-------------L'Afrique
que nous avons considérée jusqu'à présent
est celle du second siècle et du commencement du troisième,
celle qui est pacifique, bien organisée, prospère, qui s'est
assimilé la culture romaine, et qui, en la personne de Septime
Sévère, né à Leptis en Tripolitaine, arrive
à la tête de l'Empire. Il nous reste à voir, à
grands traits, comment cette Afrique s'est défaite, et pour quelles
raisons l'empreinte romaine, qui semblait si forte et si durable, s'est
effacée sans presque laisser de traces.
***
-------------Nous
avons indiqué déjà, en parlant du christianisme,
que des prodromes de désorganisation, de désagrégation
pouvaient se deviner dès la fin du second siècle, à
l'époque où les églises chrétiennes se multiplient
et résistent aux persécutions. Le christianisme, avons-nous
dit, n'est pas responsable de l'effondrement de l'Empire ; mais il est
un symptôme entre plusieurs autres d'un changement dans l'esprit
général. Les liens sociaux se relâchent, le patrimoine
romain s'affaiblit : la cité de Dieu, la Jérusalem céleste
à laquelle les croyants aspirent, leur fait perdre de vue l'Etat
et l'intérêt collectif ; chez les non-chrétiens, de
même, des préoccupations soit mystiques, soit égoïstes,
oblitèrent les sentiments de loyalisme, de solidarité, de
dévouement à la chose publique qui étaient indispensables
pour maintenir la cohésion d'un grand Empire. Ce changement dans
les dispositions intimes des individus, dans les âmes des hommes
qui vivent à l'intérieur des frontières romaines,
prépare la dislocation de tout l'édifice.
-------------Cette
dislocation commence à se réaliser aussitôt après
le règne des Sévères. Alexandre Sévère,
le dernier empereur de cette dynastie, meurt en 235 ; c'est en 238, sous
le règne de son successeur Maximin, que s'ouvre pour l'Afrique
l'ère, déjà ouverte pour d'autres provinces, des
agitations et des incertitudes.
-------------Le
premier tiers du IIIè siècle appartient donc à la
période brillante de l'Afrique romaine. Après coup, nous
y découvrons des indices annonçant la décadence ultérieure
; mais les yeux des contemporains ne pouvaient les percevoir ; ce qui
frappait leur attention, c'était le nombre croissant des villes
africaines, les progrès du défrichement et du commerce,
le peu de distance qui séparait, dans la vie matérielle
et morale, un Berbère romanisé d'un Romain de Rome.
-------------Un acte législatif, au cours
de ce premier tiers du III, siècle, fut la consécration
de l'ceuvre de romanisation accomplie en Afrique et dans toutes les provinces
romaines : ce fut l'Edit de Caracalla, en 212, par lequel cet empereur
accordait le droit de cité romaine à tous les hommes libres
de l'Empire. Il n'y eut plus désormais, dans l'Empire, une classe
de citoyens maîtres et une classe de citoyens sujets : tous ceux
qui étaient nés dans des conditions régulières,
et dans une localité où les actes d'état civil étaient
tenus à jour, étaient citoyens romains au même titre
que ce qui restait des Romains de vieille souche. Pratiquement, dans l'Afrique
du Nord, seuls dès lors, durent se trouver exclus de la cité
romaine les nomades, et ceux des indigènes qui, rebelles à
la vie en groupe, s'obstinaient à vivre épars et farouchement
isolés dans les parties rurales des territoires municipaux.
-------------On
a souvent blâmé comme imprudente et funeste pour Rome la
mesure prise par Caracalla. On lui a reproché d'avoir transformé
en Romains d'apparence, en Romains purement nominaux, des Barbares véritables,
qui n'apportaient à l'Empire qu'un élément de faiblesse
et une cause de dissociation. http:// perso. wanadoo. fr/bernard.venis.
En réalité, l'Edit de Caracalla, dicté à l'empereur
par les juristes de son entourage, faisait les réserves nécessaires
pour les gens incorrigiblement réfractaires à la vie romaine
; et l'on peut dire qu'il enregistrait un fait acquis beaucoup plus qu'il
ne créait une situation nouvelle. Petit à petit, par le
jeu normal des institutions et des habitudes, beaucoup d'individus, de
familles, de groupes étaient entrés dans la cité
romaine. En généralisant cet accès à la cité,
Caracalla ne faisait qu'étendre assez faiblement la portée
des mesures prises par ses prédécesseurs ; il se bornait
à constater que dans toutes les parties de l'Empire s'était
établi un niveau moyen de romanisation, un fond commun d'idées
et d'habitudes.
-------------Ce
qui est vrai, c'est que par cet octroi global du droit de cité
l'empereur perdait un moyen d'entretenir, par l'émulation, le loyalisme
et le dévouement des populations soumises. Désormais, la
cité romaine n'apparaissait plus comme une récompense ;
elle allait de soi, il suffisait de naître pour en jouir. Un ressort
qui avait longtemps joué dans l'intérêt de Rome était
maintenant détendu ; mais c'est parce qu'il avait produit tout
son effet. L'Edit de Caracalla traduisait, dans un texte législatif,
ce fait que les populations provinciales paraissaient définitivement
et complètement adaptées à la civilisation romaine.
***
-------------C'est
donc avec l'apogée de l'Afrique romaine que coïncide cet édit,
et, d'une façon générale, le règne des Sévères.
Aussitôt après, les forces de désagrégation,
qui étaient latentes sous les apparences d'ordre et d'équilibre,
commencent à jouer.
-------------Les
deux derniers tiers du IIIè siècle voient en effet se passer
en Afrique des événements que ne, connaissaient guère
les générations précédentes. D'abord, l'Afrique
participe aux troubles civils : dans les cinquante années d'anarchie
qui vont de 235 à 285, où chaque province, chaque armée
tour à tour proclame un empereur, où des règnes éphémères
se succèdent au milieu des guerres civiles et des dévastations,
l'Afrique, elle aussi, fournit à l'histoire son contingent d'usurpateurs
inégalement heureux. C'est en Afrique, particulièrement,
qu'est proclamé, en 238, l'empereur Gordien. Les luttes auxquelles
cette proclamation donne lieu entraînent la dissolution de la légion
d'Afrique : pendant quinze ans, de 238 à 253 (date à laquelle
la Troisième Légion est reformée), l'Afrique n'a
plus sa garnison habituelle, remplacée par des détachements
pris temporairement à d'autres provinces [et par les troupes auxiliaires,
notamment les Pannoniens, déjà stationnés en Afrique].
Ainsi les compétiteurs impériaux n'hésitent pas,
pour satisfaire leurs rancunes personnelles, à prendre des mesures
qui sont de nature à affaiblir beaucoup l'autorité romaine.torité
romaine.
-------------En
fait, on voit les indigènes s'agiter beaucoup plus que par le passé
; et leurs mouvements prennent une extension, un caractère de généralité
qu'ils n'avaient jamais eu. Deux éléments, selon toute vraisemblance,
y prennent part : d'un côté, les tribus restées insoumises,
dans les massifs réfractaires comme la Kabylie et l'Aurès,
ou sur les frontières méridionales du territoire romain
; d'un autre côté, des Berbères romanisés qui
se sentent capables de vivre par euxmêmes, qui se détachent
de l'Empire, et dont les chefs aspirent à une souveraineté
indépendante. Dans les années 258-260, une grave insurrection
inquiète les confins de la Numidie et de la Maurétanie.
A la fin du siècle, des troubles plus inquiétants encore
se prolongent pendant une dizaine d'années, de 289 à 298,
et l'intervention personnelle de l'empereur Maximien est nécessaire
pour le rétablissement de l'ordre. Les monuments archéologiques
nous font constater le sentiment d'insécurité qui se répand
dans l'Afrique romaine : c'est à cette époque qu'on fortifie
les villes, les villages, les fermes isolées ; on multiplie les
postes de guet et les fortins.
-------------À
la fin du IIIèsiècle et au commencement du IVe siècle,
des empereurs énergiques et qui ont de hautes qualités d'administrateurs,
Dioclétien et Constantin, font un grand effort pour remettre l'Empire
en ordre. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Ils déterminent
une renaissance réelle, si l'on compare l'état de l'Empire
sous leurs règnes à ce qu'il était pendant le demi-siècle
d'anarchie qui les a précédés ; mais dans leurs réformes
même, dans l'organisation administrative qu'ils donnent à
l'Afrique, on sent le progrès de la dissolution qui s'affirme irrésistiblement.
-------------C'est
en effet de cette désagrégation que le nombre des provinces,
sous Dioclétien, s'accrut beaucoup. La Proconsulaire forma trois
provinces : Proconsulaire proprement dite, ou Zeugitane, avec Carthage
pour chef-lieu ; Byzacène, ayant pour chef-lieu Sousse ; Tripolitaine.
La Numidie fut divisée en deux : Numidie du Nord ou de Cirta, et
Numidie militaire, ayant toujours sa capitale à Lambèse.
Une province nouvelle, la Maurétanie Sitifienne, avec Sétif
pour chef-lieu, fut détachée de la Maurétanie Césarienne.
L'Afrique romaine se trouvait donc partagée en huit provinces ;
et l'une de ces huit provinces, la Maurétanie Tingitane. était
séparée du reste de l'Afrique pour être rattachée
officiellement au groupe de provinces d'Espagne, dont elle formait la
tête de pont.
-------------À
vrai dire, une de ces subdivisions fut supprimée par Constantin
: il n'y eut plus, après lui, une Numidie militaire distincte de
la Numidie de Cirta, mais une seule Numidie ayant pour capitale Cirta,
appelée désormais Constantine. L'Afrique n'en restait pas
moins divisée, comme le reste de l'empire, en une série
de petits compartiments isolés, à cloisons étanches
; les barrières administratives et économiques se trouvaient
multipliées. Les empereurs diminuaient ainsi le pouvoir des gouverneurs
de province, dont ils craignaient l'ambition ; leur surveillance soupçonneuse
s'exerçait plus efficacement sur des fonctionnaires à attributions
restreintes ; la filière bureaucratique s'allongeait, le formalisme
et la complication des rouages administratifs s'accroissaient, les inspecteurs
se multipliaient. Mais ce compartimentage était au détriment
de la vie réelle et de la prospérité du pays.
-------------La
même politique soupçonneuse avait conduit les empereurs à
séparer complètement l'autorité civile et le commandement
militaire : il y avait dans chaque province un praeses,
gouverneur civil chargé de la besogne administrative et judiciaire.
Il y avait d'autre part des chefs militaires ou duces,
dont les districts ne coïncidaient pas nécessairement avec
les provinces civiles. Il n'y avait ni liaison ni subordination des uns
aux autres : l'autorité directe de Rome s'exerçait dans
les deux domaines.
-------------Enfin,
l'armée même était fractionnée en un grand
nombre de petits corps. Une légion, après Dioclétien,
n'a plus qu'un effectif de 1.000 hommes ; et les autres corps sont à
l'effectif de 500. Composée de ces corps de nouveau type, l'armée
d'Afrique, au IVe siècle, avait un effectif un peu supérieur
à celui du le' et du Ile siècle ; mais, brisée en
trop nombreuses unités, cette armée n'avait plus la souplesse,
la solidité, l'efficacité de celle du Haut-Empire. http://
perso. wanadoo. fr/bernard.venis. Elle était de moins en moins
romaine aussi, parce que les Barbares des frontières, payés
par Rome pour garder ces frontières que d'eux-mêmes ils auraient
volontiers attaquées, faisaient partie intégrante de l'armée
nouvelle. Extérieurement, la puissance romaine, en Afrique, n'a
pas changé : la frontière, [plus solidement organisée
que jamais, avec un réseau de tours de guet, de forts, de fortins
et de camps, tout au long d'un fossé qui marque la ligne de défense
la plus intérieure], suit toujours à peu près la
ligne qu'elle suivait sous les Sévères ; il semble seulement
qu'on ait abandonné les postes avancés lancés au
delà de ce limes. Mais, derrière le limes maintenu, l'armée
n'est plus un outil de romanisation : disséminée un peu
partout, elle surveille les mouvements des indigènes, et beaucoup
de ceux qui la composent seraient à l'occasion disposés
à seconder ces mouvements, parce que l'image de Rome s'efface chaque
jour un peu plus des esprits. L'invasion barbare, favorisée par
la dépopulation de l'Empire, se fait un peu chaque jour, par infiltration.
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-------------Avec
Constantin, les persécutions contre le christianisme ont cessé.
C'est un élément de discorde qui a disparu. Mais la situation
ne s'est pas améliorée pour cela, car l'hostilité
qui n'est plus entre païens et chrétiens est maintenant à
l'intérieur de la chrétienté. Les discussions sur
la conduite tenue par les fidèles lors de la persécution
de Dioclétien, les reproches des intransigeants à ceux qui,
au cours de la persécution, ont faibli ou paru faiblir, et les
rivalités personnelles qui se greffent sur ces débats déterminent,
au début du IV, siècle, un schisme. Les élections
épiscopales de Cirta en 305, de Carthage en 311 séparent
de l'orthodoxie catholique ceux que, du nom d'un de leurs chefs, on appelle
les Donatistes. Bientôt il y a, dans presque toutes les localités,
un évêque et une église donatistes en concurrence
avec l'évêque et l'église catholiques ; et bien que
les empereurs accordent assez régulièrement leur appui aux
catholiques, le schisme donatiste se maintient et lutte longtemps à
forces égales. Des haines violentes séparent les deux partis
: il y a des bagarres et des batailles fréquentes. http:// perso.
wanadoo. fr/ bernard.venis. Les Donatistes ont des auxiliaires terribles
: des troupes de paysans révoltés, que la misère
a fait tourner à l'état sauvage, qu'en même temps
une sorte d'enthousiasme mystique soulève et qui croient leurs
violences inspirées de Dieu. Ce sont les circoncellions, qui vont
de ferme en ferme, circum cellas, non plus pour trouver du travail, comme
au temps de la prospérité, mais pour piller et tuer, avec
une sorte de frénésie de destruction. C'est la détresse
des campagnes qui a déterminé la formation de ces bandes
; mais elles-mêmes contribuent à rendre les campagnes de
plus en plus désertes et misérables, en anéantissant
ce qu'elles rencontrent et en rendant dangereuse toute circulation.
-------------Dans
ce désordre matériel et moral, les révoltes indigènes
ne peuvent manquer de se produire. Un prince indigène, Firmus,
soulève la Maurétanie en 372, et cherche à devenir
le chef d'un état indépendant : il faut quatre ans d'efforts
au meilleur général de l'époque, Théodose,
pour le réduire. C'est que les Donatistes ont donné à
Firmus un appui énergique. Un frère de Firmus, Gildon, fidèle
d'abord aux Romains, reçoit d'eux, en 386, la charge de gouverner
l'Afrique ; à son tour, il veut se tailler une principauté
indépendante, et compte sur l'appui des Donatistes : en 396, il
est battu. Mais chacune de ces campagnes augmente l'étendue des
destructions et l'insécurité du pays.
-------------La
condamnation définitive du donatisme, en 411, à la suite
d'une conférence contradictoire tenue à Carthage entre évêques,
sous la présidence d'un représentant de l'empereur, ne suffit
pas à rétablir la paix. Dès ce moment, les Barbares
ont largement pénétré dans l'empire, en Gaule, en
Bretagne, en Espagne : il est inévitable qu'ils parviennent jusqu'à
l'Afrique. Des intrigues de cour les y aident : le commandant des troupes
de l'Afrique proconsulaire, le comte Boniface, menacé dans sa vie
par une dénonciation accueillie contre lui à la cour impériale,
appelle à son secours les Vandales, installés en Espagne
; une fois introduits en Afrique, et conduits par un grand chef, Genséric,
ils ne laissent ni Boniface ni les empereurs limiter leur part de souveraineté
: en deux années, 429 et 430, ils conquièrent l'Afrique,
du détroit jusqu'au delà de Bône ; en 439, ils prennent
Carthage. Genséric consent bien à rendre momentanément
à l'empereur les Maurétanies, mais c'est pour les reprendre
en 455, et l'autorité des rois vandales est, à partir de
ce moment, la seule qui existe en Afrique.
-------------Cette
autorité est renversée au VIè siècle par l'Empire
byzantin : en 534, une armée envoyée par Justinien bat le
dernier roi vandale, et, en deux ans, l'Afrique est remise dans la dépendance
de l'empereur d'Orient. Les généraux byzantins repoussent
ensuite, au cours du VIe siècle, des attaques de princes indigènes
contre leurs possessions.
-------------Mais
ce qu'il faut noter, pour les Vandales comme pour les Byzantins, c'est
qu'ils ne tiennent le pays que de façon incomplète. Les
Vandales ont chassé d'Afrique la puissance romaine : seulement
ils n'ont pas pu y substituer la leur. Peu nombreux, vite amollis par
le climat africain et la vie qu'ils menaient dans les belles villas des
environs de Carthage, ils ont laissé, en fait, les Berbères
recouvrer leur indépendance dans une bonne partie des provinces.
C'est ce qui explique la rapidité de leur chute : leur royaume
n'était qu'une façade. A leur tour les Byzantins ont dû
se contenter d'assez peu de chose : beaucoup de régions de l'intérieur
et de l'Ouest leur sont restées fermées ; à l'Ouest
de Sétif, ils n'occupaient que quelques points sur la côte
; là où ils étaient, ils se sentaient peu en sûreté,
et c'est ce que prouvent les énormes forteresses bâties à
la hâte qu'ils ont laissées un peu partout en souvenir de
leur passage. Aussi n'ont-ils pas pu, eux non plus, résister longuement
à un agresseur : et la conquête musulmane, dans la seconde
moitié du VII siècle, n'eut dans les Byzantins que des adversaires
médiocres ; c'est des Berbères que vinrent les vraies difficultés.
-------------Ainsi,
soustraite par les Vandales, en 430, à la puissance de Rome, l'Afrique
du Nord est restée, à partir de cette date, livrée
à elle-même, et n'a connu que sur des territoires limités
l'influence effective des Vandales et des Byzantins. La date de 430, pour
l'Afrique, marque donc, en même temps que la fin de la période
romaine, la fin de la romanisation. Matériellement, c'est à
partir de cette date que beaucoup de villes romaines ont été
attaquées par les tribus restées nomades et pillardes, dévastées,
dépeuplées ; moralement, dans les mêmes années,
tout ce qu'avaient apporté les Romains, institutions, murs,
langue, commence à disparaître.
-------------Bien
entendu, tout ne s'efface pas d'un seul coup : il y a une vitesse acquise
qui prolonge les traces de l'époque omaine en Afrique. Des communautés
chrétiennes se maintiennent, avec quelques évêques,
jusqu'au XIe siècle ; des traditions, des techniques romaines survivent
dans les métiers et dans les arts. Mais au bout de quelques siècles
ces traces même s'effacent. Aucune langue romaine n'a vécu
dans l'Afrique du Nord ; http:// perso. wanadoo. fr/ bernard. venis. aucun
groupe chrétien ne s'y est maintenu, comme il arrivait ailleurs
en pays musulman, par exemple en Syrie ; rien de romain n'est resté
dans les institutions. Les détails de moeurs, de coutume, de construction
où l'on a parfois proposé de voir des survivances romaines
s'expliquent par l'identité des conditions géographiques
dans les différents pays méditerranéens. De toutes
les régions sur lesquelles s'était étendue la civilisation
romaine, il n'y en avait peut-être aucune qui eût montré
plus d'aptitude à s'assimiler cette civilisation ; et il n'y en
a aucune où cette civilisation ait été aussi complètement
abolie.
-------------Cette
extirpation radicale du passé romain s'explique avant tout, évidemment,
par le caractère de la religion islamique, par son incompatibilité
avec tout ce qui n'est pas elle-même, par le bloc d'institutions
et de moeurs qu'elle lie indissolublement à
la foi. Mais une disparition aussi complète suppose en outre, dans
la romanisation de l'Afrique, des vices internes, des lacunes qu'il convient,
en terminant, d'indiquer avec brièveté.
-------------En
premier lieu, il n'y a pas eu, de la part des Romains, extension suffisante
du territoire soumis. Limités par la pauvreté des moyens
matériels de la civilisation antique, ayant en outre assez souvent
le tort de s'en tenir à une politique timide, à courte vue,
ils ont commis la faute de ne pas s'avancer assez loin en Afrique. Ils
ne semblent pas avoir tenu le Sahara, à peine en auraient-ils reconnu
les abords. Dans la région correspondant aux départements
d'Alger et d'Oran, ils n'ont occupé vraiment qu'une bande littorale
assez étroite. C'était rendre précaire la possession
du Tell, que de le laisser en bordure d'un hinterland inconnu, inexploré,
plein de menaces ; et encore les Romains toléraient à l'intérieur
du Tell des cantons mal pénétrés et peu soumis. La
masse territoriale des possessions romaines en Afrique était insuffisamment
lourde, et pas assez compacte.
-------------En
second lieu, une faiblesse venait du fait que j'ai signalé, le
manque d'éléments immigrés. Les Berbères avaient
été romanisés de l'extérieur, par des instructeurs
; mais ils étaient restés Berbères et entre Berbères.
Très peu d'unions s'étaient faites entre Berbères
et non Berbères. Il n'y avait pas eu ce mélange, ce brassage
d'éléments hétérogènes qui est nécessaire
peut-être pour qu'une civilisation soit vigoureuse et tenace. La
romanisation a conservé un peu, en Berbérie, le caractère
d'un enduit superficiel. Elle n'a pas pu résister à la poussée
du vieux fond autochtone, le jour où la coupure des liens politiques
a forcé la Berbérie à vivre indépendamment
de Rome. Et nous constatons ici un effet local du phénomène
qui est la grande faiblesse de la Rome impériale, la dépopulation,
la disparition des éléments proprement romains et italiens.
-------------En
troisième lieu, dans l'effondrement de la culture romaine en Afrique,
la crise économique a une grande part. Cette crise économique,
à partir du milieu du III' siècle, a été générale
dans le Monde Romain : partout la production et
les échanges ont été troublés et ralentis
; il n'y a, pour en avoir le signe tangible, qu'à suivre l'altération
progressive des monnaies, pièces d'or dont le titre et le poids
diminuent de façon constante, pièces d'argent d'où
l'argent finit par être complètement absent. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis.
En Afrique, la crise est particulièrement grave, parce qu'elle
rend intolérable l'existence de toute une catégorie de gens,
les colons, les travailleurs attachés à un sol dont ils
ne sont pas propriétaires. Ruinés par les corvées,
par la mévente, par les manoeuvres des gros propriétaires
dont ils dépendent, ils veulent sortir d'une société
où ils sont misérables. La voie tout indiquée, c'est
le retour à la société indigène d'où
la plupart tirent leur origine, c'est l'abandon des moeurs romaines pour
l'ancienne sauvagerie ; et beaucoup de ces malheureux grossissent les
bandes fanatiques des Circoncellions, participent
à ce que l'on a appelé cette " jacquerie ". La
société romaine a été peu solide, parce qu'elle
laissait une trop grande différence entre les conditions de vie
du gros propriétaire ou du gros fermier et celles de l'ouvrier
agricole, dans un pays où toute l'existence économique reposait
sur l'agriculture. Elle a succombé parce qu'elle n'a pas su faire
le nécessaire pour donner à ceux qui la composaient l'impression
d'une solidarité.
-------------Ainsi,
insuffisance de l'espace occupé, rareté des éléments
romains ou tout au moins non-berbères dans la population, mauvais
ajustement des conditions économiques et du régime de la
propriété, telles sont les raisons pour lesquelles l'assimilation
n'a pas été très durable ; elles se sont manifestées
dès qu'il y a eu fléchissement dans le fonctionnement de
l'Empire, et les Berbères se sont retrouvés à peu
près dans l'état préromain de pensée et de
coutumes. Et il va sans dire qu'on ne saurait transporter telles quelles
et considérer comme valables pour l'Afrique moderne les réflexions
provoquées par l'Afrique romaine ; mais il y a lieu du moins de
ne pas négliger les indications qu'elles contiennent : examinées
avec précaution, les expériences romaines peuvent, dans
une certaine mesure, guider les nôtres.
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