L'UVRE
DE M. D1NET
L'Orient ! mot magique
évoquant avec intensité les matins merveilleux composés
de bleu et d'or, les splendides ruissellements de soleil, les parfums
les plus subtils se répandant dans l'air rempli de mystère
aux heures où, nourris de musique et d'amour, les corps alanguis
reposent mollement sur les étoffes précieuses et rares.
Mot redoutable aussi pour ceux qui se sont donné pour tâche
d'observer et peindre la nature. Cet Orient tissé de lumière
aveuglante, d'horizons flamboyants, mélange curieux de mélancolie,
de lassitude et de vie généreuse et puissante n'apparaît
plus, quand il est traduit par des peintres a qui le métier a
développé le talent et non le génie, que comme
une pochade, un fantôme des choses, une arlequinade ou une mystification
de rapin.
Il y a dans cette pure beauté, tour à tour frémissante
ou voluptueuse, brutale ou languissante, des harmonies indécises,
des heurts de tons, une gamme de couleurs d'une telle étendue
et d'une telle complexité qu'il semble impossible, au premier
abord, de la rendre avec exactitude sans nuire profondément à
la richesse de l'expression.
Et pourtant combien s'y sont essayés ! combien ont été
tentés par celle incomparable nature ! Beaucoup n'ont pas réussi
car la difficulté de l'épreuve a eu le don d'éliminer
les médiocres en les décourageant. Par contre que de dons
a-t-elle développés et parfaits ! M. Dinet s'est spécialisé
dans la recherche du caractère et du mouvement orientaux. Il
a donné à son inspiration une forme de réalisation
saisissante qui, loin de nuire à ses uvres, les dore au
contraire d'un charme. Aussi a-t-il rendu la vie comme on n'y avait
point atteint avant lui et ce avec, une sensibilité et une exactitude
qui dénotent les moyens débordant d'un immense talent
qui fait demeurer M. Dinet un artiste sincère, d'une forte personnalité,
en opposition avec toute école, toute influence, toute banalité.
Depuis longtemps l'Orient des mosquées, des minarets et des sultanes
voilées avait attiré M. Dinet. Il s'y est donné
tout entier et l'on sait quelle vie palpite dans ses tableaux, quelle
flamme et quelle inspiration ont guidé sa main. II n'est jusqu'à
cet orient âpre, nu et fauve, celui duquel se dégage la
poésie violente du désert, de la montagne inaccessible
et abrupte, du frais oasis, calme et vert, qui ait tenté ce talent
divers, procédant spontanément de la vision et du sentiment,
gagnant à cette énonciation directe une intensité
et une fraîcheur inséparables du premier jet. Sans doute
l'artiste ne s'arrête pas où la difficulté commence.
La profondeur des exécutions ne déçoit pas et si
les chefs-d'uvre parlent d'eux-mêmes, le Baiser dans la
Nuit devant lequel on s'est incliné a trouvé sa place
au Musée du Luxembourg. Et c'est justice ! Ce tableau n'est pas
de l'imagerie, mais une véritable féerie de couleurs,
une création rénovant, si l'on peut dire, les forces créatrices
et les orientant vers des buts nouveaux, une émanation personnelle
qui met en lumière, dans son rayonnement le plus éclectique,
l'ensemble des uvres de M. Dinet.
Le caractère de la peinture moderne, on le sait, réside
en son émotion... cette émotion doit donc, en principe,
accuser une pensée, un geste, résister au convenu, au
factice et éveiller, par la vérité reproduite,
avec fidélité et force, la sensation nouvelle qui dépasse
le rendu. Il est compréhensible dans ce cas que l'expérience
doit formellement régir l'originalité. La peinture orientaliste
relève d'une responsabilité technique et surtout d'une
documentation précise sans laquelle toute reproduction n'apparaîtrait
que comme un pâle reflet, une copie incertaine noyée dans
la brume d'une conception où s'enclosent des erreurs ou des altérations.
- Au contraire de ce qui se passe pour la peinture moderne, le rêve,
quand il s'agit de scènes ou de personnages orientaux doit se
borner à l'exactitude du cliché. La ressemblance avec
la vie offre ici les bases d'un jugement et c'est ce que M. Dinet a
compris parfaitement. Dans Mirages (tableaux de la vie arabe), il a
associé son talent avec la documentation de M. Sliman ben Ibrahim
Ramer. Et de cet heureux mariage ne pouvaient sortir que des uvres
tour à tour délicieuses, fortes, précises, toutes
d'une exécution pittoresque à laquelle il faut joindre
les qualités bien françaises de fraîcheur et de
spontanéité.
Nous croyons être agréables à nos lecteurs en leur
donnant la préface que M. Sliman ben Ibrahim Ramer a écrite
pour les Mirages.
Le Sahara, sultan des vagues de la lumière, a disparu bien loin
de mes regards ; l'humidité des flots bleus a glacé mes
membres, puis le noir océan des fumées et des brouillards
du Nord a recouvert mon cur d'un burnous de deuil.
Comment des créatures humaines peuvent elles supporter la vie
en ce sombre tombeau ! Enfant du désert limpide, comment pourrais-je
jamais m'y résigner ?
Mais, peu à peu, mes yeux se sont habilités à l'obscurité
; à travers les nuages de la brume, ils ont découvert
les portes de palais merveilleux, généreusement ouvertes
devant eux : ils y ont pénétré et ont pu jouir
des trésors auprès desquels les coffrets d'Haroun-el-Rachid
ne contenaient que pauvreté.
Bien mieux, pendant leur excursion de visiteurs dépaysés,
ils ont tout à coup retrouvé leur route en voyant briller
sur les murs de ces palais la lumière de leur pays, enfermée
dans des cadres précieux, suspendus comme les vers du poète
arabe vainqueur étaient suspendus dans le temple de MekKa.
Mon cur a voulu s'échapper de ma poitrine pour se réchauffer
à ces rayons amis...
Hélas ! Ce n'étaient que des mirages trompeurs habilement
brodés sur de la toile...
Merci quand même, ô Peintres, qui avez su arrêter
les rayons fugitifs du soleil on de la lune, ou fixer les regards plus
fugitifs encore, de la jeune fille timide comme la gazelle.
O peintres, vous me semblez posséder deux âmes en un seul
corps : j'en juge par ceux qui furent contemporains de mes ancêtres.
L'une de ces âmes fut nécessaire à leur existence
et quitta ce monde en même temps qu'eux ; mais l'autre a subsisté.
Elle demeure visible dans les yeux et sur les lèvres des personnages
qui habitent leurs tableaux, et cette âme doit rapporter à
sa sur disparue les souvenirs compatissants qui lui sont adressés
par les générations présentes.
Merci à vous, qui avez adouci les heures amères loin du
pays, en m'y transportant d'un clin de l'il, comme sur le tapis
magique de Notre Seigneur Soliman.
Merci à vous d'avoir ainsi comblé ma curiosité,
en me faisant connaître les contrées où mes pieds
ne m'avaient pas conduit, et les héros du passé dont les
livres seuls m'avaient parlé.
M. Sliman Ben Ibrahim Bamer exalte ensuite l'art pictural, mais des
bornes lui semblent nécessaires. Écoutons-le :
Seules, certaines tentatives m'ont paru incompréhensibles, car
elles démontrent d'une façon, évidente combien
sont étroites les bornes de l'imagination de l'homme.
Quelle folie ou quel orgueil a pu le pousser à représenter
le " Maître des mondes " sous une, forme semblable et
la forme périssable qu'il en avait reçue ? Sous les traits
d'un vieillard marqué par les infirmités qu'apportent
les années, par ces signes précurseurs de la fin prochaine,
les rides et la blancheur de la barbe.
Le Créateur est éternel, c'est dire qu'il ne peut être
ni jeune ni vieux. Il est l'Infini, et dans quel cadre espérez-vous
encadrer l'Infini ? Il est l'Inimaginable et nos sens ne peuvent percevoir
quoi que ce soit de sa nature.
A un athée qui le plaisantait sur sa croyance en un Être
suprême qu'il n'avaitt jamais vu, un
croyant répondit : " Demain, au milieu du jour, : je te
ferai voir Celui dont tu nies l'existence ".
Et le lendemain, l'athée étant venu rappeler au croyant
sa promesse, ce dernier, lui saisissant brusquement la tète,
dirigea ses yeux vers le soleil au zénith.
Aveuglé, l'athée se détourna vivement et le croyant
lui dit : " Comment ! tu désires contempler l'éclat
du Maître des mondes et les yeux débiles ne peuvent pas
supporter un instant cette faible lueur qui est la moindre de ses créations
? "
Celle impuissance est la vraie cause, pour laquelle jamais nos écrivains
n'ont cherché à donner de formes à la Divinité,
et pour laquelle les miniaturistes de l'Islam n'ont jamais songé
à la représenter.
Pardonnez à celui qui vient seulement de quitter sa tente de
laine pour la Ville des Palais, centre dun monde de l'intelligence,
s'il ose formuler une critique de ce genre.
Son excuse est dans sa sincérité, qui seule peut apporter
quelque intérêt à l'essai qu'il va tenter ici, en
évoquant les souvenirs de son pays et de ses coreligionnaires.
Que Dieu le conserve dans le droit sentier.
Sl.lMAN BEN IBRAHIM BAMER
On voit quelle sensibilité, quel amour du pays, quel mysticisme
et quelle reconnaissance se dégagent de ces lignes. En penseur
profond M. Sliman ben Ibrahim Bamer rend hommage à ceux qui,
par la beauté de leur art insufflent la vie ardente " aux
personnages qui habitent leurs tableaux " et tout, en s'appuyant
sur la tradition, prennent sans léser l'art moderne, leur vol
vers le Beau et vers l'Inédit.