| ----------Nous avons 
        vu sous quel aspect se présentait le cadre matériel de l'existence 
        dans l'Afrique romaine. Il est nécessaire maintenant d'aller un 
        peu au delà, et, en utilisant les indications fournies par les 
        ruines même des édifices romains, celles aussi que contiennent 
        les textes des auteurs latins qui ont écrit en Afrique, de chercher 
        à se représenter la vie intellectuelle et morale que ce 
        cadre entourait. En agissant sur les conditions matérielles de 
        l'existence en pays berbère, Rome, inévitablement, a agi 
        sur les âmes ; en même temps qu'elle aménageait la 
        terre, elle assimilait la population. Nous avons à nous demander 
        ce qu'étaient devenus, sous l'influence de la domination romaine, 
        les besoins des indigènes, quel degré de culture ils avaient 
        atteint, quels sentiments les groupaient. *** ----------L'examen 
        des documents archéologiques nous renseigne avant tout sur la proportion 
        d'art qui entrait dans le décor de l'existence africaine, sur le 
        degré de raffinement auquel était parvenu, à l'école 
        de Rome, le goût des Africains. Cette valeur artistique des monuments 
        africains, il ne faut pas l'exagérer. Il y aurait de la duperie 
        à s'extasier imprudemment sur l'art antique que nous révèlent 
        les fouilles d'Algérie et de Tunisie. C'est un art provincial, 
        peu original de conception, et d'exécution moyenne, sans plus.
 ----------L'architecture est une architecture d'ingénieurs 
        et d'architectes officiels, qui cherche peu, qui reproduit des types classiques 
        dans tout le monde romain. Il en est de même pour la sculpture : 
        images divines, images impériales et statues municipales sont des 
        exemplaires, inégalement adroits, de la production courante. Les 
        mieux venus, par exemple les statues trouvées à l'Odéon 
        de Carthage et au temple d'Apollon de Bulla Regia (l'une et l'autre série 
        se voient au Musée du Bardo, à Tunis) sont simplement d'honnêtes 
        répliques, qui ne s'élèvent pas au-dessus de l'art 
        décoratif. Il y a bien, en Afrique, deux très belles séries 
        de sculptures l'une est au Bardo, mais elle représente la cargaison 
        d'un navire qui, venant d'Athènes et chargé oeuvres grecques, 
        a coulé près de la côte tunisienne, à hauteur 
        de Mahdia ; ramenées à la surface par des scaphandriers, 
        les uvres d'art qui composaient cette cargaison sont aujourd'hui 
        en Tunisie, mais n'y sont que par hasard. http:// perso. wanadoo.fr/bernard.venis. 
        L'autre série est celle des sculptures trouvées à 
        Cherchel, mais elle aussi, en somme, est le résultat d'un accident 
        : c'est un caprice individuel, ce sont les goûts de collectionneur 
        et d'artiste du roi Juba II qui ont déterminé la réunion 
        des belles statues, grecques ou directement copiées de modèles 
        grecs, que les recherches modernes ont remises au jour et qui ont été 
        partagées entre les musées du Louvre, d'Alger et de Cherchel. 
        Il semble que, grâce à la présence, à la contemplation 
        quotidienne de la collection créée par Juba, Cherchel soit 
        restée, même après la mort de Juba, un foyer d'art 
        vivace, une ville privilégiée artistiquement, où 
        l'on avait, plus qu'ailleurs, le sens et le besoin de la beauté 
        mais ce coin de Maurétanie a été, dans l'ensemble 
        de l'Afrique, une exception, un îlot, qui ne donne nullement le 
        niveau des moeurs générales : partout ailleurs qu'à 
        Cherchel, on se contentait à bien moins de frais.
 
 ----------[Toutefois 
        à l'extrémitéde l'Afrique romaine, en Maurétanie 
        Tingitane d'admirables uvres d'art, en particulier des bronzes, 
        ont eu peut-être la même origine que les marbres de Cherchel, 
        à savoir une collection destinée à orner une capitale 
        occidentale du roi Juba, Volubilis.]
 
 ----------La 
        mosaïque, art particulièrement africain, car en aucune autre 
        région l'habitude des pavements historiés n'a été 
        si répandue, nous donne des renseignements très précieux 
        ; les mosaïques réunies au Musée du Bardo sont extrêmement 
        intéressantes pour les archéologues, soit qu'elles représentent 
        des scènes mythologiques, soit surtout qu'elles reproduisent des 
        tableaux de la vie courante ; la valeur esthétique de ces productions 
        est généralement faible ; [elle se révèle 
        toutefois dans certains centres : à Hippone, à Tébessa, 
        à Timgad, à Volubilis, à Djemila surtout, certains 
        documents attestent un souci décoratif remarquable dont les réussites 
        sont souvent heureuses.]
 
 ----------La 
        note moyenne, la note du goût populaire nous est donnée par 
        les tombeaux : les plus élégants reproduisent des types 
        classiques, en usage en Italie ; les plus modestes n'ont en propre, comme 
        élément de terroir, qu'une grande maladresse dans l'exécution 
        des reliefs dont ils sont décorés.
 
 ----------[Les 
        trouvailles récentes ont apporté la preuve de l'existence 
        d'ateliers de sculpture capables de créer de belles uvres 
        de statuaire, notamment des sarcophages, en utilisant du marbre africain 
        (Sarcophage de Bellerophon, Port-Gueydon). Mais sans doute les artistes 
        comme pour les mosaïques, venaient-ils du dehors, de Rome, de Grèce, 
        d'Orient ou d'Égypte.]
 
 ----------En 
        résumé, les arts plastiques, dans les provinces berbères 
        du monde romain, ne se sont pas élevés très haut. 
        La comparaison, devenue traditionnelle, entre Pompéï et Timgad, 
        est tout à l'avantage de Pompéï ; à Pompéï 
        aussi, l'art en présence duquel nous nous trouvons est, dans la 
        plupart des cas, un art décoratif de production courante ; mais 
        il correspond à un goût plus exigeant et moins banal. Aucune 
        ruine africaine n'a rien donné, en matière d'art décoratif 
        ou industriel, qui fût comparable, même de loin, aux peintures 
        murales des villes ensevelies par le Vésuve.
 
 ----------Ainsi, 
        il n'y a pas à se faire illusion sur la beauté, sur la valeur 
        artistique du décor que les Africains romanisés donnaient 
        à leurs occupations quotidiennes. Mais deux idées romaines 
        les avaient pénétrés et se traduisaient dans ces 
        monuments artistiquement médiocres : la recherche du confort, et 
        l'orientation des dispositions matérielles vers la vie municipale. 
        Caractère durable des constructions, répartition de l'eau, 
        dallage des rues, portiques abritant contre le soleil ou la pluie les 
        citadins, aménagement hygiénique des thermes et des latrines, 
        dont on peut étudier de curieux exemples à Djemila, à 
        Timgad, à Madaure, tout cela nous montre les Africains très 
        éloignés de leurs habitudes autochtones, de la vie sous 
        la tente ou dans des cabanes misérables. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        Tout ce qu'il y a d'utilitaire, de pratique dans la civilisation romaine, 
        toute la part d'organisation matérielle a trouvé accès 
        et accueil en Berbérie ; et c'était là, à 
        vrai dire, ce qu'il y avait de plus solide et de plus vivace dans la civilisation 
        romaine de l'époque impériale, où le grand art ne 
        tient qu'une place limitée et progressivement restreinte. D'autre 
        part, l'importance donnée, dans chaque ville, au forum et aux bâtiments 
        publics met en lumière la grande transformation introduite par 
        les Romains dans la vie des Berbères : l'inscription de chaque 
        individu dans un groupement municipal, l'institution d'organes administratifs 
        qui gèrent les intérêts de chaque commune, qui ont 
        un contrôle, par l'état civil, par les opérations 
        du cens, sur la vie de chaque particulier, et sont eux-mêmes contrôlés 
        par l'opinion publique de cet État en réduction que constitue 
        la cellule municipale. A cette conception romaine, les Berbères 
        se sont pleinement ralliés, et cela a entraîné, dans 
        leurs habitudes et dans leur état d'esprit, toute une série 
        de conséquences.
 *** ----------Une de 
        ces conséquences a été d'abord que quiconque a voulu 
        tenir une place dans la vie de l'Afrique romaine, exercer une fonction, 
        se mêler à des affaires de quelque envergure, a parlé 
        latin. Deux langues étaient en usage en Afrique avant la conquête 
        romaine, le libyque, langue des indigènes, qui survit aujourd'hui 
        dans le berbère, et le punique, langue des Carthaginois, qui non 
        seulement se parlait dans les territoires soumis directement à 
        Carthage, mais s'était répandu comme 
        langue de civilisation dans la Numidie et la Maurétanie au temps 
        de leur indépendance ; aucune de ces deux langues n'avait disparu. 
        Il y a quelques inscriptions libyques et puniques qui datent de l'époque 
        romaine : ce sont des ex-votos et surtout des épitaphes gravées 
        par de pauvres gens, et la plupart du temps par des campagnards. Le fait 
        que des inscriptions aient été rédigées en 
        ces langues implique qu'elles étaient parlées, et sans doute 
        par des fractions assez importantes de la population, en particulier par 
        les basses classes, celles qui avaient le moins l'occasion d'écrire, 
        de sorte que la rareté des inscriptions non latines ne doit pas 
        nous faire croire à la disparition presque complète des 
        idiomes non latins. Une lettre de saint Augustin nous apprend que pour 
        un district rural des environs de Bône, il fallait des prêtres 
        capables de parler punique, car la masse de la population n'aurait pas 
        compris un sermon prononcé en latin. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        Assez nombreux surtout ont dû être les individus bilingues, 
        parlant, soit le libyque et le latin, soit le punique et le latin : le 
        libyque ou le punique, dans la vie familiale, dans les relations avec 
        les domestiques, les petites gens, les voisins ; le latin, dans tous les 
        actes de quelque importance et dans toutes les circonstances de la vie 
        publique - à peu près de même qu'un Italien d'aujourd'hui, 
        même cultivé et de rang social élevé, parle 
        en famille son dialecte piémontais, ou lombard, ou vénitien, 
        et l'italien officiel en public. Seulement, il n'y a pas, en Afrique, 
        simplement la différence d'un dialecte provincial à un dialecte 
        de même famille devenu langue officielle : il y a superposition 
        de trois langues qui n'ont pas d'origine commune, libyque, punique et 
        latin, comme dans l'Afrique d'aujourd'hui se superposent le berbère, 
        l'arabe et le français.
 ----------En 
        tout cas, la langue des tribunaux, des délibérations municipales, 
        des correspondances et des conversations officielles est exclusivement 
        le latin. La diffusion en est efficacement aidée par le service 
        militaire qui amène au latin, dans les corps auxiliaires, des hommes 
        recrutés dans les cantons les plus éloignés de la 
        civilisation romaine, et par les écoles. Il n'y a eu qu'exceptionnellement, 
        dans l'antiquité, intervention de l'État 
        dans l'enseignement ; mais il y a eu fréquemment intervention des 
        municipalités, appelant des maîtres, les rétribuant, 
        leur fournissant des locaux ; là où la municipalité 
        était trop pauvre, ou indifférente, un citoyen ou un groupe 
        de citoyens faisait volontiers la dépense nécessaire pour 
        créer une école, et les subsides des parents donnaient aux 
        maîtres de quoi vivre, et de quoi vivre largement lorsque le maître 
        était réputé. On ne peut distinguer nettement, dans 
        l'enseignement romain, des degrés ; on ne peut parler que par un 
        abus de langage d'" universités " 
        installées dans les grandes villes comme Athènes ou Carthage 
        ; il y a simplement gradation d'exercices suivant l'âge et les connaissances 
        de l'enfant, d'abord la lecture, puis l'explication des poètes 
        et des historiens, enfin l'entraînement à la parole en public, 
        exercices de déclamation et de controverses. Les plus élevés 
        de ces exercices, ceux qui s'adressent aux étudiants les plus avancés 
        en âge et en expérience, sont particulièrement cultivés 
        dans les grandes villes comme Carthage ou Cirta, où la vie intellectuelle 
        est plus active, où il y a plus d'émulation, sans doute 
        aussi plus de ressources en livres ; mais dans des villes beaucoup moins 
        importantes on pouvait trouver aussi de bonnes écoles : on venait 
        d'un rayon assez étendu fréquenter celles de Madaure. Ce 
        qui manifeste le prix qu'on attachait au travail et aux succès 
        scolaires, c'est la gloire dont chaque ville entoure ceux de ses citoyens 
        qui sont devenus des grammairiens ou des rhéteurs en vue : on les 
        appelle aux honneurs publics, on fait d'eux les patrons du municipe ou 
        de la colonie, on leur élève des statues sur la base desquelles 
        on commémore soigneusement les succès scolaires ou littéraires 
        qui ont fait leur réputation.
 
 ----------D'ailleurs, 
        l'Afrique romaine a produit mieux que des célébrités 
        locales. L'appoint de personnel qu'elle a donné aux lettres latines 
        a été important, non seulement dans la littérature 
        chrétienne, où la place des Africains a été 
        prépondérante, mais déjà dans la littérature 
        païenne, dès le second siècle. Au début de ce 
        siècle, le poète Juvénal appelle l'Afrique " 
        la terre nourricière des avocats " 
        : ce qui veut dire essentiellement qu'on y aimait les procès, mais 
        ce qui implique aussi que les avocats y étaient nombreux. Dans 
        le cours du second siècle, entre autres écrivains originaires 
        d'Afrique, il faut citer le rhéteur Fronton, né à 
        Cirta et maître de l'empereur Marc Aurèle : il a eu une réputation 
        prodigieuse, il a réalisé exactement l'idéal littéraire 
        de ses contemporains ; et si nous trouvons, nous, dans ses uvres, 
        beaucoup d'affectation, de la prétention et du mauvais goût, 
        nous ne devons pas oublier que ces défauts, pour les Romains du 
        IIe siècle, étaient des qualités, et que Fronton 
        a été unanimement reconnu, de son vivant, comme un très 
        grand artiste. Il faut citer aussi Apulée, né à Madaure, 
        talent beaucoup plus vivant, plus large, plus souple que Fronton, esprit 
        curieux, tenté par toutes les philosophies, par tous les mysticismes, 
        orateur fécond en trouvailles d'idées et de mots, artiste 
        très raffiné.
 |  | -----------Nous 
        sommes naturellement hors d'état de déterminer, pour chacun 
        des écrivains anciens qui nous sont signalés comme nés 
        en Afrique, dans quelle mesure il descend d'ascendants berbères 
        et dans quelle mesure il descend d'immigrés. Mais après 
        ce que nous avons dit d'une façon générale sur le 
        peuplement de l'Afrique romaine, il est vraisemblable que, dans la grande 
        majorité des cas, quand nous nous trouvons en présence d'un 
        écrivain latin d'Afrique, nous avons affaire non à un descendant 
        d'immigrés, mais à un Berbère romanisé. http: 
        //perso. wanadoo. fr/bernard. venis. Il semble que les Berbères 
        soient très capables d'atteindre une haute culture, de réaliser 
        de très beaux exemplaires d'humanité, mais qu'ils soient 
        incapables de manifester leurs dons, de s'exprimer, tant qu'ils restent 
        confinés dans leur idiome propre et renfermés en eux-mêmes 
        : il leur faut le ferment d'une initiation étrangère, et, 
        comme outil, une langue plus complexe que la leur. Quand Henri Basset 
        a retracé, dans son Essai sur la littérature 
        berbère, l'histoire de cette littérature il a 
        été amené à constater surtout combien cette 
        littérature se réduisait à peu de chose, combien 
        il était difficile, exceptionnel qu'elle arrivât à 
        produire une coeur qui méritât l'épithète de 
        littéraire. Le Berbère qui a vraiment quelque chose à 
        dire ne le dit que dans une langue différente de la sienne. Si 
        peu renseignés que nous soyons sur la littérature numide 
        antérieure à la période romaine, nous savons qu'un 
        roi numide, Hiempsal, ayant à écrire des ouvrages historiques, 
        les rédigea en punique. Il y a donc eu, avant l'époque romaine, 
        une littérature berbère en langue punique ; à l'époque 
        romaine, il y a eu une littérature berbère en langue latine 
        ; de même il y a eu, au moyen-âge, une littérature 
        berbère en langue arabe, et il y aura peut-être un jour, 
        lorsque l'assimilation aura eu le temps de donner son plein effet, une 
        littérature berbère, en langue française, -- mais 
        seulement lorsqu'aura été réalisée, comme 
        condition préalable, cette adaptation morale des indigènes 
        que les Romains avaient eu le temps d'opérer. *** ----------De cette 
        adaptation morale, le trait le plus digne d'être souligné 
        est sans doute l'apprentissage qu'ont fait les Berbères, sous la 
        domination romaine, des sentiments de solidarité et des habitudes 
        de groupement, de coopération. Non seulement, entrés, à 
        quelque échelon que ce soit, dans l'humanité romaine, les 
        Berbères font partie de cette grande communauté de peuples 
        qu'est l'Empire romain ; non seulement chacun d'eux tient son rang dans 
        un organisme municipal ; mais sous mille formes diverses, dans tous les 
        détails de la vie, la société romaine développe, 
        chez ceux qu'elle forme, l'esprit d'association.
 ----------On 
        ne peut pas dire que cet esprit, que le sens du groupement, manque naturellement 
        au Berbère. Mais le Berbère conçoit surtout le groupement 
        sous la forme clan contre clan, çof contre çof, comme un 
        moyen de lutte civile beaucoup plus que comme un organe de la vie sociale, 
        comme une arme offensive et non comme un instrument de travail. Ce qui, 
        chez les Numides, frappait les historiens latins lors de la conquête, 
        c'était leur indiscipline, leur incapacité de s'entendre 
        et de coopérer, la dissociation rapide des groupements éphémères 
        qu'ils constituaient. Civilisés par Rome, ils apprennent au contraire 
        à s'entraider, à faire converger leurs efforts. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        Groupements professionnels, confréries religieuses, sociétés 
        de secours mutuels, ces trois espèces de 
        collèges, pour employer le terme romain, entrent pleinement, 
        sous l'Empire, dans les habitudes africaines ; ce ne sont pas, d'ailleurs, 
        trois espèces distinctes, mais le même collège a souvent 
        les trois caractères à la fois, ou deux d'entre eux ; et 
        il n'y a pas rivalité, hostilité d'un collège à 
        l'autre, mais entente, sous la surveillance, d'ailleurs, et sous l'autorité 
        des fonctionnaires impériaux qui réprimeraient au besoin 
        les actes de discorde. Ainsi se développent des sentiments de solidarité 
        corporative qui doublent les sentiments familiaux et qui, chez les isolés, 
        chez les individus sans famille, les remplacent. Un exemple de ces groupements, 
        exemple que nous connaissons bien, grâce aux inscriptions découvertes 
        au camp de Lambèse, est celui des associations formées, 
        à l'intérieur de la légion, par les sous-officiers 
        de chaque grade et les employés de chaque spécialité 
        : elles développent les sentiments de camaraderie, garantissent 
        à leurs membres les avantages d'une sorte d'assurance mutuelle, 
        et les font communier dans le culte de l'empereur.
 
 ----------Il 
        va sans dire, en effet, que parmi tous les liens sociaux, le lien religieux 
        est un des plus forts. Le monde romain du IIe et du IIIè siècle 
        après J.-C. est loin des origines de la cité antique ; il 
        n'a cependant pas oublié que la cité primitive dont il est 
        sorti était fondée sur le culte, et les actes religieux 
        continuent à faire partie intégrante de la vie publique. 
        Et même il n'y a jamais eu pareil rendez-vous de croyances dans 
        le même pays, dans la même ville, dans l'âme du même 
        individu. Un Africain de l'époque impériale a conservé 
        le souvenir des cultes indigènes, attachés aux montagnes, 
        aux sources, aux grottes, à tous les génies de la nature 
        : il n'a pas oublié non plus les divinités sémitiques 
        reçues par ses ancêtres des Carthaginois, Tanit qu'il appelle 
        maintenant la déesse Céleste, Baal qu'il appelle maintenant 
        Saturne. A ces divinités sont venues s'ajouter celles de Rome, 
        où se mélangent les divinités italiques et les divinités 
        grecques assimilées aux divinités italiques : en première 
        ligne, la triade divine du Capitole, Jupiter, Junon et Minerve ; puis, 
        parmi les divinités le plus fréquemment honorées 
        en Afrique, Mars, patron des colonies militaires, Mercure, auquel les 
        producteurs et les marchands d'huile semblent avoir voué un culte 
        spécial ; Cérès et Bacchus ; Neptune, dieu des mers 
        et des cours d'eau ; Esculape, dont le culte se rencontre partout où 
        il y a une source thermale. Enfin, la Rome impériale accueille 
        de plus en plus largement les divinités des régions orientales, 
        Egypte, Asie Mineure, Syrie, Perse : et toutes ces divinités sont 
        honorées aussi en Afrique, introduites par des fonctionnaires, 
        par des soldats, par des marchands. La religion romaine n'a aucun exclusivisme 
        ; elle est aussi accueillante que possible. Il y a, chez les Romains cultivés, 
        l'idée que toutes les religions particulières ne sont que 
        des formes de la religion universelle, que tous les noms de dieux et de 
        déesses ne sont que des désignations du même principe 
        divin épars dans le monde ; et il y a, chez les gens du peuple, 
        l'idée que plus on adore de divinités, plus on s'assure 
        de protecteurs, de même que le Napolitain croit que la Madone de 
        sa rue et celle de la rue voisine sont deux Vierges distinctes qu'il est 
        bon de se concilier l'une et l'autre. Attitude philosophique des gens 
        cultivés et attitude superstitieuse des humbles aboutissent, dans 
        la pratique, au même résultat : une large hospitalité 
        accordée aux cultes les plus divers.
 
 ----------Dans 
        cette abondance de cultes, chaque localité, chaque personne a ses 
        dévotions spéciales, mais prend part aussi aux dévotions 
        des autres, ou du moins les regarde avec sympathie. Simples particuliers, 
        magistrats municipaux, fonctionnaires impériaux interviennent dans 
        les cérémonies, comme donateurs ou comme assistants. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        Du point de vue de l'État, le culte qui passe avant tous les autres 
        est, nous l'avons dit, celui des empereurs : il est le signe et le gage 
        du loyalisme général ; les vux que forment les Africains 
        pour le salut de l'empereur et pour la grandeur de Rome témoignent 
        de la communauté d'intérêts et de sentiments par laquelle 
        ils se sentent liés à la capitale de l'Empire.
 *** ----------Mais, 
        en raison même de cette communauté, les grands mouvements 
        d'idées et de croyances qui traversent le monde romain ne peuvent 
        pas ne pas avoir d'action en Afrique. Par suite, quand le christianisme 
        se développe, la religion nouvelle fait en Afrique non moins de 
        prosélytes qu'ailleurs.
 ----------Elle 
        en fait même peut-être davantage, ou les fait plus vite, grâce 
        aux traces laissées en Afrique par l'influence sémitique 
        des Carthaginois. Si différente qu'elle fût des croyances 
        chrétiennes, la religion punique ne répugnait pas cependant 
        à la conception d'un Dieu unique, exclusif et jaloux, ne tolérant 
        pas le partage avec les dieux étrangers. Étouffées 
        d'abord par la diffusion de la religion gréco-romaine, ces tendances 
        monothéistes se firent jour de nouveau et s'accentuèrent 
        lorsque le christianisme se répandit.
 
 ----------Que 
        la propagande chrétienne ait été favorisée 
        par les conditions politiques, économiques et morales du monde 
        romain, par les aspirations religieuses et mystiques de beaucoup d'âmes, 
        par le désir de justice sociale, c'est une vérité 
        générale qui s'applique à l'Afrique comme aux autres 
        provinces. En Afrique comme ailleurs, les premiers foyers d'évangélisation 
        furent les synagogues. C'est dans les petites communautés juives 
        qui existaient dans les ports africains que fut connue d'abord, sans doute, 
        la nouvelle doctrine apportée d'Orient par quelque marin ou quelque 
        négociant ; puis la propagande chrétienne a fait des recrues 
        en dehors des cénacles juifs, parmi les païens ; des chrétiens, 
        prédicateurs bénévoles, sont venus non pas seulement 
        d'Orient, mais d'Italie. La langue latine a pris, dans la chrétienté 
        d'Afrique, la place prépondérante, unique, que le grec avait 
        pu d'abord lui disputer, lorsque le christianisme restait confiné 
        dans quelques groupes d'origine orientale. Des Africains ont traduit en 
        latin les livres sacrés. Dès la fin du 11e siècle, 
        les chrétiens d'Afrique ont un grand écrivain, l'apologiste 
        Tertullien, de Carthage, et de nombreuses cités dans l'Afrique 
        proconsulaire, en Numidie et même en Maurétanie, possèdent 
        un groupe chrétien dirigé par un évêque. Les 
        persécutions, qui commencent en 180, sous le règne de Commode, 
        n'arrêteront pas le zèle des apôtres et ne diminueront 
        pas le nombre des fidèles. Au milieu du IIIè siècle, 
        'église de Carthage, avec Saint Cyprien pour 
        évêque, ne tient guère moins de place dans l'ensemble 
        de la vie chrétienne que celle de Rome.
 
 ----------Il 
        n'est pas douteux que les progrès du christianisme mettaient en 
        question tous les principes du monde antique, rendaient caduc tout l'édifice 
        de la société organisée par Rome. On s'explique ainsi 
        que, malgré leur tolérance habituelle à l'égard 
        des cultes nouveaux, les empereurs aient aperçu dans celui-ci une 
        menace, un danger, et qu'ils aient voulu le supprimer. Mais le mouvement 
        spontané des choses est plus fort que n'importe quelle résistance 
        humaine. Le christianisme avait, dans l'Empire, trop de chances de son 
        côté pour qu'on pût le réduire par des mesures 
        législatives. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. A proprement 
        parler, s'il y a eu coïncidence entre les progrès du christianisme 
        et la décadence de l'Empire, ce n'est pas qu'il y ait, du premier 
        fait au second, une relation de cause à effet ; c'est que le succès 
        du christianisme et la désagrégation de l'Empire sont deux 
        phénomènes préparés par les mêmes causes, 
        deux résultats du même état d'esprit général 
        qu'on peut résumer en quelques mots : l'esprit romain disparaît 
        ; les populations perdent le sens de la solidarité romaine, de 
        la coopération ; on se désintéresse du bien commun. 
        La société romaine du III, siècle se disloque ; dans 
        ce désarroi qu'il n'a pas créé, le christianisme 
        prépare les conceptions qui détermineront une reconstruction 
        sur un plan nouveau.
 *** ----------Ainsi 
        l'Afrique a reflété fidèlement le mouvement général 
        de l'histoire romaine, dans la phase d'ordre et d'organisation comme dans 
        la phase de trouble et de destruction. Il est resté, dans sa physionomie, 
        des traits propres, qui la distinguent des autres provinces de l'Empire 
        : par-dessus tout, semble-t-il, un tour d'esprit réaliste et positif 
        qui se marque aussi bien dans les uvres littéraires que dans 
        les actes de la vie quotidienne. Mais l'impression dominante, quand on 
        se représente la vie intellectuelle et morale de l'Afrique romaine, 
        c'est celle de l'extrême réceptivité, de la grande 
        faculté d'assimilation des populations que les Romains y ont trouvées. 
        En deux siècles, elles étaient arrivées à 
        une romanisation assez complète pour ne plus se distinguer des 
        Italiens, pour remplir les mêmes emplois, penser et sentir de la 
        même façon. Il nous reste à voir commentce travail s'est défait, en même temps que tout l'ensemble 
        de la civilisation antique
 
 
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