Le " Prix des quatre jurys "
est attribué, à Biskra
à Mouloud Mammeri
Le lauréat est professeur au lycée de Ben-Aknoun
Prétendre juger
an prix lorsqu'on appartient au jury qui le décerne, en parler
impartialement, est une tâche téméraire, et cependant,
observer l'un et l'autre sans souci de l'optique critique, procure,
je le reconnais, quelques satisfactions, surtout quand on a le privilège
d'être, pour un soir, l'hôte des palmiers et le distributeur
de leurs palmes.
Aujourd'hui, Biskra se situe dans un circuit littéraire que la
Compagnie transatlantique et Air France ont aimablement facilité
aux représentants des grands jurys parisiens et à celui
de l'Algérie venus apporter leurs voix à l'élection
d'un romancier déjà distingué dans l'une des compétitions
de fin d'année. A ce nouveau Parnasse africain, l'hôtel
Transatlantique de Biskra prête son cadre fleuri de bougainvillées
pour le dernier de nos prix littéraires.
Il pleuvait, il y a deux jours, à Biskra. Le soleil luit aujourd'hui
sur les palmiers du Transat promis à une résonance littéraire
dont nous nous félicitons. Sur la terrasse, où prennent
contact les deux jurys, les esprits se détendent agréablement.
Un bruit de tam-tam et de tobeul accompagne les conversations. Devant
notre table, un Aïssaoua exécute les danses rituelles et
ces tours étonnent ceux qui ne les connaissent pas : danse du
feu, aiguilles traversant le cou et la langue.
- Comment expliquez-vous cela? ai-je demandé à Pierre
Lagarde, l'auteur de la " Curieusc Clinique B ".
- État de non-réceptivité, insensibilité,
explique le romancier qui suit avec intérêt ce numéro
inattendu.
Des scorpions, sans le piquer, se promènent sur Ie visage de
l'Aïssaoua.
Ne sommes-nous pas, ici, au pays du scorpion ? Et cependant, vous le
savez, Jean-Pierre Dorian, qui présentiez récemment Ie
jury comme un ver luisant en trois tronçons dont j'accepte d'être
l'extrémité. On dit ici qu'il ne pique que par la queue,
il n'y aura pas d'autres piqûres que celles du derviche tourneur.
Une aimable entente règne sous le soleil.
- Oui, ce sont " les grandes vacances ", dit Breugnot.
Et Francis Ambriére, heureux de se retrouver sous cette latitude,
après avoir quitté Paris et son brouillard, est le premier
à le reconnaître.
Voici le moment des choses sérieuses. Jouer aux petits papiers
à l'heure du cocktail est plus amusant qu'en décalquer
le contenu. ll y avait, certes, des chances pour qu'on dépassât
les records du dernier prix Fémina, si certains pouvaient craindre
que les préférences du jury métropolitain ne fussent
pas celles du jury algérois, sous la présidence du doyen
Jean Alazard.
Quelques tours d'honneur permirent vite de faire le point.
Le prix à Mouloud
Mammeri
Le vote fut rapidement acquis au second tour. Le Prix des quatre jurys
était attribué à Mouloud Mammeri pour la "
Colline oubliée " par douze voix contre quatre à
Antoine Blondin pour les " Enfants du Bon Dieu ", et une voix
à Augustin Robinet pour le " Haut-Lieu ".
Au premier tour, Antoine Blondin et Mouloud Mammeri avaient obtenu huit
voix chacun, Augustin Robinet une voix. '
La " Colline oubliée ", de Mouloud Mammeri, professeur
au lycée de Ben-Aknoun, est un heureux apport à notre
Algérie littéraire.
- Un frère pour nous, a dit de lui Robert Kemp.
Jo crois qu'il faut user de mots simples pour parler de ce livre très
simplement mais élégamment écrit, pour évoquer
cette " Collins oubliée " ayant eu déjà
deux voix au " Fémina ", qui fait surgir de la terre
kabyle ses coutumes, ses drames, cette voix berbère personnelle
et chaude qui nous invite à comprendre l'âmc de ses frères.
Aussi l'accueillons-nous avec plus d'estime encore que de sympathie
dans la grande famille des Lettres.
Une fête pour l'esprit...
Une fête pour l'esprit, et elle a débuté par un
discours d'une belle tenue littéraire par lequel notre ami, le
docteur Marcailhou d'Aymeric, a brossé le passé littéraire
de Biskra, retrouvé ses attaches qui, de Francis Jammes à
Pierre Louys composant làses chansons de Bilitis, d'Anatole France
a Louis Bertrand. lui fixent une place lumineuse dans notre littérature.
En écoutant le discours de celui qui joint à ses occupations
de guérisseur un talent de poète - mais n'est-ce pas une
excellente thérapeutique pour les esprit fatigués de vivre
? - je songeais au plaisir qu'aurait procuré aux Tharaud vénus
écrire dans notre oasis la " Féte arabe ", le
spectacle de cette nouvelle fête franco-arabe sous le signe d'une
commune ferveur.
Au cours d'un brillant dîner de gala, M. Breugnot, représentant
M. de Sérigny, directeur général de l'" Écho
d'Alger " qui dote le " Prix des Quatre jurys ", a excusé
notre directeur retenu par des engagements dans la métropole,
et a souhaité la bienvenue à tous ceux qui ont participé
à cette éclatante manifestation dc l'unité spirituelle
de la métropole et de l'Algérie.
C'est l'heure des confidences dans la nuit saharienne favorisant le
repos de l'esprit. Tout est calme par delà les jardins du Mcid
qui virent passer Gide dans sa houppelande quand le soir, il venait
dans le petit café arabe méditer devant l'oued, face à
l'Aurés, prenant, an soleil couchant, les couleurs teintantes
de l'Ahmar Khaddou.
L'Aurés qui a des affinités avec elle accueille ce soir
la terre kabyle de Mouloud Mammeri et se retrouve en elle. La joue rouge
de la montagne brille aujourd'hui d'une gloire nouvelle. S'il est vrai
que le Sahara est un pays froid où Ie soleil est chaud, comme
avait l'habitude de le répéter E.-F. Gautier qui l'avait
conquis et dont l'enseignement plein d'humour et de sagesse, autant
que ses livres célèbres ont enchanté tant de générations,
ce soir, sous les palmiers de Biskra règne une douce ambiance
sur ce nouveau chemin d'une amitié littéraire que protège
de ciel d'Afrique.
M. Mouloud Mammeri
M. Mouloud Mammeri est né 28 décembre 1917 à Taourirt-Mimoun
(Haute Kabylie). Sa langue maternelle est le berbère, mais il
sait un peu de français lorsqu'il quitte son village natal pour
le lycée de Rabat . Il fait ses études secondaires à
Rabat, à Alger et à Paris, au lycée Louis Le Grand.
Mobilisé deux fois, il participe aux campagnes de France, d'Allemagne,
d'Italie, il est actuellement professeur de lettres au lycée
Ben-Aknoun à Alger.
Sous les palmiers de Biskra
MOULOUD MAMMERI
évoque sa terre natale
L'Algérie est heureuse
d'inscrire aujourd'hui à son palmarès littéraire
le nom de Mouloud Mammeri, " un exemple parfait, a dit Étienne
Lalou, de ce que peut produire de plus réussi
l'influence de la culture française sur la civilisation arabe
".
Comment ne pas ratifier ce jugement ? Modeste et souriant, le jeune
professeur de lettres au lycée de Ben-Aknoun avoue son étonnement
d'être transporté en une nuit de sa classe à la
paix d'une oasis pour y recueillir la palme_du " Prix des Quatre
Jurys ". La " Colline oubliée " lui vaut cette
récompense, page berbère d'une pureté où
les traditions, les murs, l'âme de l'Islam luttent avec
vigueur contre les tentations et l'emprise du monde moderne. On devine,
derrière les lunettes du pédagogue, une pensée
attentive aux interférences de la vie, mais aussi une pudeur,
ce voile délicat qui protège le domaine du cur et
de l'esprit et que j'ai voulu discrètement soulever.
- La " Colline oubliée " est-elle votre première
uvre ?
- Oui, répond-il sans hésitation.
Et comme je lui pose la question trop classique des attaches littéraires
pouvant justifier le ton barrésien de son livre :
- De quelle manière, le Barrès des " Déracinés
" vous a-t-il influencé ?
- En rien, Le titre de mon livre s'y prête évidemment,
mais il s'en défend,
La " Colline oubliée " est un moncle qui a sa vie particulière,
avec des personnages donnant l'impression d'êtres flous et, cependant,
remarquablement individualisés.
Je voudrais savoir vers qui vont les préférences, quelles
sont les nourritures intellectuelles de ce professeur de lettres.
- J'ai peu le temps de lire, avoue-t'-il. Je relis les classiques, j'aime
Bosco et, surtout, la manière de Bosco.
Nous reparlerons de son roman.
Nous évoquons les aspirations nuageuses d'Idir, l'amour compliqué
de Mokrane, la vie ambiguë de Mouh.
Ai-je touché un point sensible quand je lui demande " Vous
sentez-vous plus proche de Mokrane que votre Menach tourmenté.
égaré parfois ? "
- C'est, en effet, Menach le plus attachant, reconnaît-il, celui
autour duquel est centrée l'action et qui lui donne son liant.
- Retournez-vous sur votre " Colline oubliée ", le
Tasga de votre roman ?
- Mais, oui, à mes vacances. Vous pouvez situer mon village entre
Michelet et Fort-National. ll y neigeait, il y a peu de temps encore.
Et, là, je le sens sur un terrain qu'il est plus heureux d'évoquer
que de parler de lui-même.
A ces Berbères sédentaires, ses frères vivant de
leur récolte de figues et d'olives, très différents
du Berbère marocain, va la pensée du jeune lauréat
comme un signe de reconnaissance à son territoire. Ne l'a-t-il
pas exprimé en des pages qui ont le chatoiement de certains tableaux
de Fromentin, le coloris d'un Maupassant que Constantine et son rocher
enthousiasmaient ?
Si Mouloud Mammeri ne croit pas, lui non plus, à une école
nord-africaine des lettres, il n'en a pas moins fait rayonner une terre
qui avait déjà notre attachement et auquel, demain, sans
peine, répondra celui de la métropole.
Non, l'auteur de la " Colline oubliée " n'est pas un
" déraciné ".
Fier dc son sang comme de sa culture occidentale, dans son lycée
d'Alger, ce messager spirituel s'applique à son uvre éducatrice,
en laquelle s'harmonisent deux civilisations