La ville d'Alger vers la fin du XVIIIè siècle : population et cadre urbain
282 pages - 34 tableaux - 16 plans - glossaire - ...

Introduction
Aperçu historique

par Tal Shuval, enseignant au département of Middle East Studies de l'université Ben Gourion en Israël
enseignant au département of Middle East Studies de l'université Ben Gourion en Israël-
CNRS éditions - Ouvrage imprimé en France, novembre 1998
mise sur site le 15-4-2006

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Alger devient la capitale

À la veille de l'époque ottomane

-------À l'aube du xvle siècle, les États du Maghreb apparaissent en pleine décomposition politique. Cette situation résultait du déclin des trois forces principales qui dominaient dans la région (Mérinides au Maroc, Abd al-Wadides au Maghreb central et Hafsides au Maghreb oriental), déclin dû à la série de longs conflits entre ces dynasties ainsi qu'à des problèmes intérieurs. Cette décadence entraîna l'affaiblissement des villes maghrébines soumises à des attaques venant de l'intérieur, notamment du côté des tribus locales, qui se sont multipliées à l'époque, créant une véritable frontière entre les villes et les tribus'.
-------A l'extérieur, cette période de faiblesse du Maghreb correspondait à une époque d'expansion espagnole et portugaise sur la côte nord-africaine. Il s'agissait d'une offensive poursuivant l'opération de la " reconquête " : la reprise de la péninsule Ibérique des mains des musulmans. Elle était motivée par une idéologie chrétienne de guerre sainte contre les infidèles musulmans, mais également par des mobiles économiques : la volonté de s'emparer des voies du commerce maritime dans le bassin ouest de la Méditerranée. Les Espagnols espéraient aussi porter un coup d'arrêt aux ravages infligés par les corsaires maghrébins aux navires espagnols ainsi qu'au territoire même de l'Espagne. La menace potentielle d'une alliance entre les gouvernants du Maghreb et les Mamelouks d'Égypte incitait également les puissances de la Méditerranée occidentale à développer leur activité dans le Maghreb(2)'.
-------A l'époque, Alger était une petite ville berbère indépendante, dotée d'un port médiocre. Elle vivait sous la protection des arabes Thà âliba, installés dans la région. La ville n'occupait qu'une partie de l'espace qui fut le sien à l'ère ottomane. L'ancienne ville berbère comportait une citadelle (qasba), qui se trouvait dans la zone qui devait porter plus tard le nom de Sîdî Ramdân (F/3 sur le plan)3, et qui marquait selon toute probabilité le point le plus haut de la ville4. L'existence dans la partie basse de la ville (G/8) de la Grande Mosquée, érigée au début du XIIe siècle par les Almoravides, peut indiquer que cette partie était habitée elle aussi. La ville était entourée de murailles, renfermant plusieurs espaces non construits, et des zones construites où la densité des édifices semble avoir été assez faible. On estimait le nombre des habitants à la veille du xvle siècle à vingt-six mille, chiffre qui nous semble dépourvu de toute réa-lité, de même que toutes les statistiques concernant cette ville avant le milieu du xixe siècle.


L'arrivée des Ottomans

-------L'attaque ibérique contre le Maghreb central et occidental, couronnée par plusieurs victoires (Mers el-Kébir [1505], Penon de Valez [1508], Oran [1509], Bougie [1510], Tripoli [1510]), semblait donner le contrôle de toute la région aux Espagnols, lorsque dans l'arène maghrébine apparut un nouvel élément politique : l'Empire ottoman. Celui-ci ne se contentait pas de porter un coup d'arrêt à l'avance ibérique, mais créait une frontière entre les Ottomans et l'Empire des Habsbourg, en annexant la majeure partie du Maghreb à ses territoires. A. C. Hess considère que, vue du Maghreb, l'arrivée des Ottomans par la mer a une importance qui ne peut être comparée qu'à la conquête de la région par les Arabes au elle siècle(5).
-------Les nouveaux arrivés avaient l'intention de participer à la guerre de course qui avait pris un tournant décisif depuis l'expulsion et l'immigration des musulmans andalous pendant et après la reconquête. Car, pour les expulsés, qui constituaient un élément belliqueux, la guerre maritime sous forme de course contre l'Espagne faisait partie de la guerre sainte(6). Les Ottomans qui venaient prendre part à cette guerre ne constituaient pas une force régulière de l'Empire. Il s'agis-sait d'aventuriers, motivés tout autant par la volonté de faire la guerre sainte aux chrétiens que par le profit d'un éventuel butin. Ces guerriers, des ghâzî, collaboraient avec les musulmans d'Espagne, tant en les aidant à émigrer qu'en participant aux raids sur la côte espagnole.
-------Dans le cadre de l'offensive ibérique, la ville d'Alger avait livré en 1511 un des îlots qui barraient son port aux Espagnols. Ces derniers avaient construit une forteresse (le Pefion) sur cet îlot situé à trois cents mètres face à la ville. Pour se débarasser de cette menace, les habitants de la ville s'adressèrent au corsaire 'Arûdj, qui entra dans Alger en 1515. Après une courte période, il fit exécuter l'ancien gouverneur de la ville pour prendre sa place(7).

La métamorphose d'Alger

-------Avec la prise du pouvoir à Alger par les corsaires, son histoire ainsi que celle de la quasi-totalité du Maghreb, prennent un nouveau cours : les Ottomans, sous la direction de'Arûdj au départ, puis celle de son frère Khayreddîn qui l'avait rem-placé après sa mort en 1518, allaient intégrer la région au sein de l'Empire. De ce fait, Alger, devenue le centre du nouveau territoire ottoman, allait connaître un développement très important qui correspondait à son nouveau statut de capitale.
-------Le véritable point de départ d'Alger en tant que capitale fut la conquête et la destruction de la forteresse espagnole le 27 mai 1529 par Khayreddîn. Après avoir débarrassé la ville de la menace permanente que représentait le Pefion, dont les canons demeuraient braqués sur elle, il avait utilisé ses débris pour la construction d'un môle de deux cents mètres de long, vingt-cinq mètres de large et quatre mètres de hauteur, reliant à la terre ferme les quatre îlots qui se trouvaient devant la ville. Le port avait subi depuis de nombreux changements : il avait été élargi et approfondi, mais d'une profondeur n'exédant pas entre quinze et vingt pieds. Trop exposé aux vents, le port d'Alger n'était pas considéré comme un bon port. Pourtant, il fut redouté par toutes les marines européennes pendant trois siècles. Il assurait la défense de la ville face à la mer, d'où venait la menace depuis la création du vilayet. A cette fin, outre la présence de navires armés, le port lui-même était protégé par toute une série de fortifications qui dissuadaient, ainsi qu'en a fait la remarque Boutin, d'essayer d'attaquer la ville de son côté(8).
-------La guerre maritime et les tentatives espagnoles pour conquérir Alger durant la fin de la première moitié du xvle siècle obligèrent les nouveaux maîtres d'Alger à renforcer les défenses existantes et a en construire d'autres. L'enceinte de la ville, dont une partie suivait le tracé de l'ancienne enceinte de la ville berbère, fut refaite par Khayreddîn et ses successeurs. Elle consistait en un mur de onze à treize mètres de hauteur, couronné d'ouvertures à meurtrières, et de deux cent quatorze embrasures à canon(9). D'une longueur légèrement supérieure à 2 500 mètres, le rempart était lui-même protégé par des fossés profonds de huit mètres environ et larges de onze mètres cinquante à quatorze mètres cinquante, dans lesquels étaient placés des tours carrées et des bastions de surveillance(10). Le rempart était également défendu par une dizaine de batteries (tubkhâna, du turc topkhâne)(11), en plus d'un dispositif de défense constitué de plusieurs forts qui se trouvaient à l'extérieur d'Alger(12). En raison de la précarité de sa situation vis-à-vis de l'ennemi européen, la ville d'Alger s'était vu interdire tout développement en dehors de ses remparts. La construction de l'enceinte au début du xvie siècle avait fixé l'étendue d'Alger jusqu'à l'arrivée des Français en 1830, ce qui avait eu des répercussions sur la modalité de croissance de la ville, qui jusque-là ne pouvait se faire que dans la partie intra-muros(13).
-------Le troisième élément majeur de la métamorphose de la petite ville berbère en capitale d'un vilayet ottoman, c'est la citadelle (qasba). Gardée par des burj (forts) élevés plus ou moins loin, entourée de remparts et de batteries, la ville était dominée depuis la fin du xvie siècle par la nouvelle citadelle, située à la cote de cent dix-huit mètres au-dessus du niveau de la mer. Bâtie entre l'arrivée des Ottomans et la fin du xvie siècle sur un emplacement plus élevé que l'ancienne, la nouvelle qasba constituait un complexe imposant, intimement lié à l'histoire de la ville(14). A en croire les témoignages, elle va inspirer la terreur à tout le monde, y compris aux " Turcs " qui " y voient les mortiers et les pilons dont on s'est servi et dont on se sert encore quelquefois pour piler des hommes tout vifs " 15. La Casbah, qui servait de résidence à l'agha et de prison aux janissaires ainsi que de lieu de réunion du Divan (dîwân, conseil) durant une partie des xvie et xvIIe siècles, avait perdu ses fonctions vers la fin du xvIIe siècle16. Au milieu du xvlIIe siècle, la Casbah servait aussi bien de logement du corps des bâlükbachi que de dépôt de munitions, de vivres, et une partie au moins du trésor y était placél7. Ce n'est qu'en 1817, à la suite du bombardement de la ville par lord Exmouth, que la Casbah devint le siège du dey et du gouvernement. Avant cette date, Alger faisait exception parmi les grandes villes arabes, et le centre du gouvernement se trouvait effectivement dans le centre de la ville, dans le palais de la Jeninat8.
-------Toutefois, l'oeuvre du xvie siècle et de la première partie du xvIIe siècle ne se limita pas aux seules défenses de la ville : c'est de cette période également que datent plusieurs constructions à l'intérieur de la ville, dont les principales furent les casernes des janissaires, un nombre important de mosquées, notamment de rite hanéfite, ainsi qu'un grand nombre de bains publics, de moulins, etc. Cet élan de construction semble avoir duré tout le long de l'époque ottomane sous la forme de reconstructions et de rénovations de monuments existants. Il faut mentionner aussi la construction et le maintien des systèmes de canalisation d'eau vers la ville : l'aqueduc du Telemly vers 1550, celui de Birtraria en 1573, l'aqueduc du Hamma en 1611, et celui de 'Al Zeboudja au milieu du xviiie siècle(19).

Métamorphose de la population

-------La croissance de la ville était l'expression naturelle d'une croissance très rapide du nombre de ses habitants : la ville bénéficia à la fois d'une arrivée plus ou moins massive d'expulsés andalous, notamment en 1492, en 1566 et en 1609(20), ainsi que de l'installation d'une véritable armée ottomane, forte de 6 000 hommes, envoyée par le sultan, qui formait la base de la milice d'Alger. Le xvIe siècle est donc la période où la composition de la population d'Alger devint ce qu'elle allait être durant toute l'époque ottomane : les musulmans expulsés d'Espagne et les membres de la caste dominante, recrutés pour la plupart en Asie Mineure, mais aussi en Albanie et dans d'autres parties de l'Empire ottoman, se sont joints à la population d'origine berbère qui s'y trouvait déjà. Un nombre relativement élevé d'individus originaires des différents pays d'Europe est arrivé pour se mélanger à cette population : on comptait parmi eux des prisonniers de la guerre maritime qui faisait rage sur la Méditerranée, des Européens libres qui sont venus prendre part à cette guerre aux côtés des Algériens, et dont une partie sont devenus " Turcs par profession " ou " Renégats " (terme auquel on doit préférer celui de " convertis "). Cette population comprenait aussi une communauté juive anciennement installée qui fut renforcée par des apports d'Espagne et d'Italie, en particulier de Livourne. On doit tenir compte enfin de la présence des gens venus provisoirement d'autres parties de la Régence.
-------Il semble que dans un premier temps chaque composante de la population a gardé son identité particulière, au point que l'on pouvait distinguer les originaires des différentes parties de l'Espagne : " Ils se divisent en deux catégories ", remarque vers la fin du xvie siècle le bénédictin Haëdo : les Mudéjares (originaires de l'Andalousie ou de Grenade) et les Tagarins (originaires de Valence, d'Aragon ou de Catalogne)(21). --------------Cependant, au xvIIIe siècle, ces différences d'origines n'avaient plus la même importance : à cette époque, seule comptait la séparation entre les membres de la caste dominante ('askerî) et les civils (les re'âyâ), et, parmi eux, la division entre les citadins de souche (baldi) et les éléments étrangers (barrânî), venus des régions de l'intérieur pour travailler à Alger mais non pas pour s'y installer. Les trois siècles de domination ottomane semblent avoir forgé un groupe homogène, celui des baldi, la plus stable de toutes les composantes de la population de la ville.


La gestion de la ville au XVIIIe siècle

-------Capitale du vilayet ottoman, la ville d'Alger semble avoir été gérée par des préposés urbains d'une manière beaucoup plus centralisée que ne l'étaient d'autres villes arabes à l'époque(22). Des problèmes qui touchaient l'ensemble de la ville étaient confiés à ces préposés qui y pourvoyaient avec efficacité l'alimentation de la ville en eau potable était du ressort d'un qâîd ou khûjat al-'uyûn (secrétaire aux fontaines), chargé du contrôle des aqueducs, des fontaines et des biens habus qui dépendaient de son administration(23). Ce préposé semble avoir été le responsable de la corporation dite jamâ'at al-sâqaiyya, un corps assez important, qui s'occupait de l'alimentation en eau de la ville(24). Le nettoyage et l'entretien des égouts et du pavage de la ville dépendaient du qâîd al-jûra (responsable des égouts)(25). Quant au maintien de la sécurité et de l'ordre, cela relevait de la responsabilité de plusieurs personnes : le mizwâr, responsable du contrôle de la population indigène sous l'angle de la police, le kol aghas'i (chef de la patrouille), responsable d'une patrouille nocturne, le " caïd des Zevawis ", responsable lui aussi d'une autre patrouille qui sillonnait les rues d'Alger la nuit, le shaykh al-balad remplissait également des fonctions de police, ainsi que des responsabilités concernant la propreté et l'entretien des édifices urbains, qu'il partageait d'ailleurs avec le mizwâr(26). Malgré la multiplicité de responsables (dont les domaines n'étaient pas très bien définis), il s'agit en fait d'un système centralisé, directement subordonné au dey. Ce système assurait d'une manière très efficace la prévention des crimes et des délits(27).
-------Le manque d'outils administratifs qui auraient permis un lien direct entre les autorités et les sujets a obligé le gouvernement du vilayet, comme pour d'autres centres de l'Empire ottoman, à se procurer des interlocuteurs directs. La solution trouvée à ce problème consistait à diviser la société en groupes selon des critères qui leur étaient propres, et à la nomination d'une personne du groupe, pour représenter celui-ci devant les gouvernants. Cette personne se voyait normalement attribuer par le pouvoir une autorité vis-à-vis des membres de son groupe. Sa position lui assurait habituellement des privilèges(28). Toutefois, si cette description correspond à peu près à celle du shaykh al-hâra (chef de quartier) dans d'autres villes arabes à cette époque(29), à Alger en revanche le quartier ne semble pas faire partie de ces groupes administratifs(30). Toute la population de la ville, hormis les baldi (algérois de souche), était encadrée par des groupements communautaires, chacun ayant à sa tête un amîn(31), responsable de ses hommes devant l'autorité. Les chefs avaient été choisis parmi les membres de leurs groupes, habituellement parmi ses membres les plus importants. Ces chefs de communautés et de groupes ethniques et religieux étaient nommés par les autorités ottomanes, habituellement par le dey(32), après avoir été élus par les membres du groupe. Il semble que les chefs de différents groupes de barrânî (" gens de dehors ") d'Alger avaient une certaine influence sur les amîn des groupes des barrânî dans d'autres villes du vilayet.
-------Les barrânî, ainsi que la communauté juive, étaient ainsi constitués en communautés. Leur chef exerçait des pouvoirs de police sur les membres. La taxation des membres de ces groupes se faisait au niveau de celui-ci : c'était le chef qui était en principe le fermier des impôts et répartissait les impositions(33). Le chef de la communauté servait d'interlocuteur auprès des autorités. L'encadrement de cette partie de la population était très efficace, bien plus d'ailleurs que ne pouvait l'être un encadrement sur la base territoriale du quartier ; la plupart des barrânî par exemple constituaient une population très instable, sans logement, dont une grande partie des membres ne restaient dans la ville que temporairement. Le cadre communautaire facilitait donc le contrôle de ces groupes.
-------Les exigences des autorités ottomanes à l'égard des Algérois de souche, les baldi, portaient sur leurs activités économiques. Les impôts de cette population, en espèces ou en nature, étaient liés à cette activité : " C'est pourquoi on avait choisi la profession comme critère pour la division de cette population en groupes, et non pas le quartier, qui n'est pas pertinent(34). " Les baldi étaient donc encadrés par les corporations de métiers, de la même manière, semble-t-il, que les barrânî par les organisations communautaires. Ces dernières englobaient parfois des corporations de métiers qui étaient propres aux membres de la communauté : le phénomène des corporations de métiers communes aux baldi et aux barrânî n'existait pas à Alger, où la ségrégation ethnique et religieuse semble s'exprimer mieux dans ce domaine que sur le plan géographique de la ville(35). Les chefs (amîn) des corporations étaient subordonnés au shaykh al-balad (36), et non pas au muhtasib, comme c'était normalement le cas dans les villes maghrébines(37). La collecte des impôts s'effectuait par la corporation, aussi bien les taxes et les impôts habituels que les impositions extraordinaires(38). Lorsque, après le bombardement d'Alger par Duquesne, Louis XIV eut imposé un tribut à Alger, on le fit peser sur tous les corps de métiers, et les amîn furent les responsables de la perception de cette taxe extraordinaire(39). En une autre occasion, lors de la guerre de 1770 contre les Danois, ainsi que cinq ans après, lors de la guerre contre l'Espagne, on fit appel aux corps de métiers pour venir effectuer des travaux de fortification de la ville40. Comme " le corps des juifs " est mentionné parmi les " corps de métiers ", il est clair que l'on avait fait appel aux corporations de métiers et aux " corporations " de communautés. Ces exemples indiquent que les autorités ottomanes de la ville aient pu prendre la corporation de métier et la communauté ethnique ou religieuse comme cellule de base, et non pas le quartier. Cette " administration " plus ou moins centrale des divers aspects de la ville, tant au niveau de l'encadrement de la population en groupes ethniques et religieux qu'à celui des corporations de métiers, dont les chefs étaient choisis par les autorités et demeuraient leurs interlocuteurs, englobait donc la totalité de la ville à un niveau plus élevé que celui du quartier.

Survol de l'histoire politique de la Régence d'Alger (XVIe-XVIIIe siècles)


-------Du point de vue politique, l'époque ottomane à Alger se divise en trois grandes périodes(41) :
à partir de l'installation de la suprématie ottomane jusqu'à 1587, ce fut l'époque des beylerbey (gouverneur) qui gouvernaient avec l'assistance du Divan (dîwân, conseil) des janissaires et dont l'autorité englobait l'ensemble des territoires ottomans du Maghreb. En 1587, le Maghreb ottoman fut divisé en trois provinces (vilâyet) : celle d'Alger, celle de Tunis et la province tripolitaine. Ces provinces ayant été dénommées odjak, mot qui sert normalement à désigner la milice, on mesure le rôle essentiel des janissaires dans ces trois provinces(42).
-------De 1587 jusqu'à 1711 Alger fut gouvernée par des pachas triennaux, envoyés du centre de l'Empire. L'autorité des pachas semble avoir été limitée à la seule population indigène de la ville d'Alger et aux tribus de l'intérieur. Théoriquement tout-puissants, les pachas étaient limités par le pouvoir de la milice et de son Divan, et ils n'avaient aucune autorité sur l'organisation des corsaires, la tâ'ifat al-ra'îs, qui menait ses actions comme si elle faisait partie intégrante de la flotte ottomane. La collecte des impôts et le maintien de l'ordre public semblent avoir été les principales obligations de ces pachas, avec bien entendu l'obligation d'assurer la paie de l' odjak.
-------Les pachas avaient gardé au moins une partie de leurs privilèges et de leurs droits jusqu'à 1659. Cette année-là, la révolte des agha les écarta définitive-ment du pouvoir, en leur substituant d'abord des agha (1659-1671), remplacés ensuite par les élus de la milice, les deys (en turc : dayï, oncle maternel). Dès lors, va s'ouvrir le chapitre plutôt mouvementé de l'histoire politique de la Régence, car, jusqu'ici, en tant que représentants du sultan, la personne des pachas était sacrée. Même lorsque les relations entre la milice et le pacha s'avéraient mauvaises, la solution consistait dans le renvoi de ce dernier et non pas dans son élimination physique(43). A partir du moment où la personne qui tenait le pouvoir ne bénéficiait plus du même prestige, l'assassinat devint le moyen le plus efficace pour s'en débarrasser. C'est ainsi que les quatre agha qui gouvernèrent entre 1659 et 1671 furent assassinés, et qu'un seul des onze deys qui gouvernèrent entre 1671 et 1710 connut une mort naturelle. Durant toute cette période (1659-1710) des pachas continuèrent cependant à être envoyés d'Istanbul à Alger.


Milice et Tâ' ifa

-------Bien que les corsaires eussent été les initiateurs de l'inclusion du Maghreb au sein de l'Empire ottoman, ce n'est qu'avec l'envoi d'une armée terrestre, composée de soldats bénéficiant des mêmes privilèges que ceux des janissaires, et avec la création de la milice d'Alger, l'odjak, qu'avait eu lieu l'entrée effective de cette région sous la souveraineté ottomane. Depuis la création du vilayet d'Alger, il y avait donc eu deux pouvoirs concurrents : tâ'ifat al-ra'îs (la corporation des corsaires), qui s'occupait de tout ce qui avait trait à la marine, y compris les relations avec les puissances étrangères. Cette corporation de corsaires détenait une grande partie de la richesse de la ville durant les XVIe et XVIIè siècles. Le second pouvoir était détenu par la milice, responsable de l'activité terrestre : défense du vilâyet contre l'ennemi et collecte des impôts.
-------Il semble que la composition de la tâ'ifa (un grand nombre d'aventuriers aux origines très variées, aussi bien des différentes pallies de l'Empire ottoman que des pays européens, ou encore des indigènes) et sa vocation (la guerre maritime) constituèrent les principales raisons qui l'empêchèrent de prendre le contrôle de la Régence d'une manière durable, et même, semble-t-il, d'entre-tenir de véritables aspirations à gouverner. L'objectif des corsaires dans la lutte entre la tâ'ifa et l'odjak ne semble pas avoir été la prise de pouvoir dans le vilayet, mais l'acquisition de plus de liberté d'action vis-à-vis de l'État, ainsi que du centre de l'Empire ottoman. Sur ce point, les conclusions de P. Boyer qui minimalise l'importance de cette lutte sont à notre avis justifiées.(44). Cette lutte entre les deux corps n'affaiblissait pas Alger car les intérêts communs entre la milice et la marine corsaire étaient trop importants pour que leur riva-lité refrène le développement de la Régence et de la course. Quoi qu'il en soit, cette lutte resta " le pivot de l'évolution de l'Algérie de la fin du xvie à la fin du xviie siècle(45) ".
-------Contrairement à la tâ'ifa, la milice avait des aspirations durables au contrôle de l'État. Son organisme permanent, le Divan des janissaires, avait été destiné à diriger les affaires de l'odjak. Regroupant (sous formes différentes) les plus hauts gradés, le Divan avait une permanence qui le rendait beaucoup plus apte a prendre des décisions que le chef de l'odjak, l'agha des janissaires, dont le mandat ne durait pas plus de deux mois : aussi devint-il un véritable appareil d'État. Dotée de sources de revenus beaucoup plus limitées que celles de la tâ'ifa, la milice avait cherché à contrôler la Régence, ne fût-ce que pour assurer la régularité de sa paie. C'est ainsi que l'on observe pendant la première.................suite au prochain n°!!!

1. A. Laroui, 1977, pp. 229-232 ; A. C. HEss, 1978, p. 46 ; R. MANTRAN, 1984, p. 3.
2. N. BARBOUR, p. 133 ; C. A. JULIEN, pp. 251-253 ; J. M. ABUN-NASR, pp. 159-161..
3. Nous remercions A. Raymond d'avoir mis à notre disposition le plan de base de la ville d'Alger que nous avons utilisé dans la présente recherche. Le plan numéro I est tiré de A. RAYMOND, 1985, p. 333. Les renvois sans référence concernent tous le plan I.
4. Sur l'ancienne Qasba, cf. E. PASQUALI, pp. 39-43 ; G. DELPHIN, p. 219 ; F. CRESTI, 1982, p. 13. On trouve dans des actes de wagf la mention du quartier de l'ancienne Casbah avec l'indication qu'il s'agit dudit Sîdî Ramdân : CAOM 1 Mi 70 (20), pp. 46, 48. Cf. aussi : A. DevouLX, " Édifices ", ch. LXXXIV.
5. A. C. HESS, 1978, p. 157.
6. Idem, 1968, p. 7. Sur les origines du mot " course ", et sur les différences entre la piraterie et la course maritime, cf. A. BASHAN (Sternberg), 1970, p. 86.7. Y. Bù 'Azlz, pp. 134-135.
8. V. Y. BouTIN, p. 36.
9. Ibid., op. cit., p. 32.
10. E. PASQUALI, p. 17. Cf. LE TOURNEAU, " al-Djzâ'îr ", pour qui la longueur de la muraille s'élève à 3 100 mètres, et A. C. HESS, 1978, p. 165.
11. P. BoYER, 1963, pp. 35-36 ; H. KLEIN, p. 75.
12. Sur le système de défense d'Alger, cf. J. A. PEYSSONNEL, pp. 247-250, M. BELHAMtsst, pp. 24-28 et V. Y. BouTIN.13. Il y avait plusieurs maisons de campagne à l'extérieur de l'enceinte, mais n'étant que des logements secondaires, elles ne peuvent être considérées comme la manifestation d'une croissance extra-muros. D'après HAt:DO (1870, p. 433), un " magnifique faubourg " de mille cinq cents maisons à côté de la porte de Bâb 'Azzûn fut entièrement détruit par le pacha 'Arab Ahmad en 1573, afin qu'elles ne servent pas d'abri aux ennemis dans une éventuelle attaque.
14. M. BELHAMISSI, p. 29.
15. L. D'ARVIEUx, p. 232.
16. G. DELPHIN, p. 220.
17. A. DEVOULx, " Ahad Aman ", p. 215.
18. A. RAYMOND, 1985, p. 171. Le plan de la Casbah est publié par E. PASQUALI, pp. 12-13, ainsi que par M. BELHAMISSI, 1990, pp. 88-89. Dans les deux cas il s'agit d'une reproduction du croquis du commandant Filhon, ingénieur géographe en chef de l'expédition de 1830, réalisé donc au moins treize ans après que la Casbah fut devenue le siège du dey.
19. A. RAYMOND, 1985, pp. 163-167 ; E. CRESTI, 1990, pp. 53-54.20. On estime à 1 500 000 le nombre total des expulsés musulmans depuis 1492, répartis sur tout le Maghreb. Cf. E. PASQUALI, p. 57.
21. D. HAËDO, 1870, p. 495.
22. A. RAYMOND, 1985, p. 124 ; A. RAYMOND, 1994, pp. 2 000-2 001.23. Tachrifat, p. 20. Cf. aussi : AL-ZAHÂR, p. 24 ; H. KLEIN, p. 26 ; F. CRESTI, 1990, p. 47.
24. CAOM 15 Mi 19, vol. 70, 71, 72. En A H 1131 / 1718-1719, la corporation payait des salaires à vingt-cinq personnes.
25. TACHRIFAT, p. 22 ; L. DE TAssy, p. 101 ; M. ROZET, p. 96 ; E. PASQUALI, pp. 54-55.
26. L. DE TASSY, p. 142 ; LA. PEYSSONNEL, p. 239 ; TACHRIFAT, p. 22 ; VENTURE DE PARADIS, p. 256 ; " Ministère de la Guerre ", p. 186 ; P. BOYER, 1963, pp. 120-126 ; M. HOEXTER, 1982, p. 123. Sur la signification du terme mizwâr et sur ses origines, ainsi qu'une note bibliographique concernant ce préposé, cf. M. HOEXTER, 1982, pp. 120-121 et note 4, p. 120.
27. M. HOEXTER, 1982, p. 144.
28. Idem, 1979, p. 88.
29. Cf. A. RAYMOND, 1973, pp. 442-443 ; A. MARCUS, p. 325.
30. Sur l'encadrement de la population en corporations, aussi bien celles de métier que les " corporations communautaires ", leur fonctionnement, et les rôles des chefs des corporations à l'époque ottomane, cf. M. HOEXTER, 1979, pp. 1-96.
31. Le titre de ces responsables étaient normalement amîn, mais il y avait aussi le muqadim de la communauté juive, ainsi que le qâ'id des affranchis noirs. Cf. à ce sujet, M. HOEXTER, 1979, p. 21.32. M. HOEXTER, 1979, p. 21.
33. Idem, 1983, pp. 22-24.
34. Idem, 1979, p. 88.
35. Sur la ségrégation au niveau des corporations de métiers, cf. M. HOEXTER, 1979, pp. 29-33 ; H. TOUATI, pp. 277-280.
36. TACHRIFAT, p. 23 ; " Ministère de la Guerre ", p. 186.
37. TACHRIFAT, pp. 22-23 ; R. Le Tourneau, p. 35.
38. Sur la taxation à Alger, cf. M. HOEXTER, 1983, pp. 19-39.
39. M. RozET, p. 88. Cf. aussi, M. HOEXTER, 1979, p. 60.
40. VENTURE DE PARADIS, p. 194.41. Tout ce développement est basé essentiellement sur H.-D. DE GRAMMONT ; C. A. JULIEN, pp. 250-302 ; R. LE TOURNEAU ; A. RAYMOND, 1970 ; P. BOYER, 1970, pp. 99-124 ; R. MANTRAN, 1984, pp. 1-14.
42. R. MANTRAN, 1993, p. 133. Le mot odjak signifie " foyer ". Sur les origines de ce mot et les différences d'utilisation entre Alger et Istanbul, cf. J. DENY, pp. 36-37.
43. H.-D. DE GRAMMONT, p. 227.44. P. BOYER, 1973, pp. 168-169. Cf. aussi : R. MANTRAN, 1984, p. 5.
45. A. RAYMOND, 1989, p. 407.