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-L'Afrique romaine
130 pages - 15, -5 x 23,5 - 52 photographies
chapitre 6: La fin de la période romaine en Afrique
par Eugène Albertini,
membre de l'Institut, professeur au Collège de France, Inspecteur Général des Antiquités (il a oublié de m'inspecter !!!) et des Musées de l'Algérie
Texte obtenu par OCR. Il reste certainement des "coquilles". Vous pouvez me le faire savoir.Merci.

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-------------L'Afrique que nous avons considérée jusqu'à présent est celle du second siècle et du commencement du troisième, celle qui est pacifique, bien organisée, prospère, qui s'est assimilé la culture romaine, et qui, en la personne de Septime Sévère, né à Leptis en Tripolitaine, arrive à la tête de l'Empire. Il nous reste à voir, à grands traits, comment cette Afrique s'est défaite, et pour quelles raisons l'empreinte romaine, qui semblait si forte et si durable, s'est effacée sans presque laisser de traces.

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-------------Nous avons indiqué déjà, en parlant du christianisme, que des prodromes de désorganisation, de désagrégation pouvaient se deviner dès la fin du second siècle, à l'époque où les églises chrétiennes se multiplient et résistent aux persécutions. Le christianisme, avons-nous dit, n'est pas responsable de l'effondrement de l'Empire ; mais il est un symptôme entre plusieurs autres d'un changement dans l'esprit général. Les liens sociaux se relâchent, le patrimoine romain s'affaiblit : la cité de Dieu, la Jérusalem céleste à laquelle les croyants aspirent, leur fait perdre de vue l'Etat et l'intérêt collectif ; chez les non-chrétiens, de même, des préoccupations soit mystiques, soit égoïstes, oblitèrent les sentiments de loyalisme, de solidarité, de dévouement à la chose publique qui étaient indispensables pour maintenir la cohésion d'un grand Empire. Ce changement dans les dispositions intimes des individus, dans les âmes des hommes qui vivent à l'intérieur des frontières romaines, prépare la dislocation de tout l'édifice.

-------------Cette dislocation commence à se réaliser aussitôt après le règne des Sévères. Alexandre Sévère, le dernier empereur de cette dynastie, meurt en 235 ; c'est en 238, sous le règne de son successeur Maximin, que s'ouvre pour l'Afrique l'ère, déjà ouverte pour d'autres provinces, des agitations et des incertitudes.

-------------Le premier tiers du IIIè siècle appartient donc à la période brillante de l'Afrique romaine. Après coup, nous y découvrons des indices annonçant la décadence ultérieure ; mais les yeux des contemporains ne pouvaient les percevoir ; ce qui frappait leur attention, c'était le nombre croissant des villes africaines, les progrès du défrichement et du commerce, le peu de distance qui séparait, dans la vie matérielle et morale, un Berbère romanisé d'un Romain de Rome.

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Un acte législatif, au cours de ce premier tiers du III, siècle, fut la consécration de l'ceuvre de romanisation accomplie en Afrique et dans toutes les provinces romaines : ce fut l'Edit de Caracalla, en 212, par lequel cet empereur accordait le droit de cité romaine à tous les hommes libres de l'Empire. Il n'y eut plus désormais, dans l'Empire, une classe de citoyens maîtres et une classe de citoyens sujets : tous ceux qui étaient nés dans des conditions régulières, et dans une localité où les actes d'état civil étaient tenus à jour, étaient citoyens romains au même titre que ce qui restait des Romains de vieille souche. Pratiquement, dans l'Afrique du Nord, seuls dès lors, durent se trouver exclus de la cité romaine les nomades, et ceux des indigènes qui, rebelles à la vie en groupe, s'obstinaient à vivre épars et farouchement isolés dans les parties rurales des territoires municipaux.

-------------On a souvent blâmé comme imprudente et funeste pour Rome la mesure prise par Caracalla. On lui a reproché d'avoir transformé en Romains d'apparence, en Romains purement nominaux, des Barbares véritables, qui n'apportaient à l'Empire qu'un élément de faiblesse et une cause de dissociation. http:// perso. wanadoo. fr/bernard.venis. En réalité, l'Edit de Caracalla, dicté à l'empereur par les juristes de son entourage, faisait les réserves nécessaires pour les gens incorrigiblement réfractaires à la vie romaine ; et l'on peut dire qu'il enregistrait un fait acquis beaucoup plus qu'il ne créait une situation nouvelle. Petit à petit, par le jeu normal des institutions et des habitudes, beaucoup d'individus, de familles, de groupes étaient entrés dans la cité romaine. En généralisant cet accès à la cité, Caracalla ne faisait qu'étendre assez faiblement la portée des mesures prises par ses prédécesseurs ; il se bornait à constater que dans toutes les parties de l'Empire s'était établi un niveau moyen de romanisation, un fond commun d'idées et d'habitudes.

-------------Ce qui est vrai, c'est que par cet octroi global du droit de cité l'empereur perdait un moyen d'entretenir, par l'émulation, le loyalisme et le dévouement des populations soumises. Désormais, la cité romaine n'apparaissait plus comme une récompense ; elle allait de soi, il suffisait de naître pour en jouir. Un ressort qui avait longtemps joué dans l'intérêt de Rome était maintenant détendu ; mais c'est parce qu'il avait produit tout son effet. L'Edit de Caracalla traduisait, dans un texte législatif, ce fait que les populations provinciales paraissaient définitivement et complètement adaptées à la civilisation romaine.

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-------------C'est donc avec l'apogée de l'Afrique romaine que coïncide cet édit, et, d'une façon générale, le règne des Sévères. Aussitôt après, les forces de désagrégation, qui étaient latentes sous les apparences d'ordre et d'équilibre, commencent à jouer.

-------------Les deux derniers tiers du IIIè siècle voient en effet se passer en Afrique des événements que ne, connaissaient guère les générations précédentes. D'abord, l'Afrique participe aux troubles civils : dans les cinquante années d'anarchie qui vont de 235 à 285, où chaque province, chaque armée tour à tour proclame un empereur, où des règnes éphémères se succèdent au milieu des guerres civiles et des dévastations, l'Afrique, elle aussi, fournit à l'histoire son contingent d'usurpateurs inégalement heureux. C'est en Afrique, particulièrement, qu'est proclamé, en 238, l'empereur Gordien. Les luttes auxquelles cette proclamation donne lieu entraînent la dissolution de la légion d'Afrique : pendant quinze ans, de 238 à 253 (date à laquelle la Troisième Légion est reformée), l'Afrique n'a plus sa garnison habituelle, remplacée par des détachements pris temporairement à d'autres provinces [et par les troupes auxiliaires, notamment les Pannoniens, déjà stationnés en Afrique]. Ainsi les compétiteurs impériaux n'hésitent pas, pour satisfaire leurs rancunes personnelles, à prendre des mesures qui sont de nature à affaiblir beaucoup l'autorité romaine.torité romaine.

-------------En fait, on voit les indigènes s'agiter beaucoup plus que par le passé ; et leurs mouvements prennent une extension, un caractère de généralité qu'ils n'avaient jamais eu. Deux éléments, selon toute vraisemblance, y prennent part : d'un côté, les tribus restées insoumises, dans les massifs réfractaires comme la Kabylie et l'Aurès, ou sur les frontières méridionales du territoire romain ; d'un autre côté, des Berbères romanisés qui se sentent capables de vivre par euxmêmes, qui se détachent de l'Empire, et dont les chefs aspirent à une souveraineté indépendante. Dans les années 258-260, une grave insurrection inquiète les confins de la Numidie et de la Maurétanie. A la fin du siècle, des troubles plus inquiétants encore se prolongent pendant une dizaine d'années, de 289 à 298, et l'intervention personnelle de l'empereur Maximien est nécessaire pour le rétablissement de l'ordre. Les monuments archéologiques nous font constater le sentiment d'insécurité qui se répand dans l'Afrique romaine : c'est à cette époque qu'on fortifie les villes, les villages, les fermes isolées ; on multiplie les postes de guet et les fortins.

-------------À la fin du IIIèsiècle et au commencement du IVe siècle, des empereurs énergiques et qui ont de hautes qualités d'administrateurs, Dioclétien et Constantin, font un grand effort pour remettre l'Empire en ordre. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Ils déterminent une renaissance réelle, si l'on compare l'état de l'Empire sous leurs règnes à ce qu'il était pendant le demi-siècle d'anarchie qui les a précédés ; mais dans leurs réformes même, dans l'organisation administrative qu'ils donnent à l'Afrique, on sent le progrès de la dissolution qui s'affirme irrésistiblement.

-------------C'est en effet de cette désagrégation que le nombre des provinces, sous Dioclétien, s'accrut beaucoup. La Proconsulaire forma trois provinces : Proconsulaire proprement dite, ou Zeugitane, avec Carthage pour chef-lieu ; Byzacène, ayant pour chef-lieu Sousse ; Tripolitaine. La Numidie fut divisée en deux : Numidie du Nord ou de Cirta, et Numidie militaire, ayant toujours sa capitale à Lambèse. Une province nouvelle, la Maurétanie Sitifienne, avec Sétif pour chef-lieu, fut détachée de la Maurétanie Césarienne. L'Afrique romaine se trouvait donc partagée en huit provinces ; et l'une de ces huit provinces, la Maurétanie Tingitane. était séparée du reste de l'Afrique pour être rattachée officiellement au groupe de provinces d'Espagne, dont elle formait la tête de pont.

-------------À vrai dire, une de ces subdivisions fut supprimée par Constantin : il n'y eut plus, après lui, une Numidie militaire distincte de la Numidie de Cirta, mais une seule Numidie ayant pour capitale Cirta, appelée désormais Constantine. L'Afrique n'en restait pas moins divisée, comme le reste de l'empire, en une série de petits compartiments isolés, à cloisons étanches ; les barrières administratives et économiques se trouvaient multipliées. Les empereurs diminuaient ainsi le pouvoir des gouverneurs de province, dont ils craignaient l'ambition ; leur surveillance soupçonneuse s'exerçait plus efficacement sur des fonctionnaires à attributions restreintes ; la filière bureaucratique s'allongeait, le formalisme et la complication des rouages administratifs s'accroissaient, les inspecteurs se multipliaient. Mais ce compartimentage était au détriment de la vie réelle et de la prospérité du pays.

-------------La même politique soupçonneuse avait conduit les empereurs à séparer complètement l'autorité civile et le commandement militaire : il y avait dans chaque province un praeses, gouverneur civil chargé de la besogne administrative et judiciaire. Il y avait d'autre part des chefs militaires ou duces, dont les districts ne coïncidaient pas nécessairement avec les provinces civiles. Il n'y avait ni liaison ni subordination des uns aux autres : l'autorité directe de Rome s'exerçait dans les deux domaines.

-------------Enfin, l'armée même était fractionnée en un grand nombre de petits corps. Une légion, après Dioclétien, n'a plus qu'un effectif de 1.000 hommes ; et les autres corps sont à l'effectif de 500. Composée de ces corps de nouveau type, l'armée d'Afrique, au IVe siècle, avait un effectif un peu supérieur à celui du le' et du Ile siècle ; mais, brisée en trop nombreuses unités, cette armée n'avait plus la souplesse, la solidité, l'efficacité de celle du Haut-Empire. http:// perso. wanadoo. fr/bernard.venis. Elle était de moins en moins romaine aussi, parce que les Barbares des frontières, payés par Rome pour garder ces frontières que d'eux-mêmes ils auraient volontiers attaquées, faisaient partie intégrante de l'armée nouvelle. Extérieurement, la puissance romaine, en Afrique, n'a pas changé : la frontière, [plus solidement organisée que jamais, avec un réseau de tours de guet, de forts, de fortins et de camps, tout au long d'un fossé qui marque la ligne de défense la plus intérieure], suit toujours à peu près la ligne qu'elle suivait sous les Sévères ; il semble seulement qu'on ait abandonné les postes avancés lancés au delà de ce limes. Mais, derrière le limes maintenu, l'armée n'est plus un outil de romanisation : disséminée un peu partout, elle surveille les mouvements des indigènes, et beaucoup de ceux qui la composent seraient à l'occasion disposés à seconder ces mouvements, parce que l'image de Rome s'efface chaque jour un peu plus des esprits. L'invasion barbare, favorisée par la dépopulation de l'Empire, se fait un peu chaque jour, par infiltration.

 

-------------Avec Constantin, les persécutions contre le christianisme ont cessé. C'est un élément de discorde qui a disparu. Mais la situation ne s'est pas améliorée pour cela, car l'hostilité qui n'est plus entre païens et chrétiens est maintenant à l'intérieur de la chrétienté. Les discussions sur la conduite tenue par les fidèles lors de la persécution de Dioclétien, les reproches des intransigeants à ceux qui, au cours de la persécution, ont faibli ou paru faiblir, et les rivalités personnelles qui se greffent sur ces débats déterminent, au début du IV, siècle, un schisme. Les élections épiscopales de Cirta en 305, de Carthage en 311 séparent de l'orthodoxie catholique ceux que, du nom d'un de leurs chefs, on appelle les Donatistes. Bientôt il y a, dans presque toutes les localités, un évêque et une église donatistes en concurrence avec l'évêque et l'église catholiques ; et bien que les empereurs accordent assez régulièrement leur appui aux catholiques, le schisme donatiste se maintient et lutte longtemps à forces égales. Des haines violentes séparent les deux partis : il y a des bagarres et des batailles fréquentes. http:// perso. wanadoo. fr/ bernard.venis. Les Donatistes ont des auxiliaires terribles : des troupes de paysans révoltés, que la misère a fait tourner à l'état sauvage, qu'en même temps une sorte d'enthousiasme mystique soulève et qui croient leurs violences inspirées de Dieu. Ce sont les circoncellions, qui vont de ferme en ferme, circum cellas, non plus pour trouver du travail, comme au temps de la prospérité, mais pour piller et tuer, avec une sorte de frénésie de destruction. C'est la détresse des campagnes qui a déterminé la formation de ces bandes ; mais elles-mêmes contribuent à rendre les campagnes de plus en plus désertes et misérables, en anéantissant ce qu'elles rencontrent et en rendant dangereuse toute circulation.

-------------Dans ce désordre matériel et moral, les révoltes indigènes ne peuvent manquer de se produire. Un prince indigène, Firmus, soulève la Maurétanie en 372, et cherche à devenir le chef d'un état indépendant : il faut quatre ans d'efforts au meilleur général de l'époque, Théodose, pour le réduire. C'est que les Donatistes ont donné à Firmus un appui énergique. Un frère de Firmus, Gildon, fidèle d'abord aux Romains, reçoit d'eux, en 386, la charge de gouverner l'Afrique ; à son tour, il veut se tailler une principauté indépendante, et compte sur l'appui des Donatistes : en 396, il est battu. Mais chacune de ces campagnes augmente l'étendue des destructions et l'insécurité du pays.

-------------La condamnation définitive du donatisme, en 411, à la suite d'une conférence contradictoire tenue à Carthage entre évêques, sous la présidence d'un représentant de l'empereur, ne suffit pas à rétablir la paix. Dès ce moment, les Barbares ont largement pénétré dans l'empire, en Gaule, en Bretagne, en Espagne : il est inévitable qu'ils parviennent jusqu'à l'Afrique. Des intrigues de cour les y aident : le commandant des troupes de l'Afrique proconsulaire, le comte Boniface, menacé dans sa vie par une dénonciation accueillie contre lui à la cour impériale, appelle à son secours les Vandales, installés en Espagne ; une fois introduits en Afrique, et conduits par un grand chef, Genséric, ils ne laissent ni Boniface ni les empereurs limiter leur part de souveraineté : en deux années, 429 et 430, ils conquièrent l'Afrique, du détroit jusqu'au delà de Bône ; en 439, ils prennent Carthage. Genséric consent bien à rendre momentanément à l'empereur les Maurétanies, mais c'est pour les reprendre en 455, et l'autorité des rois vandales est, à partir de ce moment, la seule qui existe en Afrique.

-------------Cette autorité est renversée au VIè siècle par l'Empire byzantin : en 534, une armée envoyée par Justinien bat le dernier roi vandale, et, en deux ans, l'Afrique est remise dans la dépendance de l'empereur d'Orient. Les généraux byzantins repoussent ensuite, au cours du VIe siècle, des attaques de princes indigènes contre leurs possessions.

-------------Mais ce qu'il faut noter, pour les Vandales comme pour les Byzantins, c'est qu'ils ne tiennent le pays que de façon incomplète. Les Vandales ont chassé d'Afrique la puissance romaine : seulement ils n'ont pas pu y substituer la leur. Peu nombreux, vite amollis par le climat africain et la vie qu'ils menaient dans les belles villas des environs de Carthage, ils ont laissé, en fait, les Berbères recouvrer leur indépendance dans une bonne partie des provinces. C'est ce qui explique la rapidité de leur chute : leur royaume n'était qu'une façade. A leur tour les Byzantins ont dû se contenter d'assez peu de chose : beaucoup de régions de l'intérieur et de l'Ouest leur sont restées fermées ; à l'Ouest de Sétif, ils n'occupaient que quelques points sur la côte ; là où ils étaient, ils se sentaient peu en sûreté, et c'est ce que prouvent les énormes forteresses bâties à la hâte qu'ils ont laissées un peu partout en souvenir de leur passage. Aussi n'ont-ils pas pu, eux non plus, résister longuement à un agresseur : et la conquête musulmane, dans la seconde moitié du VII siècle, n'eut dans les Byzantins que des adversaires médiocres ; c'est des Berbères que vinrent les vraies difficultés.

-------------Ainsi, soustraite par les Vandales, en 430, à la puissance de Rome, l'Afrique du Nord est restée, à partir de cette date, livrée à elle-même, et n'a connu que sur des territoires limités l'influence effective des Vandales et des Byzantins. La date de 430, pour l'Afrique, marque donc, en même temps que la fin de la période romaine, la fin de la romanisation. Matériellement, c'est à partir de cette date que beaucoup de villes romaines ont été attaquées par les tribus restées nomades et pillardes, dévastées, dépeuplées ; moralement, dans les mêmes années, tout ce qu'avaient apporté les Romains, institutions, mœurs, langue, commence à disparaître.

-------------Bien entendu, tout ne s'efface pas d'un seul coup : il y a une vitesse acquise qui prolonge les traces de l'époque omaine en Afrique. Des communautés chrétiennes se maintiennent, avec quelques évêques, jusqu'au XIe siècle ; des traditions, des techniques romaines survivent dans les métiers et dans les arts. Mais au bout de quelques siècles ces traces même s'effacent. Aucune langue romaine n'a vécu dans l'Afrique du Nord ; http:// perso. wanadoo. fr/ bernard. venis. aucun groupe chrétien ne s'y est maintenu, comme il arrivait ailleurs en pays musulman, par exemple en Syrie ; rien de romain n'est resté dans les institutions. Les détails de moeurs, de coutume, de construction où l'on a parfois proposé de voir des survivances romaines s'expliquent par l'identité des conditions géographiques dans les différents pays méditerranéens. De toutes les régions sur lesquelles s'était étendue la civilisation romaine, il n'y en avait peut-être aucune qui eût montré plus d'aptitude à s'assimiler cette civilisation ; et il n'y en a aucune où cette civilisation ait été aussi complètement abolie.

-------------Cette extirpation radicale du passé romain s'explique avant tout, évidemment, par le caractère de la religion islamique, par son incompatibilité avec tout ce qui n'est pas elle-même, par le bloc d'institutions et de moeurs qu'elle lie indissolublement à la foi. Mais une disparition aussi complète suppose en outre, dans la romanisation de l'Afrique, des vices internes, des lacunes qu'il convient, en terminant, d'indiquer avec brièveté.

-------------En premier lieu, il n'y a pas eu, de la part des Romains, extension suffisante du territoire soumis. Limités par la pauvreté des moyens matériels de la civilisation antique, ayant en outre assez souvent le tort de s'en tenir à une politique timide, à courte vue, ils ont commis la faute de ne pas s'avancer assez loin en Afrique. Ils ne semblent pas avoir tenu le Sahara, à peine en auraient-ils reconnu les abords. Dans la région correspondant aux départements d'Alger et d'Oran, ils n'ont occupé vraiment qu'une bande littorale assez étroite. C'était rendre précaire la possession du Tell, que de le laisser en bordure d'un hinterland inconnu, inexploré, plein de menaces ; et encore les Romains toléraient à l'intérieur du Tell des cantons mal pénétrés et peu soumis. La masse territoriale des possessions romaines en Afrique était insuffisamment lourde, et pas assez compacte.

-------------En second lieu, une faiblesse venait du fait que j'ai signalé, le manque d'éléments immigrés. Les Berbères avaient été romanisés de l'extérieur, par des instructeurs ; mais ils étaient restés Berbères et entre Berbères. Très peu d'unions s'étaient faites entre Berbères et non Berbères. Il n'y avait pas eu ce mélange, ce brassage d'éléments hétérogènes qui est nécessaire peut-être pour qu'une civilisation soit vigoureuse et tenace. La romanisation a conservé un peu, en Berbérie, le caractère d'un enduit superficiel. Elle n'a pas pu résister à la poussée du vieux fond autochtone, le jour où la coupure des liens politiques a forcé la Berbérie à vivre indépendamment de Rome. Et nous constatons ici un effet local du phénomène qui est la grande faiblesse de la Rome impériale, la dépopulation, la disparition des éléments proprement romains et italiens.

-------------En troisième lieu, dans l'effondrement de la culture romaine en Afrique, la crise économique a une grande part. Cette crise économique, à partir du milieu du III' siècle, a été générale dans le Monde Romain : partout la production et les échanges ont été troublés et ralentis ; il n'y a, pour en avoir le signe tangible, qu'à suivre l'altération progressive des monnaies, pièces d'or dont le titre et le poids diminuent de façon constante, pièces d'argent d'où l'argent finit par être complètement absent. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. En Afrique, la crise est particulièrement grave, parce qu'elle rend intolérable l'existence de toute une catégorie de gens, les colons, les travailleurs attachés à un sol dont ils ne sont pas propriétaires. Ruinés par les corvées, par la mévente, par les manoeuvres des gros propriétaires dont ils dépendent, ils veulent sortir d'une société où ils sont misérables. La voie tout indiquée, c'est le retour à la société indigène d'où la plupart tirent leur origine, c'est l'abandon des moeurs romaines pour l'ancienne sauvagerie ; et beaucoup de ces malheureux grossissent les bandes fanatiques des Circoncellions, participent à ce que l'on a appelé cette " jacquerie ". La société romaine a été peu solide, parce qu'elle laissait une trop grande différence entre les conditions de vie du gros propriétaire ou du gros fermier et celles de l'ouvrier agricole, dans un pays où toute l'existence économique reposait sur l'agriculture. Elle a succombé parce qu'elle n'a pas su faire le nécessaire pour donner à ceux qui la composaient l'impression d'une solidarité.

-------------Ainsi, insuffisance de l'espace occupé, rareté des éléments romains ou tout au moins non-berbères dans la population, mauvais ajustement des conditions économiques et du régime de la propriété, telles sont les raisons pour lesquelles l'assimilation n'a pas été très durable ; elles se sont manifestées dès qu'il y a eu fléchissement dans le fonctionnement de l'Empire, et les Berbères se sont retrouvés à peu près dans l'état préromain de pensée et de coutumes. Et il va sans dire qu'on ne saurait transporter telles quelles et considérer comme valables pour l'Afrique moderne les réflexions provoquées par l'Afrique romaine ; mais il y a lieu du moins de ne pas négliger les indications qu'elles contiennent : examinées avec précaution, les expériences romaines peuvent, dans une certaine mesure, guider les nôtres.