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-L'Afrique romaine
130 pages - 15, -5 x 23,5 - 52 photographies
chapitre 5 : La vie intellectuelle et morale dans l'Afrique romaine
par Eugène Albertini,
membre de l'Institut, professeur au Collège de France, Inspecteur Général des Antiquités (il a oublié de m'inspecter !!!) et des Musées de l'Algérie
Texte obtenu par OCR. Il reste certainement des "coquilles". Vous pouvez me le faire savoir.Merci.

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----------Nous avons vu sous quel aspect se présentait le cadre matériel de l'existence dans l'Afrique romaine. Il est nécessaire maintenant d'aller un peu au delà, et, en utilisant les indications fournies par les ruines même des édifices romains, celles aussi que contiennent les textes des auteurs latins qui ont écrit en Afrique, de chercher à se représenter la vie intellectuelle et morale que ce cadre entourait. En agissant sur les conditions matérielles de l'existence en pays berbère, Rome, inévitablement, a agi sur les âmes ; en même temps qu'elle aménageait la terre, elle assimilait la population. Nous avons à nous demander ce qu'étaient devenus, sous l'influence de la domination romaine, les besoins des indigènes, quel degré de culture ils avaient atteint, quels sentiments les groupaient.

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----------L'examen des documents archéologiques nous renseigne avant tout sur la proportion d'art qui entrait dans le décor de l'existence africaine, sur le degré de raffinement auquel était parvenu, à l'école de Rome, le goût des Africains. Cette valeur artistique des monuments africains, il ne faut pas l'exagérer. Il y aurait de la duperie à s'extasier imprudemment sur l'art antique que nous révèlent les fouilles d'Algérie et de Tunisie. C'est un art provincial, peu original de conception, et d'exécution moyenne, sans plus.

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L'architecture est une architecture d'ingénieurs et d'architectes officiels, qui cherche peu, qui reproduit des types classiques dans tout le monde romain. Il en est de même pour la sculpture : images divines, images impériales et statues municipales sont des exemplaires, inégalement adroits, de la production courante. Les mieux venus, par exemple les statues trouvées à l'Odéon de Carthage et au temple d'Apollon de Bulla Regia (l'une et l'autre série se voient au Musée du Bardo, à Tunis) sont simplement d'honnêtes répliques, qui ne s'élèvent pas au-dessus de l'art décoratif. Il y a bien, en Afrique, deux très belles séries de sculptures l'une est au Bardo, mais elle représente la cargaison d'un navire qui, venant d'Athènes et chargé oeuvres grecques, a coulé près de la côte tunisienne, à hauteur de Mahdia ; ramenées à la surface par des scaphandriers, les œuvres d'art qui composaient cette cargaison sont aujourd'hui en Tunisie, mais n'y sont que par hasard. http:// perso. wanadoo.fr/bernard.venis. L'autre série est celle des sculptures trouvées à Cherchel, mais elle aussi, en somme, est le résultat d'un accident : c'est un caprice individuel, ce sont les goûts de collectionneur et d'artiste du roi Juba II qui ont déterminé la réunion des belles statues, grecques ou directement copiées de modèles grecs, que les recherches modernes ont remises au jour et qui ont été partagées entre les musées du Louvre, d'Alger et de Cherchel. Il semble que, grâce à la présence, à la contemplation quotidienne de la collection créée par Juba, Cherchel soit restée, même après la mort de Juba, un foyer d'art vivace, une ville privilégiée artistiquement, où l'on avait, plus qu'ailleurs, le sens et le besoin de la beauté mais ce coin de Maurétanie a été, dans l'ensemble de l'Afrique, une exception, un îlot, qui ne donne nullement le niveau des moeurs générales : partout ailleurs qu'à Cherchel, on se contentait à bien moins de frais.

----------[Toutefois à l'extrémitéde l'Afrique romaine, en Maurétanie Tingitane d'admirables œuvres d'art, en particulier des bronzes, ont eu peut-être la même origine que les marbres de Cherchel, à savoir une collection destinée à orner une capitale occidentale du roi Juba, Volubilis.]

----------La mosaïque, art particulièrement africain, car en aucune autre région l'habitude des pavements historiés n'a été si répandue, nous donne des renseignements très précieux ; les mosaïques réunies au Musée du Bardo sont extrêmement intéressantes pour les archéologues, soit qu'elles représentent des scènes mythologiques, soit surtout qu'elles reproduisent des tableaux de la vie courante ; la valeur esthétique de ces productions est généralement faible ; [elle se révèle toutefois dans certains centres : à Hippone, à Tébessa, à Timgad, à Volubilis, à Djemila surtout, certains documents attestent un souci décoratif remarquable dont les réussites sont souvent heureuses.]

----------La note moyenne, la note du goût populaire nous est donnée par les tombeaux : les plus élégants reproduisent des types classiques, en usage en Italie ; les plus modestes n'ont en propre, comme élément de terroir, qu'une grande maladresse dans l'exécution des reliefs dont ils sont décorés.

----------[Les trouvailles récentes ont apporté la preuve de l'existence d'ateliers de sculpture capables de créer de belles œuvres de statuaire, notamment des sarcophages, en utilisant du marbre africain (Sarcophage de Bellerophon, Port-Gueydon). Mais sans doute les artistes comme pour les mosaïques, venaient-ils du dehors, de Rome, de Grèce, d'Orient ou d'Égypte.]

----------En résumé, les arts plastiques, dans les provinces berbères du monde romain, ne se sont pas élevés très haut. La comparaison, devenue traditionnelle, entre Pompéï et Timgad, est tout à l'avantage de Pompéï ; à Pompéï aussi, l'art en présence duquel nous nous trouvons est, dans la plupart des cas, un art décoratif de production courante ; mais il correspond à un goût plus exigeant et moins banal. Aucune ruine africaine n'a rien donné, en matière d'art décoratif ou industriel, qui fût comparable, même de loin, aux peintures murales des villes ensevelies par le Vésuve.

----------Ainsi, il n'y a pas à se faire illusion sur la beauté, sur la valeur artistique du décor que les Africains romanisés donnaient à leurs occupations quotidiennes. Mais deux idées romaines les avaient pénétrés et se traduisaient dans ces monuments artistiquement médiocres : la recherche du confort, et l'orientation des dispositions matérielles vers la vie municipale. Caractère durable des constructions, répartition de l'eau, dallage des rues, portiques abritant contre le soleil ou la pluie les citadins, aménagement hygiénique des thermes et des latrines, dont on peut étudier de curieux exemples à Djemila, à Timgad, à Madaure, tout cela nous montre les Africains très éloignés de leurs habitudes autochtones, de la vie sous la tente ou dans des cabanes misérables. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Tout ce qu'il y a d'utilitaire, de pratique dans la civilisation romaine, toute la part d'organisation matérielle a trouvé accès et accueil en Berbérie ; et c'était là, à vrai dire, ce qu'il y avait de plus solide et de plus vivace dans la civilisation romaine de l'époque impériale, où le grand art ne tient qu'une place limitée et progressivement restreinte. D'autre part, l'importance donnée, dans chaque ville, au forum et aux bâtiments publics met en lumière la grande transformation introduite par les Romains dans la vie des Berbères : l'inscription de chaque individu dans un groupement municipal, l'institution d'organes administratifs qui gèrent les intérêts de chaque commune, qui ont un contrôle, par l'état civil, par les opérations du cens, sur la vie de chaque particulier, et sont eux-mêmes contrôlés par l'opinion publique de cet État en réduction que constitue la cellule municipale. A cette conception romaine, les Berbères se sont pleinement ralliés, et cela a entraîné, dans leurs habitudes et dans leur état d'esprit, toute une série de conséquences.

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----------Une de ces conséquences a été d'abord que quiconque a voulu tenir une place dans la vie de l'Afrique romaine, exercer une fonction, se mêler à des affaires de quelque envergure, a parlé latin. Deux langues étaient en usage en Afrique avant la conquête romaine, le libyque, langue des indigènes, qui survit aujourd'hui dans le berbère, et le punique, langue des Carthaginois, qui non seulement se parlait dans les territoires soumis directement à Carthage, mais s'était répandu comme langue de civilisation dans la Numidie et la Maurétanie au temps de leur indépendance ; aucune de ces deux langues n'avait disparu. Il y a quelques inscriptions libyques et puniques qui datent de l'époque romaine : ce sont des ex-votos et surtout des épitaphes gravées par de pauvres gens, et la plupart du temps par des campagnards. Le fait que des inscriptions aient été rédigées en ces langues implique qu'elles étaient parlées, et sans doute par des fractions assez importantes de la population, en particulier par les basses classes, celles qui avaient le moins l'occasion d'écrire, de sorte que la rareté des inscriptions non latines ne doit pas nous faire croire à la disparition presque complète des idiomes non latins. Une lettre de saint Augustin nous apprend que pour un district rural des environs de Bône, il fallait des prêtres capables de parler punique, car la masse de la population n'aurait pas compris un sermon prononcé en latin. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Assez nombreux surtout ont dû être les individus bilingues, parlant, soit le libyque et le latin, soit le punique et le latin : le libyque ou le punique, dans la vie familiale, dans les relations avec les domestiques, les petites gens, les voisins ; le latin, dans tous les actes de quelque importance et dans toutes les circonstances de la vie publique - à peu près de même qu'un Italien d'aujourd'hui, même cultivé et de rang social élevé, parle en famille son dialecte piémontais, ou lombard, ou vénitien, et l'italien officiel en public. Seulement, il n'y a pas, en Afrique, simplement la différence d'un dialecte provincial à un dialecte de même famille devenu langue officielle : il y a superposition de trois langues qui n'ont pas d'origine commune, libyque, punique et latin, comme dans l'Afrique d'aujourd'hui se superposent le berbère, l'arabe et le français.

----------En tout cas, la langue des tribunaux, des délibérations municipales, des correspondances et des conversations officielles est exclusivement le latin. La diffusion en est efficacement aidée par le service militaire qui amène au latin, dans les corps auxiliaires, des hommes recrutés dans les cantons les plus éloignés de la civilisation romaine, et par les écoles. Il n'y a eu qu'exceptionnellement, dans l'antiquité, intervention de l'État dans l'enseignement ; mais il y a eu fréquemment intervention des municipalités, appelant des maîtres, les rétribuant, leur fournissant des locaux ; là où la municipalité était trop pauvre, ou indifférente, un citoyen ou un groupe de citoyens faisait volontiers la dépense nécessaire pour créer une école, et les subsides des parents donnaient aux maîtres de quoi vivre, et de quoi vivre largement lorsque le maître était réputé. On ne peut distinguer nettement, dans l'enseignement romain, des degrés ; on ne peut parler que par un abus de langage d'" universités " installées dans les grandes villes comme Athènes ou Carthage ; il y a simplement gradation d'exercices suivant l'âge et les connaissances de l'enfant, d'abord la lecture, puis l'explication des poètes et des historiens, enfin l'entraînement à la parole en public, exercices de déclamation et de controverses. Les plus élevés de ces exercices, ceux qui s'adressent aux étudiants les plus avancés en âge et en expérience, sont particulièrement cultivés dans les grandes villes comme Carthage ou Cirta, où la vie intellectuelle est plus active, où il y a plus d'émulation, sans doute aussi plus de ressources en livres ; mais dans des villes beaucoup moins importantes on pouvait trouver aussi de bonnes écoles : on venait d'un rayon assez étendu fréquenter celles de Madaure. Ce qui manifeste le prix qu'on attachait au travail et aux succès scolaires, c'est la gloire dont chaque ville entoure ceux de ses citoyens qui sont devenus des grammairiens ou des rhéteurs en vue : on les appelle aux honneurs publics, on fait d'eux les patrons du municipe ou de la colonie, on leur élève des statues sur la base desquelles on commémore soigneusement les succès scolaires ou littéraires qui ont fait leur réputation.

----------D'ailleurs, l'Afrique romaine a produit mieux que des célébrités locales. L'appoint de personnel qu'elle a donné aux lettres latines a été important, non seulement dans la littérature chrétienne, où la place des Africains a été prépondérante, mais déjà dans la littérature païenne, dès le second siècle. Au début de ce siècle, le poète Juvénal appelle l'Afrique " la terre nourricière des avocats " : ce qui veut dire essentiellement qu'on y aimait les procès, mais ce qui implique aussi que les avocats y étaient nombreux. Dans le cours du second siècle, entre autres écrivains originaires d'Afrique, il faut citer le rhéteur Fronton, né à Cirta et maître de l'empereur Marc Aurèle : il a eu une réputation prodigieuse, il a réalisé exactement l'idéal littéraire de ses contemporains ; et si nous trouvons, nous, dans ses œuvres, beaucoup d'affectation, de la prétention et du mauvais goût, nous ne devons pas oublier que ces défauts, pour les Romains du IIe siècle, étaient des qualités, et que Fronton a été unanimement reconnu, de son vivant, comme un très grand artiste. Il faut citer aussi Apulée, né à Madaure, talent beaucoup plus vivant, plus large, plus souple que Fronton, esprit curieux, tenté par toutes les philosophies, par tous les mysticismes, orateur fécond en trouvailles d'idées et de mots, artiste très raffiné.

 

-----------Nous sommes naturellement hors d'état de déterminer, pour chacun des écrivains anciens qui nous sont signalés comme nés en Afrique, dans quelle mesure il descend d'ascendants berbères et dans quelle mesure il descend d'immigrés. Mais après ce que nous avons dit d'une façon générale sur le peuplement de l'Afrique romaine, il est vraisemblable que, dans la grande majorité des cas, quand nous nous trouvons en présence d'un écrivain latin d'Afrique, nous avons affaire non à un descendant d'immigrés, mais à un Berbère romanisé. http: //perso. wanadoo. fr/bernard. venis. Il semble que les Berbères soient très capables d'atteindre une haute culture, de réaliser de très beaux exemplaires d'humanité, mais qu'ils soient incapables de manifester leurs dons, de s'exprimer, tant qu'ils restent confinés dans leur idiome propre et renfermés en eux-mêmes : il leur faut le ferment d'une initiation étrangère, et, comme outil, une langue plus complexe que la leur. Quand Henri Basset a retracé, dans son Essai sur la littérature berbère, l'histoire de cette littérature il a été amené à constater surtout combien cette littérature se réduisait à peu de chose, combien il était difficile, exceptionnel qu'elle arrivât à produire une coeur qui méritât l'épithète de littéraire. Le Berbère qui a vraiment quelque chose à dire ne le dit que dans une langue différente de la sienne. Si peu renseignés que nous soyons sur la littérature numide antérieure à la période romaine, nous savons qu'un roi numide, Hiempsal, ayant à écrire des ouvrages historiques, les rédigea en punique. Il y a donc eu, avant l'époque romaine, une littérature berbère en langue punique ; à l'époque romaine, il y a eu une littérature berbère en langue latine ; de même il y a eu, au moyen-âge, une littérature berbère en langue arabe, et il y aura peut-être un jour, lorsque l'assimilation aura eu le temps de donner son plein effet, une littérature berbère, en langue française, -- mais seulement lorsqu'aura été réalisée, comme condition préalable, cette adaptation morale des indigènes que les Romains avaient eu le temps d'opérer.

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----------De cette adaptation morale, le trait le plus digne d'être souligné est sans doute l'apprentissage qu'ont fait les Berbères, sous la domination romaine, des sentiments de solidarité et des habitudes de groupement, de coopération. Non seulement, entrés, à quelque échelon que ce soit, dans l'humanité romaine, les Berbères font partie de cette grande communauté de peuples qu'est l'Empire romain ; non seulement chacun d'eux tient son rang dans un organisme municipal ; mais sous mille formes diverses, dans tous les détails de la vie, la société romaine développe, chez ceux qu'elle forme, l'esprit d'association.

----------On ne peut pas dire que cet esprit, que le sens du groupement, manque naturellement au Berbère. Mais le Berbère conçoit surtout le groupement sous la forme clan contre clan, çof contre çof, comme un moyen de lutte civile beaucoup plus que comme un organe de la vie sociale, comme une arme offensive et non comme un instrument de travail. Ce qui, chez les Numides, frappait les historiens latins lors de la conquête, c'était leur indiscipline, leur incapacité de s'entendre et de coopérer, la dissociation rapide des groupements éphémères qu'ils constituaient. Civilisés par Rome, ils apprennent au contraire à s'entraider, à faire converger leurs efforts. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Groupements professionnels, confréries religieuses, sociétés de secours mutuels, ces trois espèces de collèges, pour employer le terme romain, entrent pleinement, sous l'Empire, dans les habitudes africaines ; ce ne sont pas, d'ailleurs, trois espèces distinctes, mais le même collège a souvent les trois caractères à la fois, ou deux d'entre eux ; et il n'y a pas rivalité, hostilité d'un collège à l'autre, mais entente, sous la surveillance, d'ailleurs, et sous l'autorité des fonctionnaires impériaux qui réprimeraient au besoin les actes de discorde. Ainsi se développent des sentiments de solidarité corporative qui doublent les sentiments familiaux et qui, chez les isolés, chez les individus sans famille, les remplacent. Un exemple de ces groupements, exemple que nous connaissons bien, grâce aux inscriptions découvertes au camp de Lambèse, est celui des associations formées, à l'intérieur de la légion, par les sous-officiers de chaque grade et les employés de chaque spécialité : elles développent les sentiments de camaraderie, garantissent à leurs membres les avantages d'une sorte d'assurance mutuelle, et les font communier dans le culte de l'empereur.

----------Il va sans dire, en effet, que parmi tous les liens sociaux, le lien religieux est un des plus forts. Le monde romain du IIe et du IIIè siècle après J.-C. est loin des origines de la cité antique ; il n'a cependant pas oublié que la cité primitive dont il est sorti était fondée sur le culte, et les actes religieux continuent à faire partie intégrante de la vie publique. Et même il n'y a jamais eu pareil rendez-vous de croyances dans le même pays, dans la même ville, dans l'âme du même individu. Un Africain de l'époque impériale a conservé le souvenir des cultes indigènes, attachés aux montagnes, aux sources, aux grottes, à tous les génies de la nature : il n'a pas oublié non plus les divinités sémitiques reçues par ses ancêtres des Carthaginois, Tanit qu'il appelle maintenant la déesse Céleste, Baal qu'il appelle maintenant Saturne. A ces divinités sont venues s'ajouter celles de Rome, où se mélangent les divinités italiques et les divinités grecques assimilées aux divinités italiques : en première ligne, la triade divine du Capitole, Jupiter, Junon et Minerve ; puis, parmi les divinités le plus fréquemment honorées en Afrique, Mars, patron des colonies militaires, Mercure, auquel les producteurs et les marchands d'huile semblent avoir voué un culte spécial ; Cérès et Bacchus ; Neptune, dieu des mers et des cours d'eau ; Esculape, dont le culte se rencontre partout où il y a une source thermale. Enfin, la Rome impériale accueille de plus en plus largement les divinités des régions orientales, Egypte, Asie Mineure, Syrie, Perse : et toutes ces divinités sont honorées aussi en Afrique, introduites par des fonctionnaires, par des soldats, par des marchands. La religion romaine n'a aucun exclusivisme ; elle est aussi accueillante que possible. Il y a, chez les Romains cultivés, l'idée que toutes les religions particulières ne sont que des formes de la religion universelle, que tous les noms de dieux et de déesses ne sont que des désignations du même principe divin épars dans le monde ; et il y a, chez les gens du peuple, l'idée que plus on adore de divinités, plus on s'assure de protecteurs, de même que le Napolitain croit que la Madone de sa rue et celle de la rue voisine sont deux Vierges distinctes qu'il est bon de se concilier l'une et l'autre. Attitude philosophique des gens cultivés et attitude superstitieuse des humbles aboutissent, dans la pratique, au même résultat : une large hospitalité accordée aux cultes les plus divers.

----------Dans cette abondance de cultes, chaque localité, chaque personne a ses dévotions spéciales, mais prend part aussi aux dévotions des autres, ou du moins les regarde avec sympathie. Simples particuliers, magistrats municipaux, fonctionnaires impériaux interviennent dans les cérémonies, comme donateurs ou comme assistants. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Du point de vue de l'État, le culte qui passe avant tous les autres est, nous l'avons dit, celui des empereurs : il est le signe et le gage du loyalisme général ; les vœux que forment les Africains pour le salut de l'empereur et pour la grandeur de Rome témoignent de la communauté d'intérêts et de sentiments par laquelle ils se sentent liés à la capitale de l'Empire.

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----------Mais, en raison même de cette communauté, les grands mouvements d'idées et de croyances qui traversent le monde romain ne peuvent pas ne pas avoir d'action en Afrique. Par suite, quand le christianisme se développe, la religion nouvelle fait en Afrique non moins de prosélytes qu'ailleurs.

----------Elle en fait même peut-être davantage, ou les fait plus vite, grâce aux traces laissées en Afrique par l'influence sémitique des Carthaginois. Si différente qu'elle fût des croyances chrétiennes, la religion punique ne répugnait pas cependant à la conception d'un Dieu unique, exclusif et jaloux, ne tolérant pas le partage avec les dieux étrangers. Étouffées d'abord par la diffusion de la religion gréco-romaine, ces tendances monothéistes se firent jour de nouveau et s'accentuèrent lorsque le christianisme se répandit.

----------Que la propagande chrétienne ait été favorisée par les conditions politiques, économiques et morales du monde romain, par les aspirations religieuses et mystiques de beaucoup d'âmes, par le désir de justice sociale, c'est une vérité générale qui s'applique à l'Afrique comme aux autres provinces. En Afrique comme ailleurs, les premiers foyers d'évangélisation furent les synagogues. C'est dans les petites communautés juives qui existaient dans les ports africains que fut connue d'abord, sans doute, la nouvelle doctrine apportée d'Orient par quelque marin ou quelque négociant ; puis la propagande chrétienne a fait des recrues en dehors des cénacles juifs, parmi les païens ; des chrétiens, prédicateurs bénévoles, sont venus non pas seulement d'Orient, mais d'Italie. La langue latine a pris, dans la chrétienté d'Afrique, la place prépondérante, unique, que le grec avait pu d'abord lui disputer, lorsque le christianisme restait confiné dans quelques groupes d'origine orientale. Des Africains ont traduit en latin les livres sacrés. Dès la fin du 11e siècle, les chrétiens d'Afrique ont un grand écrivain, l'apologiste Tertullien, de Carthage, et de nombreuses cités dans l'Afrique proconsulaire, en Numidie et même en Maurétanie, possèdent un groupe chrétien dirigé par un évêque. Les persécutions, qui commencent en 180, sous le règne de Commode, n'arrêteront pas le zèle des apôtres et ne diminueront pas le nombre des fidèles. Au milieu du IIIè siècle, 'église de Carthage, avec Saint Cyprien pour évêque, ne tient guère moins de place dans l'ensemble de la vie chrétienne que celle de Rome.

----------Il n'est pas douteux que les progrès du christianisme mettaient en question tous les principes du monde antique, rendaient caduc tout l'édifice de la société organisée par Rome. On s'explique ainsi que, malgré leur tolérance habituelle à l'égard des cultes nouveaux, les empereurs aient aperçu dans celui-ci une menace, un danger, et qu'ils aient voulu le supprimer. Mais le mouvement spontané des choses est plus fort que n'importe quelle résistance humaine. Le christianisme avait, dans l'Empire, trop de chances de son côté pour qu'on pût le réduire par des mesures législatives. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. A proprement parler, s'il y a eu coïncidence entre les progrès du christianisme et la décadence de l'Empire, ce n'est pas qu'il y ait, du premier fait au second, une relation de cause à effet ; c'est que le succès du christianisme et la désagrégation de l'Empire sont deux phénomènes préparés par les mêmes causes, deux résultats du même état d'esprit général qu'on peut résumer en quelques mots : l'esprit romain disparaît ; les populations perdent le sens de la solidarité romaine, de la coopération ; on se désintéresse du bien commun. La société romaine du III, siècle se disloque ; dans ce désarroi qu'il n'a pas créé, le christianisme prépare les conceptions qui détermineront une reconstruction sur un plan nouveau.

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----------Ainsi l'Afrique a reflété fidèlement le mouvement général de l'histoire romaine, dans la phase d'ordre et d'organisation comme dans la phase de trouble et de destruction. Il est resté, dans sa physionomie, des traits propres, qui la distinguent des autres provinces de l'Empire : par-dessus tout, semble-t-il, un tour d'esprit réaliste et positif qui se marque aussi bien dans les œuvres littéraires que dans les actes de la vie quotidienne. Mais l'impression dominante, quand on se représente la vie intellectuelle et morale de l'Afrique romaine, c'est celle de l'extrême réceptivité, de la grande faculté d'assimilation des populations que les Romains y ont trouvées. En deux siècles, elles étaient arrivées à une romanisation assez complète pour ne plus se distinguer des Italiens, pour remplir les mêmes emplois, penser et sentir de la même façon. Il nous reste à voir comment
ce travail s'est défait, en même temps que tout l'ensemble de la civilisation antique