----------Nous avons
vu sous quel aspect se présentait le cadre matériel de l'existence
dans l'Afrique romaine. Il est nécessaire maintenant d'aller un
peu au delà, et, en utilisant les indications fournies par les
ruines même des édifices romains, celles aussi que contiennent
les textes des auteurs latins qui ont écrit en Afrique, de chercher
à se représenter la vie intellectuelle et morale que ce
cadre entourait. En agissant sur les conditions matérielles de
l'existence en pays berbère, Rome, inévitablement, a agi
sur les âmes ; en même temps qu'elle aménageait la
terre, elle assimilait la population. Nous avons à nous demander
ce qu'étaient devenus, sous l'influence de la domination romaine,
les besoins des indigènes, quel degré de culture ils avaient
atteint, quels sentiments les groupaient.
***
----------L'examen
des documents archéologiques nous renseigne avant tout sur la proportion
d'art qui entrait dans le décor de l'existence africaine, sur le
degré de raffinement auquel était parvenu, à l'école
de Rome, le goût des Africains. Cette valeur artistique des monuments
africains, il ne faut pas l'exagérer. Il y aurait de la duperie
à s'extasier imprudemment sur l'art antique que nous révèlent
les fouilles d'Algérie et de Tunisie. C'est un art provincial,
peu original de conception, et d'exécution moyenne, sans plus.
----------L'architecture est une architecture d'ingénieurs
et d'architectes officiels, qui cherche peu, qui reproduit des types classiques
dans tout le monde romain. Il en est de même pour la sculpture :
images divines, images impériales et statues municipales sont des
exemplaires, inégalement adroits, de la production courante. Les
mieux venus, par exemple les statues trouvées à l'Odéon
de Carthage et au temple d'Apollon de Bulla Regia (l'une et l'autre série
se voient au Musée du Bardo, à Tunis) sont simplement d'honnêtes
répliques, qui ne s'élèvent pas au-dessus de l'art
décoratif. Il y a bien, en Afrique, deux très belles séries
de sculptures l'une est au Bardo, mais elle représente la cargaison
d'un navire qui, venant d'Athènes et chargé oeuvres grecques,
a coulé près de la côte tunisienne, à hauteur
de Mahdia ; ramenées à la surface par des scaphandriers,
les uvres d'art qui composaient cette cargaison sont aujourd'hui
en Tunisie, mais n'y sont que par hasard. http:// perso. wanadoo.fr/bernard.venis.
L'autre série est celle des sculptures trouvées à
Cherchel, mais elle aussi, en somme, est le résultat d'un accident
: c'est un caprice individuel, ce sont les goûts de collectionneur
et d'artiste du roi Juba II qui ont déterminé la réunion
des belles statues, grecques ou directement copiées de modèles
grecs, que les recherches modernes ont remises au jour et qui ont été
partagées entre les musées du Louvre, d'Alger et de Cherchel.
Il semble que, grâce à la présence, à la contemplation
quotidienne de la collection créée par Juba, Cherchel soit
restée, même après la mort de Juba, un foyer d'art
vivace, une ville privilégiée artistiquement, où
l'on avait, plus qu'ailleurs, le sens et le besoin de la beauté
mais ce coin de Maurétanie a été, dans l'ensemble
de l'Afrique, une exception, un îlot, qui ne donne nullement le
niveau des moeurs générales : partout ailleurs qu'à
Cherchel, on se contentait à bien moins de frais.
----------[Toutefois
à l'extrémitéde l'Afrique romaine, en Maurétanie
Tingitane d'admirables uvres d'art, en particulier des bronzes,
ont eu peut-être la même origine que les marbres de Cherchel,
à savoir une collection destinée à orner une capitale
occidentale du roi Juba, Volubilis.]
----------La
mosaïque, art particulièrement africain, car en aucune autre
région l'habitude des pavements historiés n'a été
si répandue, nous donne des renseignements très précieux
; les mosaïques réunies au Musée du Bardo sont extrêmement
intéressantes pour les archéologues, soit qu'elles représentent
des scènes mythologiques, soit surtout qu'elles reproduisent des
tableaux de la vie courante ; la valeur esthétique de ces productions
est généralement faible ; [elle se révèle
toutefois dans certains centres : à Hippone, à Tébessa,
à Timgad, à Volubilis, à Djemila surtout, certains
documents attestent un souci décoratif remarquable dont les réussites
sont souvent heureuses.]
----------La
note moyenne, la note du goût populaire nous est donnée par
les tombeaux : les plus élégants reproduisent des types
classiques, en usage en Italie ; les plus modestes n'ont en propre, comme
élément de terroir, qu'une grande maladresse dans l'exécution
des reliefs dont ils sont décorés.
----------[Les
trouvailles récentes ont apporté la preuve de l'existence
d'ateliers de sculpture capables de créer de belles uvres
de statuaire, notamment des sarcophages, en utilisant du marbre africain
(Sarcophage de Bellerophon, Port-Gueydon). Mais sans doute les artistes
comme pour les mosaïques, venaient-ils du dehors, de Rome, de Grèce,
d'Orient ou d'Égypte.]
----------En
résumé, les arts plastiques, dans les provinces berbères
du monde romain, ne se sont pas élevés très haut.
La comparaison, devenue traditionnelle, entre Pompéï et Timgad,
est tout à l'avantage de Pompéï ; à Pompéï
aussi, l'art en présence duquel nous nous trouvons est, dans la
plupart des cas, un art décoratif de production courante ; mais
il correspond à un goût plus exigeant et moins banal. Aucune
ruine africaine n'a rien donné, en matière d'art décoratif
ou industriel, qui fût comparable, même de loin, aux peintures
murales des villes ensevelies par le Vésuve.
----------Ainsi,
il n'y a pas à se faire illusion sur la beauté, sur la valeur
artistique du décor que les Africains romanisés donnaient
à leurs occupations quotidiennes. Mais deux idées romaines
les avaient pénétrés et se traduisaient dans ces
monuments artistiquement médiocres : la recherche du confort, et
l'orientation des dispositions matérielles vers la vie municipale.
Caractère durable des constructions, répartition de l'eau,
dallage des rues, portiques abritant contre le soleil ou la pluie les
citadins, aménagement hygiénique des thermes et des latrines,
dont on peut étudier de curieux exemples à Djemila, à
Timgad, à Madaure, tout cela nous montre les Africains très
éloignés de leurs habitudes autochtones, de la vie sous
la tente ou dans des cabanes misérables. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis.
Tout ce qu'il y a d'utilitaire, de pratique dans la civilisation romaine,
toute la part d'organisation matérielle a trouvé accès
et accueil en Berbérie ; et c'était là, à
vrai dire, ce qu'il y avait de plus solide et de plus vivace dans la civilisation
romaine de l'époque impériale, où le grand art ne
tient qu'une place limitée et progressivement restreinte. D'autre
part, l'importance donnée, dans chaque ville, au forum et aux bâtiments
publics met en lumière la grande transformation introduite par
les Romains dans la vie des Berbères : l'inscription de chaque
individu dans un groupement municipal, l'institution d'organes administratifs
qui gèrent les intérêts de chaque commune, qui ont
un contrôle, par l'état civil, par les opérations
du cens, sur la vie de chaque particulier, et sont eux-mêmes contrôlés
par l'opinion publique de cet État en réduction que constitue
la cellule municipale. A cette conception romaine, les Berbères
se sont pleinement ralliés, et cela a entraîné, dans
leurs habitudes et dans leur état d'esprit, toute une série
de conséquences.
***
----------Une de
ces conséquences a été d'abord que quiconque a voulu
tenir une place dans la vie de l'Afrique romaine, exercer une fonction,
se mêler à des affaires de quelque envergure, a parlé
latin. Deux langues étaient en usage en Afrique avant la conquête
romaine, le libyque, langue des indigènes, qui survit aujourd'hui
dans le berbère, et le punique, langue des Carthaginois, qui non
seulement se parlait dans les territoires soumis directement à
Carthage, mais s'était répandu comme
langue de civilisation dans la Numidie et la Maurétanie au temps
de leur indépendance ; aucune de ces deux langues n'avait disparu.
Il y a quelques inscriptions libyques et puniques qui datent de l'époque
romaine : ce sont des ex-votos et surtout des épitaphes gravées
par de pauvres gens, et la plupart du temps par des campagnards. Le fait
que des inscriptions aient été rédigées en
ces langues implique qu'elles étaient parlées, et sans doute
par des fractions assez importantes de la population, en particulier par
les basses classes, celles qui avaient le moins l'occasion d'écrire,
de sorte que la rareté des inscriptions non latines ne doit pas
nous faire croire à la disparition presque complète des
idiomes non latins. Une lettre de saint Augustin nous apprend que pour
un district rural des environs de Bône, il fallait des prêtres
capables de parler punique, car la masse de la population n'aurait pas
compris un sermon prononcé en latin. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis.
Assez nombreux surtout ont dû être les individus bilingues,
parlant, soit le libyque et le latin, soit le punique et le latin : le
libyque ou le punique, dans la vie familiale, dans les relations avec
les domestiques, les petites gens, les voisins ; le latin, dans tous les
actes de quelque importance et dans toutes les circonstances de la vie
publique - à peu près de même qu'un Italien d'aujourd'hui,
même cultivé et de rang social élevé, parle
en famille son dialecte piémontais, ou lombard, ou vénitien,
et l'italien officiel en public. Seulement, il n'y a pas, en Afrique,
simplement la différence d'un dialecte provincial à un dialecte
de même famille devenu langue officielle : il y a superposition
de trois langues qui n'ont pas d'origine commune, libyque, punique et
latin, comme dans l'Afrique d'aujourd'hui se superposent le berbère,
l'arabe et le français.
----------En
tout cas, la langue des tribunaux, des délibérations municipales,
des correspondances et des conversations officielles est exclusivement
le latin. La diffusion en est efficacement aidée par le service
militaire qui amène au latin, dans les corps auxiliaires, des hommes
recrutés dans les cantons les plus éloignés de la
civilisation romaine, et par les écoles. Il n'y a eu qu'exceptionnellement,
dans l'antiquité, intervention de l'État
dans l'enseignement ; mais il y a eu fréquemment intervention des
municipalités, appelant des maîtres, les rétribuant,
leur fournissant des locaux ; là où la municipalité
était trop pauvre, ou indifférente, un citoyen ou un groupe
de citoyens faisait volontiers la dépense nécessaire pour
créer une école, et les subsides des parents donnaient aux
maîtres de quoi vivre, et de quoi vivre largement lorsque le maître
était réputé. On ne peut distinguer nettement, dans
l'enseignement romain, des degrés ; on ne peut parler que par un
abus de langage d'" universités "
installées dans les grandes villes comme Athènes ou Carthage
; il y a simplement gradation d'exercices suivant l'âge et les connaissances
de l'enfant, d'abord la lecture, puis l'explication des poètes
et des historiens, enfin l'entraînement à la parole en public,
exercices de déclamation et de controverses. Les plus élevés
de ces exercices, ceux qui s'adressent aux étudiants les plus avancés
en âge et en expérience, sont particulièrement cultivés
dans les grandes villes comme Carthage ou Cirta, où la vie intellectuelle
est plus active, où il y a plus d'émulation, sans doute
aussi plus de ressources en livres ; mais dans des villes beaucoup moins
importantes on pouvait trouver aussi de bonnes écoles : on venait
d'un rayon assez étendu fréquenter celles de Madaure. Ce
qui manifeste le prix qu'on attachait au travail et aux succès
scolaires, c'est la gloire dont chaque ville entoure ceux de ses citoyens
qui sont devenus des grammairiens ou des rhéteurs en vue : on les
appelle aux honneurs publics, on fait d'eux les patrons du municipe ou
de la colonie, on leur élève des statues sur la base desquelles
on commémore soigneusement les succès scolaires ou littéraires
qui ont fait leur réputation.
----------D'ailleurs,
l'Afrique romaine a produit mieux que des célébrités
locales. L'appoint de personnel qu'elle a donné aux lettres latines
a été important, non seulement dans la littérature
chrétienne, où la place des Africains a été
prépondérante, mais déjà dans la littérature
païenne, dès le second siècle. Au début de ce
siècle, le poète Juvénal appelle l'Afrique "
la terre nourricière des avocats "
: ce qui veut dire essentiellement qu'on y aimait les procès, mais
ce qui implique aussi que les avocats y étaient nombreux. Dans
le cours du second siècle, entre autres écrivains originaires
d'Afrique, il faut citer le rhéteur Fronton, né à
Cirta et maître de l'empereur Marc Aurèle : il a eu une réputation
prodigieuse, il a réalisé exactement l'idéal littéraire
de ses contemporains ; et si nous trouvons, nous, dans ses uvres,
beaucoup d'affectation, de la prétention et du mauvais goût,
nous ne devons pas oublier que ces défauts, pour les Romains du
IIe siècle, étaient des qualités, et que Fronton
a été unanimement reconnu, de son vivant, comme un très
grand artiste. Il faut citer aussi Apulée, né à Madaure,
talent beaucoup plus vivant, plus large, plus souple que Fronton, esprit
curieux, tenté par toutes les philosophies, par tous les mysticismes,
orateur fécond en trouvailles d'idées et de mots, artiste
très raffiné.
|
|
-----------Nous
sommes naturellement hors d'état de déterminer, pour chacun
des écrivains anciens qui nous sont signalés comme nés
en Afrique, dans quelle mesure il descend d'ascendants berbères
et dans quelle mesure il descend d'immigrés. Mais après
ce que nous avons dit d'une façon générale sur le
peuplement de l'Afrique romaine, il est vraisemblable que, dans la grande
majorité des cas, quand nous nous trouvons en présence d'un
écrivain latin d'Afrique, nous avons affaire non à un descendant
d'immigrés, mais à un Berbère romanisé. http:
//perso. wanadoo. fr/bernard. venis. Il semble que les Berbères
soient très capables d'atteindre une haute culture, de réaliser
de très beaux exemplaires d'humanité, mais qu'ils soient
incapables de manifester leurs dons, de s'exprimer, tant qu'ils restent
confinés dans leur idiome propre et renfermés en eux-mêmes
: il leur faut le ferment d'une initiation étrangère, et,
comme outil, une langue plus complexe que la leur. Quand Henri Basset
a retracé, dans son Essai sur la littérature
berbère, l'histoire de cette littérature il a
été amené à constater surtout combien cette
littérature se réduisait à peu de chose, combien
il était difficile, exceptionnel qu'elle arrivât à
produire une coeur qui méritât l'épithète de
littéraire. Le Berbère qui a vraiment quelque chose à
dire ne le dit que dans une langue différente de la sienne. Si
peu renseignés que nous soyons sur la littérature numide
antérieure à la période romaine, nous savons qu'un
roi numide, Hiempsal, ayant à écrire des ouvrages historiques,
les rédigea en punique. Il y a donc eu, avant l'époque romaine,
une littérature berbère en langue punique ; à l'époque
romaine, il y a eu une littérature berbère en langue latine
; de même il y a eu, au moyen-âge, une littérature
berbère en langue arabe, et il y aura peut-être un jour,
lorsque l'assimilation aura eu le temps de donner son plein effet, une
littérature berbère, en langue française, -- mais
seulement lorsqu'aura été réalisée, comme
condition préalable, cette adaptation morale des indigènes
que les Romains avaient eu le temps d'opérer.
***
----------De cette
adaptation morale, le trait le plus digne d'être souligné
est sans doute l'apprentissage qu'ont fait les Berbères, sous la
domination romaine, des sentiments de solidarité et des habitudes
de groupement, de coopération. Non seulement, entrés, à
quelque échelon que ce soit, dans l'humanité romaine, les
Berbères font partie de cette grande communauté de peuples
qu'est l'Empire romain ; non seulement chacun d'eux tient son rang dans
un organisme municipal ; mais sous mille formes diverses, dans tous les
détails de la vie, la société romaine développe,
chez ceux qu'elle forme, l'esprit d'association.
----------On
ne peut pas dire que cet esprit, que le sens du groupement, manque naturellement
au Berbère. Mais le Berbère conçoit surtout le groupement
sous la forme clan contre clan, çof contre çof, comme un
moyen de lutte civile beaucoup plus que comme un organe de la vie sociale,
comme une arme offensive et non comme un instrument de travail. Ce qui,
chez les Numides, frappait les historiens latins lors de la conquête,
c'était leur indiscipline, leur incapacité de s'entendre
et de coopérer, la dissociation rapide des groupements éphémères
qu'ils constituaient. Civilisés par Rome, ils apprennent au contraire
à s'entraider, à faire converger leurs efforts. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis.
Groupements professionnels, confréries religieuses, sociétés
de secours mutuels, ces trois espèces de
collèges, pour employer le terme romain, entrent pleinement,
sous l'Empire, dans les habitudes africaines ; ce ne sont pas, d'ailleurs,
trois espèces distinctes, mais le même collège a souvent
les trois caractères à la fois, ou deux d'entre eux ; et
il n'y a pas rivalité, hostilité d'un collège à
l'autre, mais entente, sous la surveillance, d'ailleurs, et sous l'autorité
des fonctionnaires impériaux qui réprimeraient au besoin
les actes de discorde. Ainsi se développent des sentiments de solidarité
corporative qui doublent les sentiments familiaux et qui, chez les isolés,
chez les individus sans famille, les remplacent. Un exemple de ces groupements,
exemple que nous connaissons bien, grâce aux inscriptions découvertes
au camp de Lambèse, est celui des associations formées,
à l'intérieur de la légion, par les sous-officiers
de chaque grade et les employés de chaque spécialité
: elles développent les sentiments de camaraderie, garantissent
à leurs membres les avantages d'une sorte d'assurance mutuelle,
et les font communier dans le culte de l'empereur.
----------Il
va sans dire, en effet, que parmi tous les liens sociaux, le lien religieux
est un des plus forts. Le monde romain du IIe et du IIIè siècle
après J.-C. est loin des origines de la cité antique ; il
n'a cependant pas oublié que la cité primitive dont il est
sorti était fondée sur le culte, et les actes religieux
continuent à faire partie intégrante de la vie publique.
Et même il n'y a jamais eu pareil rendez-vous de croyances dans
le même pays, dans la même ville, dans l'âme du même
individu. Un Africain de l'époque impériale a conservé
le souvenir des cultes indigènes, attachés aux montagnes,
aux sources, aux grottes, à tous les génies de la nature
: il n'a pas oublié non plus les divinités sémitiques
reçues par ses ancêtres des Carthaginois, Tanit qu'il appelle
maintenant la déesse Céleste, Baal qu'il appelle maintenant
Saturne. A ces divinités sont venues s'ajouter celles de Rome,
où se mélangent les divinités italiques et les divinités
grecques assimilées aux divinités italiques : en première
ligne, la triade divine du Capitole, Jupiter, Junon et Minerve ; puis,
parmi les divinités le plus fréquemment honorées
en Afrique, Mars, patron des colonies militaires, Mercure, auquel les
producteurs et les marchands d'huile semblent avoir voué un culte
spécial ; Cérès et Bacchus ; Neptune, dieu des mers
et des cours d'eau ; Esculape, dont le culte se rencontre partout où
il y a une source thermale. Enfin, la Rome impériale accueille
de plus en plus largement les divinités des régions orientales,
Egypte, Asie Mineure, Syrie, Perse : et toutes ces divinités sont
honorées aussi en Afrique, introduites par des fonctionnaires,
par des soldats, par des marchands. La religion romaine n'a aucun exclusivisme
; elle est aussi accueillante que possible. Il y a, chez les Romains cultivés,
l'idée que toutes les religions particulières ne sont que
des formes de la religion universelle, que tous les noms de dieux et de
déesses ne sont que des désignations du même principe
divin épars dans le monde ; et il y a, chez les gens du peuple,
l'idée que plus on adore de divinités, plus on s'assure
de protecteurs, de même que le Napolitain croit que la Madone de
sa rue et celle de la rue voisine sont deux Vierges distinctes qu'il est
bon de se concilier l'une et l'autre. Attitude philosophique des gens
cultivés et attitude superstitieuse des humbles aboutissent, dans
la pratique, au même résultat : une large hospitalité
accordée aux cultes les plus divers.
----------Dans
cette abondance de cultes, chaque localité, chaque personne a ses
dévotions spéciales, mais prend part aussi aux dévotions
des autres, ou du moins les regarde avec sympathie. Simples particuliers,
magistrats municipaux, fonctionnaires impériaux interviennent dans
les cérémonies, comme donateurs ou comme assistants. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis.
Du point de vue de l'État, le culte qui passe avant tous les autres
est, nous l'avons dit, celui des empereurs : il est le signe et le gage
du loyalisme général ; les vux que forment les Africains
pour le salut de l'empereur et pour la grandeur de Rome témoignent
de la communauté d'intérêts et de sentiments par laquelle
ils se sentent liés à la capitale de l'Empire.
***
----------Mais,
en raison même de cette communauté, les grands mouvements
d'idées et de croyances qui traversent le monde romain ne peuvent
pas ne pas avoir d'action en Afrique. Par suite, quand le christianisme
se développe, la religion nouvelle fait en Afrique non moins de
prosélytes qu'ailleurs.
----------Elle
en fait même peut-être davantage, ou les fait plus vite, grâce
aux traces laissées en Afrique par l'influence sémitique
des Carthaginois. Si différente qu'elle fût des croyances
chrétiennes, la religion punique ne répugnait pas cependant
à la conception d'un Dieu unique, exclusif et jaloux, ne tolérant
pas le partage avec les dieux étrangers. Étouffées
d'abord par la diffusion de la religion gréco-romaine, ces tendances
monothéistes se firent jour de nouveau et s'accentuèrent
lorsque le christianisme se répandit.
----------Que
la propagande chrétienne ait été favorisée
par les conditions politiques, économiques et morales du monde
romain, par les aspirations religieuses et mystiques de beaucoup d'âmes,
par le désir de justice sociale, c'est une vérité
générale qui s'applique à l'Afrique comme aux autres
provinces. En Afrique comme ailleurs, les premiers foyers d'évangélisation
furent les synagogues. C'est dans les petites communautés juives
qui existaient dans les ports africains que fut connue d'abord, sans doute,
la nouvelle doctrine apportée d'Orient par quelque marin ou quelque
négociant ; puis la propagande chrétienne a fait des recrues
en dehors des cénacles juifs, parmi les païens ; des chrétiens,
prédicateurs bénévoles, sont venus non pas seulement
d'Orient, mais d'Italie. La langue latine a pris, dans la chrétienté
d'Afrique, la place prépondérante, unique, que le grec avait
pu d'abord lui disputer, lorsque le christianisme restait confiné
dans quelques groupes d'origine orientale. Des Africains ont traduit en
latin les livres sacrés. Dès la fin du 11e siècle,
les chrétiens d'Afrique ont un grand écrivain, l'apologiste
Tertullien, de Carthage, et de nombreuses cités dans l'Afrique
proconsulaire, en Numidie et même en Maurétanie, possèdent
un groupe chrétien dirigé par un évêque. Les
persécutions, qui commencent en 180, sous le règne de Commode,
n'arrêteront pas le zèle des apôtres et ne diminueront
pas le nombre des fidèles. Au milieu du IIIè siècle,
'église de Carthage, avec Saint Cyprien pour
évêque, ne tient guère moins de place dans l'ensemble
de la vie chrétienne que celle de Rome.
----------Il
n'est pas douteux que les progrès du christianisme mettaient en
question tous les principes du monde antique, rendaient caduc tout l'édifice
de la société organisée par Rome. On s'explique ainsi
que, malgré leur tolérance habituelle à l'égard
des cultes nouveaux, les empereurs aient aperçu dans celui-ci une
menace, un danger, et qu'ils aient voulu le supprimer. Mais le mouvement
spontané des choses est plus fort que n'importe quelle résistance
humaine. Le christianisme avait, dans l'Empire, trop de chances de son
côté pour qu'on pût le réduire par des mesures
législatives. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. A proprement
parler, s'il y a eu coïncidence entre les progrès du christianisme
et la décadence de l'Empire, ce n'est pas qu'il y ait, du premier
fait au second, une relation de cause à effet ; c'est que le succès
du christianisme et la désagrégation de l'Empire sont deux
phénomènes préparés par les mêmes causes,
deux résultats du même état d'esprit général
qu'on peut résumer en quelques mots : l'esprit romain disparaît
; les populations perdent le sens de la solidarité romaine, de
la coopération ; on se désintéresse du bien commun.
La société romaine du III, siècle se disloque ; dans
ce désarroi qu'il n'a pas créé, le christianisme
prépare les conceptions qui détermineront une reconstruction
sur un plan nouveau.
***
----------Ainsi
l'Afrique a reflété fidèlement le mouvement général
de l'histoire romaine, dans la phase d'ordre et d'organisation comme dans
la phase de trouble et de destruction. Il est resté, dans sa physionomie,
des traits propres, qui la distinguent des autres provinces de l'Empire
: par-dessus tout, semble-t-il, un tour d'esprit réaliste et positif
qui se marque aussi bien dans les uvres littéraires que dans
les actes de la vie quotidienne. Mais l'impression dominante, quand on
se représente la vie intellectuelle et morale de l'Afrique romaine,
c'est celle de l'extrême réceptivité, de la grande
faculté d'assimilation des populations que les Romains y ont trouvées.
En deux siècles, elles étaient arrivées à
une romanisation assez complète pour ne plus se distinguer des
Italiens, pour remplir les mêmes emplois, penser et sentir de la
même façon. Il nous reste à voir comment
ce travail s'est défait, en même temps que tout l'ensemble
de la civilisation antique
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