ARRIS, la ville des roses dans l'Aurès

Le village
ses guelaas, ou greniers à provisions de la tribu
Afrique illustrée du 29-12-1935 - Transmis par Francis Rambert

Arris, la ville des Roses

A soixante kilomètres de Batna et à cent de Biskra, à 1.200 piètres d'altitude - celle en somme de Djanet et de Tamanrasset - Arris, chef-lieu administratif de la commune mixte de l'Aurès, création " ex nihilo " de nos administrateurs, occupe une langue de terre surélevée et déclive : une sorte de promontoire, taillé entre deux oueds affluents de l'Oued El-Abiod, lequel serpente en contre-bas, au pied du djebel Zaouaille et du djebel Zellatou.

Ce petit bourg de 73 Européens, ce hameau, je l'avais connu il y a douze ans. M'y revoici, et je n'y reconnais rien. Je le jure : venu en avion, et de nuit, au lieu d'être arrivé par Batna en auto, je me croirais l'objet d'une méprise du pilote, tellement l'Arris de 1934 est différent de l'Arris de 1922.
Dès l'entrée du bourg, une " gendarmerie nationale ", toute neuve et polychrome, des écoles à foison, une recette postale, un hôpital, des villas à pergolas édifiées de deux côtés d'une large voie centrale, des arbres vigoureux, des courants d'eau limpides, des fontaines, et le soir l'électricité, voilà qui dépayse le revenant ébloui, dont l'œil n'avait souvenance que de revêches bâtisses disposées de guingois ou long d'une rue étroite, tortueuse et raboteuse, et la nuit éclairées de quinquets à pétrole.

Enfin, il y a un hôtel, un hôtel digne de ce nom, d'un style et d'un agencement adéquats au milieu, tel enfin qu'on en voudrait un à chaque commune algérienne, car cet hôtel est "communal". Nous voilà loin du fondouk de 1922, dont je n'ai gardé qu'un souvenir : celui d'un troupeau de canards déambulant et caquetant deux heures après minuit !

Que l'hôtel municipal - qui est pour moi un paradis après l'enfer du vieux fondouk - soit aussi bien tenu qu'il a été bien conçu ; qu'on y soit accueillant ; qu'on s'y amabilise et apprenne à sourire ; que le silence y règne et une propreté stricte ; qu'il soit la bonne auberge tenue par une bonne hôtesse, et il aura rempli sa mission - qui est double : attirer le voyageur ; et surtout le retenir.

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ARRIS, la ville des roses dans l'Aurès
ARRIS, la ville des roses dans l'Aurès
Arris, la ville des Roses

A soixante kilomètres de Batna et à cent de Biskra, à 1.200 piètres d'altitude - celle en somme de Djanet et de Tamanrasset - Arris, chef-lieu administratif de la commune mixte de l'Aurès, création " ex nihilo " de nos administrateurs, occupe une langue de terre surélevée et déclive : une sorte de promontoire, taillé entre deux oueds affluents de l'Oued El-Abiod, lequel serpente en contre-bas, au pied du djebel Zaouaille et du djebel Zellatou.
Ce petit bourg de 73 Européens, ce hameau, je l'avais connu il y a douze ans. M'y revoici, et je n'y reconnais rien. Je le jure : venu en avion, et de nuit, au lieu d'être arrivé par Batna en auto, je me croirais l'objet d'une méprise du pilote, tellement l'Arris de 1934 est différent de l'Arris de 1922.
Dès l'entrée du bourg, une " gendarmerie nationale ", toute neuve et polychrome, des écoles à foison, une recette postale, un hôpital, des villas à pergolas édifiées de deux côtés d'une large voie centrale, des arbres vigoureux, des courants d'eau limpides, des fontaines, et le soir l'électricité, voilà qui dépayse le revenant ébloui, dont l'œil n'avait souvenance que de revêches bâtisses disposées de guingois ou long d'une rue étroite, tortueuse et raboteuse, et la nuit éclairées de quinquets à pétrole.
Enfin, il y a un hôtel, un hôtel digne de ce nom, d'un style et d'un agencement adéquats au milieu, tel enfin qu'on en voudrait un à chaque commune algérienne, car cet hôtel est "communal". Nous voilà loin du fondouk de 1922, dont je n'ai gardé qu'un souvenir : celui d'un troupeau de canards déambulant et caquetant deux heures après minuit !
Que l'hôtel municipal - qui est pour moi un paradis après l'enfer du vieux fondouk - soit aussi bien tenu qu'il a été bien conçu ; qu'on y soit accueillant ; qu'on s'y amabilise et apprenne à sourire ; que le silence y règne et une propreté stricte ; qu'il soit la bonne auberge tenue par une bonne hôtesse, et il aura rempli sa mission - qui est double : attirer le voyageur ; et surtout le retenir.
Car le paysage d'Arris vaut qu'on l'admire longuement. Sans parler davantage du village européen - lequel est le cœur palpitant et rayonnant du pays, - il y a les décheras berbères, étagées en contre-haut de la route et de l'oued, lesquelles, avec la guelaa aérienne d'In-Erkeb, peuvent donner une impression suffisante de l'Aurès, au voyageur pressé. Même les Azriettes, les courtisanes du pays, sont représentées là, et il n'est que d'errer par les ruelles des villages pour en rencontrer filant et causant, à leur seuil, comme de sages Pénélopes.
Descendons la falaise. A proximité du pont qui chevauche l'Oued Arris - un beau pont en belles pierres - la substruction d'une huilerie et d'un bassin - réservoir évoquent la fertilité qui régnait là au temps de la " Pax romana ". Dévalons la ravine, et voici, creusés dans le roc calcaire en dallage de la rive droite, deux sépultures, jumeaux que l'on prétend lybiques. Ce qui confond et émerveille, c'est l'apparence de fraîcheur de ces anges funéraires, où les coups de pics ou de ciseaux qui évidèrent le rocher semblent donnés d'hier. Et ces tombes ont deux mille ans !
Maintenant, traversons l'oued et escaladons la rive gauche vers l'aval. Là, sur une boursouflure du sol, des pierres de gros appareil, dont une creusée d'une rigole circulaire, révèlent une autre oliverie, mieux conservée que la première, où les encoches d'évidement, comme dans les sépultures lybiques, gardent une déconcertant apparence de jeunesse.
Lorsqu'on a lu Théophraste et que l'on s'en souvient, la présence de ces moulins - on n'en voit plus que deux, mais il y en eut d'autres - nous incite à sourire, car le " divin parleur " prétend que l'olivier ne croît plus au-delà de 350 stades, soit 35 kilomètres de la côte maritime !
De l'antique oliverie, le belvédère est idéal pour prendre une vue perspective: A l'Ouest, les décheras berbères dont nous avons parlé, puis un chaos de monts, où la passe de Bali ouvre une voie vers l'Oued Abdi ; au Nord, la croupe puissante du Chélia; père du tonnerre et des eaux, simule un casque à pointe. A côté, le djebel Ichmoul : un dôme parfait,. presque un " ballon", le dispute en prestige à son glorieux voisin. A nos pieds, grossi par un orage, de torrent devenu fleuve, ivre de force et de joie, l'oued El-Aibod écume, zigzague et tonitrue. Au-dessus, l'escarpe du djebel Zaouaille, boisée de pins Alep et de genévriers, que domine le Zellatou, longue arête rectiligne en dos de caméléon, et dont la pente en glacis s'orne de mitres d'évêques sculptées par l'érosion.
Droit au Sud, énorme et noire, la brèche de Tirhanimine, qui fait communiquer le Nord avec le Sud que nous passerons demain.
Mais l'honneur et là gloire d'Arris, c'est son jardin public. Ma première visite est pour lui.
Lors de mon premier séjour, l'administrateur de l'époque, M. Jean Rigal, se prodiguait avec ferveur à la création de ce jardin. Ces grands plateaux vidés où les vents hululaient, ces falaises nues hantées seulement des chevriers, avec une foi de pionnier qui réduisait tous les obstacles, M. Rigal s'était mis dans l'esprit de les transformer en forêt d'oliviers. Mais pour que vivent ces plantations, il fallait les irriguer. M. Rigal s'attaqua à là question de l'eau ; l'hydraulique agricole fut dès lors sa hantise.
Élaborant des rapports d'une dialectique péremptoire, traçant des devis, se faisant historien, citant Masqueray, Ibn Khadoun, Caton, Procope et Pline, il sut convaincre l'administration supérieure que l'Aurès, ayant été jadis une des plus florissantes régions de la Numidie romaine, ainsi qu'en témoignent irréfutablement les vestiges de bassins, de canaux d'irrigation et de pressoirs à huile épars dans tout le pays, elle pouvait et devait renaître à l'abondance; Que fallait-il pour cela ? De l'eau ! Et cette eau existait, il suffisait , d'en assurer l'utilisation " rationnelle".
M. Rigal disait : " Ne nous appartient-il pas de redonner aux montagnes de l'Aurès, après plusieurs siècles de dévastations successives, leur ancienne splendeur, de procurer aux populations berbères qui les habitent dès moyens d'existence qui leur permettent, sous notre égide, de cesser de vivre " de faim ", d'arrêter leur décadence morale et physique et de refaire de ce pays ce qu'il était à l'époque de la colonisation romaine ? "
Appelant à l'aide Masqùeray; M. Rigal ajoutait : " Cinquante ans suffiraient peut-être à réparer les désastres de douze siècles. "
Une pareille éloquence était persuasive. Les sourds entendirent. Les projets élaborés furent approuvés en haut lieu ; les crédits sollicités furent inscrits au budget.
Et le miracle eut lieu. Sur les ordres du démiurge, les sources furent captées, des barrages, des bassins-réservoirs, des seguias bétonnés recueillirent les eaux sauvages, les canalisèrent, les dérivèrent, les distribuèrent " rationnellement ".
Et le résultat, le voilà, tangible, émerveillant : 50 hectares d'olivettes, 15 hectares de pépinières, des vergers d'abricotiers, de pêchers, de pruniers, des noyers, des allées de cyprès, des colonnades de peupliers. C'était un désert, c'est un bosquet d'Armide.
Et, sous ces arbres, des fleurs : des plates-bandes kilométriques d'iris et de romarins où butinent des abeilles. Des roses, des roses sur tout, des roses partout : des haies, des halliers, des girandoles de roses. Une cabane de jardinier est enfouie sous un buisson de roses blanches de Provins ; un mur du cimetière disparaît sous la même draperie candide et nous fait désirer de finir sa vie là. Au village, c'est la même luxuriance et la même profusion. Dès l'entrée, le treillage de clôture de la gendarmerie est enfoui, lui aussi, sous le même écroulement de corolles embaumées, tant que la maison de Pandore a l'air d'un temple de Vénus. Et tout au long de la grande rue, de bâbord à tribord, partout, sur tous les murs, tous les balustres, tous les perrons, tous les portails, partout des cascatelles, des ruissellements, des avalanches de roses. On en est ébloui, obsédé, asphyxié. C'est un pavois. Un triomphe, Une apothéose de roses...
Ce n'est plus Blida, ce n'est plus Miliana, ce n'est plus Tlemcen, aujourd'hui, la Ville des Roses, c'est Arris - Arris la Chaouïa
Je me suiss arraché au sortilège des roses pour- m'aller présenter à M. Muscatelli, le Renaud volontaire de ce jardin; d'Armide.
Jeune, grand,le front haut, la physionomie sérieuse, virile, militaire, avec, pour adoucir cette image un peu roide, un rayon d'ironie dans l'œil et sur les lèvres, M. Muscatelli a l'esprit de son visage. Rien qu'à sa tenue on sent qu'il a horreur du débraillé. Plus tard, il me dira son horreur de l'anarchie et son amour de l'ordre. Mais dès ici, rien qu'à le voir; dans son accent comme: dans sa mise et dans son attitude dans son regard sans équivoque, j'avais pris sa mesure,
Comme M. Rigal, dont le souvenir me hante (je revois sa nuque taurine avec son front tondu) M. Muscatelli ne perdra pas son temps en idéologie stérile. " Faire œuvre française en faisant œuvre utile ", voilà son programme d'action et le but de ses efforts. Lettré de surcroît. Aimant Rémy de Gourmont et Moréas, aimant Racine, citant Barrés, un Muscatelli atteste que l'on peut être un homme d'action sans être un béotien, et vivre loin du monde et parmi les barbares sans se barbariser.
Artiste enfin, l'administrateur de l'Aurès veille à ce qu'aucune atteinte au caractère local ne soit commise dans la Construction des bâtiments communaux dont il est responsable, luttant et triomphant pour défendre et imposer le sobre style berbère en harmonie avec le site ; ce qu'au Maroc on nomme les " ordonnances architecturales ". Je retrouve en lui, le rare souci de faire " utile " et beau, que j'admirais là-bas, dans la moderne Oujda, en la personne de M. Maître, son contrôleur civil. Et comme là-bas, je m'abandonne au plaisir de l'admiration.
Si souvent, en pensant à l'Aurès, dont l'image m'accompagnait sur les pistes du Sud, si souvent je m'étais dit : " Qu'en est-il advenu des projets de M. Rigal ? Lui parti, son œuvre de renaissance a-t-elle été continuée ? Et si je retournais là-bas, ne verrais-je pas le désert reconquérir les terres qu'on lui avait ravies, au prix de quels efforts et de quels sacrifices ? " Répondant à mes questions impatientes d'être inquiétés, M. Muscatelli me dit :
- Loin que j'aie la pensée d'abandonner l'œuvre admirable conçue et poursuivie par mes prédécesseurs, j'apporte tous mes soins à la faire prospérer et à la parachever. Mais dans une commune de 59.000 âmes, dispersées en quinze douars et sur un territoire de 415.000 hectares, les besoins sont nombreux, aussi nombreux qu'urgents, et l'administrateur, pour tout voir et tout pouvoir, devrait être omniscient autant qu'omnipotent.
" Dans tel douar, c'est la question de l'instruction scolaire qui s'impose avant toutes ; dans l'autre, c'est la question de l'hydraulique agricole ; ailleurs, c'est la question de l'assistance médicale, et partout la question des communications routières. Et toutes ensemble font l'objet de la même vigilance. Néanmoins, il arrive que tout n'est pas parfait, que tout n'avance que lentement, qu'on ne fait rien que partiellement, et, dirait-on, à contre-cœur. Ne vous fiez pas à l'apparence. On " veut " faire bien et vite, on " veut " faire grand et beau. Mais la tâche est immense, et les possibilités humaines et budgétaires sont mesurées. "
Après m'avoir longuement parlé des constructions communales, pour lesquelles sa sollicitude est attentive et passionnée. M, Muscatelli, qui ambitionne de faire d'Arris l'une des plus accueillantes bourgades de la province, et qui manifeste les dons d'un urbaniste de grande classe, aborde le chapitre des communications routières. Question urgente entre toutes dans le massif de l'Aurès. Non seulement au point de vue touristique, mais encore, mais surtout, pour l'administration des tribus et l'équipement du pays, un réseau de routes constituant l'instrument de règne idéal.
- Ici encore, le programme est ardu, me dit l'Administrateur. Mais on procède avec méthode, et si lentement que l'on se hâte, notre effort est continu. Revenez dans dix ans, et l'Aurès, uns fois de plus, sera métamorphosé.
Une euphorie m'envahit. Tant de fois, dans le Sud, devant l'absence d'esprit de suite et de continuité, devant des capitulations qui m'arrachaient des larmes et des cris de révolte, tant de fois j'ai rougi d'être de la race de ceux qui trahissaient la Cause qu'ils avaient à défendre ! Ici, les hommes passent, les administrateurs se succèdent, mais l'action constructive n'est pas interrompue. Aucun hiatus. Pas d'éclipse. Le successeur est digne de ses prédécesseurs ; l'un parachève la tâche inaugurée par l'autre. Les hommes éphémères passent, mais la grande œuvre humaine de rapprochement et d'entraide, la grande œuvre de paix ardemment se poursuit - indiscontinue, conquérante, victorieuse, la grande œuvre d'amour rayonne et s'intronise
Là-bas, on m'a reproché d'être chiche de louanges. Comme si c'était ma faute si tout n'est pas louable ! Mais ici ! Au spectacle de cette foi agissante qui persévère, de cet effort lucide, enthousiaste et triomphant, je me réconcilie avec le genre humain; ici, je reconquiers l'orgueil d'être Français. - Pour ma part; et dans mon modeste domaine, je n'oublie jamais au nom de qui j'agis. On ne pourra jamais me reprocher d'avoir volontairement diminué ma fonction et l'autorité qu'elle me donne. Mon ambition est, au contraire, de grandir ma mission. "
Quand, dans ce même bureau, assis à cette même table où j'ai vu M. Rigal élaborer les plans de son Jardin public, M. Muscatelli me dit : Quand j'entends ces paroles sortir de la bouche de cet homme qui n'est pas un phraseur, qu'on me croie, j'admire, j'admire profondément, et si pourtant je me tais, c'est que l'accent de ma voix trahirait mon émotion.
Il arrive que l'on clabaude sur " pouvoirs discrétionnaires " des administrateurs, pourtant beaucoup réduits - beaucoup trop - depuis 1919. Et certes, en de mauvaises mains, ces pouvoirs sont un péril. Dans celles d'un Muscatelli, rien n'est à redouter : ils ne lui serviront " qu'à grandir sa mission ".
Du mot berbère Arris, on m'a donné deux traductions : " les Terres blanches ", et " le Chef ", " le Prince ". J'opte pour la seconde, car ici j'ai trouvé un chef, et un chef est un Prince.
Et c'est cela - plus que tous ses prestiges de nature réunis - qui va me faire chérir, l'Aurès d'une tendresse de dilection, car cela m'émeut davantage. Des aubes et des couchants, on a vu cela hier, on en verra demain. Mais ça : des hommes bien à leur place, non ! Depuis Diogène, rien n'a changé.