. Combien y a-t-il eu de victimes civiles et des forces de l'ordre d'une part, et de commandos d'autre part. On parle de cet arabe qui a été abattu sur son char à bancs, ainsi que son cheval, du coté des trois horloges . Qui l'a vu ? Par qui a - t - il été abattu, et pourquoi ?

------Je souhaiterais que des témoins utilisent cette trame, dans laquelle se trouvent certainement des erreurs, et encore plus de lacunes, la corrigent , la complètent, afin qu'il en sorte, à la fin un récit cohérent et aussi exact que possible.

------Naturellement, en dehors de ces quelques lignes, je dispose de nombreux documents, articles de presse algérienne et métropolitaine de l'époque: (le Figaro, le Monde et autres,) et quelques témoignages mais confus et souvent hors sujet, la plupart ne portant que sur le 26 mars, suite logique immédiate et indiscutable du "coup de BAB EL OUED " .

------L'ensemble est il le résultat d'une vaste manipulation, ou d'une erreur d'appréciation et de tactique des chefs de l'OAS et plus particulièrement de Raoul SALAN qui ne soupçonnait peut être pas jusqu'où le pouvoir était décidé à aller pour nous écraser et nous imposer sa volonté d'en finir avec nous " PAR TOUS LES MOYENS "


------Quelles conclusions faut- il tirer de tout cela ?


------Les 7 jours qui se sont écoulés du 19 au 26 Mars 1962 sonnent le glas de l'Algérie Française dont la condamnation à mort date, elle de bien longtemps, comme nous l'apprend Jean-Claude PEREZ.
------Le 19 Mars, après la promulgation des accords d'Evian, le général SALAN demande à J.C. PEREZ d 'intensifier l'action de l'OAS dans le sens suivant: agir auprès de l'armée pour la rallier à la cause de l'OAS. Dans tous les cas de refus, désarmer les militaires récalcitrants, et les laisser libres. C'est dans cet esprit que l'opération de Bab el Oued est décidée. Très rapidement , les choses tournent mal. Des éléments qui semblent ne pas faire partie des deltas de BEO attaquent un petit convoi militaire dans le quartier de la rue Savorgnan de Brazza, des coups de feu sont tirés et des militaires sont tués.
------À partir de là, le coup est raté. Qui a télécommandécette escarmouche qui va permettre au pouvoir de déclencher la répression qui va suivre, puis le piège de la rue d'Isly tel qu'il a été décrit magistralement par Francine DESSAIGNE.

------Il y a certainement beaucoup plus à dire sur ces trois jours de l'affaire de Bab el oued, mais malgré mon action par la voie de la revue l'Algérianiste, et les lettres que j'ai écrites aux autres témoins dont j'ai pu retrouver l'adresse, je ne suis pas parvenu à réunir les témoignages que j'espérais pour étayer et recouper mes souvenirs, qui datent aujourd'hui de 38 ans.

------Je vous souhaite bonne réception de ce documents et suis à votre disposition pour en reparler si vous le jugez utile.

Jean-Claude Thiodet

------J'ai lu le témoignage concernant le 23 mars 62 à Bab el Oued, il y a de petites erreurs de lieux

------En fait le camion, Ford Cargo des militaires a été stoppé exactement entre la place Desaix et la rue Vasco de Gama, devant l'usine Bastos dans la rue Christophe Colomb. Lorsque je suis arrivé sur les lieux, la fusillade venait juste de cesser et j'ai aidé à descendre les soldats tués et blessés, ce n'était pas beau à voir et cela me désolait car il n'y avait pas longtemps, que j'avais été libéré après plus d'un an de djebel en grande Kabilye. Nous les avons allongés sur le trottoir et certains ont récupéré leur armement.

------Auparavant il y avait eu plusieurs patrouilles à pieds de désarmé et laissées libres

------Le cinéma Plaza est un peu plus haut dans l'Avenue Gal Verneau

------Selon les témoignage le commando OAS, n'était pas un "Delta" (aux ordres de Degueldre) mais un Alpha (aux ordres d'Achard et les plus nombreux à BeO contrairement à une idée reçu (Le doctreur Jean Claude Perez pourrait en dire plus la dessus en tant que chef hierarchique des deux).

------Dans l'aprés midi les avions T6 ont mitraillé et aussi tiré des roquettes sur les immeubles.

------Dans la nuit l'armée a investi le quartier et le lendemain matin vers 11 onze heures un escadron blindé de la gendarmerie mobile, stationné rue Mizon, se croyant menacé à ouvert le feu pendant prés d'une demi heure sur les façades des immeubles avec ses mitrailleuses de 30' (7,62) et de 50' (12,7)

Henri Robinot-Bertrand

----------à propos du témoignage sur la journée du 23 mars 62 à BEO,je confirme la rectification apportée par Henri-robert Bertrand concernant le lieu de la fusillade. Ce matin là, j'allais descendre les escaliers de la rue Christophe Colomb avec une de mes amies,quand la fusillade a éclaté au bas des escaliers.Le camion militaire était bien devant l'usine Bastos ,mais plus vers le haut de la rue que vers la place Desaix. J'avais 15 ans et j'ai rebroussé chemin pour courir jusque chez moi. (plus pour longtemps car je suis partie en France le 28 mars)
Amitiés Marie-Paule

 
...:«... Mais aujourd'hui ce n'est pas lui qui est concerné. En fait, après avoir parcouru votre site en m'attardant longuement sur certaines cartes postales qui m'ont plongé dans un univers qui s'étend bien en deçà de ma naissance, j'ai vu, j'ai lu le témoignage du docteur Jean-Claude Thiodet. Ce récit bien qu'intéressant manque d'exactitude quant à l'enchaînement des évènements qui ont meurtri le centre, puis l'ensemble de ce faubourg d'Alger. Il le reconnaît d'ailleurs. Je vais donc très volontiers lui apporter mon concours puisque j'ai eu le triste privilège d'être présent avant, pendant et après la tragédie. Voici donc, telle que ma mémoire jusqu'à ce jour, irréprochable, veut bien en restituer la version :

Quelques jours auparavant j'avais pu lire des affiches collées à la sauvette sur des murs de l'avenue de la Bouzaréa. Ces affiches qui se voulaient être une sévère mise en garde à l'armée française se résumaient à un ultimatum : Rejoignez-nous sans quoi vous serez considérés comme des ennemis et traités comme tels. Nous nous étions demandé alors comment l'OAS, puisqu' il s'agit d'elle, aurait les moyens de soumettre les réticences. Mais comme ce genre de mise en garde se retourne contre son auteur lorsqu'il n'est pas suivi d'effet une sourde inquiétude à laquelle se mêlait une certaine fierté commençait à étreindre chacun de nous. Et puis, devant la multiplicité des informations relevant autant de la plus grande objectivité que de la plus pure "intox" (selon un terme à la mode dans ce contexte de crise) nous avions un peu relégué quelque part dans nos esprits l'imminence du jour fatidique.

C'était un vendredi, si mes souvenirs sont exacts, quelqu'un frappait à la porte de notre petit appartement de la rue Suffren : Un voisin, un garçon de mon âge (19 ans). A huit heures du matin, lui, à qui des membres de l'oas du secteur avaient confié la responsabilité de l'immeuble, choix qui ne me plaisait guère ayant une toute petite expérience de la guerre subversive, ce qui n'était pas son cas, osait m'annoncer que j'étais "réquisitionné" par l'organisation comme lui même et comme d'autres voisins. Nous devions nous rendre sur une petite place qui, à quelques mètres prés, faisait face à la fois au cinéma Plaza et à la fabrique de cigarettes Bastos (de l'autre coté). Celle-ci était à l'angle de la rue qui dans un sens rejoignait le Frais-vallon et de l'autre le haut du square Guillemin en passant devant le cinéma : La perle (prés la rue Cavelier de la Salle). L'autre rue sur laquelle s'avançait le grand rideau bleu de la manufacture de cigarettes conduisait à des escaliers qui rejoignaient la rue Mison. Cet endroit allait sous peu devenir le théâtre de l'horreur sur seulement une quarantaine de mètres. Le minuscule commerce (une boulangerie me semble-t-il) enfermé dans un angle d'une étroitesse surprenante constituait le pendant de la fabrique qui lui faisait face. Ce dernier devait jouer un rôle important dans ce qui allait suivre.

De tous les alentours des hommes d'âges divers venaient grossir le groupe de ceux qui attendaient déjà dans le petit jardin. Je me trouvais là parmi ces gens qui ne savaient pas à quel dessin ont les avaient réunis. Les visages étaient graves car nul n'ignorait qu'un pas décisif serait franchi sous peu. Le lien avec l'ultimatum posé devenait une évidence. Mais chacun conservait une confiance inébranlable en l'armée secrète qui jusque là avait démontré son sérieux. Cette armée secrète forte de ses cent cinquante mille combattants dans le maquis, sans compter les ralliés du MNA... Ces chiffres, bien entendu n'avaient qu'un lointain rapport avec la réalité mais ils étaient colportés avec l'enthousiasme de ceux qui après avoir vainement espéré veulent encore croire que la providence est toujours dans le camp des justes. Mais il n'y aura pas de providence et même si nous ouvrons la fenêtre sur ce passé aussi douloureux qu'absurde en réorganisant les évènements à notre convenance, comme pour Waterloo, l'issue reste la même. C'est encore pire pour ceux qui ont perdu un ou des proches et pas toujours abattu "proprement" par une balle assassine.

Au bout d'une vingtaine de minutes tous les regards se tournèrent vers un groupe de quelques personnes qui passaient devant le Plaza portant un équipement qui ne laissait rien présager de bon. Les visages m'étaient vaguement familiers mais je reconnaissais tout particulièrement Robert H.... (je doute que l'orthographe soit juste), un copain de quartier et aussi du club de judo SABO dont l'équipe, (j'en faisait partie), devait se distinguer à Paris le 17 mai 1962 en remportant la coupe de France (quelques années plus tard j'ai appris qu'il était décédé à la suite d'un grave problème de diabète). Sans risque de se tromper il s'agissait d'un commando et selon toutes probabilité appartenant aux équipes de Jésus, connu à Bab-El-Oed comme le loup blanc. Ce qui m'a frappé sur le moment c'est l'allure désinvolte de ses hommes dont le plus jeune n'était qu'un adolescent de quinze ans. On aurait pu penser qu'ils partaient à la pêche d'un pas décidé mais ils s'apprêtaient simplement à commettre un terrible crime avec la bonne conscience que confèrent les idéaux à ceux qui croient accomplir leur devoir.

Sur ce plan je précise si nécessaire que je ne renie pas mes idées d'antan, d'autant que ce qui était prévisible à l'époque en cas d'échec se réalise actuellement encore plus rapidement que nous le redoutions. J'estime qu'il y a eu des erreurs de faites et là je n'hésite pas à qualifier celle-ci de monumentale (je ne me sent personnellement pas exempt de tout reproche).Quel raisonnement a pu conduire à croire que la mort de soldats du contingent nous amènerait l'adhésion ne serait-ce que d'une partie des troupes qui nous étaient défavorables? Comment l'impensable a-t-il pu se produire?

A la vue du fusil mitrailleur, des p.m. et d'une valise qui de toute évidence contenait des munitions, certains d'entre nous ont estimé qu'il était préférable de se mettre à l'abri derrière les voitures garées le long de la rue général Verneau. C'est à partir de ce nouveau "poste" distant d'une centaine de mètres du premier que j'ai vu arriver, remontant la rue Montaigne à contresens un convoi militaire plutôt hétéroclite puisqu'il comprenait des gendarmes mobiles installés dans des sortes de grosses Jeep ou gros 4x4 dont j'ignore le nom et des zouaves dans deux GMC qui fermaient la marche. A ce moment il s'est déroulé devant nos yeux une étrange manœuvre, qui reste à ce jour un mystère pour moi :

Arrivé au carrefour de la rue Montaigne et de la rue général Verneau les gendarmes, dont le visage fermé dissimulait mal la peur,ont viré à gauche prenant l'avenue général Verneau sur le tronçon qui les menait à l'avenue de la Bouzaréa (artère principale de Bab-El-Oued) et vers leur salut. Pourquoi l'itinéraire des GMC a-t-il divergé au point de s'orienter dans la direction opposée? Le saurais-je un jour? Mais est-il bien nécessaire qu'il me soit confirmé ce que plus ou moins je soupçonne depuis longtemps : Le rassemblement d'une foule non " briefée", celle d'un commando en armes près à agir et ce qui ressemble à s'y méprendre à un abandon de la part des gendarmes, tous ces paramètres indiquent sans l'ombre d'un doute le sale guet-apens.

Le premier des deux GMC ralentit puis s'arrêta interpellé par quelques personnes dont je ne sais pas si elles appartenaient au groupe armé ou si elles étaient comprises dans cette foule réunie pour la circonstance et à laquelle j'étais intégré. Les propos adressés au chauffeur du premier camion étaient dits sur un ton ferme; Ils enjoignaient les soldats à se rendre. Mais les deux véhicules démarrèrent en trombe malgré l'injonction. Comme pour faire bonne mesure, au passage, des coups de fusil furent tirés depuis l'un des GMC sur le rideau métallique de Bastos. A ce moment, je perdis de vue les soldats et leur camion. Il me semblait qu'ils seraient très rapidement hors de portée. C'était mal connaître la redoutable efficacité des pistolets mitrailleurs. Dès lors un feu nourri fut déclanché par les hommes du commando qui avaient, avant cela, caché puis récupéré leurs armes dans la boulangerie. C'est depuis l'angle de celle-ci qu'ils envoyaient de courtes rafales dans ce que l'on savait être les zouaves mais que depuis les trottoirs sur lesquels nous nous tenions recroquevillés nous ne pouvions voir. En revanche, les hommes armés sur lesquels je fixais mon regard se tenaient de coté en rang d'oignon alternant coups de feu et retrait du buste afin d'éviter les tirs de riposte.

Puis le claquement des mitraillettes cessa aussi soudainement qu'il avait commencé, laissant à la brusquerie du silence le soin de nous préparer à ce qui allait suivre. Comme il me semblait que tout danger était écarté je me hasardais à aller dans la petite rue, pensant naïvement qu'après l'échange de tirs, les soldats s’étaient et éloignés. Mais dés que j'eus dépassé l'angle de la boulangerie une vision cauchemardesque me frappa de plein fouet : L'un des camion paraissait garé le long du trottoir. A l'arrière je voyais deux corps couchés à côté de ceux-ci un soldat encore assis regardait devant lui, hébété, une longue plainte s'échappait de sa bouche. De son casque relevé deux filets de sang glissaient le long de son visage. Curieusement je prends conscience aujourd'hui que ses yeux étaient d'un bleu très pale. Un autre, soutenu par les aisselles par l'un des hommes du commando était ramené vers le trottoir de droite pour y poser sa tête comme s'il s'agissait d'un oreiller. Attention respectueuse mais dérisoire envers ce jeune homme grand et mince qui portait une fine moustache et dont le trou au milieu de la poitrine ne laissait pas espérer qu'il puisse s'en remettre. Du reste, s'il n'était déjà mort cela du arriver dans les instants qui suivirent.

L'autre GMC se trouvait un peu en avant du premier. Il était monté sur le trottoir et je ne serais pas étonné qu'il ait percuté le mur. A l'intérieur c'était la même scène de carnage qui s'y laissait entrevoir. Je me trouvais alors à huit ou neuf mètres du camion le plus proche et à une quarantaine du second. Hors, ce que je voyais devant moi ne m’incitait pas à aller plus loin.

Avec la même promptitude qu'ils avaient mis pour stopper la fuite des véhicules, plusieurs des auteurs de l'embuscade aidés par d'autres s’empressèrent de porter secours aux blessés, mais je crois bien que la plupart des soldats touchés étaient morts. Seul l'un des jeunes zouaves, miraculeusement indemne était emmené à pied par quelques personnes qui s'efforçaient de le rassurer sur son sort. Loin d'être convaincu ce dernier répétait entre deux sanglots "vous allez me tuer!"... Je ne sais pas ce qu'il est advenu de lui mais je suis certain qu'il ne lui a été fait aucun mal parce qu’il n’était pas dans la mentalité ambiante de s'en prendre à une personne désarmée exception faite pour ce qui était de l'ordre de la vengeance consécutive à un attentat. Quand on est "pieds noirs" on sait ce genre de chose.

Encore sous le coup de la stupeur, je regardais les gens s’affairer devant moi comme s'ils pouvaient par leur action effacer la tragédie qui venait d'avoir lieu. Pour ma part j'étais inopérant, plongé comme il m'est peu arrivé de l'être, dans quelque chose qui ressemblait à une incapacité à prendre la mesure de ce qui venait de se passer tout en sachant que l'irrémédiable venait d'être atteint aussi sûrement que les victimes de cette fusillade l'avaient été.

Voici donc la forme sous laquelle je vous restitue ces sinistres évènements, ainsi que la réflexion qui les accompagne. Le tout demeure intact dans l'un des tiroirs de ma mémoire. J'ai ouvert aujourd'hui celui-ci parce que j'estime que, d'une manière générale, la vérité historique souffre trop d'approximations et que de ce fait, récupérée, elle est trop souvent mise au service de la politique du moment. Combien de récits non ou mal communiqués seraient à même de bouleverser le contenu des cours dispensés dans les collèges et les universités s'il existait une volonté d'aborder avec objectivité l'histoire. On peu rêver!...

Ceci explique mon souci de n'affirmer que ce dont je suis sur et de n'émettre d'hypothèse sur les sujets graves que lorsque plusieurs facteurs convergent pour offrir une réponse, fut-elle dommageable pour notre cause. C'est aussi le prix à payer pour que soit un jour, peut-être, dénoncé les mauvais procès qui nous ont désignés comme des gens avides qui ne voulaient que protéger leurs privilèges et de nos bourreaux, à la fois, des victimes et des héros.

Je me tiens à la disposition des créateurs du site pour aborder le reste des évènements qui se sont poursuivis tout au long et même au delà de cette triste journée. Par ailleurs je les remercie d'inscrire ces lignes dans leurs pages en soulignant que je les utiliserai, peut-être, si d’ aventure je me dotai d' assez de courage pour les intégrer dans un ouvrage portant sur notre histoire.

Alain, Robert PEREZ,
Né le 5 mars 1943 au18 rue Cardinal Verdier
Bab-El-Oued
ALGER