Arris, la ville des Roses
A soixante kilomètres
de Batna et à cent de Biskra, à 1.200 piètres d'altitude
- celle en somme de Djanet et de Tamanrasset - Arris, chef-lieu administratif
de la commune mixte de l'Aurès, création " ex nihilo
" de nos administrateurs, occupe une langue de terre surélevée
et déclive : une sorte de promontoire, taillé entre deux
oueds affluents de l'Oued El-Abiod, lequel serpente en contre-bas, au
pied du djebel Zaouaille et du djebel Zellatou.
Ce petit bourg de 73 Européens, ce hameau, je l'avais connu il
y a douze ans. M'y revoici, et je n'y reconnais rien. Je le jure : venu
en avion, et de nuit, au lieu d'être arrivé par Batna en
auto, je me croirais l'objet d'une méprise du pilote, tellement
l'Arris de 1934 est différent de l'Arris de 1922.
Dès l'entrée du bourg, une " gendarmerie nationale
", toute neuve et polychrome, des écoles à foison,
une recette postale, un hôpital, des villas à pergolas
édifiées de deux côtés d'une large voie centrale,
des arbres vigoureux, des courants d'eau limpides, des fontaines, et
le soir l'électricité, voilà qui dépayse
le revenant ébloui, dont l'il n'avait souvenance que de
revêches bâtisses disposées de guingois ou long d'une
rue étroite, tortueuse et raboteuse, et la nuit éclairées
de quinquets à pétrole.
Enfin, il y a un hôtel, un hôtel digne de ce nom, d'un style
et d'un agencement adéquats au milieu, tel enfin qu'on en voudrait
un à chaque commune algérienne, car cet hôtel est
"communal". Nous voilà loin du fondouk de 1922, dont
je n'ai gardé qu'un souvenir : celui d'un troupeau de canards
déambulant et caquetant deux heures après minuit !
Que l'hôtel municipal - qui est pour moi un paradis après
l'enfer du vieux fondouk - soit aussi bien tenu qu'il a été
bien conçu ; qu'on y soit accueillant ; qu'on s'y amabilise et
apprenne à sourire ; que le silence y règne et une propreté
stricte ; qu'il soit la bonne auberge tenue par une bonne hôtesse,
et il aura rempli sa mission - qui est double : attirer le voyageur
; et surtout le retenir.
Car le paysage d'Arris vaut qu'on l'admire longuement. Sans parler davantage
du village européen - lequel est le cur palpitant et rayonnant
du pays, - il y a les décheras berbères, étagées
en contre-haut de la route et de l'oued, lesquelles, avec la guelaa
aérienne d'In-Erkeb, peuvent donner une impression suffisante
de l'Aurès, au voyageur pressé. Même les Azriettes,
les courtisanes du pays, sont représentées là,
et il n'est que d'errer par les ruelles des villages pour en rencontrer
filant et causant, à leur seuil, comme de sages Pénélopes.
Descendons la falaise. A proximité du pont qui chevauche l'Oued
Arris - un beau pont en belles pierres - la substruction d'une huilerie
et d'un bassin - réservoir évoquent la fertilité
qui régnait là au temps de la " Pax romana ".
Dévalons la ravine, et voici, creusés dans le roc calcaire
en dallage de la rive droite, deux sépultures, jumeaux que l'on
prétend lybiques. Ce qui confond et émerveille, c'est
l'apparence de fraîcheur de ces anges funéraires, où
les coups de pics ou de ciseaux qui évidèrent le rocher
semblent donnés d'hier. Et ces tombes ont deux mille ans !
Maintenant, traversons l'oued et escaladons la rive gauche vers l'aval.
Là, sur une boursouflure du sol, des pierres de gros appareil,
dont une creusée d'une rigole circulaire, révèlent
une autre oliverie, mieux conservée que la première, où
les encoches d'évidement, comme dans les sépultures lybiques,
gardent une déconcertant apparence de jeunesse.
Lorsqu'on a lu Théophraste et que l'on s'en souvient, la présence
de ces moulins - on n'en voit plus que deux, mais il y en eut d'autres
- nous incite à sourire, car le " divin parleur " prétend
que l'olivier ne croît plus au-delà de 350 stades, soit
35 kilomètres de la côte maritime !
De l'antique oliverie, le belvédère est idéal pour
prendre une vue perspective: A l'Ouest, les décheras berbères
dont nous avons parlé, puis un chaos de monts, où la passe
de Bali ouvre une voie vers l'Oued Abdi ; au Nord, la croupe puissante
du Chélia; père du tonnerre et des eaux, simule un casque
à pointe. A côté, le djebel Ichmoul : un dôme
parfait,. presque un " ballon", le dispute en prestige à
son glorieux voisin. A nos pieds, grossi par un orage, de torrent devenu
fleuve, ivre de force et de joie, l'oued El-Aibod écume, zigzague
et tonitrue. Au-dessus, l'escarpe du djebel Zaouaille, boisée
de pins Alep et de genévriers, que domine le Zellatou, longue
arête rectiligne en dos de caméléon, et dont la
pente en glacis s'orne de mitres d'évêques sculptées
par l'érosion.
Droit au Sud, énorme et noire, la brèche de Tirhanimine,
qui fait communiquer le Nord avec le Sud que nous passerons demain.
Mais l'honneur et là gloire d'Arris, c'est son jardin public.
Ma première visite est pour lui.
Lors de mon premier séjour, l'administrateur de l'époque,
M. Jean Rigal, se prodiguait avec ferveur à la création
de ce jardin. Ces grands plateaux vidés où les vents hululaient,
ces falaises nues hantées seulement des chevriers, avec une foi
de pionnier qui réduisait tous les obstacles, M. Rigal s'était
mis dans l'esprit de les transformer en forêt d'oliviers. Mais
pour que vivent ces plantations, il fallait les irriguer. M. Rigal s'attaqua
à là question de l'eau ; l'hydraulique agricole fut dès
lors sa hantise.
Élaborant des rapports d'une dialectique péremptoire,
traçant des devis, se faisant historien, citant Masqueray, Ibn
Khadoun, Caton, Procope et Pline, il sut convaincre l'administration
supérieure que l'Aurès, ayant été jadis
une des plus florissantes régions de la Numidie romaine, ainsi
qu'en témoignent irréfutablement les vestiges de bassins,
de canaux d'irrigation et de pressoirs à huile épars dans
tout le pays, elle pouvait et devait renaître à l'abondance;
Que fallait-il pour cela ? De l'eau ! Et cette eau existait, il suffisait
, d'en assurer l'utilisation " rationnelle".
M. Rigal disait : " Ne nous appartient-il pas de redonner aux montagnes
de l'Aurès, après plusieurs siècles de dévastations
successives, leur ancienne splendeur, de procurer aux populations berbères
qui les habitent dès moyens d'existence qui leur permettent,
sous notre égide, de cesser de vivre " de faim ", d'arrêter
leur décadence morale et physique et de refaire de ce pays ce
qu'il était à l'époque de la colonisation romaine
? "
Appelant à l'aide Masqùeray; M. Rigal ajoutait : "
Cinquante ans suffiraient peut-être à réparer les
désastres de douze siècles. "
Une pareille éloquence était persuasive. Les sourds entendirent.
Les projets élaborés furent approuvés en haut lieu
; les crédits sollicités furent inscrits au budget.
Et le miracle eut lieu. Sur les ordres du démiurge, les sources
furent captées, des barrages, des bassins-réservoirs,
des seguias bétonnés recueillirent les eaux sauvages,
les canalisèrent, les dérivèrent, les distribuèrent
" rationnellement ".
Et le résultat, le voilà, tangible, émerveillant
: 50 hectares d'olivettes, 15 hectares de pépinières,
des vergers d'abricotiers, de pêchers, de pruniers, des noyers,
des allées de cyprès, des colonnades de peupliers. C'était
un désert, c'est un bosquet d'Armide.
Et, sous ces arbres, des fleurs : des plates-bandes kilométriques
d'iris et de romarins où butinent des abeilles. Des roses, des
roses sur tout, des roses partout : des haies, des halliers, des girandoles
de roses. Une cabane de jardinier est enfouie sous un buisson de roses
blanches de Provins ; un mur du cimetière disparaît sous
la même draperie candide et nous fait désirer de finir
sa vie là. Au village, c'est la même luxuriance et la même
profusion. Dès l'entrée, le treillage de clôture
de la gendarmerie est enfoui, lui aussi, sous le même écroulement
de corolles embaumées, tant que la maison de Pandore a l'air
d'un temple de Vénus. Et tout au long de la grande rue, de bâbord
à tribord, partout, sur tous les murs, tous les balustres, tous
les perrons, tous les portails, partout des cascatelles, des ruissellements,
des avalanches de roses. On en est ébloui, obsédé,
asphyxié. C'est un pavois. Un triomphe, Une apothéose
de roses...
Ce n'est plus Blida, ce n'est plus Miliana, ce n'est plus Tlemcen, aujourd'hui,
la Ville des Roses, c'est Arris - Arris la Chaouïa
Je me suiss arraché au sortilège des roses pour- m'aller
présenter à M. Muscatelli, le Renaud volontaire de ce
jardin; d'Armide.
Jeune, grand,le front haut, la physionomie sérieuse, virile,
militaire, avec, pour adoucir cette image un peu roide, un rayon d'ironie
dans l'il et sur les lèvres, M. Muscatelli a l'esprit de
son visage. Rien qu'à sa tenue on sent qu'il a horreur du débraillé.
Plus tard, il me dira son horreur de l'anarchie et son amour de l'ordre.
Mais dès ici, rien qu'à le voir; dans son accent comme:
dans sa mise et dans son attitude dans son regard sans équivoque,
j'avais pris sa mesure,
Comme M. Rigal, dont le souvenir me hante (je revois sa nuque taurine
avec son front tondu) M. Muscatelli ne perdra pas son temps en idéologie
stérile. " Faire uvre française en faisant
uvre utile ", voilà son programme d'action et le but
de ses efforts. Lettré de surcroît. Aimant Rémy
de Gourmont et Moréas, aimant Racine, citant Barrés, un
Muscatelli atteste que l'on peut être un homme d'action sans être
un béotien, et vivre loin du monde et parmi les barbares sans
se barbariser.
Artiste enfin, l'administrateur de l'Aurès veille à ce
qu'aucune atteinte au caractère local ne soit commise dans la
Construction des bâtiments communaux dont il est responsable,
luttant et triomphant pour défendre et imposer le sobre style
berbère en harmonie avec le site ; ce qu'au Maroc on nomme les
" ordonnances architecturales ". Je retrouve en lui, le rare
souci de faire " utile " et beau, que j'admirais là-bas,
dans la moderne Oujda, en la personne de M. Maître, son contrôleur
civil. Et comme là-bas, je m'abandonne au plaisir de l'admiration.
Si souvent, en pensant à l'Aurès, dont l'image m'accompagnait
sur les pistes du Sud, si souvent je m'étais dit : " Qu'en
est-il advenu des projets de M. Rigal ? Lui parti, son uvre de
renaissance a-t-elle été continuée ? Et si je retournais
là-bas, ne verrais-je pas le désert reconquérir
les terres qu'on lui avait ravies, au prix de quels efforts et de quels
sacrifices ? " Répondant à mes questions impatientes
d'être inquiétés, M. Muscatelli me dit :
- Loin que j'aie la pensée d'abandonner l'uvre admirable
conçue et poursuivie par mes prédécesseurs, j'apporte
tous mes soins à la faire prospérer et à la parachever.
Mais dans une commune de 59.000 âmes, dispersées en quinze
douars et sur un territoire de 415.000 hectares, les besoins sont nombreux,
aussi nombreux qu'urgents, et l'administrateur, pour tout voir et tout
pouvoir, devrait être omniscient autant qu'omnipotent.
" Dans tel douar, c'est la question de l'instruction scolaire qui
s'impose avant toutes ; dans l'autre, c'est la question de l'hydraulique
agricole ; ailleurs, c'est la question de l'assistance médicale,
et partout la question des communications routières. Et toutes
ensemble font l'objet de la même vigilance. Néanmoins,
il arrive que tout n'est pas parfait, que tout n'avance que lentement,
qu'on ne fait rien que partiellement, et, dirait-on, à contre-cur.
Ne vous fiez pas à l'apparence. On " veut " faire bien
et vite, on " veut " faire grand et beau. Mais la tâche
est immense, et les possibilités humaines et budgétaires
sont mesurées. "
Après m'avoir longuement parlé des constructions communales,
pour lesquelles sa sollicitude est attentive et passionnée. M,
Muscatelli, qui ambitionne de faire d'Arris l'une des plus accueillantes
bourgades de la province, et qui manifeste les dons d'un urbaniste de
grande classe, aborde le chapitre des communications routières.
Question urgente entre toutes dans le massif de l'Aurès. Non
seulement au point de vue touristique, mais encore, mais surtout, pour
l'administration des tribus et l'équipement du pays, un réseau
de routes constituant l'instrument de règne idéal.
- Ici encore, le programme est ardu, me dit l'Administrateur. Mais on
procède avec méthode, et si lentement que l'on se hâte,
notre effort est continu. Revenez dans dix ans, et l'Aurès, uns
fois de plus, sera métamorphosé.
Une euphorie m'envahit. Tant de fois, dans le Sud, devant l'absence
d'esprit de suite et de continuité, devant des capitulations
qui m'arrachaient des larmes et des cris de révolte, tant de
fois j'ai rougi d'être de la race de ceux qui trahissaient la
Cause qu'ils avaient à défendre ! Ici, les hommes passent,
les administrateurs se succèdent, mais l'action constructive
n'est pas interrompue. Aucun hiatus. Pas d'éclipse. Le successeur
est digne de ses prédécesseurs ; l'un parachève
la tâche inaugurée par l'autre. Les hommes éphémères
passent, mais la grande uvre humaine de rapprochement et d'entraide,
la grande uvre de paix ardemment se poursuit - indiscontinue,
conquérante, victorieuse, la grande uvre d'amour rayonne
et s'intronise
Là-bas, on m'a reproché d'être chiche de louanges.
Comme si c'était ma faute si tout n'est pas louable ! Mais ici
! Au spectacle de cette foi agissante qui persévère, de
cet effort lucide, enthousiaste et triomphant, je me réconcilie
avec le genre humain; ici, je reconquiers l'orgueil d'être Français.
- Pour ma part; et dans mon modeste domaine, je n'oublie jamais au nom
de qui j'agis. On ne pourra jamais me reprocher d'avoir volontairement
diminué ma fonction et l'autorité qu'elle me donne. Mon
ambition est, au contraire, de grandir ma mission. "
Quand, dans ce même bureau, assis à cette même table
où j'ai vu M. Rigal élaborer les plans de son Jardin public,
M. Muscatelli me dit : Quand j'entends ces paroles sortir de la bouche
de cet homme qui n'est pas un phraseur, qu'on me croie, j'admire, j'admire
profondément, et si pourtant je me tais, c'est que l'accent de
ma voix trahirait mon émotion.
Il arrive que l'on clabaude sur " pouvoirs discrétionnaires
" des administrateurs, pourtant beaucoup réduits - beaucoup
trop - depuis 1919. Et certes, en de mauvaises mains, ces pouvoirs sont
un péril. Dans celles d'un Muscatelli, rien n'est à redouter
: ils ne lui serviront " qu'à grandir sa mission ".
Du mot berbère Arris, on m'a donné deux traductions :
" les Terres blanches ", et " le Chef ", "
le Prince ". J'opte pour la seconde, car ici j'ai trouvé
un chef, et un chef est un Prince.
Et c'est cela - plus que tous ses prestiges de nature réunis
- qui va me faire chérir, l'Aurès d'une tendresse de dilection,
car cela m'émeut davantage. Des aubes et des couchants, on a
vu cela hier, on en verra demain. Mais ça : des hommes bien à
leur place, non ! Depuis Diogène, rien n'a changé.